NECTART 2021/2 N° 13

Couverture de NECT_013

Article de revue

La mondialisation du patrimoine : entre protection… et mise en péril !

Pages 102 à 113

Notes

  • [1]
    Proposition de nouvelle définition du musée par l’Icom, 25 juillet 2019, adoptée en septembre de la même année.
  • [2]
    Martin Saxer, « The moral economy of cultural identity. Tibet, cultural survival, and the safeguarding of cultural heritage », Civilisations, n° 61, 2012, p. 65-82.
English version

À l’origine monumental, ethnocentré et circonscrit aux frontières nationales, le patrimoine, qu’il soit matériel ou immatériel, est désormais mondialisé. Face aux nombreuses menaces dont il fait l’objet (destructions volontaires ou accidentelles, mais aussi tourisme de masse et marchandisation), l’Unesco et d’autres organisations internationales proposent aux États des politiques publiques entre universalisme et particularismes.

1Que le patrimoine se vive aujourd’hui et de plus en plus sous le régime de l’émotion, les réactions suscitées par la destruction d’une partie du site antique de Palmyre en 2015 et 2016 par le groupe État islamique, comme celles qui ont suivi l’annonce de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame à Paris en 2019, le prouvent suffisamment. Volonté délibérée de détruire dans le premier cas (doublée du meurtre particulièrement atroce, le 18 août 2015, de l’ancien conservateur du site, le Syrien Khaled al-Asaad), accident dans le second, ces deux catastrophes ont ceci de commun qu’elles ont provoqué une émotion planétaire : bien au-delà des populations locales et nationales concernées, des millions de gens sur cette planète ont témoigné avoir ressenti une perte en apprenant ces terribles nouvelles. La médiatisation de ces catastrophes, l’omniprésence de leurs images pendant quelques jours sur toutes les chaînes d’information en continu, leur reprise sur les réseaux sociaux sont évidemment des explications essentielles pour comprendre cette émotion et sa diffusion. Mais l’explication par le buzz ne suffit pas à rendre compte de la mondialisation des « émotions patrimoniales », selon l’expression employée voici quelques années par l’anthropologue Daniel Fabre et son équipe. Il convient de replacer ces phénomènes dans un mouvement d’ensemble plus large et plus ancien qui voit le patrimoine échapper au cadre national dans lequel il avait d’abord été pensé pour acquérir des dimensions internationale et transnationale sous l’effet de multiples facteurs tels que l’essor du tourisme, le rôle de grandes organisations internationales, l’insertion du patrimoine dans des logiques de valorisation des territoires, etc. Ce sont ces phénomènes qu’étudient des chercheurs, qui s’organisent eux-mêmes sur une base de plus en plus internationale et transnationale, qu’ils s’inscrivent dans le courant anglophone des Heritage Studies – en plein essor depuis la fin des années 1990, à la jonction des études muséales, des Cultural Studies et de l’histoire culturelle – ou dans d’autres disciplines telles que la géographie ou l’économie du développement. Nous nous inspirons de leurs travaux pour présenter une réflexion en deux volets, portant successivement sur la mondialisation du patrimoine sous l’égide de l’Unesco et sur les périls qui menacent le patrimoine à l’échelle mondiale ; nous pourrons examiner ultérieurement les politiques européennes du patrimoine.

figure im2

1 – L’Unesco et l’émergence de la notion de « patrimoine mondial »

2La traduction du souci patrimonial en politiques publiques de protection et de valorisation s’est faite à des dates différentes selon les pays. Elle accompagne la montée du sentiment national en Europe au xixe siècle, et sa diffusion dans le monde suit, avec des décalages dans le temps, la diffusion du modèle de l’État-nation dont la politique patrimoniale apparaît comme l’un des attributs. L’usage politique du patrimoine à des fins d’édification et d’identification nationales et l’esprit d’émulation voire de compétition qui saisit les nations dans ce domaine sont bien connus. Le folklore, les hauts lieux, le paysage typique, la langue, les monuments et richesses artistiques d’un pays font partie de la check-list identitaire étudiée naguère par Anne-Marie Thiesse.

