NECTART 2021/1 N° 12

Couverture de NECT_012

Article de revue

Joëlle Zask

« La démocratie, c’est le régime qui fait face à l’imprévisible. »

Pages 21 à 36

Notes

  • [1]
    Cf. Caroline Weill, « La “déferlante évangélique” : décryptage de la montée en puissance d’un fondamentalisme chrétien », publié sur le site de ritimo, un réseau qui regroupe en France des lieux et des organisations (centres de documentation, lieux ressources, médias et projets documentaires en ligne…) engagés collectivement dans un projet de mobilisation pour la solidarité internationale.
English version

Parmi les philosophes les plus singuliers de notre temps, Joëlle Zask revendique un fonctionnement à l’intuition. Or, il faut bien reconnaître qu’elle a travaillé sur la démocratie participative bien avant qu’elle ne se généralise, sur l’écologie avant qu’elle ne devienne une évidence, sur les grands feux avant qu’ils ne se propagent en Australie, sur la présence des animaux sauvages en ville avant qu’ils ne profitent du confinement pour faire leur apparition, etc. Cette liberté et cette pluralité d’intérêts l’amènent à développer une pensée fertile et ancrée dans les sujets qui interrogent notre époque : la démocratie, la culture, l’intégration, la religion, l’écologie...

1NECTART : Vous avez, bien avant que ce soit dans l’air du temps, travaillé sur les questions de démocratie participative, en référence notamment aux travaux de John Dewey. En une vingtaine d’années, comment avez-vous vu évoluer en France ces pratiques démocratiques dans les discours et dans les faits ?

2JOËLLE ZASK : J’observe que la participation institutionnalisée s’est consolidée, tandis que la participation issue de l’initiative de personnes directement concernées, au sens de l’autogouvernement, s’est épanouie. Il y a à s’en réjouir, mais subsiste un écueil : ces deux formes de participation ne convergent généralement pas. Aujourd’hui, les forums institutionnalisés de la participation restent cantonnés dans des formes assez classiques. Perdure un certain formalisme, les citoyens se retrouvent peu ou prou otages d’une problématique à la définition de laquelle ils n’ont pas vraiment contribué. Ils sont consultés mais pas forcément associés à la décision, et surtout pas associés à la formulation des problèmes dont il leur est demandé de débattre. C’est un biais assez marquant des dispositifs institutionnels. En revanche, il existe un grand nombre d’initiatives locales, relevant véritablement d’une auto-organisation, dans des domaines tels que l’agriculture alternative, l’accueil des petits en crèche parentale, l’entretien de certaines portions de territoires (forêts, chemins, plages…), l’habitat dit participatif, les jardins partagés, etc. Mais ces initiatives sont souvent fragmentées et ne jouent donc pas le rôle politique qu’elles pourraient tenir. Il serait important qu’elles puissent se fédérer afin de constituer un véritable contre-pouvoir et formuler les intérêts communs qui les traversent et les stratifient. Cela permettrait peut-être d’aboutir à des formes de société franchement différentes de celles qui sont en position dominante actuellement.

3Lorsque sont organisés d’un point de vue institutionnel des processus participatifs de type assises de la culture, le risque n’est-il pas de ne pas pouvoir prendre en compte la parole des personnes, tant l’exercice est difficile ?

4Oui, nous rencontrons ce problème dans le domaine de la culture, mais aussi dans l’aménagement, le design urbain, l’économie collaborative, etc. Et pour comprendre ce phénomène, il est effectivement possible de mobiliser à nouveaux frais la philosophie du public de John Dewey. Ce dernier a repensé les relations entre le public et le gouvernement. Il a mis en évidence que pour qu’il y ait un État, il faut un gouvernement, mais aussi un « public ». Et pour qu’un État soit « démocratique », il faut que le gouvernement soit constitué de manière à relayer et représenter les intérêts du public tels que ce dernier les a définis. La fonction politique de base se loge dans les pratiques de la citoyenneté elles-mêmes. Si Dewey conserve l’idée d’une représentation légitime, il en déplace donc la qualité. Le gouvernement est ou devrait être un mandataire du public. Contrairement à ce que préconise le système de la représentation indépendante qui s’est imposé dans nos sociétés libérales, son rôle n’est pas de se substituer au « peuple » afin d’énoncer à sa place ce que sont les intérêts publics tout en alléguant pour légitimer son indépendance l’incompétence du « citoyen ordinaire » ; son rôle, c’est d’être le représentant mandataire du public.

