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Article de revue

Une anticipation interdisciplinaire de la question des poissons génétiquement modifiés

Pages 266 à 271

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : leo.coutellec@insa-lyon.fr
  • [1]
    Ce master est intégré dans le master européen Erasmus Mundus “European Master in Animal Breeding and Genetics”.
  • [2]
    Par exemple, les membres du réseau entretiennent des relations de recherche avec des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles, de l’Université Laval à Québec, avec la chaire de gestion de l’École des mines de Paris ou encore avec l’Université de Nottingham.
  • [3]
    La demande d’AquaBounty auprès de la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis a été faite il y a plus de dix ans. En septembre 2010, la FDA rendait un avis positif pour la commercialisation du saumon transgénique AquAdvantage à des fins d’alimentation humaine. Mais quelques jours plus tard, le comité consultatif de la médecine vétérinaire de la FDA émettait des réserves sur cette demande de commercialisation en appelant à plus de recherches. Au moment où ce texte est écrit, la demande de commercialisation n’a toujours pas abouti.
  • [4]
    Les 22-23 novembre 2010, le réseau a organisé à Paris le colloque final du projet ANR. L’objectif était double : partager les résultats du projet avec une diversité d’acteurs (scientifiques, citoyens, professionnels, associations, porteurs d’enjeux) et envisager de nouvelles perspectives de recherche et d’action. Sa forme fut résolument participative pour permettre à chaque personne présente de s’approprier les enjeux et d’apporter sa contribution. Il s’est déroulé en trois temps : un temps de partage des résultats, un temps de travail en atelier et un temps de présentation de l’ensemble des avancées devant des porteurs d’enjeux pour assurer leur large diffusion et leur déploiement (https://colloque.inra.fr/dogmatis).
  • [5]
    Si la micro-injection du transgène dans le cytoplasme de l’embryon en développement est la méthode la plus couramment employée, il existe plusieurs autres techniques en cours d’expérimentation.
  • [6]
    Parmi les applications possibles de la transgénèse chez le poisson, améliorer la production aquacole reste la visée principale et peut se traduire par les objectifs de modifications suivants : améliorer la croissance ; accroître la résistance au froid; augmenter la résistance aux maladies ; contrôler la maturité sexuelle, la fertilité, la différentiation sexuelle ; augmenter les qualités nutritionnelles ; améliorer l’utilisation des aliments (efficacité métabolique) ; améliorer la capacité à digérer les régimes alternatifs (plant-derived feed by fish).
  • [7]
    Le 6 juillet 2010, un arrêt (CJUE, 6 juillet 2010, affaire C428/08) de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Monsanto Technology c/ Cefetra BV (une société néerlandaise importatrice de farine de soja en provenance d’Argentine), relative à la délimitation de la portée du droit de monopole en présence d’une invention biotechnologique, a été sollicité pour mettre un frein à un trop plein d’appropriation. Selon les juristes du réseau, la Cour de justice de l’Union européenne a opté pour une refonte profonde du périmètre de la réservation privative inhérente au droit de brevet en présence d’une invention génétique. Désormais, le droit de monopole couvre exclusivement tout matériel biologique à l’intérieur duquel l’information génétique brevetée s’y exprime. En d’autres termes, tout matériel biologique « inerte » échappe aux revendications de produit déposées. On affirme ainsi implicitement que l’invention réside dans l’information génétique et non dans son support. En conséquence, le PoGM « mort » ne peut plus être couvert par un droit de monopole.
  • [8]
    Ce travail a été prolongé au sein du centre Inra de Jouyen-Josas par une collaboration étroite entre M. Mambrini et A.-F. Schmid. Il prend la forme d’une conceptualisation et d’une mise en pratique de la notion de « lieu d’interdiscipline ».
  • [9]
    Selon un terme utilisé par A.-F. Schmid et Armand Hatchuel (École des mines de Paris).
  • [10]
    Trois ateliers ont été organisés autour de trois grandes questions : (i) Quelles gestions proposer en cas de demande de commercialisation d’un PoGM? (ii) Quelles recommandations pour les processus complexes d’évaluations ? (iii) Les PoGM induisent-ils des changements ?
  • [11]
    En particulier, lorsqu’il s’agit de recherche-action (ou recherche participative) comme celle réalisée au sein des programmes PICRI (Partenariat institutions citoyens pour la recherche et l’innovation, Île-de-France) ou du programme REPERE (Réseau d’échange et de projets sur le pilotage de la recherche et l’expertise) du ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement.
  • [12]
    Les résultats et la méthode de DOGMATIS paraîtront en 2012 aux éditions Quæ.