3Ce que l’on connaît moins bien, c’est la manière dont ce souci patrimonial s’affranchit partiellement de cet ancrage national pour s’élargir aux dimensions de l’humanité tout entière. C’est au lendemain de la Première Guerre mondiale qu’émerge cette conscience nouvelle. Le spectacle des destructions opérées pendant la guerre autant que le désir de surmonter les égoïsmes nationaux conduisent un certain nombre d’esprits éclairés à mettre en place les premiers instruments juridiques d’une protection du patrimoine universel. En 1926, l’Office international des musées (OIM) est fondé dans le but de promouvoir les activités des musées et des collections publiques de chaque pays en organisant un travail conjoint. La même année est créé l’Institut international pour l’unification du droit privé, organe auxiliaire de la Société des Nations qui met en place les premières recommandations contre le trafic illicite des biens culturels. Sous l’égide de la SDN, plusieurs chartes, conférences et déclarations suivront concernant la protection des monuments historiques. En 1931, la Charte d’Athènes sur la conservation des monuments historiques et des œuvres d’art énonce pour la première fois la notion de « patrimoine culturel universel », une notion reprise dans le Traité concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques, dit Pacte Roerich, signé à Washington en 1935. Le préambule de ce traité indique que « les monuments immeubles sont préservés [même en cas de conflit armé] parce qu’ils constituent le patrimoine de la culture des peuples ». La notion de « patrimoine universel » ou « mondial » ainsi que l’idée d’une responsabilité collective envers les chefs-d’œuvre légués par les générations antérieures font entrer le patrimoine dans une nouvelle ère.

4L’Unesco, fondée en 1946, prolonge ces avancées, les élargit et les systématise. Son acte constitutif lui donne le mandat de « veiller à la conservation et à la protection du patrimoine universel de livres, d’œuvres d’art et d’autres monuments d’intérêt historique ou scientifique » et de « recommander aux peuples intéressés des conventions internationales à cet effet ». D’une part, l’Unesco mobilise les États membres autour d’opérations de sauvegarde d’un patrimoine culturel prestigieux mais menacé par l’action des hommes ou celle de la nature : déplacement, entre 1964 et 1968, de deux temples égyptiens que la construction du barrage d’Assouan met en péril (c’est le début de la « campagne de Nubie », vaste opération de sauvetage archéologique en amont du Nil qui sauvera des eaux une vingtaine de monuments jusqu’en 1980) ; financement des travaux visant à sauver Venise et sa lagune dans les années 1960 puis les ruines archéologiques de Mohenjo Daro (Pakistan) dans la décennie suivante. D’autres sites archéologiques feront par la suite l’objet d’opérations de sauvetage internationales pilotées par l’Unesco. D’autre part, cette organisation élabore des conventions et des recommandations qui obligent ou incitent les États signataires à respecter des normes contraignantes visant à protéger leur patrimoine : Convention de La Haye (1954) pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé ; Convention de Paris (1970) sur les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels ; Convention de Venise (1972) établissant la première liste du Patrimoine mondial de l’humanité (et sa liste complémentaire du Patrimoine en péril) ; Recommandation de Belgrade (1980) sur la sauvegarde et la conservation des images en mouvement ; Convention de Paris (2003) sur le patrimoine culturel immatériel. À chaque fois, l’idée maîtresse de ces textes est que les atteintes portées au patrimoine d’un pays ou d’un peuple constituent un préjudice à l’encontre du patrimoine de l’humanité tout entière dans la mesure où chaque peuple apporte sa contribution à la culture mondiale.

5Ces textes témoignent aussi de l’élargissement progressif de la notion de « patrimoine ». Si les premiers d’entre eux ne concernent que les « biens culturels », meubles et immeubles prestigieux qu’il s’agit de préserver des destructions naturelles ou humaines, la notion intègre les sites naturels et les « biens mixtes » (naturels et culturels – par exemple, un paysage) dans les années 1970, l’audiovisuel dans les années 1980, le patrimoine « immatériel », c’est-à-dire les traditions, langues et savoir-faire, dans les années 2000. Cet élargissement résulte à la fois d’une pluralisation de la notion (par légitimation de formes nouvelles de patrimoine et reconnaissance de la valeur d’« exemplarité » plus que d’« excellence » des artefacts ou coutumes à protéger) et d’une volonté de répondre à la critique sur le caractère ethnocentré (européocentré) du patrimoine initialement valorisé par l’Unesco – sur plus de 1 000 sites inscrits au Patrimoine mondial de l’humanité, près de la moitié se trouvent en effet en Europe. Une notion comme celle de « patrimoine culturel immatériel », mise en avant par le Japon dans les années 1990 et portée en 2003 par le directeur général de l’Unesco, le Japonais Koichiro Matsuura, permet de relativiser quelque peu le poids du patrimoine monumental surreprésenté en Europe.