5Par ailleurs, il y a aussi une propension dans le gouvernement à accaparer certaines opinions « tendance » ou nouvelles et à s’en proclamer l’auteur. Certes, aucun gouvernement ne pourrait se maintenir en place s’il n’allait pas dans le sens du courant. Mais c’est une chose de représenter l’opinion, c’en est une autre de s’approprier des opinions devenues importantes, majoritaires, novatrices, innovantes, etc. et de les présenter comme étant de son fait. Dans le domaine des affaires culturelles, ce processus est particulièrement tangible. En témoigne par exemple le phénomène très rapide d’institutionnalisation des friches, des fab labs et même, à l’heure actuelle, des zad. Un grand nombre d’expériences relevant de pratiques de préfiguration, qui émanaient de personnes privées et d’habitants soucieux de s’organiser entre eux sans médiation, tendent à être aspirées par un système centré à la fois sur la production d’images flatteuses et sur un feuilletage administratif complexe. Quand une bonne idée émerge, émerge aussi une machinerie faite d’appels à projets, de concours, de dossiers de demandes de subventions, de jurys, d’évaluations, d’incitations, etc. C’est un piège. Il est important que les publics concernés revendiquent la paternité de leurs idées et veillent à leur « écologie ».

6Mais il leur incombe aussi d’endosser la responsabilité de repérer, parmi les candidats au gouvernement, ceux qui seront les plus favorables à la restitution aux citoyens de leurs pouvoirs propres. Or, nous observons, parfois chez une même personne, une étrange dualité, schizophrénique, entre d’un côté la revendication d’initiatives et de liberté et, à l’opposé, le désir d’être représentée par une personnalité brillante, charismatique, qui aurait le pouvoir exorbitant de résoudre comme d’un coup de baguette magique tous ses problèmes et qui en est tenue pour responsable.

7La participation est un bon moyen, sinon de combler ce clivage, du moins de le réduire. Les « gilets jaunes », par exemple, ont été tiraillés entre ces deux logiques. D’un côté, ils dénonçaient en victimes un gouvernement qu’ils estimaient tout-puissant et responsable de tous leurs maux. Et d’un autre côté, en se retrouvant sur les ronds-points, ils ont découvert les joies de la convivialité, de l’action commune, de l’autogouvernement.

8Il arrive régulièrement que des artistes plasticiens se retrouvent pris en tenailles dans des contradictions similaires. D’un côté, ils revendiquent leur indépendance créatrice. De l’autre, la reconnaissance institutionnelle et le marché de l’art les attirent fortement. En fait, il faut se demander si le désir de gloire et celui de richesse, qui sont des passions vieilles comme le monde, ne s’avèrent pas antagonistes. Le désir de gloire dépend de représentations séculaires comme le génie, l’inspiration, la liberté créatrice, qui s’expriment d’autant mieux dans l’adversité, la pauvreté, le dénuement. Une célèbre nouvelle de Gogol, Le Portrait, dépeint le tiraillement d’un artiste romantique qui s’autodétruit sous l’effet de l’appât du gain. Gloire ou richesse ? Il faut choisir. On ne peut avoir l’une et l’autre.

9Personnellement, je n’ai aucun penchant pour la sacralisation des œuvres d’art et la célébration du génie. Par conséquent, je n’ai aucune difficulté à imaginer un salariat de l’artiste ou une rémunération convenable de son travail. Mais les artistes souvent ne souhaitent pas que leur pratique soit assimilée à un travail. Ils craignent que toute inclusion sociale de leur pratique ne les mène au statut d’animateur social. Ils revendiquent un statut moral supérieur sans endosser la contrepartie, qui est une forme de dénuement. Surtout, ils redoutent que l’art soit confondu avec la culture, ce qui est très étrange. Car qu’est-ce que l’art sinon un phénomène culturel, au bon sens du terme ?

10Nous sommes donc nombreux à être clivés, entre d’un côté un désir de liberté, d’indépendance, de créativité, et de l’autre un rôle assez infantile qui consiste à attendre beaucoup trop d’un pouvoir tutélaire de type paternaliste. Je pense que cet antagonisme reflète celui qu’on peut situer entre une culture démocratique et une culture républicaine, laquelle doit beaucoup aux systèmes d’Ancien Régime, féodaux et monarchiques. Il y a là un clivage qu’il faudrait surmonter.

11Justement, dans un article paru dans le numéro 3 de NECTART, « De la démocratisation à la démocratie culturelle », vous écrivez que « la démocratie culturelle se distingue de la démocratisation en raison du fait qu’elle a pour but d’intégrer, non d’assimiler ». Pourriez-vous développer, au moment où le gouvernement français travaille sur un projet de loi visant à défendre la laïcité et les valeurs de la République française menacées par le « séparatisme islamiste » ?

