Notes
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[1]
Madeleine Goujon, Éclairage scénique dans les salles de spectacle, étude, dUCKS scéno, 4 novembre 2020 : https://www.ducks.fr/eclairage-scenique-dans-les-salles-de-spectacle/
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[2]
Les Augures est un collectif qui accompagne les acteurs du monde de la culture dans leur transition écologique.
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[3]
« Transition énergétique des lieux de musiques actuelles », appel à projets porté par la région Nouvelle-Aquitaine, le Centre national de la musique et le ministère de la Culture en 2021.
Économies d’énergie, ressourceries « culturelles », éco-conception de décors d’opéras, chasse au plastique dans les festivals… Longtemps à la traîne sur le respect de l’environnement, le monde culturel a-t-il lui aussi basculé vers des pratiques « éco-responsables » ? Les avancées sont évidentes, mais il reste encore à mener une réflexion plus large sur l’évolution de pratiques moins énergivores.
1C’est peut-être le seul véritable bénéfice apporté par cette longue année de pandémie qui a durement affecté le secteur culturel. Confrontés au ralentissement forcé de leur rythme de travail, théâtres, salles de concert, festivals ou musées se sont penchés plus avant sur la notion d’éco-responsabilité. « Ces derniers temps, nous avons surtout effectué des collectes dans des établissements de spectacle vivant. La crise a souvent permis à ces structures de faire un état des lieux de leur stock dormant et de réfléchir à la façon dont elles pourraient lui donner une nouvelle vie », indique Charlène Dronne, responsable de la communication de La Réserve des arts. Cette association récupère matériaux et matériels inutilisés auprès d’acteurs culturels (salles de spectacle, musées, artistes…), pour ensuite les mettre à disposition de ses adhérents (étudiants, artistes plasticiens, techniciens, décorateurs…). Tissus, bois, pièces métalliques, mercerie, verre, mais aussi carrelage, miroirs, structures, cuir… c’est une inépuisable mine de matières et d’objets pour les créateurs adeptes de la réutilisation et du réemploi. Depuis peu, ce promoteur de l’économie circulaire propose même une formation à l’« éco-fabrication » en menuiserie et maroquinerie qui rencontre un véritable succès. L’association fait face à une demande croissante. Alors qu’elle ne collectait « que » 75 tonnes de matériaux en 2015, elle en a récolté 700 en 2020. Tout en passant de 1 800 à 8 000 adhérents sur la même période. Cette structure lancée en 2008 dispose aujourd’hui d’une boutique historique de 130 mètres carrés dans le XIVe arrondissement de Paris, d’un entrepôt-boutique de 3 000 mètres carrés à Pantin et de nouveaux locaux inaugurés l’an dernier à Marseille dans un hangar de 850 mètres carrés. Elle vient aussi de se mettre à la vente en ligne. Bien plus qu’un épiphénomène, le succès de cette initiative témoigne plutôt d’un mouvement de fond.
Des décors « éco-conçus »
2Car La Réserve des arts n’est pas un cas isolé. Un foisonnement de projets partageant le même ADN est apparu ces dix dernières années, renvoyant au fait que nombre de travailleurs culturels sont depuis longtemps soucieux de remettre en circulation matières et objets dans un domaine où l’éphémère est souvent roi. Ainsi, depuis 2009, l’association ArtStock récupère et revalorise éléments de décors, costumes et accessoires de scène. La Ressourcerie du spectacle à Vitry et la Ressourcerie culturelle de Nantes remettent en état du matériel son et lumière qu’elles louent ou vendent ensuite à des tarifs « solidaires ».
