Notes
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[1]
Aykut S.C., Dahan A., 2014. Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Les Presses de SciencesPo, 751 p.
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[2]
Klein N., 2014. This changes everything. Capitalism vs the climate, New York, Simon & Schuster, 566 p. Une traduction en français est désormais disponible : Klein N., 2015. Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Arles, Actes Sud. Dans le présent article, les citations sont des traductions que j’ai réalisées de la version des éditions Simon & Schuster.
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[3]
On sait gré à N. Klein de ne pas avoir consacré de trop nombreuses pages à matraquer les « climatosceptiques » (même si elle ouvre son ouvrage sur eux – il faut dire que, d’après une étude citée par l’auteure, le pourcentage d’États-Uniens croyant que la combustion de combustibles fossiles altère le climat serait passé de 71 % en 2007 à 51 % en 2009, et à 44 % en 2011), ou les défenseurs de la géoingénierie (même si N. Klein leur consacre un chapitre : « 8. Occulter le soleil : la solution à la pollution est… la pollution »).
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[4]
Klein, N., 1999. No logo. Taking aim at the brand bullies, New York, Picador, traduction : Klein N., 2001.Nologo. La tyrannie des marques, Arles, Actes Sud ; Klein N., 2008. The shock doctrine. The rise of disaster capitalism, New York, Picador, traduction : Klein N., 2008. La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Arles, Actes Sud. This changes everything emploie des leviers de « scénarisation » propres à l’enquête journalistique. Cela n’enlève rien au caractère hautement documenté et référencé de l’ouvrage, qui m’autorise à le faire dialoguer avec un ouvrage académique.
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[5]
Voir Hardt M., 2008. La violence du capital, La Revue internationale des livres et des idées, 4, mars-avril.
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[6]
Klein N., 2015. Le capitalisme survivra-t-il à l’urgence écologique ? Entretien radiophonique avec Caroline Broué, France Culture, Émission « La Grande table 2nde partie », 27 avril.
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[7]
Créé en 2007, 350.org se définit comme un groupe de pression et une force de propositions dans la lutte contre le changement climatique. Le chiffre 350 correspond aux 350 parties par million (ppm), définies par certains scientifiques comme le seuil tolérable maximal de concentration moyenne en CO2 dans l’atmosphère en 2100 (les concentrations moyennes en CO2 sont actuellement proches de 400 ppm).
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[8]
Au cours de l’entretien à France Culture déjà évoqué, N. Klein expliquait s’être auparavant « intéressée plus au “droit économique”, au “droit humain”, et avoir quelque peu abandonné la question du changement climatique aux écologistes ». Or, « quand on parle des combustibles fossiles, on parle des fondements même du capitalisme » (Klein N., 2015. op. cit.).
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[9]
Cf. Negt O., 2010, Der politische Mensch. Demokratie als Lebensform, Göttingen, Steidl Verlag. En 2013, S. Aykut et A. Dahan avaient déjà signé un texte sous le titre suivant : Aykut S., Dahan A., 2013. La gouvernance du changement climatique. Anatomie d’un schisme de réalité, in Pestre D. (Ed.), Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte.
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[10]
Afin ne pas dépasser un réchauffement de 2 °C (en 2100), écrit N. Klein, les pays riches devraient réduire leurs émissions à hauteur de 8-10 % par an, dès aujourd’hui, jusqu’en 2050 (p. 21). S. Aykut et A. Dahan optent pour le chiffre mondial de 5 % par an. « C’est énorme, s’empressent-ils d’ajouter, l’ambition affichée est de plus en plus irréaliste et il y a même une hypocrisie croissante à la maintenir et à ne jamais discuter précisément de sa plausibilité et de ses contraintes ». (p. 439)
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[11]
Cf. Damian M., 2012. Repenser l’économie du changement climatique, Économie appliquée, LXV, 2, 9-46.
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[12]
Prins G., Galiana I., Green C., Grundmann R., Korhola A., Laird F., Nordhaus T., Pielke R. Jr, Rayner S., Sarewitz D., Shellenberger M., Stehr N., Tezuko H., 2010. The Hartwell paper : a new direction for climate policy after the crash of 2009. Research paper, Institute for Science, Innovation and Society, University of Oxford / LSE MacKinder Programme for the Study of Long-Wave Events, London School of Economics and Political Science, London.
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[13]
Aykut S., Dahan A., 2015. Il faut cesser de séparer le climat du monde réel. Propos recueillis par Stéphane Foucart, Le Monde, 17 février, http://www.lemonde.fr/climat/article/2015/02/17/il-faut-cesser-de-separer-le-climat-du-monde-reel_4578024_1652612.html
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[14]
Cf. Falkner R., Stephan H., Vogler J., 2010. International climate policy after Copenhagen : towards a “building blocks” approach, Global Policy, 1, 3, 252-262.
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[15]
Lire, par exemple, Damian M., 2014. La politique climatique change enfin de paradigme, Économie appliquée, LXVII, 1, 37-72, et Pottier A., 2014. L’économie dans l’impasse climatique. Développement matériel, théorie immatérielle et utopie auto-stabilisatrice. Thèse de doctorat en économie de l’environnement, Paris, EHESS.
-
[16]
Mitchell, T., 2011. Carbon democracy. Political power in the age of oil, New York, Verso.
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[17]
Cf. Ostrom E., 1990. Governing the commons, Cambridge, Cambridge University Press.
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[18]
Dans ce mouvement Blockadia, on peut également inclure la lutte contre la construction d’infrastructures « inutiles » (aéroports, autoroutes, etc.). Blockadia et Alternatiba (dynamique citoyenne de mise en lumière et de renforcement des expériences alternatives à nos modèles de production et de consommation) incarneraient « un virage éco-territorial des luttes sociales » (Combes M., 2014. Blockadia et Alternatiba, les deux piliers de la justice climatique, https://france.attac.org/IMG/pdf/climat_-_faire_de_paris_un_seatlle_des_fausses_solutions_vfin_mis_en_page.pdf).
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[19]
Cette opinion est traditionnellement partagée par l’immense majorité des défenseurs de l’environnement. Le géochimiste James Lovelock, père de l’hypothèse Gaia, a pourtant déclaré : « J’ai le sentiment que le changement climatique pourrait être un problème aussi grave que la guerre. Il se pourrait qu’il soit nécessaire de mettre la démocratie en suspens pour quelque temps. » (Hickman L., 2010. James Lovelock : “Humans are too stupid to prevent climate change”, The Guardian, 29 March, http://www.theguardian.com/science/2010/mar/29/james-lovelock-climate-change).
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[20]
Jasanoff S., 2010. A new climate for society, Theory, Culture & Society, 27, 233-253.
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[21]
Beck U., 2010. Climate for change, or how to create a green modernity ?, Theory, Culture & Society, 27, 254-266.