12L’intégration suppose que les individus bénéficient des ressources dont l’usage leur permet de devenir de véritables contributeurs des sociétés ou des groupes dont ils sont membres. Elle suppose que « chacun compte pour un », et aussi que chacun puisse agir ou contribuer d’une manière qui lui est personnelle. La différence entre « personnel » et « individuel » est utile : l’individuel est générique, tandis que le personnel correspond à l’individu dont les tendances propres ont été modelées par les interactions sociales auxquelles il a participé. Cela correspond à peu près à la notion de « face » en anglais, qui se retrouve dans l’expression « face à face ». La face n’est pas le « visage », le « regard », l’autre en tant qu’autre ; c’est plutôt la dimension personnelle de l’existence sociale, qui s’intègre – l’intégration étant préférable à l’inclusion, à mon sens.

13Aucun individu n’est donné, telle une entité substantielle créée une fois pour toutes, que dans un second temps la « société » va contraindre, façonner et revêtir d’une « seconde nature ». La socialisation d’un individu passe par sa participation active aux opportunités que lui offre le groupe auquel il se trouve, pour telle ou telle raison, relié. C’est par l’intermédiaire d’expériences et d’interactions sociales qu’un enfant se développe. De même, par exemple, l’acquisition de la langue du milieu est essentielle. Chaque enfant passe des années à l’apprendre. Il ne s’en « imbibe » pas mais l’étudie. C’est une condition incontournable d’intégration. Mais pas d’assimilation, laquelle suppose schématiquement le passage de tous par un moule identique. Or, il n’existe pas deux locuteurs qui parlent exactement de la même façon. De même, l’enseignement du « français langue étrangère » m’apparaît comme une condition d’intégration des étrangers qui sont amenés à vivre en France. Tout le monde sait que l’ignorance de la langue locale conduit à une forme de marginalisation.

14L’exemple de la langue, dont l’usage est toujours individuel (ce qu’on appelle le « discours », en linguistique), permet de préciser une autre caractéristique de l’intégration : elle est individuelle. L’enculturation concerne en effet l’intersection entre des individus et des ressources culturelles accumulées par les générations passées. Sans individu, il n’y a pas de culture au sens propre du terme. Malinowski parlait de « culture vivante », par opposition à une culture réduite à quelques bribes décousues ; et Sapir de « vraie culture », qu’il opposait aux « fausses cultures », c’est-à-dire aux dispositifs dont les individus sont otages mais qui tendent à les morceler entre des fonctions différentes et qui n’ont pas vraiment de sens pour leur propre existence. Bref, l’intégration ne se fait pas en groupe. Par voie de conséquence, les « droits de l’homme et du citoyen » sont individuels, et le vote aussi. « Chacun compte pour un », en théorie comme en pratique. L’intégration culturelle comme l’intégration politique supposent la participation entière de chacun et des apports ou des contributions spécifiques de chacun aux mondes communs.

15Ce point de vue est anti-assimilationniste. L’exigence parfois énoncée de procéder à une sorte de dénuement culturel en matière de religion, d’origine ethnique, de sexe, de race, etc., afin de se présenter sans « différences » notables, à égalité des autres, dans l’espace public, relève d’un idéal qui est paradoxalement fortement décrié, celui du communautarisme. La méfiance à l’égard de la « double allégeance », typiquement française et républicaine, relève d’un communautarisme. Elle émane soit d’une croyance en la supériorité de la francitude, soit du préjugé selon lequel la citoyenneté doit reposer sur la nationalité. Or, cela est très contestable. Organiser l’enseignement de la langue française auprès de toutes les populations n’implique en rien de détruire l’occitan, le breton, le yiddish ou le provençal. Les avantages du français sont contextuels et non en soi. Aucune hiérarchie ne peut être établie entre la langue française, le breton et le berbère.

16Au lieu de craindre la pluralité culturelle, on ferait mieux d’avoir la plus grande considération pour ce qui, dans les cultures présentes, est vivant, porté vers le futur et individualisant, tout en repérant ce qui, dans certaines pratiques qui se réclament de la « culture » et sont en réalité des formes de mort, est cause de souffrance pour les gens. L’intégration serait sans doute mieux accomplie si, en consultant les personnes directement concernées, nous sortions des oppositions habituelles. Je pense par exemple que le contrôle social de l’islamisme politique aurait été plus efficace si ceux qui ont vraiment une compétence, qui mettent « islam » au pluriel, qui connaissent certains cultes, les conditions de vie dans tel ou tel quartier, avaient été, je ne dis pas seulement écoutés, mais vraiment considérés. L’assimilation courante entre l’islam et le monde arabe témoigne d’une ignorance très préjudiciable.

Figure 1

17Pour revenir sur des questions plus larges de démocratie, quel regard portez-vous sur la démocratie américaine, mise à rude épreuve à l’occasion des dernières élections présidentielles à travers la remise en cause par Donald Trump du processus et des résultats électoraux ?