3Revaloriser, c’est bien, mais produire moins de déchets, c’est mieux. Et certaines institutions ont pris ce sujet très au sérieux. À l’image de l’Opéra de Lyon et de son atelier de conception de décors. Ce dernier a par exemple mis au point un outil informatique permettant de calculer l’empreinte environnementale des matériaux (impact carbone, impact sur les ressources non renouvelables, les écosystèmes, la santé humaine). La maison lyonnaise participe par ailleurs au projet européen OSCaR, qui étudie le cycle de vie des décors. Elle contribue également à un groupe d’échange qui planche actuellement sur la création de structures de décors duplicables avec le Théâtre national de Chaillot, l’Opéra de Paris, le Théâtre royal de la Monnaie (Bruxelles) et le festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Un festival d’Aix qui apparaît lui aussi comme l’un des pionniers français de la scénographie « durable ». Il a ainsi été le premier à réaliser en 2017 un décor 100 % éco-conçu pour son Carmen mis en scène par Dmitri Tcherniakov. Colles sans solvant, peintures à l’eau, liège pour remplacer le polystyrène… les produits et matériaux sont sains et majoritairement réutilisables pour d’autres créations (structures bois, pièces métalliques). « Nous avons travaillé sur le cycle de vie des décors, mais aussi sur leur transport en optimisant le remplissage des camions. Le décor de Carmen a permis une économie de 15 tonnes de CO2 par rapport à une construction standard et une économie financière de 8 %. C’est une bonne chose, car nous voulions surtout savoir si cela coûterait plus cher », explique Véronique Fermé, chargée de mission développement durable du festival d’Aix et référente de R2D2, un collectif qui fédère les principaux réseaux régionaux d’accompagnement des événements au développement durable, comme le Collectif des festivals éco-responsables et solidaires (COFEES), en Bretagne, ou encore le Réseau des indépendants de la musique (RIM) en Nouvelle-Aquitaine. Ces associations sont majoritairement animées par des festivals de musiques actuelles, manifestations qui ont été les premières, dans les années 2000, à introduire en France le sujet de la responsabilité environnementale des acteurs culturels.
Des festivals engagés
4Logique, car ces rassemblements qui attirent des milliers (ou des dizaines de milliers) de personnes sur un même site durant plusieurs jours ne sont pas sans impact. Ainsi, en 2005, est né le Collectif des festivals bretons engagés pour le développement durable. Sous l’impulsion de têtes de prou comme les Trans Musicales de Rennes et les Vieilles Charrues, ce réseau régional a alors amorcé une réflexion pionnière autour de thématiques aussi diverses que l’alimentation locale et/ou bio, la mutualisation de matériel entre organisations ou la gestion des déchets. Aujourd’hui, les « Trans » font figure d’exemple dans bien des domaines (première structure de spectacle certifiée selon la norme ISO 20121 sur la « responsabilité sociale et environnementale » des événements, vaisselle 100 % lavable, généralisation de l’éclairage LED…). Mais d’autres manifestations d’ampleur, comme We Love Green (Paris) ou Cabaret Vert (Charleville-Mézières), lui ont emboîté le pas en intégrant dès leurs débuts l’éco-responsabilité dans leur projet. Ils travaillent efficacement sur le recyclage des déchets (vaisselle compostable, « sur-tri » effectué par des bénévoles), l’alimentation des festivaliers (en privilégiant le local et le bio), tout en s’investissant dans l’économie circulaire (scénographies conçues avec des éléments réutilisables). Notons aussi le succès remporté par Drastic on Plastic. Ce dispositif porté depuis 2020 par R2D2 vise à accompagner les festivals dans une démarche « zéro plastique ». Une centaine d’organisations ont déjà signé sa charte d’engagement.
5Difficile de se passer d’électricité lorsque l’on organise des concerts de musiques amplifiées. Mais des marges de manœuvre existent pour rendre les manifestations et le fonctionnement des salles plus économes et/ou responsables en la matière. Ainsi, Cabaret Vert ou la scène de musiques actuelles (smac) Le Grand Mix (Tourcoing) ont souscrit des contrats chez Enercoop, société coopérative fournissant de l’électricité d’origine 100 % renouvelable. Tandis que les projecteurs LED, qui consomment environ cinq fois moins d’électricité que des lampes halogènes traditionnelles [1], se sont largement popularisés ces dix dernières années. À Nantes, l’entreprise Zebulon Régie accompagne des événements et des salles de spectacle dans leurs démarches de sobriété énergétique, leur permettant parfois de réduire de moitié leur consommation. « Nous effectuons des mesures en regardant les pics de consommation. Si par exemple des lumières consomment au maximum 70 000 watts alors que le dimensionnement électrique est de 100 000 watts, nous avons des marges disponibles pour faire des économies. Il faut arrêter de raisonner en termes de standards », argumente Samuel Brouillet, directeur de Zebulon Régie. La société a notamment permis au festival L’Ère de Rien à Rezé (Loire-Atlantique) de se passer de groupes électrogènes en quelques années.
