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Article de revue

Quelques pistes pour un statut juridique du chercheur lanceur d'alerte

Pages 269 à 277

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : C. Noiville, noiville@univ-paris1.fr
  • [1]
    Le pôle financier de Lyon a ainsi mis en examen pour faux, usage de faux et mise en danger de la vie d’autrui un chef d’escale et un superviseur de la société Aviapartner ; l’enquête de la police avait été déclenchée à la suite de divulgations de salariés d’Aviapartner concernant de fausses attestations de formation du personnel fournies par l’entreprise aux autorités de contrôle. Cf. Le Monde, 7 mai 2004.
  • [2]
    À ce stade, le lanceur d’alerte est l’un des maillons de la « chaîne officielle » de l’alerte. Sur le système français mis en place à cet effet en matière de sécurité sanitaire, cf. Institut de veille sanitaire (2005).
  • [3]
    Les autorités scientifiques sont en effet ambiguës. Cf. sur ce point l’avis n° 45, du 31 mai 1995, du Comité consultatif national d’éthique (CCNE, http://www.ccne-ethique.fr/francais/start.htm) ou le rapport de mars 1996 du Comité d’éthique pour les sciences (COMETS, http://www2.cnrs.fr/band/255.htm) sur « la diffusion des savoirs ». Si le rôle du scientifique dans la diffusion des savoirs est qualifié d’« impératif de démocratisation », l’« adaptation » des messages aux types de public est dite nécessaire, faute pour la société d’être prête à entendre les « aveux d’incertitude » et tout « ne pouvant pas être dit ».
  • [4]
    Cour européenne des droits de l’homme(CEDH), Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, et Fuentes Bobo/État espagnol, 29 février 2000.
  • [5]
    Créé en 1968 sous l’égide de la Caisse nationale d’assurance maladie, l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) a une mission d’intérêt général portant sur la prévention des maladies professionnelles. C’est une association de droit privé, gérée de manière paritaire par des représentants des employeurs et des représentants syndicaux.
  • [6]
    Voir à cet égard les programmes de formation organisés par l’Organisation internationale de l’aviation civile, qui apprennent aux pilotes d’avions à accepter les discussions critiques entre eux, pour réduire les risques d’accident. Le Monde, 26 octobre 2005.
  • [7]
    CEDH, Hertel contre Suisse, 25 août 1998.
  • [8]
    Signalons toutefois que, dans une décision ultérieure non publiée et déclarant irrecevable une autre requête concernant la même affaire, la CEDH indique que, si le scientifique jouit de la liberté de faire des allégations concernant la nocivité des fours à micro-ondes, il doit néanmoins faire référence aux opinions divergentes (CEDH, Hertel contre Suisse, décision déclarant irrecevable la requête n? 53440/99, 17 janvier 2002).
  • [9]
    TGI de Boulogne-sur-Mer, Société Eurotunnel contre R. Bell et Éditions du Seuil, 12 août 1998.
  • [10]
    Le phénomène est si connu qu’aux États-Unis, l’une des tâches du Government Accountability Project (GAP) est d’encadrer l’itinéraire du lanceur d’alerte pour éviter qu’il ne « dérape » et perde ainsi ses chances sur le plan juridique. Cf. les sites http://www.whistleblowers.org et http://mercatus.pjdoland.com/governmentaccountability/
  • [11]
    Aucune de ces décisions ne concerne un scientifique. La chambre sociale de la Cour de cassation a pourtant ouvert une brèche à cet égard dans une affaire Pitron c. Cuneaz du 14 mars 2000, RJS 4/00, p. 283.
  • [12]
    Dans l’affaire Hertel contre Suisse, par exemple, la Cour avait constaté que les critiques du chercheur ne semblaient pas avoir abouti à une désaffection du public à l’égard des fours à micro-ondes.
  • [13]
    Des controverses particulièrement sensibles peuvent par ailleurs donner lieu à des solutions ad hoc, comme ce fut le cas pour les suites des études du Pr. Viel, qui avait conclu à un excès de leucémies dans certains cantons proches de la Hague : devant l’émotion suscitée par cette étude, la décision avait été prise non seulement de multiplier les contre-expertises, mais aussi de mettre en place un Groupe de radio-écologie du Comité Nord Cotentin.
  • [14]
    « Les fonctionnaires doivent faire preuve de discrétion professionnelle pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions » (art. 26 de la loi du 13 juillet 1983). De plus, la liberté d’expression est limitée par l’obligation de réserve qui impose aux fonctionnaires, en dehors de leur service, de s’exprimer avec une certaine retenue et d’éviter toute expression outrancière d’opinions et de critiques injurieuses ou matériellement inexactes. Les enseignants et les chercheurs jouissent toutefois « d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions […], sous les réserves que leur imposent […] les principes de tolérance et d’objectivité » (art. 57 de la loi du 26 janvier 1984).
  • [15]
    Dans ce cas, le fonctionnaire est tenu d’alerter le procureur de la République (art. 40 du Code de procédure pénale).
  • [16]
    « En dehors des cas expressément prévus par la réglementation en vigueur, notamment en matière de liberté d’accès aux documents administratifs, les fonctionnaires ne peuvent être déliés de cette obligation […] que par décision expresse de l’autorité dont ils dépendent » (art. 26 de la loi du 13 juillet 1983).
  • [17]
    Board of Trustees of Leland Stanford University versus Sullivan, 773 F. Supp. 472 (D.D.C. 1991).
  • [18]
    Journal officiel de l’Union européenne, n? L 75/67, 22 mars 2005.
  • [19]
    Article L411-1 CR et article L411-3 CR. Ces différents points pourraient avoir une influence sur la proportionnalité de l’atteinte à l’obligation de confidentialité.
  • [20]
    Thomas Devine, chef du service juridique du Government Accountability Project américain, qui rappelle à cet égard, dans un domaine particulier, l’article 9 de la convention sur la corruption du Conseil de l’Europe.
  • [21]
    Public Interest Disclosure Act, 1998.
  • [22]
    Protected Disclosures Act, n? 26, 2000.
  • [23]
    Public Service Act, 1999. Voir aussi, plus spécifique, la loi des États de Queensland (Whistleblowers Protection Act, 1994) ou de Victoria (Victorian Whistleblowers Protection Act, 2001).
  • [24]
    Protected Disclosures Act, 2000.
  • [25]
    Whistleblowers Protection Act, 2001.
  • [26]
    The Whistleblower Protection Act, n? 122, 2004.
  • [27]
    Anti-corruption Act, 2000, chapitre 3 : Corée, Korean Independent Commission Against Corruption, Annual Report, 2002, p. 131.
  • [28]
    La mondialisation entraîne la présence universelle de catastrophes géographiquement situées, comme les inondations, les ouragans, etc., et la multiplication des dangers à fort potentiel de dissémination, comme les épidémies et les pollutions diffuses. On est donc inéluctablement dans une société de l’alarme permanente, pour des raisons objectives. Aussi est-il souhaitable de ne pas en rajouter.
  • [29]
    Délibération n? 2005-110 du 26 mai 2005 relative à une demande d’autorisation de McDonald’s France pour la mise en œuvre d’un dispositif d’intégrité professionnelle. Délibération n? 2005-111 du 26 mai 2005 relative une demande d’autorisation de la Compagnie européenne d’accumulateurs pour la mise en œuvre d’un dispositif de ligne éthique. Document d’orientation adopté par la Commission le 10 novembre 2005 pour la mise en œuvre de dispositifs d’alerte professionnelle conformes à la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.
  • [30]
    La loi britannique énonce ainsi que le lanceur d’alerte peut brûler la première étape s’il a un motif raisonnable de croire qu’il ferait l’objet de représailles, que l’alerte serait à l’évidence étouffée ou que les éléments de preuve du risque seraient détruits s’il divulguait les faits à son employeur.