18Nous savons depuis les pères fondateurs de la démocratie libérale que la démocratie est le régime le plus fragile de tous. C’est celui qui fait peser le plus de responsabilités sur chacun, disait Dewey. Car la démocratie repose autant sur les mœurs et les habitudes que sur les institutions et les lois. Elle est donc fragile. Rappelons qu’en France nous en sommes à la Ve République, qui est donc tombée quatre fois. Quand l’opinion majoritaire se déprend des valeurs constitutives des modes de vie démocratiques, alors les lois sont détournées et se pervertissent, et perdent finalement toute leur force. Aux États-Unis, Trump, soutenu par des forces antidémocratiques qui puisent leur pouvoir dans l’évangélisme, le suprémacisme blanc, la kleptocratie, le dogmatisme moral ou le port d’armes, a quasiment fait basculer le pays dans un régime proto-fasciste qui n’aurait plus eu de « démocratique » que le nom, jusqu’à ce qu’éclate un conflit majeur dont l’issue est inconnue. Il est heureux que les institutions aient « tenu » et que les électeurs aient voté majoritairement en faveur du régime qui est le leur depuis 1787.

19Oui, mais nous pouvons aussi remarquer l’émergence des démocraties illibérales. Elles sont issues d’un processus démocratique mais elles restreignent les libertés civiles. Est-ce que ce ne sont pas là, justement, les limites du système démocratique, qui peut aussi engendrer cela ?

20Il est vrai que partout dans les pays libéraux, les partis d’ultra-droite progressent régulièrement. Les cas de la Hongrie et du Brésil sont connus. Mais les régimes politiques ne se corrompent pas en vertu d’une logique irrépressible. Ils deviennent contraires à leurs principes, et finalement à leurs institutions, en raison de décisions concrètes et, dans le meilleur des cas, de négligences bien précises de la part d’un nombre trop important de gens. Sortir de la démocratie est à portée de main, pour ainsi dire. Il suffit de considérer l’absence à peu près complète de démocratie dans nos écoles, nos hôpitaux, nos lieux de culte, nos entreprises, pour réaliser la fragilité de cette culture démocratique en l’absence de laquelle les lois, y compris les consultations électorales, deviennent impuissantes, comme je l’ai suggéré. Cela étant, un certain nombre de mécanismes antidémocratiques dont il est fait un usage massif peuvent sans doute être mis en exergue pour repérer les failles actuelles du système. Sans être spécialiste, il me semble, d’une part, que le phénomène mondial de la kleptocratie, que Tom Burgis a récemment analysé dans Kleptopia : How Dirty Money Is Conquering the World, est déterminant pour expliquer la corruption de nombreux dirigeants des pays libres, le vol et le mensonge en politique dans les sphères les plus élevées des pouvoirs en place, en toute impunité. Selon Burgis, le contraire du régime accaparateur et corrompu de la kleptocratie, c’est tout simplement l’État de droit.

21D’autre part, nous avons aussi tendance à minimiser l’importance du rôle des fondamentalismes religieux qui sapent tout aussi bien les bases des pays libres, d’autant qu’ils ne sont pas incompatibles avec l’argent, auquel ils vouent au contraire un culte. Je pense en particulier à l’évangélisme, qui progresse à la vitesse d’une déferlante dans nombre de pays africains, au Costa Rica, au Guatemala, au Pérou, bien sûr au Brésil avec Jair Bolsonaro, en Australie avec Scott Morrison et aux États-Unis avec Donald Trump, ouvertement évangéliste. En France, une église évangéliste ouvre tous les dix jours [1]. Le cas américain est intéressant, car l’alliance entre l’évangélisme et le libéralisme y a été mise en exergue à l’occasion des dernières élections. La « théologie de la prospérité » défendue en particulier par les pentecôtistes unit étroitement le néolibéralisme capitaliste et l’ultra-droite anti-abortiste, pro-armes, militariste, anti-LGBT, antipluraliste, etc. Soumise aux coups de diverses tendances – dont le projet d’instauration d’un ordre moral contraignant, la prière à l’école, le culte de la « famille » traditionnelle, les campagnes de conversion plus ou moins violentes, le fanatisme, la foi en la guérison miraculeuse et la promesse de prospérité économique –, le reflux de la démocratie est manifeste. Je ne pense pas que l’on puisse expliquer le phénomène Trump en recourant aux oppositions classiques entre les riches et les pauvres, les Noirs et les Blancs, les hommes et les femmes, ou quelque « intersectionnalité » que ce soit. Afin de l’expliquer, il faut partir d’un fait établi : 30 % des Américains, appartenant majoritairement à la classe moyenne, sont aujourd’hui évangélistes. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que bon nombre d’électeurs pro-Trump aient été des Latinos, des Noirs et des femmes. Il en va de même chez les Brésiliens. L’évangélisme étant la religion qui progresse le plus vite dans le monde, il est probable, au rythme où vont les choses, que dans quatre ans la proportion aura sensiblement augmenté. Les Églises du prétendu « réveil » pullulent tandis que nous dormons profondément et n’y prenons pas garde.