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[22]
Espagne E., Hourcade J.-C., Perrissin Fabert B., 2015. La finance au secours du climat ? La Nature entre prix et valeur, Natures Sciences Sociétés, 23, Suppl., S117-S121.
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[23]
On pourrait par exemple imaginer un « tribunal climatique », ou quelque autre organe juridique apte à faire pression sur les États pour manquement à la justice climatique, sur le modèle de ce qui existe en économie, avec l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC. En 2015, la cour du district de La Haye a donné gain de cause à l’ONG Urgenda dans un procès l’opposant à l’État néerlandais, en jugeant coupable l’immobilisme de ce dernier en matière de lutte contre le changement climatique.
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[24]
On comprend que l’exemplarité de certaines communautés ou de certains territoires puisse être décisive. Toutefois, est-il certain que tous les signaux d’exemplarité envoyés aujourd’hui soient les bons – que penser de l’engouement des pouvoirs publics pour les « écoquartiers », par exemple ?
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[25]
Hervé Kempf, « âme sœur » française de N. Klein, a adopté ce spectre d’analyse (qui a bien sûr ses limites). Il a insisté, non seulement sur la confiscation et l’usage spécifique du capital par une oligarchie mondiale, mais également sur la diffusion mimétique des modes de vie « non durables » des classes les plus argentées vers les classes moyennes et populaires, et des pays les plus riches vers les pays en développement (Kempf H., 2007. Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil).
1Publiés en 2014, les deux livres que je propose de mettre en regard conservent leur pleine actualité éditoriale au lendemain de la vingt-et-unième Conférence des parties (COP) de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP 21, Paris, 30 novembre-15 décembre 2015).
2Le premier est un ouvrage académique. Coécrit par le politiste et sociologue des sciences Stefan Aykut et l’historienne des sciences Amy Dahan, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales [1] se veut d’abord une mosaïque des travaux qu’ils ont effectués au cours des dix dernières années. L’examen porte principalement sur les tendances lourdes observées dans les rapports d’expertise internationaux (du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [GIEC], notamment) et dans le cadre des COP. Ces orientations sont mises en perspective avec les réalisations effectives des politiques climatiques nationales, principalement celles de la France (d’où écrivent les auteurs), de l’Allemagne et des États-Unis. Tout en ayant construit leur ouvrage sur une base principalement descriptive, et non prospective, S. Aykut et A. Dahan visent explicitement à « repolitiser » la question du changement climatique. La décrivant à la fois comme « un problème scientifique, politique et de civilisation », les auteurs entendent contribuer à la « désenclaver » pour la « réinscrire dans un cadre plus large ». (p. 15-17)
3Le second ouvrage est un essai de la journaliste et essayiste Naomi Klein, dont les sympathies pour le mouvement altermondialiste sont connues. This changes everything. Capitalism vs the climate [2] se présente à la fois comme un retour d’expérience de la Canadienne sur différents terrains (mobilisations citoyennes contre des projets de forage d’extraction de combustibles fossiles, acte de désolidarisation d’universités états-uniennes vis-à-vis des industries extractives, conférences de climatologues alarmistes, de « climatosceptiques » ou de zélateurs de la géoingénierie, etc.), comme un bilan des politiques climatiques menées depuis vingt ans (principalement en Amérique du Nord), et comme une boîte à outils de décarbonisation de notre civilisation [3].
4This changes everything succède à deux best-sellers de N. Klein : No logo. Taking aim at the brand bullies (1999), et The shock doctrine. The rise of disaster capitalism (2008) [4]. Dans This changes everything, N. Klein prolonge les analyses de The shock doctrine, en se focalisant cette fois-ci sur le changement climatique.
« Comme je l’explique dans mon essai The shock doctrine, écrit-elle, au cours de ces quarante dernières années, les milieux d’affaires ont systématiquement tiré parti [des] divers types de crises [(chocs extrêmes découlant de l’effondrement des économies (crise financiaro-économique asiatique « post-1997 »), catastrophes naturelles (cyclone Katrina, tsunami dans l’océan Indien en 2004), attentats terroristes et guerres)] pour imposer des politiques destinées à enrichir une petite minorité : déréglementations, réduction des dépenses sociales, privatisations à grande échelle… Les crises ont aussi servi à justifier de graves atteintes aux libertés civiles et d’épouvantables violations des droits de l’homme. De nombreux signes laissent entrevoir que la crise du climat menace de ne pas faire exception à la règle : au lieu d’inspirer des politiques par lesquelles on pourra prévenir un réchauffement désastreux et protéger les populations d’inévitables catastrophes, cette crise pourrait à son tour être utilisée pour allouer encore plus de ressources aux “1 %” [de très riches, qui possèdent depuis peu un capital supérieur au reste de l’humanité] ».
6Ainsi, comme The shock doctrine, This changes everything s’inscrit dans la « longue tradition théorique établissant un lien intime entre capital et violence » (Michael Hardt [5]). Par contre, cette fois-ci, précise N. Klein, il s’agit, non plus simplement de dénoncer le « capitalisme du désastre » (sans oublier d’égratigner « la gauche extractiviste »), mais d’imaginer un « collectivisme du désastre », qui transformerait le choc environnemental subi en « choc positif [6] ».
Des constats d’aveuglement
7Les auteurs des deux livres dressent un bilan qu’ils présentent comme définitif : le processus onusien de négociation sur le climat tel qu’il a dominé jusqu’à présent est à bout de souffle, et a accouché d’une souris. Ils reconnaissent également que la morosité actuelle se trouve légitimée par le contexte de « crise économique », dans lequel la quête du point de croissance est plus impérieuse que jamais, et où les aides publiques dévolues à la transition énergétique demeurent modiques.
8N. Klein veut à tout prix éviter de reconduire l’« astronaut’s eye worldview », un point de vue qui nous montre « une planète » mais nous éloigne de « la Terre », nous abstrait des contraintes et forces politiques en présence – en général, au moyen de récits « surplombants » et incantatoires, qui détournent des questions qui fâchent, qui clivent. En outre, l’essayiste ne polarise pas l’attention sur les négociations internationales. Elle entend faire la part belle à l’action militante.
9N. Klein place deux types d’acteurs au centre de ses récits. D’une part, ceux qui ont feint et continuent de feindre de ne pas voir le risque climatique. Au premier rang desquels, les plus ardents défenseurs du capitalisme, les « fondamentalistes du libre marché », ou autres « 1 % » – c’est-à-dire, en somme, les oligarques regroupés en « corporations » que N. Klein pourfendait déjà dans The shock doctrine. Ceux-ci entendent – et ils y parviennent plutôt efficacement, il faut le reconnaître – faire cohabiter leur prospérité croissante avec la privatisation de la richesse publique, la dérégulation de l’activité économique et du droit du travail, les coupes dans les dépenses de l’État-providence et planificateur. Dans le cas du changement climatique, cette lutte idéologique passe notamment, nous l’aurons compris, par des discours lénifiants au sujet des impacts du changement climatique sur les sociétés et au sujet de l’augmentation des dépenses publiques qu’ils vont nécessairement induire (en « adaptation » comme en « réparation »), mais aussi par des discours rendant indissociables croissance forte et transition énergétique.