1Proche de la figure du « chercheur engagé » qui soutient ou critique, de manière globale, tel ou tel développement scientifique ou technique envisagé dans son contexte politique et économique, le « lanceur d’alerte » ne s’y rapporte pas trait pour trait. Le premier place son action dans le cadre d’un engagement associatif continu, s’attachant à militer pour le financement de telle ou telle recherche, à peser sur la méthode et le contenu des expertises, à influer sur les choix scientifiques et techniques. Il utilise sa compétence et sa liberté de parole pour apprécier les effets des techniques et processus de production et porter les termes d’un vaste débat à la connaissance du public. À ce titre, il est une figure de proue de la « démocratie scientifique et technique ». Le lanceur d’alerte est un individu le plus souvent isolé qui croit apercevoir, dans le champ professionnel qui est le sien, l’existence d’un danger ponctuel précis, grave et de nature collective : tel pesticide lui semblera dangereux pour les abeilles, telle flotte d’avions, mal entretenue [1], tel dirigeant d’entreprise, corrompu. Tentant de faire état du danger, il le porte à la connaissance de ceux qui lui paraissent devoir le prendre en charge au plus vite [2]. Mais il arrive qu’il se heurte à sa hiérarchie ou à des « pouvoirs constitués » – ses pairs ou l’État – soucieux de taire l’alarme, soit par intérêt économique ou politique, soit par prudence scientifique. C’est alors qu’il devient un lanceur d’alerte stricto sensu, entrant dans diverses stratégies de résistance – de la guerre contentieuse à la campagne de presse – et s’attirant finalement des mesures de rétorsion (pensons à la mise à l’écart de Pusztai pour ses travaux sur les pommes de terre transgéniques, à l’emprisonnement de Bandajevsky pour sa dénonciation des effets de Tchernobyl, voire au suicide – probable – de Semmelweis au XIXe siècle pour avoir découvert les principes de base de l’asepsie).

2Méprisés, écartés, ridiculisés, les « prophètes de malheur » ont toujours existé (Chateauraynaud et Torny, 1999 ; Chateauraynaud et al., 2003 ; Harremoës et al., 2002). Sans disparaître, la vieille fonction cathartique du prophétisme s’est toutefois enrichie de fonctions sociales différentes, répondant à des exigences plus contemporaines.

3Car l’heure est désormais à l’aménagement d’une protection du lanceur d’alerte. De par le monde se multiplient les législations s’attachant à protéger ce personnage qui fait scandale et pose problème. S’il en est ainsi, c’est que l’on voit moins désormais en lui le prophète que l’un des rouages d’un nouveau système démocratique et, plus précisément, d’un nouveau mode de gouvernement des risques (Noiville, 2003). D’une part, il s’agit de renforcer le traditionnel objectif d’évitement des risques, en prévenant les dangers le plus en amont possible – logique dont participe précisément l’alerte. D’autre part, gouverner les risques ne peut plus être l’apanage des seules autorités publiques : sous peine d’inefficacité, l’exercice de leurs pouvoirs de police, classiquement opéré sur des populations plus ou moins réticentes (Napoli, 1995 ; Murard et Zylberman, 1996), exige la collaboration active de nombreuses entités de nature hétérogène. C’est ainsi que les obligations de signalement concernent de multiples personnes privées, du médecin à l’employé de banque ; parallèlement, l’action des associations en matière contentieuse est de plus en plus institutionnalisée, perçue comme un appui aux politiques de santé publique ou de protection de l’environnement. Et si de nombreuses lois organisent l’information et la participation du « public », des « actionnaires », des « consommateurs », des « usagers » aux grandes décisions qui les « concernent », c’est certes pour assurer leur adhésion à ces décisions, mais aussi pour tirer parti de leur vigilance généralement scrupuleuse.

4Parce qu’il occupe une position d’accès privilégié à l’information – chasseur au contact d’oiseaux atteints de grippe aviaire, pêcheur repérant les premières atteintes du mercure dans la baie japonaise de Minamata, chercheur produisant et analysant des résultats intéressant la santé ou l’environnement –, le lanceur d’alerte constitue logiquement une pièce maîtresse de ces dispositifs.

5Sa position reste pourtant fragile, particulièrement au regard du droit français. Chercheur du secteur privé, le lanceur d’alerte est soumis à des devoirs limitant sa liberté de parole (secret industriel, devoir d’obéissance impliquant le respect des décisions de la hiérarchie) ; il risque le licenciement pur et simple, sans indemnités de départ. Fonctionnaire, son statut le protège d’une telle mesure, mais il est tenu par son obligation de réserve et exposé à des formes de rétorsion plus insidieuses : coupure de crédits, fermeture du laboratoire, refus de publication, rejet des projets de recherche et, in fine, retards de carrière – sanctions molles qui s’accompagneront souvent d’un grave discrédit et dont il sera quasiment impossible d’établir qu’elles constituent des mesures de représailles. Chercheurs du secteur public ou du secteur privé sont également soumis à des obligations de confidentialité légales ou contractuelles susceptibles d’être sanctionnées par les tribunaux. Leur mission de « production de connaissances et d’informations » (art. 411-1 du Code de la recherche) est donc limitée par le souci des entreprises de maîtriser l’information et la divulgation de résultats susceptibles d’entraîner des réactions « irrationnelles » du public [3].