22Dans La Démocratie aux champs, paru en 2016, vous montrez comment les formes démocratiques, loin d’être uniquement citadines et industrielles, peuvent se développer en agriculture. Pensez-vous que la pandémie puisse avoir un effet accélérateur sur la prise de conscience des fonctions essentielles au bien-vivre social – le fait de soigner, bien sûr, mais aussi de cultiver la terre, de nourrir ses semblables et donc de « faire société » ?

23En général, ce sont plutôt les crises économiques conduisant les gens à la ruine – comme on l’a vu en Grèce en 2009, par exemple – qui sont les plus favorables à la prise de conscience de l’urgence agricole et du bien-fondé d’un certain projet d’autosuffisance alimentaire. Le lopin de terre joue un rôle majeur en cas de disette. Sa disparition au profit du système latifundiste explique certaines famines tout autant que la « mal-bouffe ». Quant à la pandémie actuelle, il s’agit d’une crise au sens littéral du terme, qui impacte tous les domaines, des plus intimes aux plus génériques. Indirectement – parce qu’il s’agit en fait, nous le comprenons de mieux en mieux, d’une crise écologique –, elle peut nous conduire à rechercher des pratiques vertueuses de la nature.

24D’abord, on constate que les écosystèmes, qu’ils soient spirituels, mentaux ou matériels, sont sans doute gravement impactés. On sait, ou on croit savoir, que la Covid-19 proviendrait d’une trop grande promiscuité entre des espèces habituellement distantes les unes des autres, dont l’espèce humaine. Étant donné les conditions auxquelles sont soumis les animaux produits par l’élevage industriel pour leur peau ou leur viande (pensons aux 15 millions de visons euthanasiés au Danemark ou aux élevages de canards récemment victimes de la grippe aviaire en France) ; étant donné par ailleurs le niveau dramatique d’artificialisation des sols, de déforestation, de fragmentation des habitats des animaux sauvages, de pollutions en tout genre qui contraignent les animaux à se déplacer et à entrer en contact les uns avec les autres, voire à entrer en ville sous la forme de viande, de peaux ou de migrants climatiques ou ruraux, il faut s’attendre à des zoonoses en cascade. Nous sommes prévenus. Ces maladies qui franchissent la « barrière d’espèce » sont promises à un bel avenir.

25Avec la pandémie actuelle, on réalise que la longue série des catastrophes qui peuvent surgir est, hormis pour certains observateurs lucides mais pas écoutés à temps, tout à fait inattendue. Les méga-feux que j’ai étudiés dans mon précédent livre, Quand la forêt brûle, sont un phénomène massif et universel qui n’avait pas été prévu. La zoonose actuelle, la Covid-19, ne l’avait pas été non plus. Le rêve de maîtrise et de domination de la nature s’évapore assez vite lorsqu’on comprend qu’en définitive elle est plus forte que nous. La planète Terre nous précède de 4 milliards d’années et n’a rien à craindre de nos agissements. En réalité, ce sont seulement les conditions d’existence de l’espèce humaine que nous hypothéquons gravement. Il provient de cette conscience non pas tant une humilité qu’un changement dans les pratiques de la nature : non plus la dominer ou la détruire, faire sans elle, ni même souhaiter la mettre sous cloche, mais la cultiver afin de subsister et « persévérer dans notre existence », selon une expression du xviie siècle.

26Il n’est donc pas surprenant que, sous la contrainte douloureuse que font peser les confinements, un nombre significatif de gens se tournent, au moins en pensée, vers la nature, la campagne, la petite ville, la bourgade, le village et le lopin de terre. C’est une manière d’agir avec le milieu en comptant sur ses propres forces, sur la pertinence d’un projet personnel, sur l’étude et l’enquête, sur le sens d’une initiative située, sur une certaine indépendance matérielle qui permettrait d’ajuster production et consommation et de recycler les déchets.

27À mon sens, seule la participation active des personnes concernées à des activités structurellement partageables est compatible avec l’écologisation de nos conditions d’existence humaine. Les paysans bio et les néoruraux en recherche d’un mode de vie relativement indépendant sont un exemple parmi de nombreux autres du revirement civilisationnel nécessaire, non seulement pour éviter une aggravation irrémédiable des déséquilibres écologiques, mais aussi pour remettre du sens dans sa vie. Dans chaque domaine – de l’école à la politique des énergies, en passant par l’hôpital, le commerce et la vie politique, bien sûr –, des revirements analogues, qui n’ont rien à voir avec un retour en arrière, sont possibles.