1Sous l’acronyme au ton quelque peu provocateur DOGMATIS (Défis des OGM aquatiques, tendances, impacts et stratégies), un réseau de chercheurs d’horizons disciplinaires multiples s’est constitué en 2007 autour de la question des poissons génétiquement modifiés (PoGM) et à l’occasion d’un projet ANR-OGM (Programme sur les OGM de l’Agence nationale de la recherche) soutenu par l’Inra (Institut national de la recherche agronomique). Ce réseau travaille depuis plus de quatre ans à construire une analyse interdisciplinaire ayant deux objectifs principaux : élaborer une stratégie pluraliste pour instruire cette question et permettre un enrichissement du débat public. DOGMATIS a réuni six domaines de savoirs : la génétique des poissons, la détection et la traçabilité des OGM, la socio-économie des filières aquacoles, la sociologie de la consommation et des marchés, le droit des techniques et des brevets, l’éthique et l’épistémologie contemporaine. De façon réflexive, ce réseau, coordonné par Muriel Mambrini (généticienne, Inra de Jouy-en-Josas), se donne les moyens d’analyser et de produire de nouvelles stratégies interdisciplinaires et d’évaluation qui apparaissent comme des résultats fondamentaux et reproductibles.

2Notons que DOGMATIS est à la fois un projet (dans le cadre de l’ANR-OGM) et un réseau, dans le sens où son travail se prolonge sous d’autres formes, notamment dans le cadre de formations directement ou indirectement liées à son objet de recherche. À titre d’exemple, chaque année depuis 2007, certains membres de DOGMATIS participent à la semaine de formation en éthique animale du master recherche « Génétique animale, génome et diversité » (AgroParisTech, École nationale vétérinaire d’Alfort, Inra [1]). L’ensemble des membres coopère régulièrement à la valorisation, sous la forme de publications, du travail collectif et veille à maintenir les collaborations engagées dans le cadre du projet ANR par l’organisation régulière de rencontre de recherches [2].

PoGM : une non-question qui questionne

3L’actualité nous montre que la question des PoGM est à l’ordre du jour outre-Atlantique, en particulier avec la demande de commercialisation par la firme AquaBounty Technologies d’un saumon d’Atlantique génétiquement modifié destiné à l’alimentation humaine [3]. DOGMATIS a constaté que la situation en Europe était bien différente dans le sens où aucune demande de commercialisation n’a été faite jusqu’à présent, et dans la mesure où les professionnels des filières aquacoles et les citoyens européens semblent être majoritairement hostiles à cette technique. Aussi semblerait-il en première analyse que la question des plantes transgéniques ait permis de bien balayer le sujet des OGM. Celle des PoGM est-elle pour autant sans intérêt ? Ce fut une des particularités du réseau que de questionner cette problématique comme un objet non encore identifiable, en amont d’une éventuelle crise – comme cela peut être le cas aux États-Unis – et avec une approche différente de celles employées pour les OGM végétaux. L’enjeu fut de construire un savoir collectif d’anticipation permettant d’aller au-delà de la simple juxtaposition de discours d’experts et de l’analyse réductrice coût-bénéfice, deux approches qui clôturent les possibles plutôt que de les multiplier. DOGMATIS s’est notamment mis en position d’anticiper une importation fortuite de PoGM en Europe.

4Nous choisissons de rendre compte de ces travaux en mettant en valeur de façon très synthétique les contributions du réseau, puis en approfondissant plus en détail deux aspects : la question de l’interdisciplinarité, dans le sens où il s’agit d’une dimension importante de la recherche menée, et la question de l’évaluation, parce qu’elle nous semble avoir été centrale lors du colloque final de restitution du projet ANR [4].