6Il n’en reste pas moins que l’émergence de la notion de « patrimoine mondial de l’humanité » introduit l’idée d’une communauté de valeurs partagées par l’ensemble des peuples en dépit de leur diversité et de leurs divergences, et témoigne de la diffusion de normes patrimoniales pensées comme universelles. Dans cette diffusion, l’Unesco apparaît comme un acteur majeur, à travers ses textes normatifs, les financements qu’elle mobilise, les labels qu’elle décerne, ses structures pérennes et ses programmes collaboratifs (ainsi sont créés en 1992 à la fois le Centre du patrimoine mondial et le programme Mémoire du monde, le premier coordonnant au sein de l’Unesco les activités relatives au patrimoine mondial, le second visant à protéger le patrimoine documentaire). Mais l’organisation intergouvernementale n’agit pas seule. Elle est secondée par des organisations non gouvernementales qui sont reconnues et soutenues par elle et auxquelles elle délègue un certain nombre de tâches opérationnelles. Ainsi, le Conseil international des musées (Icom, selon l’acronyme anglais), créé en 1946, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), apparue deux ans plus tard, ou encore le Conseil international des monuments et des sites (Icomos), qui date de 1965, sont constitués en réseaux reconnus et soutenus par l’Unesco et jouissent d’un statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations unies. On peut y ajouter le Comité international du Bouclier bleu, créé en 1996, lui aussi installé auprès de l’Unesco à Paris, et qui est parfois décrit comme l’équivalent de la Croix-Rouge pour le patrimoine en péril.

7Ce statut quasi officiel, les ressources qui l’accompagnent, l’envergure planétaire et le nombre très important de membres affiliés à ces organisations leur confèrent un poids appréciable dont elles usent pour faire pression sur les gouvernements nationaux afin qu’ils prennent les décisions qui s’imposent. Elles élaborent également un certain nombre de textes normatifs, par exemple la Charte internationale sur la conservation des monuments et des sites, dite Charte de Venise, adoptée en 1964. Toute la difficulté pour ces organisations, comme pour l’Unesco, est de concilier l’universalisme dans lequel elles inscrivent nécessairement leur pensée et leur action et la prise en compte des particularismes, autre nom de la diversité culturelle devenue le mantra des organisations inter- et supranationales depuis les années 1990. À cet égard, le débat récent dont l’Icom a été le théâtre autour de la définition de ce qu’est un musée est révélateur de la tension existant entre une conception classique, fondée sur la collection, et une conception plus récente avant tout attentive aux enjeux de société, faisant des musées des « lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs [1] ». Ce débat renvoie à toute une série de conflits politiques mais aussi conceptuels dont le patrimoine est aujourd’hui l’enjeu.

2 – Patrimoines en péril

8La notion de « péril » pour le patrimoine fait l’objet d’une codification précise par l’Unesco, qui distingue le « péril prouvé » et la « mise en péril » des sites culturels ou naturels. Nous lui donnerons ici une extension volontairement très large et examinerons plusieurs modalités de cette mise en péril par ordre décroissant quant à la nature et à l’intensité de la menace.

9Commençons par le cas extrême des sites et artefacts menacés de destruction par la guerre. Certes, depuis le milieu des années 1990, le nombre de conflits armés dans le monde a diminué, de même que le nombre de victimes dues à ces conflits. Mais ils n’ont pas disparu et continuent de faire des ravages, le plus souvent sous la forme de guerres civiles, plus rarement de guerres opposant des pays entre eux. Dans ces conflits, la destruction volontaire ou involontaire du patrimoine est fréquente, en dépit de la Convention de La Haye de 1954 qui demande aux belligérants de s’abstenir de tout acte d’hostilité à l’égard des biens culturels situés sur les territoires disputés. Dans la mesure où ces biens apparaissent comme un élément de l’identité de l’ennemi, il est tentant de les détruire pour blesser cette identité et démoraliser les populations. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les destructions et les profanations de mosquées en Bosnie-Herzégovine pendant la guerre en ex-Yougoslavie ou, plus récemment, les destructions d’églises dans le Haut-Karabakh repris aux Arméniens par les Azerbaïdjanais. Le silence observé par l’Unesco dans ce dernier cas peut paraître étonnant ; l’organisation le justifie en disant vouloir donner une chance au dialogue et à la mission d’expertise qu’elle a envoyée sur place. Cela révèle les difficultés dans lesquelles se trouve l’Unesco dès lors que sont aux prises des États souverains, tous deux membres de l’organisation. Condamner trop explicitement l’un d’entre eux est difficile dans la mesure où il est soutenu par d’autres États membres ; c’est en outre rendre impossible toute action de médiation et se voir interdire le territoire sur lequel il a assuré son emprise. Telles sont les limites de l’action d’une organisation qui reste internationale et non supranationale.