28Mais les actes de résistance, les initiatives nombreuses dans les territoires, sont extrêmement fragmentés et ne semblent pas faire système pour aboutir à un changement de modèle de développement…

29D’une part, la situation évolue rapidement. Par exemple, au niveau de l’État, la « justice environnementale », en faveur de laquelle militent bien des chercheurs depuis une quinzaine d’années, est enfin devenue un concept acceptable et va exercer un pouvoir grandissant, je pense. En tout cas, je l’espère. Le processus de criminalisation des activités destructrices du climat ou de l’environnement semble être engagé et pourrait (devrait) s’accélérer. En juillet dernier, la condamnation du géant Monsanto, producteur du Roundup, en faveur d’un jardinier atteint d’un cancer, M. Johnson, peut être perçue comme un tournant décisif. D’autre part, la quantité de gens qui, à tous les niveaux et à toutes les échelles, y compris des scientifiques, des chercheurs et des journalistes, observent, analysent et commentent ce qui est en train de se passer, imprime à l’opinion une nouvelle direction. Or, comme je l’ai dit, je pense que seul un changement de culture, c’est-à-dire de représentations, de croyances, d’habitudes, d’imaginaire et, bien sûr, de manières de faire concrètes, est à même de conduire aux changements espérés.

30Je ne comprends pas qu’on puisse, en politique, revendiquer de tabler uniquement sur les luttes de pouvoir, les luttes de classe, les luttes de genre, etc., et rejeter les changements culturels du côté de la passivité, du long terme, de l’impensé, de l’inutile ou de l’involontaire.

31Les meilleurs outils de la démocratie sont culturels. Les identifier et les mettre en pratique est un vaste chantier qui en vaut la peine, et dont l’effet assez rapide serait d’incliner à fédérer les actions locales et à les faire se rencontrer d’une manière ou d’une autre. En France, par exemple, s’il est vrai que le gouvernement Macron a réussi à autoriser en octobre dernier le retour partiel des pesticides néonicotinoïdes, interdits depuis 2018, il est vrai aussi que l’ambiance n’était pas au consensus. De nombreuses organisations de la société civile, bien informées, et de larges courants de l’opinion publique ont pris parti et condamné cette autorisation. La transition écologique dépend de l’opinion. Plus celle-ci sera déterminée et éclairée, et plus l’action gouvernementale sera écologique. L’idée de Dewey selon laquelle seule l’auto-organisation d’un public démocratique est à même de consolider le régime politique qu’est la démocratie libérale est indépassable.

32Avec des catastrophes récurrentes telles que les méga-feux, que vous analysez dans Quand la forêt brûle, ne sommes-nous pas entrés aujourd’hui dans l’ère de l’imprévisible et de l’impossibilité de faire face à ces phénomènes naturels toujours plus nombreux ?

33Les méga-feux étaient-ils réellement imprévisibles ? Je pense que s’ils n’ont pas été envisagés, c’est en raison de la compartimentation de nos valeurs et de nos connaissances. L’idée déterministe en science (connaître, c’est connaître par les causes et identifier ce en quoi les phénomènes « obéissent » aux lois) a les mêmes travers que dans les autres domaines. Elle supprime la participation à la racine. Je pense que le biais déterministe qui nous promet le contrôle de toute chose explique en particulier les simplifications auxquelles mène l’éparpillement des disciplines académiques et des pratiques. Se préparer à l’inattendu est précisément ce qui est obéré par le positivisme ambiant. Par exemple, si les physiciens, les éleveurs de chèvres, les anthropologues, les « autochtones », les météorologues, les forestiers ou les paysans s’étaient rencontrés et parlé, le phénomène du méga-feu serait apparu comme possible et sans doute des mesures auraient été prises collégialement. Mais la confiscation du droit de dire ce qu’est la science par une classe d’« experts » explique bien des déséquilibres écologiques dont nous souffrons tous. Il n’y a aucune chance que ce système qui est responsable de l’état catastrophique du monde puisse apporter le remède.