10D’autre part, N. Klein propose un récit de l’action de la société civile, centrée sur le mouvement écologiste états-unien. Elle qui est membre du conseil d’administration de l’ONG internationale 350.org [7] se révèle très critique vis-à-vis de la majorité des grandes organisations environnementales, les Big green groups. Elle dénonce « la désastreuse fusion du Big business et du Big green » – cf. la nature des donations perçues et des partenariats contractés, les individus qui transitent d’une sphère à l’autre, les investissements que certains Big greens réalisent plus ou moins directement dans l’industrie fossile (p. 191-229). N. Klein revient, en particulier, sur un péché originel : le soutien de certaines Big greens à l’ALENA, l’Accord de libre-échange nord-américain signé en 1993. Les Big greens, précise N. Klein, avaient même créé « leur propre organisation pro-ALENA, l’Environmental Coalition for NAFTA » – qui incluait la National Wildlife Federation et le World Wildlife Fund (à l’inverse, Greenpeace, Friends of the Earth, le Sierra Club et de nombreuses petites organisations environnementalistes s’étaient alors opposés au projet). Or, conjecture l’auteure, « si le mouvement écologiste n’avait pas été aussi accommodant, l’ALENA aurait pu être bloqué, ou renégocié [en vue de] bâtir une nouvelle architecture d’échanges qui n’aurait pas saboté activement le fragile consensus sur le changement climatique global ». En tout cas, la logique de mondialisation accélérée qu’a encouragée l’ALENA rentre en conflit avec les moyens les plus disponibles et les plus justes socialement que nous connaissons : « relocaliser nos économies, et réfléchir à ce que nous achetons et comment, et où ceci est produit (pour reprendre les mots de Ilana Solomon, de l’ONG Sierra Club) ». (p. 83-86)
11N. Klein ne se dispense pas de réaliser une brève autocritique de son parcours. Elle admet n’être venue à « s’engager vigoureusement » dans le mouvement de lutte contre le changement climatique que tardivement, et « en partie parce qu’[elle a alors] réalisé que ce combat pouvait être un catalyseur pour une justice sociale et économique en laquelle [elle] croyait [8] ». (p. 58-59)
12De leur côté, S. Aykut et A. Dahan analysent l’échec de la gouvernance du climat à partir de leur étude spécifique sur la nature du cadrage de la problématique climatique et sur le déroulement des négociations internationales au sein des COP. Comme This changes everything, Gouverner le climat ? se veut d’abord un retour critique sur l’insertion de multiples acteurs dans le processus de gouvernance climatique mondiale et dans la masse de discours qu’il a générés. Mais, S. Aykut et A. Dahan ont choisi de mettre des acteurs différents au cœur de leur récit : les participants des COP, les climatologues et les gouvernements nationaux.
13Les auteurs de Gouverner le climat ? reconnaissent que le processus de négociation internationale sur le climat a permis de donner une visibilité médiatique large à la question climatique. En revanche, dès le premier chapitre, ils contestent la pertinence du cadrage qui a jusqu’à présent prévalu : un cadrage qui postule que « des institutions globales » seraient les plus capables de surmonter les égoïsmes nationaux et donc de traiter le problème climatique (p. 45-52). Les chapitres 2-7 se déploient ensuite suivant une logique plutôt chronologique, en fonction de l’apparition des objets étudiés : la construction d’un « régime climatique onusien » reposant sur « trois piliers » (des expertises et politiques « séparées, mais étroitement liées » ; un « partage du fardeau » à l’international, avec « un calendrier de réductions échelonnées » ; « une distinction claire entre pays industrialisés et pays en développement ») ; les négociations du protocole de Kyoto, le retrait des États-Unis et le leadership européen ; « la nouvelle géopolitique du climat », multipolaire, qui s’affermit dans les années 2000.
14Enfin, « le choc » de la COP de Copenhague (fin 2009) entérine l’échec des négociations internationales, inaptes à convaincre les principaux pays pollueurs de réduire drastiquement leurs émissions de CO2. S. Aykut et A. Dahan font alors franchir un palier qualitatif à leur analyse. D’après eux, non seulement l’échec s’est produit et semble irréversible, mais il était presque inévitable dès le tournant des années 2000 (voire dès les années 1990, du fait du triomphe du néolibéralisme-conservatisme aux États-Unis). La « prise en main efficace et commune du climat de la planète, écrivent-ils, était en grande partie une autofiction », qui a fini par se heurter brutalement « à des événements, plus ou moins éloignés du processus climatique – guerres américaines en Irak, crise financière de 2008 », etc. (p. 399-406)
15S. Aykut et A. Dahan introduisent alors le concept de « schisme avec le réel » (ou « schisme de réalité ») pour désigner le hiatus qui a selon eux longtemps prévalu au sein du régime climatique entre « les réalités du monde » (c’est-à-dire « ce qui se passe ») et « ce qu’on déclare vouloir faire et réglementer ». Ils expliquent que la notion de « schisme avec le réel » leur a été soufflée par le politologue allemand Oskar Negt. Celui-ci parlait de « Wirklichkeitsspaltung », littéralement « scission de la réalité », terme qu’il avait emprunté à la psychologie. Il cherchait à décrire « analytiquement les signes précurseurs des grandes crises constitutionnelles et politiques, masqués par la continuité apparente du processus démocratique [9] ». De la même manière, on pourrait sans doute décrire un « schisme » entre, d’une part, les règles de civilité et de bienséance qui président aux pourparlers dans les arènes de négociations internationales sur le climat, et, d’autre part, une autre légitimité qui l’emporte : celle, intéressée pour ne pas dire cynique, de la Realpolitik et de l’industrie extractive. C’est grosso modo la situation que décrit N. Klein.