10Par contraste, l’Unesco a paru plus à l’aise dans la condamnation des destructions opérées par des groupes qualifiés de terroristes en Afghanistan, Irak, Libye ou Syrie. Le dynamitage par les Talibans des gigantesques bouddhas de la vallée de Bâmiyân en 2001 a été fermement condamné, et la vallée classée « patrimoine en péril » deux ans plus tard ; de même, les destructions par explosif ou bulldozer de dizaines de sites archéologiques mais aussi de sanctuaires, d’églises et de mosquées par le groupe État islamique sur le territoire qu’il contrôlait entre 2012 et 2019 entre la Syrie et l’Irak ont fait l’objet d’une condamnation unanime par la communauté internationale. L’Unesco a forgé la notion de « crime culturel » et le Conseil de sécurité de l’ONU a voté à l’unanimité en 2017 une résolution faisant de ces atteintes délibérées au patrimoine un « crime de guerre ». Pour le groupe EI et ses semblables (on songe par exemple à la tentative de destruction du patrimoine malien, mausolées et manuscrits anciens, par des islamistes en 2012), ces actes obéissent à des objectifs religieux (la destruction des idoles ou celle des supports de « mauvaises pratiques » de l’islam), mais surtout politiques : il s’agit de montrer leur pouvoir et de donner un maximum de visibilité à celui-ci en attentant à des représentations dont la destruction est assurée d’avoir un retentissement mondial. D’une certaine façon, ces sites archéologiques ou ces objets historiques sont victimes de la sacralisation dont ils ont été l’objet de la part de l’Occident en premier lieu.

11Autre paradoxe de ces zones de guerre : la remise en circulation d’artefacts que leur patrimonialisation antérieure avait soustraits à l’échange marchand. Si les intégristes du groupe EI ont fracassé à coups de masse un certain nombre d’objets conservés au musée de Mossoul, ils ont aussi, plus discrètement, remis dans les circuits commerciaux des objets pillés dans ce même musée et dans d’autres lieux passés sous leur contrôle afin de financer leurs opérations. Il existe un lien entre destruction, médiatisation et circulation : l’émotion née du spectacle de la destruction rend plus urgente, plus nécessaire et plus désirable à la fois l’acquisition de ce qui a pu être épargné. Malgré l’interdiction par l’ONU du commerce des artefacts pillés en Syrie depuis 2011, le groupe EI les a fait sortir clandestinement du Moyen-Orient et les a introduits sur les marchés clandestins d’antiquités via des ports francs au fonctionnement opaque. Le profit retiré de ce trafic a été estimé à plusieurs dizaines de millions de dollars par an pendant le conflit. Il bénéficie d’abord à de riches collectionneurs privés peu scrupuleux sur les conditions d’acquisition de ces objets. À terme, on peut penser qu’une partie d’entre eux se retrouveront dans des musées d’Asie ou d’ailleurs par le biais de dons ou de legs. L’Icom tente de lutter contre le trafic illicite en publiant des « listes rouges » d’objets archéologiques ou d’œuvres d’art menacés dans les zones les plus vulnérables du monde afin d’éviter qu’ils ne soient vendus ou exportés illégalement.