Des tournées « bas carbone »
6Zebulon Régie collabore aussi avec The Green Room, association créée en 2016 pour aider des musiciens à mettre en place des tournées « bas carbone ». « Ma première approche consiste à voir quelles sont les envies des musiciens. Puis je leur propose un faisceau de solutions, explique Gwendolenn Sharp, fondatrice de The Green Room. Certains souhaitent faire des tournées à vélo, d’autres vont demander des repas végétariens ou de saison, des gourdes réutilisables. Toute une réflexion peut aussi être amorcée sur le merchandising, par exemple en refusant le plastique, en utilisant du textile de seconde main pour faire des tee-shirts sérigraphiés ou en reversant les bénéfices à des actions de préservation de l’environnement. » Gwendolenn Sharp accompagne depuis plusieurs années le groupe d’indie folk Stranded Horse mené par le musicien Yann Tambour. Ce chanteur-guitariste et joueur de kora (instrument à cordes originaire d’Afrique de l’Ouest) se dit « attaché depuis longtemps aux principes éco-conscients », au « low-tech » et au « zéro déchet ». Avant la crise du Covid, lui et ses comparses donnaient des concerts en France, en Europe et au-delà en utilisant au maximum les transports en commun. Ce qui exige de l’inventivité. « Nous essayons de tourner en train et d’éviter l’avion si c’est possible. Nous avons adapté certains de nos instruments, notamment les percussions, pour que tout puisse entrer dans un sac », témoigne-t-il. Déjà en 2008, cet artiste bricoleur avait choisi de faire une tournée d’une quinzaine de dates en Chine en ne prenant que le train. « J’ai créé des koras de voyage qui sont de taille réduite. Je peux les mettre tête-bêche dans un flight case », détaille-t-il. Une expérience qui renvoie à une autre, de plus grande ampleur. Le célèbre chorégraphe français Jérôme Bel refuse de prendre l’avion depuis 2019. Cette même année, il a proposé deux versions de sa pièce Isadora Duncan, interprétée par deux équipes distinctes pour ses tournées en Europe et en Amérique du Nord. Ce qui évite aux danseurs de voyager par les airs pour traverser l’Atlantique.
7Ces démarches qui viennent majoritairement du spectacle vivant gagnent plus timidement les musées et les arts plastiques. Des institutions comme le Louvre ou le Grand Palais se sont pliées à l’exercice du bilan carbone. Utilisation d’éclairages LED, récupération d’éléments de scénographie ou travaux effectués sur le bâti et les systèmes de traitement de l’air font partie des actions mises en place par ces établissements. Fondée en 2008, l’association COAL promeut des travaux de créateurs contemporains centrés sur les enjeux de la transition écologique. Elle organise depuis 2010 un prix qui valorise des projets artistiques liés à des thématiques environnementales. « Nous notons une accélération spectaculaire de cette dynamique ces six derniers mois. Des groupes de travail sur l’éco-conception ou encore la sobriété numérique émergent à tous les échelons, observe Lauranne Germond, directrice de COAL. Nous travaillons notamment sur l’économie circulaire des lieux culturels parisiens avec Les Augures [2] pour la Ville de Paris, et avons développé des modules de formation pour le secteur. Nous pouvons espérer que dans deux ou trois ans les choses auront nettement changé », poursuit-elle, optimiste. La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (dite « AGEC ») entrée en vigueur en 2021 doit aussi faciliter le réemploi de matériaux issus de scénographies d’expositions. Mais le cloisonnement entre les grands domaines de la culture (spectacle, arts plastiques, livre et lecture…) entrave encore la circulation des « bonnes pratiques ». « Nous avons beaucoup de choses à nous apporter mutuellement. Cependant, il n’y a pas de véritable cohésion. Il faudrait sans doute créer un lieu ressource commun », avance Véronique Fermé.
« Relocaliser » les événements et les publics
8D’autant que les champs culturels dans leur ensemble sont confrontés à une même problématique de taille : la surreprésentation des transports dans leur empreinte carbone. « C’est un sujet compliqué. Cela représente 80 % des gaz à effet de serre des festivals, dont 55 % dus aux déplacements des publics », déplore Véronique Fermé. D’aucuns estiment que les professionnels de la culture sont encore trop peu au fait des enjeux environnementaux. « Le secteur culturel doit réduire ses émissions de 5 % par an pour atteindre la neutralité carbone en 2050 et respecter les accords de Paris », prévient Samuel Valensi, metteur en scène et co-responsable du volet « culture » de The Shift Project, laboratoire d’idées qui milite pour une économie « libérée de la contrainte carbone ». « Beaucoup de professionnels du secteur estiment que le tri des déchets a un impact significatif sur le climat alors qu’il ne représente qu’entre 0,5 et 1 % des bilans carbone des institutions et des événements culturels. Nous devons davantage former les personnes à ces sujets, sinon elles continueront à faire du greenwashing involontaire en remplaçant des gobelets plastiques par des gourdes », lance-t-il. Les grands festivals de musiques actuelles, véritables villes éphémères, sont là encore en ligne de mire. « Est-ce qu’une manifestation rassemblant 300 000 personnes tient encore la route aujourd’hui ? A priori, non. Il va falloir ralentir, réduire les échelles, relocaliser les événements et leurs publics autant que possible et éco-concevoir les œuvres. Les trois premiers points sont douloureux pour les acteurs et demandent un travail de long terme », poursuit Samuel Valensi.