16A. Dahan et S. Aykut, pour leur part, pointent du doigt deux autres hiatus dans les négociations internationales (tout en rappelant que le schisme avec le réel « existe aussi à l’échelle locale, à l’échelle d’un pays, [comme] cela s’est manifesté, en France, pendant le débat sur la transition énergétique en 2013 et les fiascos successifs de l’écotaxe » [p. 415]). D’abord, écrivent-ils, les constats « de plus en plus alarmistes » du GIEC et la prolifération de métriques « globales » dans les arènes climatiques (« température moyenne du globe » à limiter à « +2 °C », « concentration en CO2 dans l’atmosphère », « budgets carbone », « émissions négatives » à réaliser) ont « contribu[é] à accentuer l’impératif d’une action centralisée globale », qui est à la fois peu réaliste et trop « abstraite » pour mobiliser politiquement. Ensuite, la gouvernance onusienne et multilatérale a, petit à petit, ressemblé de plus en plus à « une fabrique de la lenteur », qui contraste avec les concomitantes « accélérations » de l’économie mondiale, en particulier « la globalisation économique et financière des années 1990 », « la croissance chinoise et la nouvelle multipolarité du monde » et « les bouleversements en cours du paysage énergétique ». Cette transformation du paysage énergétique mondial est complexe, et bien présomptueux celui qui prétend en deviner les lignes futures. Certaines transformations récentes sont néfastes ou bénéfiques pour le climat de manière directe ; d’autres le sont par effet rebond. S. Aykut et A. Dahan mettent l’accent sur trois événements récents : l’accident de Fukushima (2011) ; l’exploitation massive de gaz de schiste aux États-Unis (avec comme conséquence la baisse du prix du baril de pétrole, un report substantiel du charbon vers le gaz dans le secteur énergétique américain, et la relance des exportations de charbon états-unien sur le marché mondial, à un prix beaucoup moins élevé) ; la croissance spectaculaire des renouvelables. (p. 400-415)
17Les trois accélérations conjointes de l’économie mondiale, de la « multipolarisation » et des mutations du secteur énergétique ont déposé sur place les acteurs, empêtrés dans trois « illusions ». D’abord, « la fiction du “tous ensemble” », c’est-à-dire d’un consensus autour d’un cadre d’action internationale concertée et contrôlée. Ensuite, le mirage d’une gouvernance climatique « façonnée à l’image de celle de l’ozone, avec des objectifs chiffrés de réduction des émissions et un calendrier échelonné » – un cadrage qui « s’est toujours heurté aux blocages géopolitiques des grandes puissances (États-Unis, grands émergents) », alors qu’au fil des ans, les objectifs fixés se présentaient comme toujours moins accessibles [10]. Enfin, le troisième fantôme est la possibilité de « mener une “grande transformation” écologique en catimini », en reconduisant « la grille de l’économie néoclassique, qui a abandonné toute idée de régulation par les normes, par des standards et par une politique industrielle explicite, en faveur d’une coordination invisible des acteurs économiques par les prix et par voie de marchés de permis négociables [11] ». Ces trois méprises, précisent les auteurs de Gouverner le climat ?, sont intimement liées à notre usage des savoirs scientifiques : le réductionnisme (une comptabilité carbone qui dématérialise et dépolitise) ; des temporalités d’action définies a priori, en fonction de limites établies par les scientifiques ; le cadrage global (la réponse devrait être cohérente à l’échelle globale sous prétexte qu’un changement climatique global est en cours). (p. 415-437)
18Quels sont les acteurs concernés par ce « schisme de réalité », acteurs qui se seraient inconsciemment éloignés des forces politiques en présence sur lesquels ils auraient pu s’appuyer ? S. Aykut et A. Dahan en identifient clairement deux. D’abord, les acteurs qui ont pris part de manière assidue et enthousiaste aux grand-messes onusiennes sur le climat. Les auteurs écrivent : il est justifié de faire « la critique de la trop grande proximité entre science et solutions politiques (inscrite dans le cadrage du régime climatique) […] Cette proximité est inhérente au processus onusien qui tend vers des consensus généraux et vagues, sans ouvrir la boîte noire des questions qui fâchent. Le piège de cette fusion apparente entre science et politique s’est refermé [sur les négociateurs des États qui ont cherché à mobiliser en faveur de réductions d’émissions de gaz à effet de serre importantes, sur les scientifiques, et] également sur les ONG et d’autres acteurs de la société civile, participants des arènes climatiques » (p. 429)… Lesdits acteurs ne se reconnaîtront sans doute pas tous dans ce portrait, mais S. Aykut et A. Dahan apportent de l’eau à leur moulin dans les chapitres 6 et 7 de leur livre. Plus généralement, ils dressent un riche bilan des « causes profondes de l’incapacité à mettre en œuvre des solutions efficaces » au changement climatique, causes qui sont à rechercher aussi bien « à l’extérieur » qu’« à l’intérieur » du « processus de gouvernance onusienne » (p. 401).
19Néanmoins, je n’en juge pas moins les expressions « schisme avec le réel » et « schisme de réalité » malheureuses. Sont-elles appropriées pour décrire l’attitude d’acteurs « pro-réglementations » pris dans un rapport de force politique qu’ils cherchent nécessairement à tordre, à coup de wishful thinking, de storytelling, de déclarations d’exemplarité ? Quant aux États, multinationales et électeurs opposés à des réglementations visant à réduire de manière ambitieuse les émissions de gaz à effet de serre, seraient-ils pour leur part « en phase avec le réel » ? Les acteurs qui ont soutenu l’interdiction totale et mondiale des composés destructeurs de la couche d’ozone (cf. le protocole de Montréal signé en 1987) étaient-ils « en adéquation avec le réel » sous prétexte qu’ils étaient dans le camp des vainqueurs ?
20Pour finir, les auteurs de Gouverner le climat ? dressent un dernier constat d’aveuglement : ils reconnaissent que, non seulement « les politiques responsables dans la gouvernance », « les ONG » et « les scientifiques » « ont été, à un moment ou à un autre et dans une mesure variable, partie prenante du schisme mentionné », mais également « les observateurs académiques et les analystes du processus, y compris [eux-mêmes] » (p. 401). Ces derniers n’auraient-ils pas dû, par conséquent, consacrer de longues analyses critiques aux travaux des chercheurs en sciences humaines et sociales sur le régime climatique depuis une vingtaine d’années ? Il est incontestable qu’une partie importante d’entre eux a nié la « régression durable [et assez générale] de la question environnementale sur l’agenda politique international » à partir des années 1990 (p. 399) et/ou a donné naïvement sa caution morale au processus onusien de négociation climatique, alors que d’autres, parallèlement, se sont précocement désolidarisés de « l’approche Kyoto » – par exemple, des géographes tels que David Demeritt et Mike Hulme, ou encore les auteurs du retentissant Hartwell Paper de 2010 [12] (p. 420-429). Le travail historiographique initié par S. Aykut et A. Dahan dans leur chapitre 8 démontre en tout cas l’intérêt qu’il y aurait à le pousser plus avant.
Quelle stratégie pour sortir de l’ornière ?