6Comment garantir au chercheur croyant détenir une information essentielle, du point de vue de la santé publique ou de l’environnement, le droit d’alerter le public si le cheminement normal de l’alerte, par la voie hiérarchique, a abouti à une impasse ? Cette question, qui paraît de prime abord pouvoir trouver une solution évidente dans la liberté d’expression, appelle en réalité une construction juridique de toutes pièces, inspirée de divers droits étrangers qui, dans ce domaine, ont su prendre une longueur d’avance.

La liberté d’expression du chercheur et ses limites

7La liberté d’expression, droit de l’homme de la première génération, a été récemment interprétée de manière fort intéressante dans le champ des controverses scientifiques, le juge ayant affirmé qu’elle valait « non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population [4] ». Chacun devrait donc pouvoir faire état publiquement d’une suspicion de risque, même si d’autres – employeur, administration, etc. – préfèrent la taire (Munagorri, 2005). Cette voie reste toutefois d’une portée limitée.

L’apport de la liberté d’expression

8De décisions de justice isolées qui ne forment pas encore une jurisprudence cohérente, on peut déduire que le chercheur doit se voir reconnaître une liberté d’expression particulièrement protégée dans le champ des controverses scientifiques qui marquent la santé publique et l’environnement. Deux points essentiels ressortent. D’une part, la « santé au travail » exige que le chercheur investi dans ce domaine bénéficie d’une autonomie particulière à l’égard du pouvoir de direction de son employeur. D’autre part, en dépit de la violence des accusations qu’il aura pu formuler publiquement à l’encontre de telle administration ou telle entreprise restée sourde à ses alertes, le chercheur pourra échapper aux accusations de diffamation ou de dénigrement fautif, le juge faisant parfois prévaloir l’exigence du débat scientifique.

Santé au travail et pouvoir de direction de l’employeur

9Bien qu’aucune loi ne protège en France les lanceurs d’alerte, la Cour de cassation, confirmant le 11 octobre 2000 un arrêt de la cour d’appel de Nancy du 17 juin 1998, a pu reconnaître, non pas un principe général de libre expression des scientifiques du secteur privé, mais une certaine indépendance des professionnels de la santé au travail vis-à-vis de leur hiérarchie (Hermitte et Torre-Schaub, 2000 ; Cicolella et Benoit-Browaeys, 2005).

10Dans cette affaire, A. Cicolella, salarié de l’INRS [5], avait pour tâche d’évaluer les risques liés aux produits chimiques. Alors que des divergences croissantes l’opposaient à sa direction quant aux risques des éthers de glycol, il organisa un colloque international où devaient être divulgués, synthétisés et analysés des résultats concernant la toxicité de ces substances – résultats que sa direction mettait en doute. Il fut licencié pour « refus d’obéissance », « insubordination délibérée et réitérée incompatible avec le fonctionnement normal d’une entreprise » et avec sa « qualité d’ingénieur soumis à l’autorité hiérarchique ». Le chercheur contesta cette mesure en justice sur le fondement d’une entrave à sa liberté d’expression.

11En appel, la cour de Nancy affirma la qualité de chercheur d’A. Cicolella, du simple fait qu’il était « responsable scientifique » du « projet éthers de glycol ». Elle en tira que, « malgré l’existence d’un rapport de subordination inhérent à tout contrat de travail, l’employeur devait […] exercer son pouvoir hiérarchique dans des limites compatibles avec la nature des responsabilités confiées à l’intéressé et dans le respect de l’indépendance due aux professionnels de la santé au travail », ce que confirma la Cour de cassation.

12Une telle décision concerne certes la subordination dans le cadre du secteur privé. On ne voit pas bien, toutefois, ce qui s’opposerait à son extension au devoir de réserve des salariés du secteur public. Elle porte sur la santé au travail, mais les domaines de la santé publique et de l’environnement n’ont guère de raison d’être moins bien traités. Elle se fonde sur des suspicions déjà fortes sans être vraiment démontrées. Pour motiver sa décision sur ce point sensible, la cour d’appel prend en compte le contenu d’une note interne à l’INRS faisant état non pas des dangers en jeu, mais des « divergences de vues d’ordre scientifique » et le fait que l’institut avait fixé une procédure de traitement des controverses – ce qui montre, au passage, l’importance de tels documents au regard de l’autonomie du chercheur.

13En s’inscrivant dans l’évolution générale du droit du travail, qui, depuis les lois Auroux, organise une libération progressive et prudente de l’expression du salarié, l’arrêt apporte une précision de premier ordre quant au particularisme du pouvoir de direction propre à la recherche en matière de santé au travail et, du même coup, quant à la portée du droit de critique. Qu’en est-il, toutefois, lorsque cette critique atteint une violence telle qu’elle s’apparente à une diffamation ou à un dénigrement ?

Liberté d’expression, diffamation et dénigrement

14On aborde ici la phase « pathologique » de l’alerte. Parce qu’il n’a pas cessé de crier dans le désert, le lanceur d’alerte en viendra souvent à s’exprimer publiquement et violemment, mettant en cause l’inertie des pouvoirs publics ou le mensonge d’une entreprise. Il risque alors d’être poursuivi pour diffamation ou dénigrement fautif. Or, dans une série d’affaires récentes, le juge rejette ces qualifications, reconnaissant au scientifique une liberté d’expression particulièrement protégée. Il pose ainsi plus ou moins explicitement des limites à la culture du consensus scientifique, favorise l’expression des conflits [6], oppose à la loi du silence l’intérêt du débat contradictoire pour assurer l’effectivité du droit de l’environnement et de la santé. D’une telle évolution, deux affaires témoignent nettement.

15Dans la première, tranchée par la Cour européenne des droits de l’homme le 25 août 1998, la Cour a jugé qu’un scientifique, M. Hertel, pouvait librement s’exprimer sur les dangers sanitaires des fours à micro-ondes, accusés en l’espèce de provoquer des modifications sanguines « précancéreuses » [7]. Pour condamner la Suisse qui, par une injonction du tribunal de commerce, avait interdit au chercheur (retraité et poursuivant ses recherches dans un cadre privé) d’affirmer la dangerosité des fours en question, la CEDH retient en effet qu’est en cause « non le discours strictement « commercial » de cet individu, mais sa participation à un débat touchant à l’intérêt général, comme […] la santé publique ».