9Les économies d’énergie restent un autre défi majeur pour le secteur, notamment dans les salles de spectacle. Et ce, même si les équipements récents font la part belle à une isolation performante et à la ventilation naturelle. Comme l’explique l’énergéticien Pascal Lenormand, qui accompagne des lieux de musiques actuelles dans leur transition énergétique dans le cadre d’un appel à projets porté par les pouvoirs publics en Nouvelle-Aquitaine [3], « la plupart du temps ces lieux n’accueillent pas de concerts de 1 000 personnes, mais seulement les équipes administratives et techniques ainsi que des résidences. On se retrouve donc avec des équipements surdimensionnés par rapport à leur usage ».
10Sobriété énergétique, jauges réduites, proximité… certains ont déjà bien assimilé ces préceptes. À l’image de Slowfest, collectif organisateur, en 2019 en Gironde, de la Caravane des Possibles, étonnant festival itinérant « décarboné » (sono solaire, déplacements à vélo, matériel tracté par des chevaux). Cependant, la plupart des organisations du secteur demeurent prises entre l’impératif de l’éco-responsabilité et les contraintes économiques. « La question du nombre de spectateurs commence à être posée. Mais l’augmentation des coûts de production et la stagnation des financements incitent certains à grandir pour s’en sortir », explique Maryline Lair, directrice du Collectif des festivals bretons. « Notons aussi que si une partie des publics apprécie les grandes manifestations, une autre ne souhaite plus se rendre dans des festivals de 60 000 personnes », ajoute-t-elle. Le contexte sanitaire pourrait par ailleurs hâter certaines transformations. « Dans la salle où je travaille, nous savons déjà que nous n’allons pas revoir de sitôt les artistes britanniques et américains. La programmation va faire la part belle aux artistes européens et français », souligne Maeva Justice, référente « éco-responsabilité » du Grand Mix à Tourcoing et auteure d’un mémoire de master en sciences de gestion sur l’appropriation du développement durable par les festivals. « La crise devrait inciter à l’organisation d’événements plus petits. Nous allons peut-être nous rendre compte que les festivals les plus soutenables sont ceux à taille humaine. » Une baisse des jauges pourrait cependant faire augmenter les prix des billets et creuser les inégalités d’accès à la culture, venant encore une fois souligner qu’écologie et social sont intimement liés.
Mémo
LES LOCOMOTIVES : les Trans Musicales de Rennes, We Love Green (Paris), Cabaret Vert (Charleville-Mézières), le festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, l’Opéra de Lyon…
LE RÉSEAU : Réseaux régionaux d’accompagnement au développement durable (R2D2) fédère des acteurs importants comme le Collectif des festivals éco-responsables et solidaires (COFEES), en Bretagne, ou encore le Réseau des indépendants de la musique (RIM) en Nouvelle-Aquitaine.
LE LABORATOIRE D’IDÉES : The Shift Project milite pour une économie « libérée de la contrainte carbone ».
À lire
- Paul Ardenne, Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Bruxelles/Lormont, La Muette/Le Bord de l’eau, 2019.
- Jean-Claude Herry, Le Management responsable du spectacle, Paris, Irma, 2014.
- David Irle, Anaïs Roesch et Samuel Valensi, Décarboner la culture. Les nouveaux défis face au dérèglement climatique, Grenoble, PUG, à paraître.
Notes
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[1]
Madeleine Goujon, Éclairage scénique dans les salles de spectacle, étude, dUCKS scéno, 4 novembre 2020 : https://www.ducks.fr/eclairage-scenique-dans-les-salles-de-spectacle/
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[2]
Les Augures est un collectif qui accompagne les acteurs du monde de la culture dans leur transition écologique.
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[3]
« Transition énergétique des lieux de musiques actuelles », appel à projets porté par la région Nouvelle-Aquitaine, le Centre national de la musique et le ministère de la Culture en 2021.