21Le constat principal de Gouverner le climat ? n’est guère différent de celui de This changes everything. Dans un entretien accordé au Monde en février 2015, S. Aykut déclarait ainsi :
« Jusqu’à présent, la gouvernance climatique n’a pas eu de prise réelle sur les causes profondes du problème climatique. Le réchauffement est le résultat d’une certaine forme de mondialisation et de libéralisation de l’économie qui s’est imposée dans les années 1980 et 1990, déterminant aussi la trajectoire des pays en développement. La question n’est donc pas de définir des limites d’émission en alignant des chiffres abstraits comme la limite des 2 °C. Mais plutôt d’essayer de penser et de définir une économie mondialisée et un mode de développement qui seraient sobres en carbone. Or, l’organisation de l’économie mondiale se joue dans des arènes comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) où il n’est pas question de climat… Aujourd’hui, par exemple, il n’est pas possible de prendre des mesures protectionnistes pour des raisons climatiques. Autre exemple : alors qu’on parle aujourd’hui de ce qui sera décidé à la conférence de Paris en décembre 2015, on discute parallèlement du traité transatlantique de libre-échange, qui ne se préoccupe pas du climat mais qui déterminera une part du réchauffement pour le siècle à venir ! » [13]
23En fait, le principal clivage entre les auteurs des deux livres se trouve dans la confiance qu’ils accordent aux pouvoirs exécutifs nationaux. Celle-ci est moindre du côté de N. Klein, qui décrit une situation où la société civile devra encore batailler ferme avant que les États ne s’attaquent sérieusement à la question climatique. Il faut voir dans l’attitude de la Canadienne autant un pessimisme inhérent à la situation nord-américaine qu’une rhétorique militante. Dans sa conclusion intitulée « The leap years : just enough time for impossible », l’essayiste proclame que « seuls des mouvements sociaux de masse peuvent encore nous sauver ». (p. 450)
24Sur quelles dynamiques les auteurs de This changes everything et Gouverner le climat ? comptent-ils pour enclencher une phase vertueuse de lutte contre le changement climatique et ses effets ?
25S. Aykut et A. Dahan regroupent leurs propositions sous quatre thématiques. Premièrement, il faut, disent-ils, « re-politiser les enjeux ». Les acteurs et les sciences sociales doivent désormais « refuser de participer à […] un simulacre d’action que nous savons pertinemment voué à l’échec […], y compris en critiquant des politiques purement symboliques, précisément parce qu’une telle notion implique qu’il y ait des politiques authentiques. » Ils ne doivent plus éluder les questions les plus difficiles : « le souci environnemental que nos sociétés industrialisées devenues “réflexives” affichent » ne rentre-t-il pas en contradiction profonde avec « la défense acharnée de [nos] modes de vie et du capitalisme consumériste qui sous-tend ces derniers », ainsi qu’avec la plupart des grands récits de la Modernité ? ; la société du risque d’Ulrich Beck n’a-t-elle pas été largement « réinterprétée et pervertie en une “société des opportunités” » ? ; une « écologie de la peur » ne tend-elle pas à faire disparaître « les conflits sur des valeurs et la concurrence entre des visions du monde, éléments constitutifs et essentiels de la chose politique » ? En outre, ajoutent les auteurs de Gouverner le climat ?, « si notre souci est de protéger les populations pauvres des impacts du changement climatique, il vaut mieux commencer par réduire les vulnérabilités de manière directe, par des aides et en régulant autrement une mondialisation qui paupérise une partie du globe, fragilise des populations entières et ébranle des structures sociales qui constituent la première protection contre les aléas naturels. »
26Pour obtenir des résultats, poursuivent S. Aykut et A. Dahan, il faudrait, plus spécifiquement, « désenclaver le climat », c’est-à-dire le sortir « de l’enclavement dans lequel il est tenu séparé des autres régimes internationaux qui font la mondialisation contemporaine », dont les plus importants sont « celui de l’énergie », « celui du développement » et « celui du commerce international ». Ce point est évidemment décisif… même si, bien sûr, une telle position ne peut être pleinement assumée, dans la mesure où, par définition, la problématique climatique s’est, comme toute problématique, construite partiellement de manière à devenir indépendante des autres, avec ses attributs propres (à ce propos, elle n’a pas à rougir de tous).
27Troisième urgence : « changer d’échelles ». Il est temps de « reterritorialiser le climat, et ce à une double fin : augmenter l’intelligibilité de la question climatique, rendue incompréhensible et opaque par le cadrage excessivement global et technique qui prévaut aujourd’hui, et créer des alliances capables de lancer une dynamique, d’insuffler un changement de paradigme et de soutenir des négociations internationales qui restent, elles, nécessaires. » En fait, affirment S. Aykut et A. Dahan, « pour l’avenir à court et à moyen terme, et contrairement à ce qu’on avait pu penser durant les années 1990, l’essentiel réside paradoxalement dans ce qui se passera dans chaque pays et non dans les objectifs assignés dans une approche top-down. » Dès lors, S. Aykut et A. Dahan se réjouissent d’observer l’apparition de « niveaux intermédiaires » « entre celui de la gouvernance onusienne et le niveau national ». Ils citent « des coopérations régionales ou “clubs” » entre pays comme la Climate and Clean Air Coalition ou la Swedish American Green Alliance (SAGA), mais aussi l’accord sino-états-unien de juillet 2013 sur la réduction des émissions et la coopération dans la recherche énergétique. Ils reconnaissent toutefois que « la solution » ne pourra pas venir uniquement de ce « minilatéralisme » [14] : « surtout si elles demeurent limitées », ces coopérations interétatiques seront très insuffisantes, à la fois « en termes géographiques » et « en termes d’engagements » (p. 460).