16L’alerte lancée par M. Hertel était d’autant moins condamnable qu’il avait fait preuve de mesure et de nuance dans l’expression de sa critique, faite au conditionnel : il ne demandait pas le retrait ni même le boycott des fours à micro-ondes [8]. Aussi l’interdiction dont il avait fait l’objet était-elle excessive, car elle avait pour effet de « limiter grandement son aptitude à exposer publiquement une thèse ayant pourtant sa place dans le débat public. Peu importe que l’opinion dont il s’agit ait été minoritaire et apparemment dénuée de fondement : dans un domaine où la certitude est improbable, il serait particulièrement excessif de limiter la liberté d’expression à l’exposé des seules idées généralement admises ».

17Dans cette même veine, un autre litige opposait la société Eurotunnel à Robert Bell, professeur à l’Economics Department de Brooklyn College de New York et aux Éditions du Seuil [9], à propos du livre Les Sept Pêchés capitaux de la haute technologie (Bell, 1998). L’entreprise stigmatisait certains passages très critiques quant à la sécurité du tunnel sous la Manche, décrit par Bell comme particulièrement exposé à un risque d’incendie insuffisamment pris en compte pour des raisons économiques. Or, pour rejeter le grief de dénigrement, le tribunal de grande instance (TGI) de Boulogne-sur-Mer relève que, si la critique est « vigoureuse », elle est d’une tonalité professionnelle exempte d’excès polémiques et assortie d’un argumentaire technique et économique très élaboré. Sa motivation n’est pas dénuée d’intérêt :

18« Notre siècle éminemment technologique a donné d’assez nombreux exemples de risques de cette nature qui ont tragiquement démontré leur capacité à se réaliser, qu’il s’agisse de lourds accidents ferroviaires, de naufrages de grands navires déclarés insubmersibles, d’effondrement de barrages, d’explosion de centrale nucléaire, d’explosions d’engins spatiaux, de chutes d’avions […] pour qu’il n’apparaisse pas répréhensible d’évoquer ces risques et de souligner les facteurs susceptibles de les aggraver dans un ouvrage d’investigation argumenté et rédigé dans un esprit de stricte controverse scientifique. Cette liberté d’expression doit être reconnue alors même que, comme il est invoqué, les inquiétudes et les alarmes exprimées dans ce livre pourraient être excessives et infondées. Les lois de la République consacrent fondamentalement la liberté du débat public, et si elles confient au juge la mission d’éviter qu’il ne s’égare en outrage et malveillance, elles ne lui confèrent aucunement la mission de contrôler la pertinence des arguments échangés, la critique étant portée sur la place publique, il est loisible à la direction du tunnel d’y répondre par le même moyen. Cette liberté d’expression doit être d’autant plus garantie qu’il s’agit d’un risque collectif […] ce qui justifie qu’une réflexion sur la sécurité du tunnel sous la Manche soit rendue publique et dépasse le milieu discret des spécialistes de l’entreprise. »

19Où le juge, sans se faire juge de la science, protège l’esprit de controverse. En égrenant sans raison la litanie des catastrophes, alors même que l’incendie du tunnel du Mont-Blanc n’avait pas encore eu lieu, il utilise leur effet cumulatif pour justifier la nécessité du débat public dont la liberté d’expression est un outil. Comme dans les domaines politique ou religieux, la liberté d’expression scientifique devient ainsi, par petites touches, un élément caractéristique des sociétés démocratiques. Elle n’en reste pas moins affectée d’importantes faiblesses.

Les limites de la liberté d’expression

20Si la liberté d’expression recouvre bien un droit de critique, c’est à une condition de « mesure » rarement satisfaite. Surtout, diverses obligations auxquelles est tenu le chercheur conduisent en pratique à un conflit frontal avec la liberté d’expression.

L’exigence de « mesure » dans les propos du lanceur d’alerte

21Dans les affaires précédemment citées, on aura remarqué que le juge apprécie la teneur et la mesure des propos du lanceur d’alerte. Or, en pratique, confronté, ou se croyant confronté, à des « étouffeurs d’alerte », ce dernier tend à durcir et à simplifier progressivement son discours, cesse de respecter les procédures auxquelles il est en principe astreint, peut se croire pris dans un véritable complot et arrive insensiblement à des termes excessifs, voire injurieux, lorsqu’il décide d’aller porter l’affaire sur la place publique devant les médias [10]. Nombreux sont les jugements qui condamnent ainsi divers lanceurs d’alerte en raison de la virulence de leurs allégations, surtout lorsqu’elles sont proférées à l’extérieur du cercle de l’institution, publique ou privée, à laquelle ils appartiennent [11]. L’alerte est alors considérée comme non proportionnée au but recherché et, selon certaines décisions de justice, nuisible à l’entreprise ou au service [12]. Peu importent l’échec des tentatives d’alerte en interne, le fait que la critique concerne la défense d’un intérêt général, l’abus de la liberté d’expression sera généralement constitué, d’autant plus facilement que le risque dénoncé est incertain.

Les « obligations de se taire »

22Parce que le chercheur du secteur public jouit d’une liberté de publication régulée par les revues scientifiques, de nombreux résultats scientifiques pouvant être analysés comme des alertes sont publiés jour après jour et contestés selon les pratiques classiques du débat scientifique [13]. Dans certains cas, toutefois, la possibilité de divulgation est restreinte par diverses obligations légales ou contractuelles.

23Parmi les premières, c’est l’obligation de réserve du fonctionnaire qui, outre le secret défense, apparaît comme emblématique puisque, schématiquement, elle peut être analysée comme une obligation générale de taire les sujets sensibles [14]. Elle n’empêche certes pas le chercheur d’alerter. Il arrive même qu’il y soit obligé par la loi, lorsqu’il a connaissance d’un délit, par exemple [15] : sans se placer dans l’illégalité, le chercheur peut alors alerter de la mise en danger d’une personne, même si les données sur lesquelles il s’appuie devront être suffisamment précises pour permettre de caractériser le délit en question. Au-delà de ce cas de figure, l’obligation de réserve n’interdit pas au chercheur de prendre l’initiative d’une alerte, mais il doit alors nécessairement l’exprimer par la voie hiérarchique, selon le cheminement prescrit par la loi [16], et sans porter atteinte à l’intérêt du service.