12La problématique des biens culturels mal acquis par les musées n’épargne pas les institutions occidentales. On peut même dire qu’elle est aujourd’hui au cœur des polémiques qui perturbent le sommeil de certains conservateurs européens et, dans une moindre mesure, nord-américains. Ceux-ci gèrent en effet des institutions dont les collections proviennent en partie de la prédation coloniale, que celle-ci ait pris la forme de butins de guerre ou de collectes scientifiques. Le rapport sur la « restitution du patrimoine culturel africain » rendu en novembre 2018 au président de la République française ouvre pour les musées occidentaux l’« âge de l’intranquillité », selon l’expression de l’un de ses auteurs, l’économiste sénégalais Felwine Sarr. Selon ce rapport, 90 à 95 % du patrimoine culturel de l’Afrique subsaharienne se trouve actuellement dans les musées occidentaux ; à lui seul, le musée du Quai Branly posséderait 70 000 des 90 000 pièces recensées en France. Ont-elles toutes été acquises dans des conditions douteuses ? Le rapport ne l’établit pas clairement. Mais, selon l’historienne française Bénédicte Savoy, l’autre auteure de ce texte, l’enjeu essentiel n’est peut-être pas là. Quand bien même ces pièces auraient-elles été acquises en toute légalité, il n’en resterait pas moins insupportable que les pays occidentaux détiennent la majeure partie du patrimoine africain. Une politique volontariste de restitution de ce patrimoine s’impose pour clore ce chapitre de l’histoire coloniale et construire « une nouvelle éthique relationnelle fondée sur la réciprocité et la mutualité ». Des considérations morales rejoignent donc l’intérêt bien compris des anciennes puissances coloniales européennes désireuses d’améliorer leur image auprès de populations et de dirigeants africains tentés par d’autres allégeances. C’est ainsi qu’il faut comprendre les premières restitutions ordonnées par le président de la République dans la foulée du rapport Sarr-Savoy. Mais celles-ci restent pour le moment fort rares, en l’absence d’une loi générale réclamée par les partisans d’une restitution massive.

13Les adversaires de ces restitutions font valoir divers arguments, inégalement convaincants, relatifs tantôt aux conditions d’accueil et de sécurité des pièces dans leur pays d’origine, tantôt aux atteintes portées aux « musées universels » si ceux-ci voyaient partir une grande partie de leurs pièces extra-européennes. Sont également invoquées les lois nationales – qui prescrivent l’inaliénabilité des collections dans le cas français – et internationales : c’est la Convention de Paris de 1970 qui est généralement prise comme référence, les restitutions d’objets volés ne s’imposant que s’ils ont été mis en circulation après cette date, par ailleurs contestée par de nombreux pays sources. Dernier argument, qui élargit la question à un niveau plus global : en autorisant la restitution d’objets entrés dans les collections au fil de l’histoire coloniale, on ouvre la porte à d’autres revendications, telles celles exprimées de longue date par le gouvernement grec désireux de récupérer les marbres du Parthénon conservés au British Museum, ou encore par l’Égypte qui réclame certaines pièces entrées dans les collections du Louvre, du Pergamon de Berlin ou du British Museum.

14Ces conflits internationaux ne sont pas sans éveiller de profonds échos dans les opinions publiques nationales ; le passé colonial est également un « passé qui ne passe pas » pour les descendants d’immigrés en provenance des ex-colonies, et les émotions patrimoniales peuvent aussi bien prendre la forme du déboulonnage de statues de personnages historiques controversés pour leur rôle dans la colonisation ou la traite négrière. Plus globalement, ces controverses illustrent la nécessité où se trouvent désormais les institutions culturelles d’associer à leur programmation (voire à leurs équipes) des représentants des populations directement concernées par les projets qu’elles mettent en œuvre. Les « résistances patrimoniales » peuvent aussi se manifester sous la forme d’actions juridiques ou de démonstrations publiques par des collectifs qui contestent l’appropriation qui est faite par l’État ou des instances internationales de tel ou tel élément d’un patrimoine dont ils craignent d’être dépossédés. C’est particulièrement le cas quand ce patrimoine sert de support à des projets de développement économique qui le mettent potentiellement en danger. Par exemple, les autorités tibétaines en exil contestent la « mise en valeur » du patrimoine tibétain par la Chine, désireuse de promouvoir le tourisme dans la région de Lhassa tout en muselant toute forme de contestation de son emprise sur le Tibet [2].

15La marchandisation du patrimoine est un autre sujet d’inquiétude et de controverse de portée mondiale, du prêt longue durée d’une partie des collections muséales à des institutions étrangères (cas du Louvre Abu Dhabi) à la surexploitation touristique de sites fragiles. Par exemple, le site du Machu Picchu au Pérou accueille quotidiennement jusqu’à 5 600 touristes alors que l’Unesco recommande de ne pas dépasser 2 500 visiteurs – et un projet d’aéroport prévu pour 2024 pourrait encore aggraver la situation. Le paradoxe est que le prestigieux label du Patrimoine mondial de l’Unesco qui a pour vocation première de protéger les sites les plus remarquables a aussi pour effet d’attirer les flux touristiques. La menace de retirer ce label si des mesures ne sont pas prises peut être ponctuellement efficace : en 2019, l’Unesco a menacé de désinscrire Venise de la liste si rien n’était fait pour limiter l’arrivée des paquebots de croisière qui fragilisent la cité lacustre ; deux ans plus tard, le gouvernement italien a interdit à ces bateaux d’approcher le centre historique. Au-delà, des voix s’élèvent pour préconiser l’entrée du patrimoine dans la catégorie des biens publics mondiaux, ce qui le soustrairait en partie aux convoitises économiques. Mais ce changement de régime juridique paraît pour l’heure bien hypothétique.