28Quatrième et dernier levier : « rematérialiser l’économie ». Qu’est-ce à dire ? Il faut dépasser le cadre de « l’école économique dominante, l’économie néoclassique », qui a présidé à la réorientation de l’économie mondiale à partir des années 1980. En ce qui concerne la gestion des pollutions, elle s’appuie notamment sur la thèse de William Montgomery, qui veut que « sous des conditions de concurrence parfaite, l’approche par un marché de permis ferait converger le prix de l’abattement des pollutions vers un équilibre idéal, qui serait moins coûteux que l’imposition par l’administration d’un prix forcément imparfait. » Or, « ce paradigme d’une coordination par les prix » ne fait bien sûr pas l’unanimité, en particulier en ce qui concerne la réduction des émissions de CO2. La « vision d’agents économiques prenant des décisions fondées sur un calcul à la marge (coûts marginaux de telle ou telle activité) et d’un marché comme système parfait de coordination décentralisé [est oublieuse] des flux matériels, des questions de production, de technologie et de ressources énergétiques qui constituent, de fait, l’économie mondiale »… ainsi que les leviers les plus efficaces pour jouer sur les volumes d’émission de gaz à effet de serre. Pour construire leur section « matérialiser l’économie », S. Aykut et A. Dahan s’appuient sur les travaux de Michel Damian et d’Antonin Pottier [15]. Ils invoquent ensuite le célèbre ouvrage de Timothy Mitchell, Carbon democracy [16], dans lequel l’universitaire britannique établit le lien entre le recours croissant, dans l’après-guerre, au pétrole bon marché venant du Moyen-Orient, la création d’un ordre financier mondial nouveau, et le fait de penser l’économie comme une entité autonome, indépendante du monde social. Ajoutons que la notion de « matérialité » apparaît aujourd’hui, avec des acceptions très diverses, dans les comptabilités des flux de matière réalisées dans le champ de l’histoire-monde, dans les études sur les infrastructures urbaines, etc. (p. 440-472)
29Voici pour les quatre principes que S. Aykut et A. Dahan proposent afin de dépasser le « schisme de réalité ». Ils insistent, en particulier, sur les « co-bénéfices » d’une action de réduction des émissions de gaz à effet de serre (lutte contre les pollutions, économies d’énergie), et surtout sur le caractère d’exemple que pourraient revêtir certaines actions afin de bâtir une confiance dans les programmes intégrant la composante climat, une confiance qui se diffuserait ensuite « du bas vers le haut » [17]. Enfin, ils appellent de leur vœu « une Europe de l’énergie ». (p. 454-455)
30Dans le contexte actuel, afin d’initier la double dynamique de « décentralisation » et de « planification » qu’elle souhaite, N. Klein préfère placer ses espoirs de préservation des « communs » « atmosphère » et « climat » dans les associations citoyennes et les administrations publiques locales et régionales (et, elle parle volontiers de « re-municipalisation », de « re-communautarisation »). (p. 128-136 et 96)
31Plus généralement, N. Klein table sur une double mobilisation. Premier mouvement : résister aux extracteurs. N. Klein regroupe les territoires de mobilisation anti-extractiviste sous le nom « Blockadia » (traduisible en « Blocadie »), qu’elle définit « non comme une localité sur une carte, mais comme une région mouvante de conflit transnational, qui surgit avec une fréquence et une intensité croissantes partout où sont discutés des projets d’extraction – mines à ciel ouvert, puits de gaz de schiste, oléoducs destinés à acheminer le pétrole des sables bitumineux. » [18] Idéalement, « le “no new fossil frontiers” principle qui motive ces campagnes de mobilisation intègre[rait à terme] le droit international ». (p. 294-295)
32Second double mouvement encouragé par N. Klein : « to divest » (littéralement, « se défaire de [ses actions] ») / « to (re)invest » (« (ré)investir »). La campagne de désinvestissement repose sur l’argument suivant : « quiconque possède des notions arithmétiques de base, écrit N. Klein, peut quantifier les réserves dont dispose l’industrie des combustibles fossiles, y soustraire la quantité d’émissions à ne pas dépasser pour respecter l’objectif des 2 °C, et conclure que l’industrie de l’extraction a la ferme intention d’amener la planète au-delà du point d’ébullition [… Par conséquent,] toute institution qui prétend servir les intérêts de la population a la responsabilité morale de renoncer aux détestables profits » de l’industrie fossile. Et l’essayiste de citer les actes de désinvestissement d’universités, d’organisations religieuses et d’administrations municipales nord-américaines. Ailleurs, elle fait la publicité « d’investissements », cette fois-ci : investissements dans les énergies renouvelables, investissements « socialement responsables » (coopératives locales, initiatives à but non lucratif). (p. 353-358 et 401-407)
33« En fait, précise l’auteure de This changes everything, la plus grande force du désinvestissement n’est pas de nuire à court terme aux finances de Shell et de Chevron, mais d’éroder la légitimité sociale des industries de combustibles fossiles, et de faire pression sur la classe politique afin qu’elle introduise des réductions d’émissions systématiques ». Ainsi, chez N. Klein, l’atteinte d’un horizon décarboné passe également par une action ambitieuse des États. Mais, cette action est différée, conditionnée par une mobilisation citoyenne de masse. (p. 402-403)
Quelques suggestions
34S’ils proposent peu d’analyses nouvelles, Gouverner le climat ? et This changes everything offrent par contre à eux deux un panorama très complet des événements qui ont marqué les politiques climatiques en Amérique du Nord, en Europe et dans les arènes de négociation onusiennes depuis le début des années 1990. Ils se rejoignent sur de nombreux constats : il convient de dépasser un cadrage centré uniquement sur les gros pollueurs, pour débattre du changement climatique en lien avec le prix de l’énergie, la pollution atmosphérique, la justice sociale, la résilience climatique des territoires, etc. ; il n’existe pas de technologie miracle ; il faut relocaliser les contraintes liées au dépassement du modèle extractiviste ; il est devenu nécessaire d’orienter fermement le prix du carbone ; etc. Ils pensent, en outre, que la résolution de la crise climatique passe par un sursaut démocratique [19]. Aucun ne croit (plus ?) au Grand soir diplomatique du climat.
35Reste que le choix des acteurs correspond à des analyses et stratégies contrastées. S. Aykut et A. Dahan mettent au centre de leur livre la question suivante : comment sortir le climat « de l’enclavement dans lequel il est tenu séparé des autres régimes internationaux qui font la mondialisation contemporaine » – « l’énergie », le « développement » et le « commerce international » ? (p. 440) Ils y répondent, parfois, en appelant à une « reterritorialisation » du climat, par un double mouvement de « localisation » des savoirs climatiques (cf. Sheila Jasanoff [20]) et de mobilisation des « solidarités cosmopolites » (cf. Ulrich Beck [21]), en vue d’« augmenter l’intelligibilité de la question climatique, rendue incompréhensible et opaque par le cadrage excessivement global et technique qui prévaut aujourd’hui », et afin de « créer des alliances capables de lancer une dynamique, d’insuffler un changement de paradigme et de soutenir des négociations internationales qui restent, elles, nécessaires. » (p. 460) Mais, ils y répondent également parfois en faisant des propositions visant à « mettre les questions d’énergie au centre des débats » diplomatiques hors régime climatique, à « repenser le développement » à l’échelle planétaire, à réformer les règles du commerce mondial… (p. 472-496)
36Un doute me vient alors : ne passe-t-on pas d’une fiction à une autre ? Lorsqu’on met l’accent spécifiquement sur « les autres régimes internationaux qui font la mondialisation contemporaine (c’est moi qui souligne) », ne retombe-t-on pas dans l’injonction à privilégier quelque issue globale et technocratique ? En tout cas, l’ouvrage laisse pendante la question de la pertinence des différents mécanismes de gouvernance internationale disponibles – les taxes sur le transport et le commerce international, le name and shame, les embargos économiques, les compensations carbone (forêts…) ou financières, les mécanismes financiers, etc.