24Plus fréquemment, c’est l’existence d’obligations contractuelles de confidentialité qui limite l’aptitude du chercheur à alerter (Leclerc, 2005). Dans cette hypothèse, le chercheur aura découvert un risque dans le cadre d’un contrat de recherche – souvent conclu avec un partenaire privé – ou bien d’une commission d’évaluation dans laquelle il siège comme expert. Or, tant le contrat que son statut d’expert lui imposeront la confidentialité, même si la commission d’expertise, elle, sera souvent tenue de rendre publics les résultats. Un certain flottement demeure, du reste, quant à l’étendue de cette obligation de confidentialité : quel critère exact permet de faire le départ entre le résultat ayant vocation à être rendu public et les données sur lesquelles il est fondé et qui sont couvertes par le secret ? Plus généralement, comment articuler convenablement deux exigences potentiellement contradictoires, l’indépendance des experts des agences de sécurité sanitaire, d’un côté, l’obligation de confidentialité à laquelle ils sont astreints et le secret industriel qui leur est souvent imposé, de l’autre ?

25Ici ou là, quelques jugements illustrent cette difficulté. Un arrêt américain Board of Trustees, rendu en 1991 par la cour de Californie, déclare contraire à la liberté d’expression une clause de confidentialité insérée par le National Institute of Health (NIH) dans un contrat de recherche le liant à un médecin chercheur de l’Université de Stanford. Cette dernière exigeait en effet que le chercheur obtienne l’autorisation du NIH avant toute publication ou conférence relative au projet financé [17] (Noiville, 2001). La cour, elle, admet au contraire que le chercheur devait conserver une marge de man œuvre à l’égard de la divulgation de ses résultats – a fortiori, peut-on penser, si les résultats intéressent la santé publique ou l’environnement. Au-delà de cette affaire, on peut se demander si le droit américain, souvent précurseur à certains égards, n’est pas en train d’évoluer sous l’effet des débats relatifs au Viox et aux modes d’évaluation pratiqués à la FDA : va-t-on vers un droit des experts de s’autolibérer d’engagements de confidentialité lorsque des considérations de santé publique sont en jeu ?

26Le droit français, lui, accuse un certain retard. Certes, la jurisprudence relative aux clauses de confidentialité dans le contrat de travail paraît perméable à la défense d’intérêts généraux comme la santé publique ou l’environnement. Dans le cadre des relations entre l’employeur et l’employé, la Cour de cassation vérifie ainsi que la clause est justifiée et proportionnée au but recherché. Or, la clause est justifiée si elle protège un « intérêt légitime de l’entreprise » (Leclerc, 2005), notion que l’on peut se hasarder à interpréter : une entreprise pharmaceutique ou chimique a un intérêt économique immédiat à interdire à ses employés de divulguer le danger lié à un produit ; mais cela ne rend pas cet intérêt économique légitime. À quoi il faut ajouter que l’exigence de proportionnalité paraît assez simple à satisfaire : l’alerte sanitaire ou écologique concerne des droits fondamentaux récemment renforcés par la Charte constitutionnelle de l’environnement – droit à la santé, droit à un environnement « équilibré et favorable à [la] santé ». S’il dispose de preuves solides, un salarié qui lance l’alerte au mépris de la confidentialité ne devrait donc pas pouvoir être sanctionné. Mais la réponse risque fort de s’inverser si les preuves scientifiques sont inachevées.

27Aux diverses « obligations de se taire » s’ajoute, plus fondamentalement, une absence de soutien juridique à l’alerte. Certes, comme tout salarié, le chercheur a le droit de faire connaître les risques qu’il encourt à titre individuel et d’exercer son droit de retrait ; il pourra aussi dénoncer le harcèlement subi par un de ses collègues. Mais rien de semblable n’existe, ni dans le Code du travail ni dans le statut des fonctionnaires, s’il entend dénoncer un risque collectif, d’intérêt public. La récente recommandation de l’Union européenne du 11 mars 2005 concernant la « charte européenne du chercheur et un code de conduite pour le recrutement des chercheurs » n’aborde pas la question [18], non plus que le nouveau Code de la recherche. La partie consacrée à l’« éthique de la recherche » se résume aux activités du Comité consultatif national d’éthique ; y sont rappelées les missions du chercheur, dont la diffusion de l’information, et recensées ses garanties fondamentales – particulièrement l’autonomie de la démarche scientifique [19]. Mais l’alerte ne bénéficie d’aucun traitement juridique.

28Aussi bien la liberté d’expression est-elle loin de suffire à protéger efficacement le lanceur d’alerte. Pour en tirer un droit d’alerte, le juge comme le chercheur devront louvoyer entre divers impératifs souvent subjectifs : proportionnalité, mesure des propos, intérêt légitime de l’entreprise, etc. Autant de subtilités juridiques à maîtriser par le chercheur s’il entend ne pas se mettre en tort. En outre, invoquée dans le cadre du procès, donc a posteriori, une fois le lanceur d’alerte licencié ou mis à l’écart, la liberté d’expression n’offre pas au chercheur les moyens de s’appuyer sur des procédures aptes à guider sa démarche, voire à lui prodiguer un minimum de soutien – y compris psychologique ; elle ne permet pas davantage à l’alerte de faire son chemin. D’où la nécessité d’imaginer ex nihilo une protection spécifique en la matière (Cicolella et Benoît-Browaeys, 2005).

L’enjeu d’une protection spéciale du lanceur d’alerte

29Si les lanceurs d’alerte sont bien le « facteur humain qui constitue le talon d’Achille de la corruption bureaucratique », alors ils doivent bénéficier d’une « protection adéquate contre toute sanction injustifiée » dès lors qu’ils dénoncent des faits « de bonne foi et sur la base de soupçons raisonnables » [20]. Or, nous ne pensons pas qu’une protection adéquate puisse se suffire d’une jurisprudence complexe et fluctuante. Penser les principes généraux autant que le particularisme des différents secteurs s’avère au contraire nécessaire. Ainsi de l’expérience américaine : si une loi sur la protection des whistleblowers a été adoptée en 1989, il s’est rapidement révélé qu’il était nécessaire d’adapter le principe général aux secteurs particuliers – déchets, sûreté nucléaire, aviation et, en 2002, finances –, puisque la loi Sarbanes-Oxley, votée après les scandales Enron et Worldcom, oblige désormais les sociétés cotées en bourse à mettre en place un dispositif interne d’alerte qui protège les salariés signalant fraudes ou autres dysfonctionnements.