34D’un point de vue plus politique, je dirais que la démocratie est précisément le régime qui fait face à l’imprévisible. C’est sa raison d’être ! Elle a pour vocation de faire place à l’imprévisibilité qui existe en chacun de nous. Aucun être humain – ni d’ailleurs aucun être vivant – n’est entièrement prévisible. L’inattendu, l’imprévu se loge au cœur de la vie (et les atomes ne sont pas en reste !). D’un point de vue anthropocentrique, la question démocratique par excellence est de savoir comment faire place aux nouveaux venus. Il y va de l’éducation, de l’urbanisme, de la pensée des frontières, des sciences ou des arts. Faire place au nouveau suppose que le milieu d’accueil soit à la fois suffisamment flexible et ajustable pour être transformé par des apports inédits, et suffisamment équilibré pour persister dans son existence. Or, cette équation entre changer et durer relève de la vie démocratique, les autres régimes tablant au contraire sur le même et le constant. D’autant qu’il appartient aussi à l’organisation démocratique, y compris celle des « communautés scientifiques », de produire les connaissances communes nécessaires à la sélection des changements souhaitables et à l’évitement des imprévus néfastes. Afin de trouver la juste mesure, des dispositifs collaboratifs et publics qui associent les personnes concernées sont nécessaires. Cela peut être étendu à des situations extrêmement différentes.

35J’ajouterai que la démocratie conçue de cette manière et l’écologie s’appellent l’une l’autre. En effet, un écosystème est un tout dynamique et perpétuellement changeant formé d’organismes et d’environnements ou de milieux, de niches et de corridors, d’interactions et de transactions, etc. Dans un écosystème, chaque être dépend des ressources locales qui conditionnent sa conformation tandis que le milieu est modifié par les activités de chacun. Autrement dit, la nature humaine s’épanouit par l’intermédiaire de la culture de son environnement. C’est aussi ce que l’apparition de ce nouveau régime du feu, le méga-feu, peut nous apprendre. Ce dernier est lié à deux facteurs. Le premier est l’écocide, par lequel la nature destinée à être exploitée et dominée est finalement détruite : sécheresses prolongées, augmentation des températures, invasions d’insectes ou de maladies inconnus jusque-là s’attaquant aux arbres, « vents du diable »… Le second relève plutôt d’un ethnocide, puisqu’il concerne la destruction culturelle voire physique des populations qui, tout en vivant de la forêt, savaient l’entretenir et en prendre soin, gérer la masse de matière sèche ; y faire le ménage, l’aménager tout en la ménageant – je reprends cette expression des peuples aborigènes d’Australie qui parlent de cleaning country pour désigner leurs pratiques de la nature. L’écocide qui consiste à détruire la nature et l’ethnocide qui consiste à supprimer les activités humaines, notamment les feux dirigés, réputés néfastes pour la nature, laquelle devrait être sanctuarisée, sont les deux faces d’une même médaille. L’un et l’autre ruinent les chances de parvenir à l’équilibre dynamique que représente un écosystème. L’un et l’autre adhèrent à une vision dogmatique et unilatérale dans laquelle l’imprévisible n’a pas de place et, par conséquent, ne peut donner lieu à quelque exercice d’anticipation ni être observé ex post facto comme tel.

36Face au désastre, on tâche cependant de prendre la troisième voie : devant des feux absolument inextinguibles par les moyens humains disponibles, si sophistiqués qu’ils soient, on renonce à « combattre » les flammes. En revanche, les autorités tâchent de retrouver les spécialistes de la forêt que sont certains Amérindiens de l’Ouest américain ou les Aborigènes du bush australien, afin d’apprendre d’eux les techniques d’écobuage et d’entretien qu’ils ont mises au point durant des millénaires – environ 60 000 ans, en ce qui concerne les Aborigènes.

37Dans votre dernier ouvrage, Zoocities, vous expliquez pourquoi les animaux sauvages, repoussés par une campagne chaque jour plus hostile, polluée, rognée par l’urbanisation, s’installent de plus en plus dans les villes. Ce retour de la vie sauvage dans les villes, même si ce n’est évidemment pas la seule raison, ne va-t-il pas engendrer le phénomène inverse, un exode urbain massif chez les humains, comparable à l’exode rural du xxe siècle ?