Une instruction qui mobilise de multiples savoirs et pense leurs articulations

5Pour l’analyse de la problématique des PoGM, « instruction» semble être le mot juste. Du verbe latin instruere, qui veut dire assembler ou outiller, l’instruction se différencie à la fois du développement et de la décision. Car avant toute chose, face à une problématique complexe, l’enjeu est bien d’assembler des matériaux divers pour outiller la pensée. Les aspects que nous exposons maintenant ne sont que partiellement disciplinaires dans la mesure où ils résultent de multiples confrontations avec toutes les disciplines mobilisées.

6Le réseau a démontré, notamment sur la base du travail des généticiens (Fanny Joly, Nathalie Gallegos, Muriel Mambrini, Frédéric Sohm, Jean-Luc Vilotte, Inra), que la réalité et l’évolution des techniques de transgénèse ne permettaient plus de penser la technique comme l’aboutissement d’un processus scientifique déterminé (sur le mode une question ? une technique ? une réponse). Prenant acte d’une certaine « opacité du transgène », selon les termes de M. Mambrini, de nombreuses incertitudes persistent et de multiples trajectoires sont possibles pour l’évolution et l’insertion des techniques de transgénèse. Parmi les facteurs qui rendent difficiles une appréhension stabilisée de ces techniques chez le poisson, deux ont été particulièrement relevés : (i) le contexte théorique en forte évolution de la biologie en général, et de la biologie du poisson en particulier (par exemple, pour comprendre les facteurs de l’intégration, de l’expression et de la stabilité du transgène chez l’hôte), et (ii) la diversité des approches techniques [5] et des objectifs de modifications [6]. En complément, DOGMATIS a montré que si les trajectoires dépendent certainement d’avancées scientifiques et techniques, elles sont également liées au contexte aquacole et alimentaire mondial, et donc à des enjeux économiques et politiques. Face au défi de satisfaire à la sécurité alimentaire de 9 milliards d’habitants en 2050, dans le cadre de politiques assurant une soutenabilité écologique et une équité sociale, les ressources issues de l’aquaculture sont de toute évidence un paramètre essentiel. Le développement scientifique et technique qui vise à améliorer les conditions d’élevage, la productivité, la qualité des produits aquacoles et à réduire l’impact environnemental participe de cet effort. Dans ce contexte, définir la transgénèse chez le poisson comme une voie possible pour répondre à ces défis est loin de faire consensus, comme en atteste la situation aux États-Unis. Se posent des questions fondamentales comme l’utilité des PoGM par rapport à d’autres techniques récentes d’amélioration de la production aquacole (par exemple, la sélection génétique) ou encore au sujet du lien étroit entre le type de système de production aquacole et les techniques d’amélioration de la production utilisées. Le travail de DOGMATIS nous invite donc à considérer le caractère d’instabilité multidimensionnelle de la technique de transgénèse chez le poisson comme un élément déterminant de la problématique. Il invite les généticiens à coopérer avec d’autres disciplines pour favoriser une intercompréhension et identifier collectivement les incertitudes. Le généticien ne peut en rester à une transmission de résultats stabilisés, sa mission consiste également à partager un processus de recherche et des niveaux d’incertitudes.

7Cet aspect a été également mis en lumière avec la question de la traçabilité et de l’identification. L’insertion d’une innovation scientifique et technique comme le PoGM dans un système existant de procédures de traçabilité établies pour les OGM végétaux est loin d’être aisée. Un travail important reste à faire pour maîtriser complètement des procédures d’identification et de traçabilité spécifiques aux PoGM. Notons que ces difficultés sont intrinsèques à l’objet lui-même (inserts à copie multiple, importante diversité des séquences utilisées…) et que celles-ci s’amplifieront dans le cas d’un PoGM non autorisé (dont on ne connaît pas, a priori, la construction). Selon Yves Bertheau (chimiste, Inra), responsable de cet axe de travail au sein de DOGMATIS avec Clément Bernard (généticien, Inra), « techniquement, nous sommes avec les PoGM dans la situation des plantes génétiquement modifiées en 1996 ». Les exigences citoyennes sur le sujet de l’identification des OGM – exprimées à travers la question de l’étiquetage à l’occasion des controverses sur les végétaux génétiquement modifiés, et très fortement, en ce moment, avec le saumon aux États-Unis – nous permettent de croire que ce sujet deviendra central dans les processus d’évaluation.

8En lien étroit avec ces constats, le travail en socio-économie des filières aquacoles, dont l’objectif était de recenser les savoirs nécessaires à l’évaluation de la présence fortuite de PoGM dans les flux d’importations, montre toute l’importance de croiser des données économiques, scientifiques et sociales pour appréhender au mieux toute la complexité des flux et importations éventuels de PoGM. Ce travail, coordonné par Catherine Mariojouls (socio-économiste, AgroParisTech), a permis de déterminer deux principales espèces à risques pour les flux d’importation à destination de la France, le saumon d’Atlantique et le tilapia. Toutefois, il a surtout mis en évidence des difficultés structurelles dans le repérage et le contrôle de flux à risques, cela d’autant plus qu’il n’existe actuellement aucune méthode de contrôle des PoGM et que seule la traçabilité documentaire est disponible ; constat partagé au sein du réseau DOGMATIS. De façon également très pertinente, ce travail nous permet de comprendre la nécessité de considérer la problématique des PoGM à l’échelle internationale. En effet, sans une coopération et une transparence réelle à l’échelle internationale, aussi bien au niveau de la production que de la distribution et de la commercialisation, les difficultés d’identification et de traçabilité des PoGM ne pourront se résorber.

9Face à ces incertitudes et à la complexité des enjeux, nous pouvons extraire une conclusion intéressante du travail des sociologues du réseau (Sandrine Barrey, Élodie Pucheu, Université Toulouse 2/CERTOP-CNRS, en collaboration avec C. Mariojouls) : il devient improductif d’adopter une posture qui consiste à rechercher le degré d’acceptabilité des risques pour un consommateur irrationnel. L’enjeu d’une telle posture est d’appréhender les écarts entre les connaissances expertes et les perceptions profanes afin d’« améliorer la communication » et mieux « informer » les acteurs. Or, nous sommes dans le cas d’une problématique qui ne peut séparer de façon aussi saillante les risques réels, ceux identifiés par les experts, et les risques perçus, de manière dite irrationnelle, par les profanes. Les sociologues de DOGMATIS ont préféré adopter une approche bien différente qui consiste à se donner les moyens de comprendre la rationalité complexe de consommateurs-citoyens. En utilisant des outils de la sociologie qualitative comme les focus-groups, ils laissent entrevoir une multidimensionnalité des appréhensions des PoGM, dont la manifestation la plus visible se traduit par une forte demande d’élargissement du spectre des considérations, bien au-delà d’une définition strictement scientifique ou technique des PoGM. Les enquêtes ont fait émerger la complexité des représentations de l’innovation et particulièrement du PoGM, selon les acteurs, mais aussi pour un acteur donné. Les sociologues proposent de passer de la notion de perception – considérant le sujet comme passif, monocatégoriel et irrationnel – à celle d’appréhension – considérant le sujet comme actif, multidimensionnel et capable de comprendre et de saisir une situation. C’est une posture anthroposociologique dont les conséquences sont fortes sur la façon de concevoir les processus de participation des publics. Dans cette perspective, la place des acteurs professionnels des filières aquacoles et des associations de la société civile (citoyennes, environnementales, de consommateurs…) devient primordiale dans les processus de conception puis d’évaluation des innovations ; et cette place n’est plus seulement celle de consultants a posteriori. Ce changement de posture donne des possibilités nouvelles pour construire un sens commun à propos de problématiques scientifiques et techniques contemporaines, qui ne soit pas seulement le résultat d’un « juste milieu » mais qui reflète l’ensemble des considérations sans se réduire complètement à l’une d’entre elles.

10Ce changement a eu un écho favorable auprès des juristes du projet (Laurence Boy, Thierry Marteu, Jonathan Jouglet, Université de Nice ; Isabelle Doussan, Inra ; Mai-Anh Ngo, CNRS). Après avoir mis en évidence les angles morts de la législation actuelle sur les OGM pour le traitement du sujet des PoGM, ils ont fait émerger une question fondamentale : comment faire en sorte que le droit n’intervienne pas seulement en bout de chaîne pour réglementer, interdire, encadrer l’innovation, mais devienne pro-actif dans le processus même de construction de l’innovation ? Le droit ayant aussi un rôle de qualification et de « pesée des intérêts », pour reprendre les termes de L. Boy, et de protecteur de valeurs, ses interactions, tout au long de la production des connaissances, avec l’éthique, les sciences et la société deviennent indispensables. Le droit appelle donc l’interdisciplinarité pour une prise en compte juste des pluralités et une démarche impliquant des principes à la fois procéduraux et substantiels. En lien avec ce résultat important, notons deux enjeux de l’encadrement juridique des PoGM, relevés par les juristes.

11– Les échelles et les régimes de l’encadrement juridique : après avoir conclu à une impossibilité dans le contexte actuel d’un encadrement international de la question des PoGM, les juristes ont également émis des réserves sur la possibilité d’une régulation européenne, notamment à la suite d’orientations politiques récentes de la Commission européenne. Toutefois, cela ne les empêche pas de préconiser un régime d’autorisation préalable des PoGM après analyse des risques au cas par cas par une autorité réellement indépendante, plutôt que le régime américain où l’autorisation de la FDA vise le produit en général sans préoccupation particulière quant au processus de « fabrication ». De cette position découle la question de l’étiquetage qui semble en Europe, et en France particulièrement, une exigence partagée.

12– L’appropriation privative du vivant comme aspect prioritaire de la problématique législative : l’appropriation est-elle légitime et, si appropriation il y a, sur quoi porte-t-elle exactement, quelles sont les fonctions protégées ? Les juristes ont montré que la brevetabilité des PoGM soulève, en outre, l’épineuse question de la portée des revendications de produit. Le sujet a été confronté à l’actualité récente dans ce domaine, notamment au travers de « l’arrêt Monsanto [7] ».

13Enfin, une étude de la législation canadienne a permis de montrer que celle-ci comporte quelques perspectives intéressantes qui pourraient enrichir les approches européennes, notamment avec la mise en place d’un mécanisme original de participation publique. Toutefois, si ces dispositions du droit canadien sont très intéressantes dans la mesure où elles portent, à travers le droit de pétition, les préoccupations des citoyens en matière d’environnement, les juristes nous préviennent que pour le moment, ce mécanisme reste totalement extérieur au processus d’évaluation lui-même qui reste donc très proche du modèle des États-Unis.

14Comme nous le constatons, de nombreuses questions transversales émergent du travail du réseau. Ce fut un des enjeux des philosophes (Anne-Françoise Schmid et Léo Coutellec, philosophes, Insa de Lyon ; Lyne Létourneau, éthicienne, Université Laval, Québec ; Marie-Geneviève Pinsart, philosophe, Université libre de Bruxelles) que de conceptualiser cette façon de produire des connaissances et d’agir collectivement. Deux types de questionnement ont été proposés : (i) d’ordre épistémologique lorsqu’il s’agit de penser un objet inconnu et non classique pour la philosophie sans en rester à des analyses réductrices autour de concepts flous comme ceux de « biotechnologie » ou de « technoscience » ; (ii) d’ordre éthique lorsqu’il s’agit de savoir comment sortir l’éthique d’un schéma binaire qui paraît celui de trop nombreux commentaires sur les sciences : positionnée a posteriori, elle se mue soit en « juge » – devenant ainsi une sorte de « nouvelle morale » –, soit « en accompagnatrice » – devenant ainsi une sorte d’« alibi éthique ».

15De ces questionnements découle l’hypothèse selon laquelle il devient nécessaire de penser étroitement et de façon concomitante les aspects épistémologiques (représentation des sciences) et la place de l’éthique (généricité des savoirs) liés aux « objets vivants construits ». Plus précisément, les philosophes ont entrepris de reconsidérer trois paramètres : les logiques interdisciplinaires ; les approches de l’objet ; la place et le statut de l’éthique. Nous approfondissons maintenant plus particulièrement un de ces aspects : la démarche interdisciplinaire.

Face aux « objets intégratifs », une interdisciplinarité pratiquée et pensée …

16Pour les philosophes du projet DOGMATIS, le PoGM a été considéré comme un « objet intégratif » dans le sens où on peut partiellement le décrire comme résultant d’une intention (du chercheur, d’une institution, d’un collectif…) ayant un rapport au réel et supposant des superpositions de savoirs et de non-savoirs. Un tel objet ne peut être décrit dans le cadre d’une science positiviste, où le seul réel est représenté par les « faits ». Il faut des dimensions multiples, un réel qui n’est descriptible qu’indirectement, car il ne dépend pas de disciplines particulières. C’est en ce sens que le concept d’« interdiscipline » a été travaillé. Pratiquée et pensée au sein du réseau DOGMATIS, une sorte de théorie des « zones d’interdisciplines » a été esquissée [8]. Ce travail cherche à répondre à la question suivante, formulée par A.-F. Schmid : « Comment tenir compte à la fois de la variété des disciplines, chacune comptant pour une vis-à-vis des autres, dans une sorte de démocratie des disciplines, et construire une interdisciplinarité non disciplinaire ? ». Un lieu d’interdiscipline ne saurait donc être une combinaison interdisciplinaire des derniers acquis disciplinaires, mais plutôt un genre de state of the non-art[9], un lieu où les disciplines tentent de déterminer le plus précisément possible leur incompétence par rapport à l’objet étudié, un lieu où l’interdisciplinarité se construit à partir de ce que ne savent pas les disciplines sur les PoGM. C’est probablement sur cet aspect que se situe l’originalité de la démarche par rapport à l’interdisciplinarité habituelle. L’interdiscipline ne met ainsi plus au centre les disciplines, mais la création d’objets dont les disciplines sont des dimensions. C’est un changement de logique considérable, où sont créées des interactions entre disciplines, entre savoirs scientifiques et non scientifiques. Du « passage de frontières », nous passons à la « fiction d’objets ». Cela rend possible de concevoir les sciences, non plus seulement à partir d’une logique de preuve et de vérification, mais comme créatrice d’objets (et de disciplines). Les disciplines ou des fragments de celles-ci deviennent des dimensions de l’objet, que l’on ne peut plus représenter comme convergence de perspectives. A.-F. Schmid parle de « translation » ou de « dérive » des disciplines. Finalement, le travail collectif du réseau DOGMATIS nous permet de constater que faire une interdisciplinarité sur un non-savoir est une tout autre pratique que celle qui consiste à cumuler et combiner les savoirs d’experts. Cette nouvelle approche a un intérêt qui dépasse la seule question des PoGM. Et elle a également des liens directs avec l’évaluation.

… et un renouvellement des approches de l’évaluation

17La question de l’évaluation ne fut pas directement traitée par le projet DOGMATIS mais apparaît comme un résultat intermédiaire qui a notamment été travaillé lors d’un atelier du colloque de restitution DOGMATIS [10]. L’introduction à cet atelier, assurée par L. Coutellec, s’est articulée autour de deux questions.

18– L’innovation scientifique et technique, aboutie ou en construction, appelle inévitablement à une innovation à la fois sociale (dans le sens d’une réflexion sur les procédures de participation et sur la légitimité de l’innovation), épistémologique (dans le sens d’un nouveau rapport aux savoirs) et éthique (dans le sens d’une place et d’un statut renouvelés de l’analyse éthique). Ce n’est pourtant pas ce qui se passe, l’exemple du saumon génétiquement modifié aux États-Unis nous le montre. Quelles sont les conditions pour que les processus d’évaluation prennent en compte ces multiples innovations, sans exclure ou surdéterminer l’une d’entre elles ?

19– Quels sont les possibles qui sont freinés par la centralité du concept de risque dans les processus d’évaluation ? Que veut dire procéder à une évaluation plus seulement scientifique ? Le schéma classique identification-quantification-évaluation-gestion des risques reste-t-il pertinent ? De façon plus générale, que veut dire prendre en compte les pluralités, élargir le spectre de la considération ?

20La participation d’acteurs très divers à cet atelier a permis de faire émerger des réponses intéressantes. D’abord un constat partagé : l’évaluation doit prendre en compte les logiques de la complexité et ne pas en rester à de simples analyses coûts/bénéfices, trop réductrices et excluantes. Pour cela, elle devrait s’ouvrir à de véritables processus d’interdisciplinarité pour coconstruire des savoirs, au-delà des seules expertises disciplinaires, soient-elles juxtaposées. Trois paramètres essentiels se sont dégagés des échanges de cet atelier.

21– Le langage : coconstruire des savoirs communs, y compris d’évaluation, nécessite d’abord de pouvoir se comprendre. À partir de cette tautologie, une question plus profonde se pose : le langage commun, faisant souvent office de « codes normatifs », doit-il obligatoirement être celui de la science ? Cela ne freine-t-il pas un élargissement de la participation à de multiples acteurs pour l’évaluation ? Certains intervenants de l’atelier défendent la réappropriation par la société de son langage commun, pour ne pas tomber dans le « piège d’un langage uniformisé par la science », selon l’idée que langage et façon de penser vont de pair. Respect de la diversité des langages et recherche d’un langage commun semble donc être la difficile équation apparente à résoudre. S’il ne peut exister de langage dominant qui servirait de référence au dialogue entre savoirs, quel serait ce langage commun qui ne dépendrait jamais entièrement d’une des composantes en jeu et qui serait forcément éphémère ? Les philosophes de DOGMATIS font l’hypothèse que l’éthique peut être un savoir générique des frontières qui mettrait en lien des hétérogénéités et assurerait une certaine stabilité, sans que le résultat ne dépende entièrement d’une des perspectives mobilisées.

22– Le temps : sortir de l’immédiateté et de l’accélération continue des rythmes de production des connaissances semble être un facteur de robustesse pour l’évaluation. L’enjeu sous-jacent est triple, il s’agit : (i) de penser des temps longs pour ne pas se contenter d’une évaluation locale et à court terme ; a fortiori, cela implique d’accepter que l’évaluation ne soit plus seulement un processus de jugement « après coup » mais qu’elle possède une certaine capacité d’anticipation ; (ii) de se donner le temps de penser, de façon réflexive, le processus en cours et les concepts qui le fondent ; en d’autres termes, il s’agit aussi de coconstruire le processus d’évaluation lui-même ; (iii) d’identifier et de respecter la « chrono-diversité » (rythmes et échelles de temps) de chaque composante de l’évaluation ou des acteurs mobilisés ou des métiers.

23– La légitimité des acteurs : qui doit évaluer ? En 2003, la consultation mixte d’experts organisée par la FAO sur les animaux génétiquement modifiés, notamment les poissons, recommandait « d’associer toutes les parties concernées et le public à un débat participatif en faisant connaître les avantages potentiels, les risques et les incertitudes liés à la modification génétique des animaux afin de mieux informer la population et d’accroître la confiance. Le débat participatif devrait être engagé dès le début du développement des produits et à des points-clés du processus de prise de décision ». Il s’agit donc de permettre une large participation des acteurs aux processus d’évaluation, en amont donc de la gestion et de la communication des risques, et cela dans le cadre d’institutions crédibles. Sans promouvoir de recettes miracles pour la « bonne » participation des citoyens, l’atelier a soutenu l’idée directrice consistant à s’inspirer des expériences de démocratie participative menées dans le cadre d’autres projets de recherche [11] et de les reprendre à la lumière de l’expérience DOGMATIS. Au niveau des disciplines, la participation la plus large est recommandée, ainsi que le respect d’une « démocratie des disciplines », selon laquelle il n’y a pas de hiérarchie a priori entre elles.

24Pour conclure, nous dirons que le travail du réseau DOGMATIS a permis d’engager un débat ouvert sur la question des PoGM. Il nous suggère de considérer l’évaluation comme anticipatrice, dans le sens où elle ne chercherait plus seulement à juger une situation établie mais à éventuellement en modifier les paramètres, et pluraliste dans le sens où elle chercherait à considérer toutes les pluralités engagées par l’objet. Ce travail marque une étape sur le chemin sinueux qui mène à une recherche plus réflexive, plus ouverte et plus participative. Nous aurions tout à gagner à prolonger les nombreuses hypothèses et questionnements qui en ont émergé [12].


Mots-clés éditeurs : évaluation des techniques, interdisciplinarité, OGM, poisson génétiquement modifié, expertise collective

Mise en ligne 05/02/2012

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : leo.coutellec@insa-lyon.fr
  • [1]
    Ce master est intégré dans le master européen Erasmus Mundus “European Master in Animal Breeding and Genetics”.
  • [2]
    Par exemple, les membres du réseau entretiennent des relations de recherche avec des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles, de l’Université Laval à Québec, avec la chaire de gestion de l’École des mines de Paris ou encore avec l’Université de Nottingham.
  • [3]
    La demande d’AquaBounty auprès de la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis a été faite il y a plus de dix ans. En septembre 2010, la FDA rendait un avis positif pour la commercialisation du saumon transgénique AquAdvantage à des fins d’alimentation humaine. Mais quelques jours plus tard, le comité consultatif de la médecine vétérinaire de la FDA émettait des réserves sur cette demande de commercialisation en appelant à plus de recherches. Au moment où ce texte est écrit, la demande de commercialisation n’a toujours pas abouti.
  • [4]
    Les 22-23 novembre 2010, le réseau a organisé à Paris le colloque final du projet ANR. L’objectif était double : partager les résultats du projet avec une diversité d’acteurs (scientifiques, citoyens, professionnels, associations, porteurs d’enjeux) et envisager de nouvelles perspectives de recherche et d’action. Sa forme fut résolument participative pour permettre à chaque personne présente de s’approprier les enjeux et d’apporter sa contribution. Il s’est déroulé en trois temps : un temps de partage des résultats, un temps de travail en atelier et un temps de présentation de l’ensemble des avancées devant des porteurs d’enjeux pour assurer leur large diffusion et leur déploiement (https://colloque.inra.fr/dogmatis).
  • [5]
    Si la micro-injection du transgène dans le cytoplasme de l’embryon en développement est la méthode la plus couramment employée, il existe plusieurs autres techniques en cours d’expérimentation.
  • [6]
    Parmi les applications possibles de la transgénèse chez le poisson, améliorer la production aquacole reste la visée principale et peut se traduire par les objectifs de modifications suivants : améliorer la croissance ; accroître la résistance au froid; augmenter la résistance aux maladies ; contrôler la maturité sexuelle, la fertilité, la différentiation sexuelle ; augmenter les qualités nutritionnelles ; améliorer l’utilisation des aliments (efficacité métabolique) ; améliorer la capacité à digérer les régimes alternatifs (plant-derived feed by fish).
  • [7]
    Le 6 juillet 2010, un arrêt (CJUE, 6 juillet 2010, affaire C428/08) de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Monsanto Technology c/ Cefetra BV (une société néerlandaise importatrice de farine de soja en provenance d’Argentine), relative à la délimitation de la portée du droit de monopole en présence d’une invention biotechnologique, a été sollicité pour mettre un frein à un trop plein d’appropriation. Selon les juristes du réseau, la Cour de justice de l’Union européenne a opté pour une refonte profonde du périmètre de la réservation privative inhérente au droit de brevet en présence d’une invention génétique. Désormais, le droit de monopole couvre exclusivement tout matériel biologique à l’intérieur duquel l’information génétique brevetée s’y exprime. En d’autres termes, tout matériel biologique « inerte » échappe aux revendications de produit déposées. On affirme ainsi implicitement que l’invention réside dans l’information génétique et non dans son support. En conséquence, le PoGM « mort » ne peut plus être couvert par un droit de monopole.
  • [8]
    Ce travail a été prolongé au sein du centre Inra de Jouyen-Josas par une collaboration étroite entre M. Mambrini et A.-F. Schmid. Il prend la forme d’une conceptualisation et d’une mise en pratique de la notion de « lieu d’interdiscipline ».
  • [9]
    Selon un terme utilisé par A.-F. Schmid et Armand Hatchuel (École des mines de Paris).
  • [10]
    Trois ateliers ont été organisés autour de trois grandes questions : (i) Quelles gestions proposer en cas de demande de commercialisation d’un PoGM? (ii) Quelles recommandations pour les processus complexes d’évaluations ? (iii) Les PoGM induisent-ils des changements ?
  • [11]
    En particulier, lorsqu’il s’agit de recherche-action (ou recherche participative) comme celle réalisée au sein des programmes PICRI (Partenariat institutions citoyens pour la recherche et l’innovation, Île-de-France) ou du programme REPERE (Réseau d’échange et de projets sur le pilotage de la recherche et l’expertise) du ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement.
  • [12]
    Les résultats et la méthode de DOGMATIS paraîtront en 2012 aux éditions Quæ.
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