30Bien d’autres pays ont suivi cette voie, de manière générale ou dans des domaines restreints (Groenweg, 2001) : Royaume-Uni [21], Afrique du Sud [22], Australie [23], Nouvelle-Zélande [24], Ghana [25], Japon [26], Corée du sud [27] en font partie. Quelles que soient leurs différences, les lois dont ces États se sont dotés protègent toutes, selon diverses modalités, ceux qui mettent au jour des informations importantes pour l’environnement et la santé publique – le plus souvent des scientifiques. Elles instituent un droit de parler sans souffrir de mesures de rétorsion (licenciement, harcèlement, etc.). Repérer trait à trait leurs défauts et leurs qualités impliquerait une étude comparative et une analyse de terrain qui dépassent le cadre de cet article. À partir de leur ossature générale, il n’en est pas moins possible de dessiner l’architecture d’une protection du lanceur d’alerte en France, apte à articuler divers impératifs potentiellement contradictoires : protéger le lanceur d’alerte sans conduire à une société de l’alarme permanente et sans perdre de vue qu’au-delà de la protection de l’individu, l’alerte elle-même doit être correctement traitée.

Les conditions d’une protection de l’individu

31Pour être efficace, la protection du lanceur d’alerte doit être très large, sachant que plus elle est large, plus elle se heurte à une série d’intérêts légitimes, ce qui oblige parallèlement à soigneusement l’encadrer.

La nécessité d’une protection très large

32Large, la protection accordée doit d’abord l’être au regard de ses bénéficiaires. La loi britannique peut servir de modèle à cet égard, qui ne protège pas seulement le salarié lié par un contrat de travail, mais toute personne travaillant pour le compte d’une autre : travailleurs à domicile, employés d’agences, professionnels du Service national de la santé, voire certains stagiaires. S’agissant des chercheurs, parfois en situation précaire, par ailleurs amenés à dénoncer des risques n’ayant rien à voir avec la relation de travail, une telle assise large est nécessaire. Il faudrait même y ajouter les chercheurs sans statut, les retraités qui continuent leurs recherches, les thésards – particulièrement fragiles –, les experts des commissions d’évaluation ou des agences, ou encore les médecins investigateurs qui veulent divulguer les résultats de tests de médicaments.

33La protection doit ensuite concerner un ensemble aussi vaste que possible de données divulguées. En effet, la rabattre à la seule hypothèse de divulgation d’actes fautifs ou frauduleux serait peu utile au chercheur, car l’information que ce dernier tente de porter au jour – exposition à un risque écologique et sanitaire, notamment – n’est pas nécessairement liée à une faute ou à une fraude. Le plus souvent, ce que dénonce le lanceur d’alerte est une simple suspicion, un fait scientifique controversé, et non un fait avéré constitué en illégalité. Certains pays l’ont bien compris, comme la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni, qui protègent la divulgation de toute « action, omission ou conduite présentant un risque sérieux pour la santé publique, la sécurité publique, l’environnement […] ». C’est le risque qui doit déclencher une divulgation protégée, pas la faute. Et retenir de simples omissions est décisif, puisqu’il est courant d’écarter des résultats jugés « non concluants ».

34En fin, si l’on entend conférer une réelle protection au chercheur, cela doit concerner tout type de représailles, même s’il convient d’admettre les difficultés de preuve en la matière. S’il est en effet facile de repérer et d’indemniser un licenciement, cela l’est moins pour une « mise au placard », un harcèlement, le rejet systématique des projets de recherche par les comités d’appels d’offres ou des articles par les revues. On ne peut guère contraindre un comité scientifique à accepter un article ou un projet de recherche et l’on se rend bien compte de l’impossibilité de la réparation, ce qui conforte la nécessité de la prévention.

L’exigence de critères stricts

35En même temps que l’on protège le lanceur d’alerte, il faut trouver les moyens de prévenir les effets pervers d’une protection inconditionnelle (Lochak, 1996), ce qui implique de subordonner cette dernière à des conditions strictes, tant sur le fond que sur la forme [28].

36Sur le fond, trois conditions s’imposent. La première concerne le degré de crédibilité du problème dénoncé, qui doit être grave, sérieux et suffisamment documenté, même s’il n’existe pas de preuves. La jurisprudence consacrée au principe de précaution – dont les liens avec la question de l’alerte sont évidents – est assez claire de ce point de vue : autant des mesures de précaution ne peuvent être adoptées que si le risque redouté fait l’objet d’un certain degré d’objectivité mesuré à l’aune de critères scientifiques validés, autant le risque en question n’a pas à être expérimentalement avéré.

37Une deuxième condition, exigée par toutes les législations, concerne la bonne foi : le lanceur d’alerte doit avoir eu le sentiment honnête que la divulgation était d’intérêt public, de sorte que l’alerte ne puisse servir de voie d’accès à la dénonciation calomnieuse, à l’autopromotion ou à l’instrumentalisation auxquelles peuvent être conduits certains chercheurs.

38La troisième condition a trait à la preuve des représailles encourues par le chercheur : c’est certainement à lui de prouver les coupures de crédit, la fermeture du laboratoire, le refus systématique de financer ses projets, ainsi que la proximité temporelle de ces événements avec l’alerte lancée ;mais est-ce à lui d’établir que ces décisions constituent des mesures de rétorsion ? Une telle preuve sera bien difficile à administrer. Sera-ce alors à sa hiérarchie d’apporter la preuve contraire, en montrant que le chercheur a simplement pâti de choix de politique scientifique sans lien avec sa personne ni avec la nature des éléments qu’il entendait divulguer ? Les législateurs étrangers sont partagés sur ce point : qu’il s’agisse d’établir que la mesure prise est ou n’est pas une conséquence de l’alerte, la preuve est diabolique. Un système d’inversions successives de la charge de la preuve serait alors plus logique.