38C’est une possibilité, parfois une tendance avérée. Le spectacle d’animaux sauvages aperçus par la fenêtre de nos appartements a provoqué une très forte impression. Beaucoup de gens ont éprouvé le sentiment de se « reconnecter » à la nature, en même temps qu’une frustration imposée par la vie urbaine. Par contraste, cette dernière a paru contraignante et autocratique, méritant bien le terme de « tyranopolis » dont le biologiste Patrick Geddes l’a affublée au tout début du xxe siècle. On peut donc s’attendre à ce que certains s’installent à la campagne et que d’autres quittent les grandes villes et rejoignent les petites. Il y a un lien entre ces attitudes et l’émerveillement qui a été ressenti. En France, le vote aux élections municipales en faveur de formations politiques qui considèrent sérieusement la transition écologique doit sans doute beaucoup aux canards, aux chevreuils et aux renards battant le macadam dont les vidéos ont fait le tour du monde. Cela étant, il n’y a rien de plus réversible que les sentiments envers les animaux, et envers les étrangers en général. L’émerveillement peut facilement céder le pas à la terreur et à la phobie. Une fois en ville, les animaux semblent souvent dénaturés. Et s’ils « pullulent », les vieux réflexes consistant à tout faire pour les éradiquer reviennent au galop. Nos villes sont encore « épargnées » par les animaux sauvages. Mais sous d’autres latitudes, elles sont envahies, certaines de macaques, de kangourous ou de coyotes, d’autres de hyènes, d’ours ou de ratons laveurs. Dans la mesure où la nature est de plus en plus dénaturée et les villes de plus en plus « verdies » ou écologisées, on peut imaginer un grand retournement. Comme Babar en son temps, les animaux chassés de leur habitat vont trouver dans les villes un refuge. Qu’allons-nous faire alors ? Il est temps de repenser la ville de fond en comble.

39Quand on revendique la prise en considération des animaux et de la nature, comme vous le faites, ne rejoue-t-on pas à rebours la controverse entre nature et culture, entre une nature sauvage qu’il faut maîtriser et une culture destinée à l’émancipation civilisatrice des individus et des sociétés ?

40Oui, c’est exactement ça. C’est l’enjeu du travail que j’ai mené, dans lequel j’oppose ville et cité. Historiquement, la ville est faite contre la nature. C’est la « murée ». Ses remparts la séparent du monde extérieur, et à l’intérieur tout est sous contrôle. La tour de Babel est paradigmatique puisqu’il s’agit de l’élévation d’une forteresse vers les plus hautes sphères de la spiritualité, en vertu d’une entreprise sur laquelle tout le monde s’accorde et agit « comme un seul homme ». Alors Dieu disperse les bâtisseurs et les sépare en leur attribuant des langues différentes. Autant la ville est moniste, autant la cité est au contraire composite et pluraliste. Elle inclut la nature, les jardins et les parcs, les animaux et les potagers. Selon Geddes, elle fait partie d’une région et se connecte à elle. C’est en géographe comme en démocrate et en écologue qu’il faut penser la cité. À l’opposé, pensons à la ville des Oiseaux, cette forme ovoïde suspendue dans les airs dont se moquait Aristophane.

41Et ce qui flotte aussi dans le ciel, c’est la communication virtuelle… Vous vous demandez si cela ne va pas devenir le nouvel opium du peuple. Est-ce le principal héritage de cette période de pandémie et pensez-vous qu’il s’agisse là d’une véritable tendance ? Est-ce que par exemple le fait que le télétravail et la visio-conférence triomphent à ce point peut entraîner leur pérennisation ?

42En tout cas, les injonctions à pérenniser la communication via les technologies de l’information et de la communication sont fortes. Hélas, elles le sont tout particulièrement dans les domaines qui sont les piliers et la raison d’être de l’État démocratique : l’enseignement, la santé et la justice. L’enseignement à distance rend certes service, mais ne remplace évidemment pas un enseignement en face à face. Une médecine sans palpation, sans contact est-elle encore une médecine ? Hippocrate doit se retourner dans sa tombe ! J’ai parlé d’opium du peuple parce qu’il s’agit d’une drogue qui endort les gens et éteint leur vigilance. Par contraste, les grandes décisions qui incombent aux individus les plus puissants, qu’il s’agisse de deals financiers ou d’accords politiques, sont toujours quant à elles prises autour d’une table.

Joëlle Zask en sept publications

2000 : L’Opinion publique et son double ; livre I : L’Opinion sondée ; livre II : John Dewey, philosophe du public (L’Harmattan).
2003 : Art et démocratie. Peuples de l’art (PUF).
2003 : première traduction de John Dewey : Le Public et ses problèmes (Université de Pau/Farrago).
2011 : Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation (Le Bord de l’eau).
2016 : La Démocratie aux champs. Du jardin d’Éden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques (La Découverte).
2019 : Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique (Premier Parallèle), pour lequel elle obtient le prix Pétrarque de l’essai en 2020.
2020 : Zoocities. Des animaux sauvages dans la ville (Premier Parallèle).

Date de mise en ligne : 12/01/2021

https://doi.org/10.3917/nect.012.0021

Notes

  • [1]
    Cf. Caroline Weill, « La “déferlante évangélique” : décryptage de la montée en puissance d’un fondamentalisme chrétien », publié sur le site de ritimo, un réseau qui regroupe en France des lieux et des organisations (centres de documentation, lieux ressources, médias et projets documentaires en ligne…) engagés collectivement dans un projet de mobilisation pour la solidarité internationale.

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