37Aussi, le lecteur ne s’interdira pas d’aller chercher des réponses du côté des économistes. Qu’il recherche des réflexions sur les écueils économiques auxquels se heurtent les négociations internationales sur le changement climatique, sur les mécanismes économiques de transition énergétique, ou sur la finance carbone, il pourra par exemple s’abreuver aux écrits de Jean-Charles Hourcade (qui ne manque jamais de rappeler que, « paradoxalement », la finance est presque absente du régime climatique) et de ses collègues du Cired (sources que A. Dahan et S. Aykut citent bien sûr). Dans un article paru dans Natures Sciences Sociétés, J.-C. Hourcade et deux collègues économistes proposent « que les gouvernements s’accordent sur une valeur sociale du carbone non émis (VSC) et un volume de réduction d’émissions accessibles par des projets évitant des rejets de GES. On peut alors définir un nouvel actif réel, poursuivent-ils, un Climate Remediation Asset (CRA). Les banques centrales pourraient alors ouvrir des lignes de crédits d’un montant égal au produit de la VSC et du volume de CRA ». Etc. « Un tel système ne frappe pas le capital existant, contrairement à un prix carbone, mais oriente les choix pour la construction du capital futur. [… Toutefois, les auteurs réaffirment quelques lignes plus loin que] les États, par simple souci de bonne gestion des comptes publics, auront intérêt à lancer des politiques climatiques, y compris via des taxes carbone, pour renforcer l’attractivité des investissements bas carbone. » [22]
38Chez les auteurs de Gouverner le climat ?, les nouvelles politiques devront dépasser le cadre trop limité du protocole de Kyoto. Mais, les gouvernements nationaux sont présentés comme devant rester les acteurs principaux de la transition énergétique. N. Klein, de son côté, réclame une nouvelle séquence historique où la justice sociale serait mise au centre du jeu sous la pression de la société civile et des syndicats. Aussi, il me semble qu’elle en oublie quelque peu, pour sa part, les limites de l’action militante et des pouvoirs publics locaux. Les États ont entre leurs mains la majorité des outils actuellement envisageables pour jouer sur le prix du CO2. En outre, on ne sait que trop qu’il n’est guère difficile pour un industriel de convaincre des propriétaires et des élus de la nature « fantôme » d’un territoire, qui devient de ce fait propre à l’exploitation fossile. L’industrie extractive possède de nombreuses cordes à son arc. Parallèlement aux tentatives de relocalisation et d’expériences de vie non extractive, dans lesquelles N. Klein reconnaît « une stratégie du choc inversée » (p. 406-407), on observe d’incessantes nouvelles conquêtes de territoires aux sous-sols juteux. L’abandon par Shell de son projet controversé de forages pétroliers au large de l’Alaska en 2015 ne fait pas jurisprudence… Pour cela, il faudrait – et il s’agit là d’un autre point que les deux livres abordent seulement à la marge – qu’existe une juridiction de contrôle des actions des États et/ou des industriels dans la lutte contre le changement climatique [23].
39Mais, plus encore que le droit et l’économie, la grande oubliée des deux ouvrages recensés est peut-être le territoire urbain. Cette échelle d’action politique est aujourd’hui devenue absolument incontournable pour une prise en main rapide et bottom-up des problèmes de surconsommation énergétique, de justice énergétique, d’atténuation et d’adaptation au changement climatique, d’exposition aux pollutions… Or, S. Aykut et A. Dahan consacrent seulement quatre pages au« défi de l’urbanisation » (p. 485-489). Quant à N. Klein, elle s’en tient à quelques notions d’urbanisme durable, et à signaler quelques expériences positives rendues possibles par le vote des citoyens (à Hambourg, Berlin, Boulder) [24]. (p. 90-101)
40Dernier point. Il me semble que les auteurs de This changes everything et Gouverner le climat ? auraient pu, dans des ouvrages aussi vastes, examiner les raisons expliquant la très faible culpabilité ressentie aujourd’hui par les citoyens quant à leur part de responsabilité dans la crise climatique, et leur faible détermination à changer leurs modes de vie et de consommation [25]. Vous avez parlé de gouvernementalité ? Vous avez décrit des politiques court-termistes et démagogiques ?… En tout cas, si l’adaptation s’imposera peut-être bientôt « d’elle-même » comme une problématique centrale de nos sociétés, il est inévitable que la transition énergétique continuera longtemps à entrer brutalement en conflit avec d’autres logiques socioéconomiques.
41Le 12 décembre 2015 dans l’après-midi, alors que la COP 21 se refermait au Bourget sur l’adoption d’un accord mondial par consensus (qu’il est hors de question de commenter ici), des militants environnementalistes et altermondialistes souhaitant avoir le dernier mot se réunissaient sur un Champ-de-Mars post-13 novembre en état d’urgence, dont l’accès était scrupuleusement filtré par les forces de police. N. Klein monta à la tribune et, sans surprise, déclara que le texte de la COP 21 était « insuffisant » et « non contraignant », avant de rappeler « ses » deux mots d’ordre : faire barrage aux projets d’extraction fossile ; reporter les investissements sur les énergies décarbonées.
Mots-clés éditeurs : mouvement altermondialiste, ONG environnementales, crise de gouvernance, changement climatique, négociations internationales, COP 21
Mise en ligne 25/05/2016
https://doi.org/10.1051/nss/2016008Notes
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[1]
Aykut S.C., Dahan A., 2014. Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Les Presses de SciencesPo, 751 p.
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[2]
Klein N., 2014. This changes everything. Capitalism vs the climate, New York, Simon & Schuster, 566 p. Une traduction en français est désormais disponible : Klein N., 2015. Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Arles, Actes Sud. Dans le présent article, les citations sont des traductions que j’ai réalisées de la version des éditions Simon & Schuster.
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[3]
On sait gré à N. Klein de ne pas avoir consacré de trop nombreuses pages à matraquer les « climatosceptiques » (même si elle ouvre son ouvrage sur eux – il faut dire que, d’après une étude citée par l’auteure, le pourcentage d’États-Uniens croyant que la combustion de combustibles fossiles altère le climat serait passé de 71 % en 2007 à 51 % en 2009, et à 44 % en 2011), ou les défenseurs de la géoingénierie (même si N. Klein leur consacre un chapitre : « 8. Occulter le soleil : la solution à la pollution est… la pollution »).
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[4]
Klein, N., 1999. No logo. Taking aim at the brand bullies, New York, Picador, traduction : Klein N., 2001.Nologo. La tyrannie des marques, Arles, Actes Sud ; Klein N., 2008. The shock doctrine. The rise of disaster capitalism, New York, Picador, traduction : Klein N., 2008. La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Arles, Actes Sud. This changes everything emploie des leviers de « scénarisation » propres à l’enquête journalistique. Cela n’enlève rien au caractère hautement documenté et référencé de l’ouvrage, qui m’autorise à le faire dialoguer avec un ouvrage académique.
-
[5]
Voir Hardt M., 2008. La violence du capital, La Revue internationale des livres et des idées, 4, mars-avril.
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[6]
Klein N., 2015. Le capitalisme survivra-t-il à l’urgence écologique ? Entretien radiophonique avec Caroline Broué, France Culture, Émission « La Grande table 2nde partie », 27 avril.
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[7]
Créé en 2007, 350.org se définit comme un groupe de pression et une force de propositions dans la lutte contre le changement climatique. Le chiffre 350 correspond aux 350 parties par million (ppm), définies par certains scientifiques comme le seuil tolérable maximal de concentration moyenne en CO2 dans l’atmosphère en 2100 (les concentrations moyennes en CO2 sont actuellement proches de 400 ppm).
-
[8]
Au cours de l’entretien à France Culture déjà évoqué, N. Klein expliquait s’être auparavant « intéressée plus au “droit économique”, au “droit humain”, et avoir quelque peu abandonné la question du changement climatique aux écologistes ». Or, « quand on parle des combustibles fossiles, on parle des fondements même du capitalisme » (Klein N., 2015. op. cit.).
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[9]
Cf. Negt O., 2010, Der politische Mensch. Demokratie als Lebensform, Göttingen, Steidl Verlag. En 2013, S. Aykut et A. Dahan avaient déjà signé un texte sous le titre suivant : Aykut S., Dahan A., 2013. La gouvernance du changement climatique. Anatomie d’un schisme de réalité, in Pestre D. (Ed.), Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte.
-
[10]
Afin ne pas dépasser un réchauffement de 2 °C (en 2100), écrit N. Klein, les pays riches devraient réduire leurs émissions à hauteur de 8-10 % par an, dès aujourd’hui, jusqu’en 2050 (p. 21). S. Aykut et A. Dahan optent pour le chiffre mondial de 5 % par an. « C’est énorme, s’empressent-ils d’ajouter, l’ambition affichée est de plus en plus irréaliste et il y a même une hypocrisie croissante à la maintenir et à ne jamais discuter précisément de sa plausibilité et de ses contraintes ». (p. 439)
-
[11]
Cf. Damian M., 2012. Repenser l’économie du changement climatique, Économie appliquée, LXV, 2, 9-46.
-
[12]
Prins G., Galiana I., Green C., Grundmann R., Korhola A., Laird F., Nordhaus T., Pielke R. Jr, Rayner S., Sarewitz D., Shellenberger M., Stehr N., Tezuko H., 2010. The Hartwell paper : a new direction for climate policy after the crash of 2009. Research paper, Institute for Science, Innovation and Society, University of Oxford / LSE MacKinder Programme for the Study of Long-Wave Events, London School of Economics and Political Science, London.
-
[13]
Aykut S., Dahan A., 2015. Il faut cesser de séparer le climat du monde réel. Propos recueillis par Stéphane Foucart, Le Monde, 17 février, http://www.lemonde.fr/climat/article/2015/02/17/il-faut-cesser-de-separer-le-climat-du-monde-reel_4578024_1652612.html
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[14]
Cf. Falkner R., Stephan H., Vogler J., 2010. International climate policy after Copenhagen : towards a “building blocks” approach, Global Policy, 1, 3, 252-262.
-
[15]
Lire, par exemple, Damian M., 2014. La politique climatique change enfin de paradigme, Économie appliquée, LXVII, 1, 37-72, et Pottier A., 2014. L’économie dans l’impasse climatique. Développement matériel, théorie immatérielle et utopie auto-stabilisatrice. Thèse de doctorat en économie de l’environnement, Paris, EHESS.
-
[16]
Mitchell, T., 2011. Carbon democracy. Political power in the age of oil, New York, Verso.
-
[17]
Cf. Ostrom E., 1990. Governing the commons, Cambridge, Cambridge University Press.
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[18]
Dans ce mouvement Blockadia, on peut également inclure la lutte contre la construction d’infrastructures « inutiles » (aéroports, autoroutes, etc.). Blockadia et Alternatiba (dynamique citoyenne de mise en lumière et de renforcement des expériences alternatives à nos modèles de production et de consommation) incarneraient « un virage éco-territorial des luttes sociales » (Combes M., 2014. Blockadia et Alternatiba, les deux piliers de la justice climatique, https://france.attac.org/IMG/pdf/climat_-_faire_de_paris_un_seatlle_des_fausses_solutions_vfin_mis_en_page.pdf).
-
[19]
Cette opinion est traditionnellement partagée par l’immense majorité des défenseurs de l’environnement. Le géochimiste James Lovelock, père de l’hypothèse Gaia, a pourtant déclaré : « J’ai le sentiment que le changement climatique pourrait être un problème aussi grave que la guerre. Il se pourrait qu’il soit nécessaire de mettre la démocratie en suspens pour quelque temps. » (Hickman L., 2010. James Lovelock : “Humans are too stupid to prevent climate change”, The Guardian, 29 March, http://www.theguardian.com/science/2010/mar/29/james-lovelock-climate-change).
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[20]
Jasanoff S., 2010. A new climate for society, Theory, Culture & Society, 27, 233-253.
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[21]
Beck U., 2010. Climate for change, or how to create a green modernity ?, Theory, Culture & Society, 27, 254-266.
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[22]
Espagne E., Hourcade J.-C., Perrissin Fabert B., 2015. La finance au secours du climat ? La Nature entre prix et valeur, Natures Sciences Sociétés, 23, Suppl., S117-S121.
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[23]
On pourrait par exemple imaginer un « tribunal climatique », ou quelque autre organe juridique apte à faire pression sur les États pour manquement à la justice climatique, sur le modèle de ce qui existe en économie, avec l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC. En 2015, la cour du district de La Haye a donné gain de cause à l’ONG Urgenda dans un procès l’opposant à l’État néerlandais, en jugeant coupable l’immobilisme de ce dernier en matière de lutte contre le changement climatique.
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[24]
On comprend que l’exemplarité de certaines communautés ou de certains territoires puisse être décisive. Toutefois, est-il certain que tous les signaux d’exemplarité envoyés aujourd’hui soient les bons – que penser de l’engouement des pouvoirs publics pour les « écoquartiers », par exemple ?
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[25]
Hervé Kempf, « âme sœur » française de N. Klein, a adopté ce spectre d’analyse (qui a bien sûr ses limites). Il a insisté, non seulement sur la confiscation et l’usage spécifique du capital par une oligarchie mondiale, mais également sur la diffusion mimétique des modes de vie « non durables » des classes les plus argentées vers les classes moyennes et populaires, et des pays les plus riches vers les pays en développement (Kempf H., 2007. Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil).