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CLEA : contrat local d’éducation artistique ; CTEAC : contrat territorial d’éducation artistique et culturelle.
Dans un paysage territorial en grande évolution, la coopération départements/intercommunalités offre de nouvelles possibilités tout en se heurtant à plusieurs obstacles : la difficulté d’innover, de faire évoluer les postures, d’associer les habitants ou encore de partager la souveraineté politique.
1La coopération est une pratique qui parcourt l’histoire des politiques culturelles. D’abord pensée, dans la première moitié du xxe siècle, comme un instrument de la diplomatie culturelle française puis de la décentralisation, elle est ensuite clairement délaissée lors de la création du ministère de la Culture, quand celui-ci rompt avec l’éducation populaire. Elle resurgit, à la fin des années 1970, à l’occasion de dispositifs de contractualisation entre l’État et les collectivités territoriales. La réflexion portée par le Laboratoire d’usages culture(s) – arts – société (LUCAS) sur la coopération à l’échelle des départements et des intercommunalités nous a amenés à nous interroger sur la place désormais occupée par la coopération dans le référentiel des acteurs culturels contemporains. S’agit-il d’une philosophie d’action à réinventer ou d’une nécessité pragmatique face à l’évolution récente de l’action publique ? Phénix ou Arlésienne ? Cet article tente d’y répondre.
Un paysage territorial en mutation
2Les travaux du LUCAS s’inscrivent dans un contexte très particulier concernant les départements, d’une part, et le lien entre collectivités territoriales et culture, d’autre part. Sur le premier point, le Phénix des réformes territoriales (toujours condamné en début de réflexion gouvernementale, toujours sauvé – voire renforcé – en fin de navette parlementaire) porte bien son nom. Après les fusions de régions, et dans un paysage intercommunal aussi peu optimal et fragmentaire que le nôtre, comment imaginer la disparition des départements ? Difficile prospective… Quant au second point, la culture est restée certes une compétence des collectivités territoriales, mais au prix du maintien d’une faculté générale et non d’une compétence obligatoire. C’est donc une capacité sous l’ombre portée des rigueurs financières, et elles ne manquent pas aujourd’hui, et bien moins que demain. Alors que le triptyque communes/départements/État continue d’assurer une partie majeure des politiques et dépenses culturelles publiques, celles-ci doivent aujourd’hui compter avec de nouveaux niveaux d’action que sont les régions et l’intercommunalité (Négrier, Préau et Teillet, 2008), mais aussi avec de nouveaux enjeux.
3Tout d’abord, l’enjeu de pérennisation et de développement culturel territorial qui interroge les modalités à partir desquelles la fabrique des politiques culturelles s’est organisée (Saez, 2019). Si la coopération a toujours été au principe de l’action culturelle, celle-ci a longtemps été focalisée sur les rapports entre l’État et les collectivités. Du premier sont parvenues ressources financières, matérielles et symboliques. Des secondes, de nouvelles capacités induites par la décentralisation, en général, et l’essor d’une fonction publique territoriale dédiée à la culture. Il s’agit désormais de dépasser ce modèle, et notamment de replacer l’intervention de l’État dans un ensemble plus large d’interactions, dont la verticalité est elle-même en question.
4C’est aussi le sens que chacun accorde à la culture qui est en question. Derrière les grands paradigmes (excellence, démocratisation, démocratie ou droits culturels) s’expriment des visions parfois antagoniques mais souvent complémentaires de ce qu’une politique culturelle signifie. Comment peut-elle aujourd’hui peser sur la société ? Deux grands principes s’opposent. Le premier voit dans l’approfondissement de l’auto-légitimation (la culture pour la culture, l’art pour l’art) le principe majeur : la société a besoin de culture, et la culture ne doit rien céder à d’autres justifications. Avantage : la cohérence, voire une certaine « pureté » ; inconvénient : le risque d’entre-soi, de clôture du milieu culturel sur lui-même. Le second principe est au contraire la recherche de justifications extrinsèques : les valeurs économique, sociale, écologique, éducative, sanitaire de la culture seraient le nouveau sens global de l’action culturelle. Avantage : de nouvelles sources et ressources pour la culture ; inconvénient : la possible dilution de l’action culturelle dans une action publique plus large… Naturellement, c’est de l’articulation entre les deux principes qu’il faut débattre.
Phénix et Arlésienne ?
5Cette articulation (entre modalités, philosophie et valeurs de l’action culturelle) se concrétise enfin dans ce qui fait le cœur de notre propos : les coopérations entre le Phénix et l’Arlésienne. Phénix, nous l’avons explicité plus haut. Arlésienne, il en est ainsi encore fréquemment de l’échelle intercommunale, à laquelle nous avons consacré beaucoup de travaux en général (Négrier et Teillet, 2019), mais aussi sur les dimensions culturelles : on la perçoit toujours comme le niveau en devenir, mais cela depuis les années 1990, soit une trentaine d’années. Les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) sont marqués par une grande diversité d’intérêts et d’intensités d’actions culturelles, où un petit nombre d’exemples spectaculaires (Clermont-Ferrand, Montpellier, Toulon pour les métropoles, par exemple) cachent la modestie, voire la défiance de beaucoup d’autres (Négrier et Teillet, 2020). Et le temps mis par certaines intercommunalités à articuler un projet culturel de territoire fait que la phase de mise en œuvre coïncide avec une vision parfois déjà datée, car uniquement focalisée sur les équipements, des politiques urbaines de la culture. Souvent, le reproche fait aux capacités culturelles des intercommunalités, c’est aussi d’être bien peu… intercommunales, dominées qu’elles sont par le souci de conforter les modèles des villes-centres, au nom de charges de centralité qui, si elles ne sont pas illégitimes en soi, sont en décalage avec l’esprit et l’espace communautaires.
6La coopération départements/intercommunalités, pour associer Phénix et Arlésienne, est-elle l’alliance de la carpe et du lapin ? On le sait, la coopération n’intervient que rarement entre institutions ou acteurs animés par les mêmes buts. Et pourtant, elle peut parfaitement conduire à une action originale et intéressante, quoique multi-finalisée. C’est exactement le cas ici. Au-delà des intentions générales (le développement culturel), cette coopération associe un niveau qui doit impérativement repenser sa vocation pour continuer d’être au cœur du modèle français d’action publique, et un autre qui doit faire la preuve de sa maturité vingt ans après son grand baptême : la loi Chevènement du 12 juillet 1999. Et cette alliance entre niveaux suivant des trajectoires et des finalités distinctes est précisément la grande intrigue du dispositif LUCAS, dont les lignes qui suivent constituent une lecture critique, autour de cinq thèmes de discussion.
Coopérer pour faire pareil ?
7L’état des lieux réalisé par l’équipe du LUCAS présente une réalité coopérative très disparate. Les moyens dédiés aux coopérations intercommunalités-départements, au sein des enveloppes culturelles, l’illustrent bien par leur diversité et leur parcimonie générale. En outre, le budget culturel n’est pas un critère pour évaluer l’importance et la qualité des coopérations, au moins pour les départements. Ainsi, la coopération ne suit pas un parcours obligé qui partirait d’une étape de construction unilatérale de politique culturelle, puis s’ouvrirait à la co-construction. Cela peut être perçu comme une bonne ou une mauvaise nouvelle. Une bonne, puisque le projet coopératif peut concerner tout type de département, qu’il soit plus ou moins investi dans la culture ; la coopération peut donc, d’emblée, être un axe majeur de politique culturelle. Une mauvaise, puisque la coopération, lorsqu’elle n’est pas dotée de véritables moyens, a beaucoup de risques de se heurter au scepticisme des partenaires.
8Pour autant, ces moyens ne suffisent pas. En effet, coopérer implique tout un travail de réorientation réciproque de l’action culturelle afin de mutualiser et construire ensemble des opérations. C’est pourquoi la coopération est davantage une affaire d’ingénierie que de moyens humains/financiers. L’enjeu est alors de savoir si coopérer signifie faire la même chose ensemble ou bien faire de nouvelles choses ensemble et innover. Si le projet prend plus de place que l’action, le processus plus que la finalité… la coopération peut vite se résumer à une sorte de protocole « techno ». La question de l’innovation est un défi majeur pour les formes contemporaines de coopération, notamment pour pallier les difficultés et errements des dispositifs actuels. Par exemple, l’innovation pédagogique constitue un levier central pour les dispositifs d’éducation artistique et culturelle (EAC) et les enseignements artistiques. Mais l’innovation, c’est aussi faire évoluer la conception que l’on se fait de la place des usagers et de leur participation.
Des modes d’action préexistants
9Selon l’état des lieux du LUCAS, les formes de coopération prennent vie à travers trois modalités qui marquent trois manières d’engager la coopération. On trouve d’abord les schémas et les plans, emblématiques de l’action départementale, qui fédèrent plusieurs acteurs de terrain autour d’une culture de la coopération. Viennent ensuite les conventions et les projets, qui créent des cadres d’application de cette coopération dans une logique de rapprochement entre collectivités. Arrivent enfin les dispositifs nationaux impulsés par les Drac (CLEA ou CTEAC [1]), plus descendants, qui impliquent un certain alignement normatif. Ces trois réalités se superposent souvent dans les faits, rendant les contours de la coopération difficiles à lire, a fortiori pour les acteurs qui s’en emparent.
10On comprend dès lors l’importance de « tiers facilitateurs » qui, en raison de cette complexité mais aussi de la dimension relationnelle de la coopération, favorisent le lien entre les différents acteurs des territoires autour de ces dispositifs. Sur un territoire donné, le défi de la coopération concerne autant les rapports entre collectivités territoriales qu’entre acteurs culturels, institutionnels, etc. Une bonne illustration en est le rôle que jouent les associations départementales (ADDM, adiam…) – dont les missions et les statuts évoluent à cette occasion – ou d’autres plus coopératives (scic). Fédérer et impliquer une pluralité d’acteurs à des niveaux différents, envisager la délicate question de la participation des habitants y sont au cœur des réflexions. Nous y reviendrons.
11Ce travail montre enfin l’importance de l’observation, états des lieux, diagnostics préalables et autres études susceptibles d’appuyer mais aussi d’évaluer les processus de coopération. L’état des lieux montre clairement que ces pratiques d’observation représentent de véritables outils pour faire évoluer les dispositifs de coopération, car elles permettent de repérer des ressources, de comprendre des problématiques à la fois locales et transversales, de rendre compte, de mesurer et d’adapter les actions menées. Indirectement, ce sont également des outils de mise en débat et de partage d’une même vision empirique du monde, quand bien même les finalités poursuivies par chacun resteraient distinctes.
Une culture du lien
12Qu’est-ce qu’on relie et comment ? Voilà en substance une question que pose ce travail sur la coopération. On peut y voir ici deux enjeux centraux : relier des acteurs (acteurs culturels, politiques, citoyens, artistes…) ; relier des politiques (culture, éducation, jeunesse, tourisme…). Mais il s’agit aussi de transformer des postures (passer des bénéficiaires aux partenaires) et des cultures professionnelles (passer d’opérateur à coordonnateur). Cela pose inévitablement la question de la formation : à d’autres manières de travailler, en adoptant la novlangue de la coopération, d’une part ; mais aussi à d’autres manières d’envisager les relations avec ce qu’on appelait jusqu’ici des « tutelles », financeurs et collectivités dans leur diversité, d’autre part. Soit toute une reconfiguration du rapport au service public.
13C’est loin d’être négligeable, notamment dans le secteur culturel. En dépit de discours sur les droits et la démocratie, ou sur l’intersectorialité, celui-ci reste imprégné d’une vision de l’art pour l’art qui n’est pas qu’un héritage du modèle d’État. Cette vision est aussi perçue comme une protection face à des dérives utilitaristes, démagogiques ou instrumentalistes des politiques culturelles. Elle est d’autant plus nécessaire que derrière l’instrumentalisation politique se profile une dépendance autrement plus pernicieuse à l’égard des pouvoirs économiques. En cela, la coopération est aussi une arme des faibles pour résister, collectivement, à toute forme de caporalisation de la culture.
L’impossible public
14Les politiques publiques, a fortiori les politiques culturelles, ont toujours beaucoup de mal à caractériser, à défaut de conceptualiser, les destinataires de leur action. La promotion des droits culturels a beau y insister, elle n’y fait pas grand-chose. En l’espace de soixante ans, on passe d’une politique descendante de l’offre à une politique horizontale de la participation, en évitant subtilement au passage la politique de la demande (faire avec les gens, d’accord, mais pas faire ce qu’ils veulent, tout de même !). L’impossible participation des habitants, plusieurs fois soulignée dans l’aventure du LUCAS, rappelle l’inégal intérêt que les individus portent à la culture, fût-elle définie de la façon la plus large ou la plus anthropologique possible. Comme un paradoxe, le développement de la coopération entre acteurs ne devient pas nécessairement un levier de transformation de la participation, et il peut même être un frein à ce type d’innovation sociale.
15Pour autant, l’horizontalité de la participation habitante, souvent affirmée en ligne de mire, n’en oublie pas moins les inégalités que sa devancière. Quelle capacité à participer ? À s’emparer d’un dispositif ? À formuler des idées ? À échanger avec d’autres ? Etc. Le passage d’une politique de l’offre, fondée sur une fiction des besoins, à une politique de la demande, fondée sur la diversité des capacités, se heurte à la rémanence de la barrière et du niveau (Goblot, 2010). C’est pour cela que la culture des droits reste aussi inaccessible que le droit de la culture, en dépit des discours sur l’empowerment (Bacqué et Biewener, 2013). Le mouvement qui va de l’accès à la participation en passant par la médiation est une perspective tracée depuis fort longtemps. On la voit se concrétiser à l’échelle de projets (Be SpectACTive !, Nouveaux commanditaires, art participatif), mais elle reste plus timide dans les dispositifs de coopération qui nous sont présentés ici.
Le retour au politique
16Parler de coopération, c’est aussi s’interroger sur son portage politique. L’approche très technocratique des coopérations observées ici n’en fait pas toujours une urgence première. Il est pourtant crucial parce que toute politique culturelle est le fruit d’un rapport instable entre deux compromis stratégiques : faire de la politique avec la culture et faire de la culture avec la politique. Un projet culturel devient public parce qu’une autorité légitime (et l’acteur qui se meut sous ses habits) y perçoit un intérêt autre que culturel. Il est souhaitable, réciproquement, que le projet politique soit lui-même perçu comme plein de promesses culturelles. Ce portage politique, quel est aujourd’hui son motif ?
17Il reste d’abord attaché à la valeur symbolique de la culture. Toutes les villes ne disposent pas du même capital (sans jeu de mots) culturel. Certaines peuvent se prévaloir d’équipements, d’événements, de monuments, etc. Soit autant d’arguments pour freiner (dans certains cas aussi accélérer, il est vrai) le passage à une politique culturelle communautaire. La culture est, pour un gouvernement local, un terrain fertile d’identification positive, de capacité à marquer une action publique de son empreinte. Le bâtiment qu’on inaugure l’a longtemps personnifié. Aujourd’hui, un vaste mouvement de décentralisation ou de programmation « hors les murs » recompose les frontières symboliques des territoires culturels. Si cette portée symbolique a longtemps justifié l’absence de coopération, c’est parce qu’on ne partage pas volontiers ce qui nous personnifie.
18La culture de la – ou en – coopération pose donc le défi immense d’un partage de souveraineté. Ce partage ne se situe pas dans un contexte immuable. Souvent, les acteurs culturels ont une vision assez asséchée d’un éternel politique uniquement préoccupé de réélection et de ressources politiques. Ils négligent une dimension structurelle du travail politique qui est d’être en permanence en train de capter de nouvelles aspirations civiques, de nouveaux besoins et dilemmes sociaux. Les acteurs culturels ont à considérer le moment politique sous l’angle de cette actualisation, qui peut passer par des objets coopératifs en évolution. Dans les projets culturels de territoire où l’on passe d’une observation réciproque et timide autour d’objets balisés (lecture publique, EAC) à la fusion des audaces autour d’intentions dissidentes, on sait bien que chacun retire, chemin faisant, plus que ce qu’il a fait naître.
Mémo
LES MODALITES DE COOPERATION EXISTANTES : les schémas et les plans départementaux ; les conventions et les projets qui créent des cadres d’application ; les dispositifs nationaux impulsés par les Drac (CLEA ou CTEAC), plus descendants.
À LIRE
- Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? », Idées économiques et sociales, n° 173, 2013, p. 25-32.
- Edmond Goblot, La Barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne [1925], Paris, PUF, 2010.
- Emmanuel Négrier, Julien Préau et Philippe Teillet, Intercommunalités : le temps de la culture, Grenoble, Observatoire des politiques culturelles, 2008.
- Emmanuel Négrier et Philippe Teillet, Culture et métropole. Une trajectoire montpelliéraine, Paris, Autrement, 2020.
- Emmanuel Négrier et Philippe Teillet, Les Projets culturels de territoire, Grenoble, PUG, 2019.
- Jean-Pierre Saez, « La coopération peut-elle sauver les politiques culturelles ? », L’Observatoire. La revue des politiques culturelles, n° 53, 2019, p. 1-2.
Notes
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[1]
CLEA : contrat local d’éducation artistique ; CTEAC : contrat territorial d’éducation artistique et culturelle.