39Sur la forme, la protection du lanceur d’alerte doit être subordonnée au respect de deux exigences. Tout d’abord, l’alerte ne saurait être anonyme. Pour inciter à la dénonciation et dépasser la peur des représailles, l’anonymat est certes retenu par certains textes, comme la loi américaine Sarbanes-Oxley. Il n’en suscite pas moins deux fortes réserves. D’abord, une dénonciation sera moins efficace si sa provenance n’est pas clairement identifiée. Ensuite, l’anonymat renforce le risque d’alertes peu sérieuses, voire calomnieuses. C’est du reste pour cette raison que la CNIL, après avoir rendu deux avis défavorables à la mise en place de « systèmes d’alerte éthique » dans des entreprises prévoyant l’anonymat de la dénonciation, a encadré sérieusement cette pratique, le 10 novembre 2005, en la subordonnant à une série de conditions strictes : champ restreint, dissuasion des dénonciations anonymes, existence d’un système de traitement de l’alerte, information de la personne concernée dès que les preuves ont été préservées [29].

40Ensuite, l’alerte doit suivre un circuit bien canalisé, comme le prévoient à raison toutes les législations étrangères. Sa diffusion doit être progressive, opérée par étapes et par cercles concentriques. Elle doit d’abord être adressée aux autorités hiérarchiques, puis, si elle reste sans réponse pendant un certain délai, à un tiers (avocat, conseiller juridique, etc.), pour être finalement lancée vers une sphère plus large (police, parlementaires, médias), toute diffusion à un nouveau cercle n’étant possible – sauf exception [30] – que si l’alerte a échoué à l’étape précédente. Délais, intervention de médiateurs tentant de rapprocher les points de vue ou sollicitant des avis extérieurs, sont autant de moyens de combiner les deux impératifs essentiels qui sous-tendent la matière : prévenir un basculement dans une « société de l’alarme permanente », d’un côté, faire en sorte que l’information divulguée parvienne à ceux qui peuvent convenablement la traiter, de l’autre.

L’exigence de traitement de l’alerte elle-même

41Une chose est de protéger le lanceur d’alerte, autre chose de réagir si l’information transmise mérite d’être suivie d’effet. Permettre à un chercheur de dénoncer un phénomène ou d’exprimer des doutes n’a en effet de sens que si d’autres recherches sont entreprises pour infirmer ou confirmer, par la confrontation des méthodes et des résultats. De même que l’on aspire à une divulgation de l’alerte, de même il convient d’en assurer le suivi par des études complémentaires, des mesures de gestion, le tout pris en charge par des instances destinées à recueillir et traiter les alertes.

42Sur ce point décisif, les lois étrangères sont pourtant imprécises, quand elles ne sont pas muettes. Certaines ont certes ancré la protection des lanceurs d’alerte dans un sous-bassement administratif solide. Aux États-unis, par exemple, l’Office of Special Counsel, organisme fédéral indépendant d’enquête et de poursuite judiciaire, recueille les plaintes d’individus prétendant avoir subi des représailles à la suite d’une alerte, et enquête pour établir ce lien de cause à effet, s’il existe. Mais, au-delà, rien n’est organisé pour apprécier la validité scientifique de l’alerte, seul moyen d’en déduire les mesures de gestion appropriées. Tout se passe comme si, une fois la protection du lanceur d’alerte assurée, les institutions classiques de gestion du risque suffisaient pour que soient adoptées les mesures nécessaires (retrait du produit, fermeture de l’usine, etc.).

43Or, d’une part, l’adoption de ces mesures reste toujours incertaine. Les difficultés qu’aura éprouvées le chercheur à voir prospérer son alerte reflètent généralement une inertie, une trop grande prudence scientifique, voire une volonté de camouflage de la part des institutions.

44D’autre part, la politique scientifique et l’organisation administrative seront le plus souvent en jeu : le chercheur devra bénéficier de crédits suffisants pour continuer à travailler ; des financements devront être alloués à d’autres pour répondre aux interrogations qu’il a soulevées.

45Dès lors, faut-il des mécanismes nouveaux, aptes à centraliser les alertes, à assurer qu’elles ne finiront pas par se perdre dans les méandres de l’administration et à organiser leur traitement ? Cela doit-il passer par l’institution d’une autorité administrative nouvelle qui recueillerait les alertes et aurait les moyens de les trier, de les analyser ? Même à supposer qu’il s’agisse d’une autorité administrative indépendante de l’État, rendant compte directement au Parlement, le risque est grand de créer une nième institution attachée de trop près aux pouvoirs constitués ; et si le choix du guichet unique est attrayant, il risque de tuer le jeu de la controverse. Pourquoi ce rôle ne serait-il pas alors dévolu à une juridiction judiciaire spéciale, une « juridiction de l’alerte » qui centraliserait ces dernières et disposerait à la fois des moyens d’investigation et, si nécessaire, des pouvoirs d’y faire donner suite ?

46C’est dire si la protection du lanceur d’alerte n’aura véritablement de sens qu’à la condition d’être accompagnée d’une telle réflexion. Elle n’en apparaît pas moins comme un rouage décisif dans la prévention des risques écologiques et sanitaires.

Bibliographie

Références

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  • Sudre, F. (Ed.), 2003. Les Grands Arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, PUF.