figure im3
Le site péruvien du Machu Picchu accueille quotidiennement jusqu’à 5 600 touristes, soit plus du double de ce que recommande l’Unesco. Un projet d’aéroport pourrait encore aggraver la situation.
DR

16On le voit, la mondialisation du patrimoine, qui n’a été que temporairement freinée par la crise sanitaire ayant frappé la planète en 2020, est un mouvement engagé de longue date, qui s’est accéléré à partir des années 1950 et semble aujourd’hui irréversible. Elle ne signifie pas que tous les humains sur cette Terre ont intégré au même degré cette conscience patrimoniale planétaire, ni que celle-ci a supprimé tous les obstacles et inégalités quant à la protection du patrimoine. Le premier obstacle à cette protection est le manque de moyens ou d’intérêt de beaucoup de gouvernements pour ces questions ; à l’inverse, le patrimoine est parfois surinvesti par d’autres gouvernements qui l’utilisent pour doper leur soft power. Entre abandon et instrumentalisation, le patrimoine se porte bien… pourvu qu’on le sauve, pour paraphraser une phrase fameuse de Jack Ralite. C’est le rôle de l’Unesco et des organisations professionnelles qui la secondent de veiller à cette sauvegarde, en dépit de toutes les limites de leur action.

17Cet article est le deuxième volet d’une trilogie sur le patrimoine. Le premier article de Laurent Martin, « Politiques du patrimoine en France : de Notre-Dame de Paris à la culture immatérielle, un patrimoine plébiscité… et questionné ! », est à lire dans le n° 12 de NECTART ; le troisième, sur les politiques européennes du patrimoine, paraîtra dans le prochain numéro.

Mémo

LES GRANDES ÉTAPES DE LA MONDIALISATION DU PATRIMOINE :
  • 1926 : création de l’Office international des musées (OIM).
  • 1946 : création de l’Unesco et du Conseil international des musées (Icom).
  • 1965 : création du Conseil international des monuments et des sites (Icomos).
  • 2003 : Convention de Paris sur le patrimoine culturel immatériel.
  • 2017 : vote par le Conseil de sécurité de l’ONU d’une résolution faisant des atteintes délibérées au patrimoine un « crime de guerre ».
LES GRANDES INSTITUTIONS : l’Unesco ; l’OIM ; l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) ; l’Icomos ; le Centre du patrimoine mondial ; le Comité international du Bouclier bleu.
LES TEXTES STRUCTURANTS :
  • la Charte d’Athènes (1931) sur la conservation des monuments historiques et des œuvres d’art : notion de « patrimoine culturel universel ».
  • le Traité de Washington concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques, dit Pacte Roerich (1935).
  • la Charte internationale sur la conservation des monuments et des sites, dite Charte de Venise (1964).
  • la Convention de Venise (1972) établissant la première liste du Patrimoine mondial de l’humanité.
  • la Recommandation de Belgrade (1980) sur la sauvegarde et la conservation des images en mouvement.
  • la Convention de Paris (2003) sur le patrimoine culturel immatériel.

À lire

  • Daniel Fabre (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, MSH/Ministère de la Culture, 2013.
  • Groupe de recherches sur les musées et le patrimoine (GRMP), Patrimoine et mondialisation, Paris, L’Harmattan, 2008.
  • Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, novembre 2018.
  • Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Paris, Seuil, 1999.

Date de mise en ligne : 13/07/2021

https://doi.org/10.3917/nect.013.0102

Notes

  • [1]
    Proposition de nouvelle définition du musée par l’Icom, 25 juillet 2019, adoptée en septembre de la même année.
  • [2]
    Martin Saxer, « The moral economy of cultural identity. Tibet, cultural survival, and the safeguarding of cultural heritage », Civilisations, n° 61, 2012, p. 65-82.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions