Notes
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[*]
Cf. dans ce même numéro la présentation, par la Rédaction, de ce dossier et de son contenu.
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[1]
Ce travail, piloté par INEA, commandé et financé par Parcs nationaux de France, a été l’objet d’une restitution publique à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, lors du séminaire « La solidarité écologique : nouveau concept pour construire un projet de territoire », le 23 octobre 2009. Pour des raisons évidentes d’espace, nous ne reprenons que partiellement ici les éléments de mise en œuvre pratique.
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[2]
Rapport de M. Edgard Pisani sur la définition, la protection et la gestion d’un réseau d’espaces naturels (1983) ; rapport de Mme Hélène Blanc sur les rapports des parcs nationaux avec leurs zones périphériques (1994) ; propositions de la Conférence des présidents des conseils d’administration des parcs nationaux de France sous la présidence de Patrick Ollier (1995) ; propositions du Collège des directeurs des parcs nationaux de France (1997) ; proposition de loi relative à la création des parcs nationaux de deuxième génération, présenté par M. Guy Teissier (2002).
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[3]
Sous-directeur des espaces naturels au ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer.
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[4]
Voir aussi, dans ce numéro, l’article de C. Larrère, « Les éthiques environnementales ».
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[5]
Une démarche dans ce sens a été engagée dans le cadre de l’étude sur la solidarité écologique de Parcs nationaux de France.
Introduction
1La réforme des parcs nationaux (loi n? 2006-436 du 14 avril 2006) introduit dans le droit de l’environnement le nouveau concept de « solidarité écologique » et l’utilise, dès le premier article relatif aux parcs nationaux, pour fonder l’aire optimale d’adhésion [1]. La loi précise en effet qu’un parc national « est composé d’un ou plusieurs cœurs, définis comme les espaces terrestres et maritimes à protéger, ainsi que d’une aire d’adhésion, définie comme tout ou partie du territoire des communes qui, ayant vocation à faire partie du parc national en raison notamment de leur continuité géographique ou de leur solidarité écologique avec le cœur, ont décidé d’adhérer à la charte du parc national et de concourir volontairement à cette protection. Il peut comprendre des espaces appartenant au domaine public maritime et aux eaux sous souveraineté de l’État ».
2Non défini par le législateur, le concept de solidarité écologique demande à être précisé. Dans cet objectif, nous nous intéresserons, dans un premier temps, au bilan de la loi de 1960 et à la genèse de la notion de solidarité écologique dans le processus de conception de la loi relative aux parcs nationaux et parcs naturels marins. Dans un deuxième temps, nous reviendrons sur ce qui fonde ce concept en soulignant, d’une part, les interdépendances du vivant et, d’autre part, la nouvelle vision de la conservation de la nature à laquelle invite la solidarité écologique. À l’image de la solidarité sociale, la solidarité écologique est susceptible d’être le nom que prend aujourd’hui l’obligation écologique à l’échelle des individus et des sociétés locales. Aussi, dans un troisième temps, nous proposerons une définition du concept. Nous soulignerons ensuite comment il se fonde sur des connaissances scientifiques et proposerons une typologie des solidarités écologiques. Enfin, nous montrerons comment ce nouveau concept participe à la réintégration des aires protégées dans l’espace de la société, tout en soulignant ses limites.
Aux origines du concept : un bilan de la loi de 1960
3Les parcs nationaux ont été institués par la loi n° 60-708 du 22 juillet 1960. Leur finalité première est la protection stricte de la nature. Les parcs devaient comporter une zone centrale permettant de protéger la faune, la flore et les paysages, ainsi qu’une zone périphérique permettant un ensemble de réalisations et d’améliorations d’ordre social, économique et culturel, tout en rendant plus efficace la protection de la nature dans le parc. Véritable zone tampon entre la campagne ordinaire ou les zones urbaines et le parc, la zone périphérique devait préserver la vie rurale et les cultures locales, et attirer les touristes en quête de nature et de traditions. En associant développement économique et protection de la nature, les législateurs créèrent les « parcs à la française », qui se distinguent des parcs nord-américains et africains où l’homme ne doit être qu’un visiteur des plus temporaire (Mauz, 2003 ; Selmi, 2006). Si la notion de solidarité entre les deux zones était déjà présente implicitement dans la loi de 1960, il apparaît que la dimension de réciprocité entre celles-ci s’est érodée avec son application. La zone périphérique est, en effet, souvent perçue et vécue localement soit comme une zone « tampon » où l’on considère avant tout les changements du point de vue de leurs effets sur la zone centrale, soit sous l’angle d’une zone de relative « compensation » des contraintes imposées en zone centrale.
4Cette loi s’est véritablement inscrite dans un contexte économique et social plutôt hostile (productivisme agricole, valorisation des forêts, importance de l’activité de chasse, déprise rurale et projets d’aménagement de stations de sports d’hiver). En raison des conflits de compétence et des rapports de force entre les administrations défavorables à l’environnement (Charvolin, 2003), les établissements publics gestionnaires des parcs ne pourront guère intervenir dans leur zone périphérique (Mauz, 2003). Dans son rapport au Premier ministre sur l’avenir des parcs nationaux, Giran (2003) fera le constat, comme d’autres avant lui [2], des effets négatifs du manque de cohérence entre les deux zonages des parcs nationaux. Si la loi de 1960 a bien permis la création de sept parcs nationaux, cela ne s’est pas fait sans difficulté, et les modes de prise de décision et de gestion ont souvent donné l’impression aux populations locales et aux élus d’une dépossession de leur territoire de vie, alors que l’État n’y est que très marginalement propriétaire foncier.
5Ce constat, associé, d’une part, à l’évolution du contexte institutionnel et juridique et, d’autre part, à l’évolution des connaissances scientifiques, sera à l’origine du projet de nouvelle loi sur les parcs nationaux, laquelle sera promulguée en avril 2006. La « solidarité écologique ” apparaît ainsi comme le produit de l’enseignement du vécu et du ressenti, à la fois social et institutionnel, de l’application de la loi de 1960.
Son introduction dans le processus d’élaboration de la loi
6La notion de solidarité écologique a été introduite pour la première fois par M. Christian Barthod [3] en 2004, dans la première version de l’exposé des motifs de cette nouvelle loi : « […] le classement d’un parc national […] reconnaît la complémentarité et la solidarité écologique, économique et sociale de fait entre le cœur de cet espace d’exception et son environnement géographique immédiat. » Il s’agissait d’exposer très clairement la volonté de sortir de l’approche « zone tampon-compensation » qui aboutissait à une vision dichotomique des deux zones. L’étude d’impact du projet de loi posera de manière très explicite les attendus de celle-ci :
« L’objectif du projet de loi est d’assurer une meilleure cohérence territoriale entre le parc national et les territoires environnants qui sont bien souvent caractérisés par une richesse écologique significative et complémentaire à celle du parc national au sens de la loi de 1960. Au lieu de raisonner en termes de “co-existence” du parc et de la zone périphérique, le projet de loi cherche à structurer une solidarité de fait entre le cœur et l’aire d’adhésion, via un projet de territoire ».
8L’objet de cette réforme vise à ce que les populations et les élus locaux s’approprient le projet mis en œuvre par les parcs nationaux. Cependant, à la lumière de l’examen des différents documents relatifs à la conception de la loi, on observe que différents registres de justification se rattachent à la notion de solidarité. Ces registres relèvent soit :
- de l’écologie et de la géographie pour justifier (selon des relations de causalité considérées comme allant de soi) un espace, la définition du périmètre du parc national et de ses zones ;
- du domaine social, économique et moral (selon également des relations de causalité de fait) pour justifier les objectifs (développement durable) et modalités (contractuelles) de gestion des espaces au sein de ce périmètre (l’aire d’adhésion) ;
- de tout à la fois, pour souligner la complémentarité des espaces composant le parc national et ainsi leur « communauté de destin », ou dépendance réciproque.
Ce qui inspire la solidarité écologique : l’homme dans la communauté du vivant
9Les écosystèmes que l’on souhaite protéger sont hétérogènes et le fruit d’une histoire, celle des perturbations qu’ils ont subies. La nature évolue avec les sociétés humaines qui se succèdent dans l’espace et le temps (Berkes et Folke, 1998 ; Walker et al., 2002). Les enjeux sont aujourd’hui de réfléchir aux trajectoires de la dynamique de la biodiversité et des paysages que l’on souhaite conserver. Il ne s’agit pas « seulement » de préserver les éléments qui composent la biodiversité (gènes, espèces, écosystèmes), mais aussi les processus évolutifs (Frankel et Soulé, 1981), afin de garantir les potentialités à venir et les services écologiques rendus par la diversité du vivant (Costanza et al., 1997 ; Daily, 1997 ; MEA, 2005).
10Le passage de la notion d’interdépendance entre les composantes de la biosphère à celle de solidarité permet de souligner la « communauté de destin » entre l’homme, la société et son environnement. La solidarité écologique serait alors un lien moral entre humains (individus, groupes sociaux) et non-humains. Ainsi, pour que l’aire protégée existe, que sa valeur patrimoniale se perpétue, il faut que les acteurs du territoire dans lequel elle s’inscrit éprouvent de la solidarité avec les non-humains qui la constituent et la caractérisent. Le concept de solidarité écologique renvoie ainsi à une éthique écocentrique de filiation léopoldienne (Callicott, 1987 ; Larrère et Larrère, 1997 [4]). Celle-ci, contrairement à l’éthique biocentrique, n’accorde pas de droits moraux à la nature ni aux systèmes écologiques, il s’agit d’une éthique du « vivre ensemble » qui enjoint de bien se comporter dans les communautés biotiques dans lesquelles on intervient (et dont on fait partie) : on décide des actions selon leurs conséquences sur ces communautés. Il s’agit donc d’adopter une épistémologie de la complexité, qui permet de considérer non seulement que la préservation de la diversité du vivant fait système, mais que ces systèmes ne sont pas uniquement écologiques et sont inséparables de la complexité sociale (Berkes et Folke, 1998).
La solidarité écologique est l’étroite interdépendance des êtres vivants, entre eux et avec les milieux naturels ou aménagés de deux espaces géographiques contigus ou non. On distingue :
- la solidarité écologique de fait, qui souligne la « communauté de destin » entre l’homme, la société et son environnement en intégrant, d’une part, la variabilité, la complémentarité et la mobilité de la diversité du vivant et des processus écologiques dans l’espace et le temps et, d’autre part, la coévolution des sociétés humaines et de la nature au travers des usages de l’espace et des ressources naturelles ;
- la solidarité écologique d’action, qui se fonde sur la reconnaissance par les habitants, les usagers et les visiteurs qu’ils font partie de la communauté du vivant, et qui traduit leur volonté de « vivre ensemble » avec les autres êtres vivants, au sein des espaces dans lesquels ils interviennent, jugeant de leurs actions ou de leur non-action selon leurs conséquences sur les composantes de cette communauté.
Solidarité sociale et solidarité écologique
11De manière générale, la solidarité est le sentiment de responsabilité et de dépendance réciproque au sein d’un groupe de personnes, lesquelles se trouvent obligées les unes par rapport aux autres. À propos d’entités abstraites, vivantes ou non, la solidarité est une dépendance très étroite, un rapport de causalité, une dépendance réciproque, un rapport d’interdépendance. Étymologiquement, le terme solidarité vient du latin solidus qui signifie « entier », « consistant ». Cette notion renvoie à un lien unissant entre eux les créanciers ou débiteurs d’une obligation de faire ou d’une somme d’argent. La solidarité y apparaît comme un rapport juridique obligatoire qui lie entre eux plusieurs personnes : les créanciers (solidarité active) et les débiteurs (solidarité passive). Dans le Code civil, la solidarité a un contenu juridique quant à la relation qui lie les parents à leurs enfants et réciproquement. En ce sens, la notion de solidarité entre enfants et parents peut être rapprochée de la solidarité écologique : il existe de fait une solidarité écologique entre les territoires qui n’est pas sans analogie avec la solidarité sociale.
12Celle-ci a émergé dans la seconde moitié du xixe siècle, à la fois dans le milieu académique et dans le milieu politique (Blais, 2007). Le concept a vite évolué, passant de l’idée d’une solidarité « morale » soulignant l’influence du milieu social et de l’hérédité sur les comportements individuels à celle de solidarité « sociale » soulignant le devoir de chacun à l’égard du collectif. La doctrine de la solidarité sociale repose sur trois composantes : le fait de la solidarité naturelle et sociale ; l’idée de dette sociale ; la notion de quasi-contrat (ibid.). Comme le souligne Marie-Claude Blais, la force du concept de solidarité est qu’il mêle les deux sens du mot loi (normatif et positif), ce qui est (la nature) et ce qui doit être (le devoir). Par analogie avec le concept de solidarité sociale on peut considérer que la solidarité écologique repose sur :
- le fait de solidarité (l’interdépendance ou étroite dépendance réciproque des composantes de la communauté biotique) ;
- l’idée de dette écologique vis-à-vis du vivant et des humains (parce que nous sommes dépendants les uns des autres, nous sommes, que nous le voulions ou non, débiteurs lorsque nous contribuons à la destruction du vivant) ;
- et enfin le contrat naturel, et notamment la proposition d’inventer le contrat par lequel nous fixerons les limites de l’action humaine sur la nature, le sens des droits et des devoirs (Serres, 1992 ; Dorst, 1965 ; Leopold, 1995).
Les fondements scientifiques de la solidarité écologique
13Les changements d’utilisation des terres, et notamment la destruction et la fragmentation des habitats, sont actuellement la cause principale de raréfaction des espèces et de modification des dynamiques des systèmes écologiques (Sala et al., 2000 ; Fahrig, 2003).
14Par définition, la fragmentation est un processus qui divise une entité continue en fragments (ou taches) de taille variable, plus ou moins isolés les uns des autres, ce qui réduit la surface totale de l’habitat par rapport à sa surface initiale (Wilcove et al., 1986). Outre la simple perte d’habitats, la fragmentation a de nombreux effets sur la dynamique et le fonctionnement des écosystèmes et des populations qui les composent : perte de diversité trophique (les grandes espèces, notamment les prédateurs, ayant tendance à disparaître en premier), réduction ou augmentation du nombre d’espèces, modifications de l’habitat par effet de marges, etc. MacArthur et Wilson (1967) ont développé la théorie des îles, qui explique l’abondance des espèces sur les îles en fonction de leur taille et de leur distance du continent. À partir de cette théorie, un ensemble de principes concernant la taille, la forme et la distance entre fragments a été proposé pour la sélection des zones de protection de la nature (Simberloff et Abele, 1976).
Aucun parc n’est une île
15Appliquer la théorie des îles à la conservation de la biodiversité dans les espaces naturels protégés est un exercice difficile. Tout d’abord, pour les espèces à forte capacité de dissémination, il est nécessaire de protéger un grand espace pour assurer leurs déplacements quotidiens et leur viabilité. Mais la fragmentation dépend étroitement de la biologie et de l’écologie des espèces en question, certaines étant très touchées par la fragmentation, d’autres favorisées (Fahrig, 2003). Ici la complémentarité des habitats joue un rôle fondamental, puisqu’un ensemble de petites îles pourrait renfermer un plus grand nombre d’espèces à faible capacité de dissémination ou de combinaisons génétiques qui ne sont pas présentes dans une seule grande île de taille équivalente. Autre difficulté avec les conceptions basées sur la théorie des îles : la matrice autour des fragments n’est pas toujours une mer impossible à franchir, elle a une certaine perméabilité. Le type et la qualité du milieu environnant pourraient jouer un rôle fondamental dans la persistance des espèces au sein des fragments d’habitats naturels.
16Aussi, il devient de plus en plus évident que les espaces naturels protégés ne contiennent pas, le plus souvent, la surface nécessaire à la dynamique et au bon fonctionnement des systèmes écologiques (Grumbine, 1994 ; Hansen et DeFries, 2007) : les enjeux de conservation dépassent largement les périmètres des seuls espaces protégés (Janzen, 1983). Il est donc nécessaire de pouvoir comprendre, expliquer et gérer les liens qui existent entre l’organisation spatiale des habitats naturels à l’échelle du paysage (les patterns) et les mécanismes écologiques (les processus) qui sous-tendent la dynamique de la biodiversité et le fonctionnement des systèmes écologiques (Turner, 1989 ; Theobald et al., 2000). Il est important de reconnaître la réciprocité de ces interactions : la nature dépend pour son bon fonctionnement des espaces environnants (Hansen et DeFries, 2007), les activités humaines en dehors de l’espace protégé peuvent influencer la biodiversité au sein de cet espace (DeFries et al., 2007). C’est ici que la solidarité écologique prend tout son sens. Or, la délimitation des aires protégées repose plus souvent sur des critères esthétiques et socioéconomiques que biologiques (Scott et al., 2001 ; Mathevet et Mauchamp, 2005).
Identifier la solidarité écologique de fait
17En rupture avec le modèle des cercles concentriques consistant en une zone centrale à protection stricte et une zone tampon périphérique, l’utilisation du concept de solidarité écologique revient à apprécier l’importance cruciale des relations étroites qui existent entre le cœur d’un parc national et son environnement géographique. Nous proposons dans le tableau 1 un cadre conceptuel explicitant les différents fondements de la solidarité écologique à l’échelle des parcs nationaux. Chacune des déclinaisons de la solidarité écologique se base sur des principes écologiques clairs et reconnus, qui permettent d’identifier les solidarités de fait en termes écologiques.
18La solidarité écologique s’observe ainsi à plusieurs échelles spatiales et temporelles, allant de l’organisation spatiale des grandes entités paysagères aux capacités de déplacement des individus entre taches d’habitat (Tab. 1).
Typologie et représentations des solidarités écologiques.
19Par ailleurs, une approche originale consiste à utiliser ce même cadre conceptuel (ou typologie de la solidarité écologique) pour expliciter les dimensions culturelle, paysagère et socioéconomique de la solidarité écologique. Les interdépendances de fait entre le cœur et l’aire optimale d’adhésion sont mises en évidence par l’analyse des relations que les communautés humaines entretiennent avec l’espace et les ressources naturelles d’un parc national ainsi qu’avec son patrimoine naturel et culturel. Certaines activités séculaires, comme le pastoralisme, ou certains caractères culturels marqués, comme le paysage ou l’identité territoriale, sont des éléments importants du concept de solidarité écologique à l’échelle des parcs nationaux, alors considérés comme des systèmes socioécologiques. Ils relèvent en effet de liens étroits d’interdépendance de fait entre les humains et la nature, d’une « coévolution » homme-nature. Ces éléments traduisent le caractère des lieux, concernent tant les identités individuelles que collectives et sont à la fois mémoire et projet.
La solidarité écologique à l’épreuve de la gestion des territoires de la biodiversité
20La notion de solidarité écologique prend toute sa dimension dans le passage de la solidarité écologique « de fait » à la solidarité écologique « d’action ».
La solidarité écologique pour penser la gestion concertée
21Les parcs nationaux sont soumis à des changements et au développement d’activités humaines, en particulier dans l’aire optimale d’adhésion, pouvant porter atteinte à la biodiversité ainsi qu’à l’équilibre des relations entre les communautés humaines et le reste du vivant. Comprendre les liens de solidarité écologique à l’échelle d’un parc national et prendre conscience de l’influence des facteurs humains dans le maintien ou, au contraire, la perturbation de ces liens, apparaît comme un préalable fondamental pour que la volonté d’agir de manière responsable se traduise par une solidarité écologique « d’action » ou « d’engagement ». C’est la solidarité écologique traduite en projet de territoire qui motive la décision des communes d’adhérer à la charte des parcs nationaux ; par cette adhésion, elles s’engagent à constituer l’aire d’adhésion des parcs nationaux et, par conséquent, à définir le périmètre des parcs.
22La mise en œuvre d’une politique de la solidarité écologique passe donc par les acteurs du territoire. La solidarité écologique « d’action » désigne ainsi ce qui doit être fait pour mieux gérer le bien commun, tant en termes de gestion conservatoire, de valorisation de pratiques et d’usages respectueux des écosystèmes que de limitation des activités à impacts négatifs sur les liens de solidarité écologique (Tab. 2). Par ailleurs, le lancement de toute nouvelle politique nécessite de s’assurer de sa cohérence avec les autres mesures nationales et internationales existantes ou émergentes.
La solidarité écologique et les réseaux écologiques internationaux et nationaux
23L’espace de la biodiversité ordinaire constitue le « support » des fonctionnalités écologiques essentielles au maintien de la biodiversité à l’échelle des territoires (Mougenot et Melin, 2000), et donc des diverses formes de solidarité écologique. La conciliation des usages de la nature en périphérie des aires strictement protégées et l’importance du maintien de la connectivité écologique sont désormais rappelées explicitement ou implicitement dans de nombreux textes internationaux (convention Ramsar, programme MAB de l’Unesco, Convention sur la diversité biologique, Natura 2000). Plusieurs exemples de réseaux écologiques internationaux (Réseau écologique paneuropéen, réseau alpin ALPARC.. . ) mettent en œuvre certains éléments du concept de solidarité écologique, sans toutefois le nommer ni utiliser ses implications en matière de gouvernance (Bonnin, 2008). À l’échelle internationale, son utilisation pourrait être adaptée, notamment dans les négociations sur les services écosystémiques, en favorisant l’intégration de dimensions éthiques dans les rapports Nord-Sud.
24À l’échelle nationale, pour assurer leurs propres objectifs de conservation et dans le souci de contribuer à la protection de la biodiversité à une échelle plus large, les parcs nationaux doivent s’insérer dans des réseaux écologiques actuellement en cours d’élaboration. Avec la loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, nous assistons à l’émergence d’une politique forte en matière de préservation et de restauration des continuités écologiques. Il s’agit de l’élaboration d’une trame verte et bleue qui devrait mettre en avant le rôle-clé des espaces dits « ordinaires » (milieux forestiers, agricoles, parcours extensifs), ceux-ci étant intégrés dans le maillage global d’un territoire et ne pouvant être déconnectés des espaces à haute valeur naturelle, tels les cœurs de parcs nationaux. L’utilisation du concept de solidarité écologique dans cette politique ne serait pas sans conséquence pour l’élaboration des schémas régionaux de cohérence écologique, notamment en ce qui concerne la spatialisation des enjeux et l’identification des risques de fragmentation des grands ensembles paysagers.
25Mais ne serait-on pas seulement en train de changer d’étiquette ? Réseau écologique, trame verte et bleue, solidarité écologique, autant de concepts destinés à prendre en charge la gestion de la nature en relation avec son fonctionnement, et donc au-delà des périmètres des parcs et des réserves. Le concept de solidarité écologique a-t-il quelque chance d’être autre chose qu’une idée séduisante d’un point de vue écologique et philosophique ?
Le concept de solidarité écologique n’est-il qu’une idée séduisante de plus ?
26Si ce concept entre actuellement en application avec la révision des chartes des parcs nationaux, il est bien sûr trop tôt pour traiter des éventuels écueils qu’il rencontre ; on peut néanmoins souligner ses principaux apports et limites.
27En premier lieu, la reconnaissance de la solidarité écologique de fait conduit à la reconnaissance de la relation faits-valeurs-actions pour mieux penser les interactions, les incertitudes, la variabilité naturelle, l’influence des changements passés et présents sur la biodiversité. L’apport principal du concept, par rapport à ceux de réseau écologique et de trame verte et bleue, repose indéniablement dans le lien qu’il établit entre théories et évidences scientifiques, systèmes de valeurs et action afin de mieux identifier les marges de manœuvre et éclairer la planification territoriale. La solidarité écologique peut ainsi servir de guide en matière d’action. Elle conduit à définir la manière dont les humains interagissent avec le vivant aux échelles locale et globale, du fait de la mobilisation d’une approche systémique.
28Toutefois, la solidarité écologique présente dès son origine une ambiguïté. Le concept demande en effet de résoudre une contradiction majeure : se fonder sur des faits, alors que la solidarité se concrétise lorsqu’elle devient volontaire et réflexive. La solidarité écologique est l’interdépendance fonctionnelle à l’œuvre dans la biosphère, mais elle n’est pas seulement un fait scientifique : c’est aussi le devoir moral de prendre en considération les interrelations socioécologiques. Principe normatif sans norme, la solidarité écologique favorise une extension du concept de responsabilité, de la société tout entière aux individus, les humains devant être conscients de leur double dépendance : vis-à-vis de la société et vis-à-vis du reste de la biosphère. Mais passer ainsi de la notion d’interdépendance à celle de solidarité écologique, c’est changer d’objectif et s’exposer au sentiment d’impuissance, la notion de solidarité connaissant par ailleurs de sérieuses difficultés dans le registre social.
29Le plus important des problèmes théoriques et pratiques que soulève la notion de solidarité écologique est sans conteste la mise en rapport des temporalités et des échelles spatiales de l’ensemble complexe de processus qu’enrôle cette notion. Apprécier la façon dont les processus sociaux et écologiques interagissent les uns avec les autres demande une approche interdisciplinaire pour discuter les incertitudes scientifiques, mais aussi une concertation avec les acteurs locaux pour prendre en compte la pluralité des points de vue et des savoirs [5].
30Par ailleurs, du fait qu’elle repose pour une grande part sur l’immatériel, la principale limite du concept est sa mise en carte. L’enjeu de la reconnaissance de la solidarité écologique n’est pas seulement écologique, mais également sociopolitique. Aussi faudra-t-il savoir dépasser le recours classique au visible pour réconcilier le signifiant de la solidarité et le signifié. Il est tentant de polariser sur les paysages et les morphologies : objets visibles par excellence. Or, pour appréhender les flux et les processus, ce n’est pas tant la visualisation qui importe (même si celle-ci est fort utile lorsque c’est possible) que la reconnaissance de la structuration des fondements de l’existence, des cycles et des réseaux. Il s’agit de passer de l’opposition entre matériel/immatériel à la complémentarité, de manière à prendre en considération la biosphère non humaine sans négliger les humains. La solidarité écologique invite à faire des humains un élément privilégié qui vit avec le monde vivant, à travers et par le monde vivant. Il s’agit dès lors de reconnaître et de construire la réalité en termes relationnels et dynamiques, même si les méthodes et outils dont nous disposons ne sont pas infaillibles et demandent à être développés.
31Comme la solidarité écologique ne peut éluder les jugements éthiques, sa prise en compte dans la planification territoriale passe aussi par un débat démocratique. Face au changement incessant du monde, aux incertitudes et à l’imprévisibilité, les humains doivent définir un domaine socioécologique désiré, un état de biosphère souhaitable selon des considérations écologiques, économiques, sociales et éthiques. En raison de la diversité des points de vue, de la dynamique temporelle des préférences, des objectifs et des valeurs de chaque groupe socioculturel, il peut paraître illusoire pour certains de parvenir à un consensus social et de développer ainsi des formes d’exploitation durable du monde vivant. Le défi démocratique pour les parcs nationaux, comme pour les opérateurs de la trame verte et bleue, est de mettre en œuvre des approches pédagogiques et participatives afin de parvenir à la compréhension et à la mise en perspective des interdépendances socioécologiques. Il s’agit de développer un dispositif qui permette d’explorer et d’identifier les arguments dans les divers registres de justification des acteurs du territoire (Boltanski et Thévenot, 1991), de rechercher l’expression du pluralisme des valeurs d’attachement aux solidarités écologiques afin, d’une part, d’enrichir l’argumentaire en faveur de leur conservation et, d’autre part, de renforcer le consensus sur les modalités de leur préservation. La solidarité écologique est autour de nous, en nous et entre nous et demande une prise de conscience individuelle et collective des devoirs et des responsabilités. La solidarité écologique appelle un modèle de société où les besoins matériels sont réduits au profit de l’immatériel et de la dématérialisation de l’économie (Nicholson, 1970 ; MEA, 2005). La solidarité écologique a pour fonction de produire du sens en révélant la complexité et la résilience de la biosphère et le besoin d’apprendre à gérer celle-ci en explorant une interrogation récurrente : Quel développement voulons-nous ? Quelle biosphère voulons-nous ?
32En définitive, au-delà de son intérêt heuristique, se préoccuper de la solidarité écologique, c’est surtout effectuer un travail de reconnexion entre des processus écologiques, des pratiques, des référentiels culturels et des politiques publiques. Il s’agit de construire des passerelles et des médiations entre des points de vue sur le monde, des savoirs dispersés, des réseaux sociotechniques et des réseaux socioécologiques, tous constituant le support de la solidarité écologique.
Conclusion
33Absent de la littérature scientifique, le concept de solidarité écologique représente une évolution majeure, ouvrant la possibilité d’inscrire les fondements écologiques dans la gouvernance d’un parc national. Le concept de solidarité écologique permet d’aller au-delà de l’opposition entre biodiversité remarquable et biodiversité ordinaire, en proposant de conférer un rôle de conservation important à l’aire d’adhésion des parcs nationaux.
34Notre étude montre que ce concept est englobant et transversal. Il conduit à la prise en compte de toutes les facettes du territoire, depuis son patrimoine naturel et culturel jusqu’aux activités humaines et aux usages des ressources et des milieux. Le concept déborde largement le cadre des seuls parcs nationaux. Il devrait servir à l’élaboration de projets de territoire fondés sur une vision partagée, dynamique et fonctionnelle du patrimoine (naturel et culturel), des ressources naturelles, des services rendus par les écosystèmes, des usages et pratiques associés. La solidarité écologique apparaît ainsi comme l’un des fondements de la gestion intégrée de la biodiversité, mais elle ne se décrète pas, elle doit être reconnue. Sa prise en compte passe en conséquence par les acteurs locaux, d’où l’importance du dispositif territorial de délibération et d’animation qui doit les accompagner dans la découverte de toutes les facettes de la solidarité écologique, ainsi que de leurs déclinaisons locales.
Remerciements
Nous remercions M. Gilles Landrieu pour ses nombreux conseils et son enthousiasme, ainsi que les autres membres du comité de pilotage de cette étude et le conseil scientifique de PNF, en particulier MM. Raphaël Larrère et Jacques Grinevald, de même que Christian Barthod et Jean-Pierre Raffin pour leurs commentaires éclairés.Bibliographie
Références
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Notes
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[*]
Cf. dans ce même numéro la présentation, par la Rédaction, de ce dossier et de son contenu.
-
[1]
Ce travail, piloté par INEA, commandé et financé par Parcs nationaux de France, a été l’objet d’une restitution publique à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, lors du séminaire « La solidarité écologique : nouveau concept pour construire un projet de territoire », le 23 octobre 2009. Pour des raisons évidentes d’espace, nous ne reprenons que partiellement ici les éléments de mise en œuvre pratique.
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[2]
Rapport de M. Edgard Pisani sur la définition, la protection et la gestion d’un réseau d’espaces naturels (1983) ; rapport de Mme Hélène Blanc sur les rapports des parcs nationaux avec leurs zones périphériques (1994) ; propositions de la Conférence des présidents des conseils d’administration des parcs nationaux de France sous la présidence de Patrick Ollier (1995) ; propositions du Collège des directeurs des parcs nationaux de France (1997) ; proposition de loi relative à la création des parcs nationaux de deuxième génération, présenté par M. Guy Teissier (2002).
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[3]
Sous-directeur des espaces naturels au ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer.
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[4]
Voir aussi, dans ce numéro, l’article de C. Larrère, « Les éthiques environnementales ».
-
[5]
Une démarche dans ce sens a été engagée dans le cadre de l’étude sur la solidarité écologique de Parcs nationaux de France.