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : C. Noiville, noiville@univ-paris1.fr
  • [1]
    Le pôle financier de Lyon a ainsi mis en examen pour faux, usage de faux et mise en danger de la vie d’autrui un chef d’escale et un superviseur de la société Aviapartner ; l’enquête de la police avait été déclenchée à la suite de divulgations de salariés d’Aviapartner concernant de fausses attestations de formation du personnel fournies par l’entreprise aux autorités de contrôle. Cf. Le Monde, 7 mai 2004.
  • [2]
    À ce stade, le lanceur d’alerte est l’un des maillons de la « chaîne officielle » de l’alerte. Sur le système français mis en place à cet effet en matière de sécurité sanitaire, cf. Institut de veille sanitaire (2005).
  • [3]
    Les autorités scientifiques sont en effet ambiguës. Cf. sur ce point l’avis n° 45, du 31 mai 1995, du Comité consultatif national d’éthique (CCNE, http://www.ccne-ethique.fr/francais/start.htm) ou le rapport de mars 1996 du Comité d’éthique pour les sciences (COMETS, http://www2.cnrs.fr/band/255.htm) sur « la diffusion des savoirs ». Si le rôle du scientifique dans la diffusion des savoirs est qualifié d’« impératif de démocratisation », l’« adaptation » des messages aux types de public est dite nécessaire, faute pour la société d’être prête à entendre les « aveux d’incertitude » et tout « ne pouvant pas être dit ».
  • [4]
    Cour européenne des droits de l’homme(CEDH), Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, et Fuentes Bobo/État espagnol, 29 février 2000.
  • [5]
    Créé en 1968 sous l’égide de la Caisse nationale d’assurance maladie, l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) a une mission d’intérêt général portant sur la prévention des maladies professionnelles. C’est une association de droit privé, gérée de manière paritaire par des représentants des employeurs et des représentants syndicaux.
  • [6]
    Voir à cet égard les programmes de formation organisés par l’Organisation internationale de l’aviation civile, qui apprennent aux pilotes d’avions à accepter les discussions critiques entre eux, pour réduire les risques d’accident. Le Monde, 26 octobre 2005.
  • [7]
    CEDH, Hertel contre Suisse, 25 août 1998.
  • [8]
    Signalons toutefois que, dans une décision ultérieure non publiée et déclarant irrecevable une autre requête concernant la même affaire, la CEDH indique que, si le scientifique jouit de la liberté de faire des allégations concernant la nocivité des fours à micro-ondes, il doit néanmoins faire référence aux opinions divergentes (CEDH, Hertel contre Suisse, décision déclarant irrecevable la requête n? 53440/99, 17 janvier 2002).
  • [9]
    TGI de Boulogne-sur-Mer, Société Eurotunnel contre R. Bell et Éditions du Seuil, 12 août 1998.
  • [10]
    Le phénomène est si connu qu’aux États-Unis, l’une des tâches du Government Accountability Project (GAP) est d’encadrer l’itinéraire du lanceur d’alerte pour éviter qu’il ne « dérape » et perde ainsi ses chances sur le plan juridique. Cf. les sites http://www.whistleblowers.org et http://mercatus.pjdoland.com/governmentaccountability/
  • [11]
    Aucune de ces décisions ne concerne un scientifique. La chambre sociale de la Cour de cassation a pourtant ouvert une brèche à cet égard dans une affaire Pitron c. Cuneaz du 14 mars 2000, RJS 4/00, p. 283.
  • [12]
    Dans l’affaire Hertel contre Suisse, par exemple, la Cour avait constaté que les critiques du chercheur ne semblaient pas avoir abouti à une désaffection du public à l’égard des fours à micro-ondes.
  • [13]
    Des controverses particulièrement sensibles peuvent par ailleurs donner lieu à des solutions ad hoc, comme ce fut le cas pour les suites des études du Pr. Viel, qui avait conclu à un excès de leucémies dans certains cantons proches de la Hague : devant l’émotion suscitée par cette étude, la décision avait été prise non seulement de multiplier les contre-expertises, mais aussi de mettre en place un Groupe de radio-écologie du Comité Nord Cotentin.
  • [14]
    « Les fonctionnaires doivent faire preuve de discrétion professionnelle pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions » (art. 26 de la loi du 13 juillet 1983). De plus, la liberté d’expression est limitée par l’obligation de réserve qui impose aux fonctionnaires, en dehors de leur service, de s’exprimer avec une certaine retenue et d’éviter toute expression outrancière d’opinions et de critiques injurieuses ou matériellement inexactes. Les enseignants et les chercheurs jouissent toutefois « d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions […], sous les réserves que leur imposent […] les principes de tolérance et d’objectivité » (art. 57 de la loi du 26 janvier 1984).
  • [15]
    Dans ce cas, le fonctionnaire est tenu d’alerter le procureur de la République (art. 40 du Code de procédure pénale).
  • [16]
    « En dehors des cas expressément prévus par la réglementation en vigueur, notamment en matière de liberté d’accès aux documents administratifs, les fonctionnaires ne peuvent être déliés de cette obligation […] que par décision expresse de l’autorité dont ils dépendent » (art. 26 de la loi du 13 juillet 1983).
  • [17]
    Board of Trustees of Leland Stanford University versus Sullivan, 773 F. Supp. 472 (D.D.C. 1991).
  • [18]
    Journal officiel de l’Union européenne, n? L 75/67, 22 mars 2005.
  • [19]
    Article L411-1 CR et article L411-3 CR. Ces différents points pourraient avoir une influence sur la proportionnalité de l’atteinte à l’obligation de confidentialité.
  • [20]
    Thomas Devine, chef du service juridique du Government Accountability Project américain, qui rappelle à cet égard, dans un domaine particulier, l’article 9 de la convention sur la corruption du Conseil de l’Europe.
  • [21]
    Public Interest Disclosure Act, 1998.
  • [22]
    Protected Disclosures Act, n? 26, 2000.
  • [23]
    Public Service Act, 1999. Voir aussi, plus spécifique, la loi des États de Queensland (Whistleblowers Protection Act, 1994) ou de Victoria (Victorian Whistleblowers Protection Act, 2001).
  • [24]
    Protected Disclosures Act, 2000.
  • [25]
    Whistleblowers Protection Act, 2001.
  • [26]
    The Whistleblower Protection Act, n? 122, 2004.
  • [27]
    Anti-corruption Act, 2000, chapitre 3 : Corée, Korean Independent Commission Against Corruption, Annual Report, 2002, p. 131.
  • [28]
    La mondialisation entraîne la présence universelle de catastrophes géographiquement situées, comme les inondations, les ouragans, etc., et la multiplication des dangers à fort potentiel de dissémination, comme les épidémies et les pollutions diffuses. On est donc inéluctablement dans une société de l’alarme permanente, pour des raisons objectives. Aussi est-il souhaitable de ne pas en rajouter.
  • [29]
    Délibération n? 2005-110 du 26 mai 2005 relative à une demande d’autorisation de McDonald’s France pour la mise en œuvre d’un dispositif d’intégrité professionnelle. Délibération n? 2005-111 du 26 mai 2005 relative une demande d’autorisation de la Compagnie européenne d’accumulateurs pour la mise en œuvre d’un dispositif de ligne éthique. Document d’orientation adopté par la Commission le 10 novembre 2005 pour la mise en œuvre de dispositifs d’alerte professionnelle conformes à la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.
  • [30]
    La loi britannique énonce ainsi que le lanceur d’alerte peut brûler la première étape s’il a un motif raisonnable de croire qu’il ferait l’objet de représailles, que l’alerte serait à l’évidence étouffée ou que les éléments de preuve du risque seraient détruits s’il divulguait les faits à son employeur.
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