Francesco Spampinato, Les Incarnations du Son, les métaphores du geste dans l’écoute musicale, Préface de Marc-André Rappaz, postface de Jean Vion-Dury, Paris, l’Harmattan, 2015.
1Pourquoi une préface et une postface ? Parce que Marc-André Rappaz est codirecteur du GEM (Geneva Emotion and Music Laboratory) et Jean Vion-Dury neurophysiologiste. Voilà une indication sur l’environnement intellectuel dans lequel navigue Francesco Spampinato, par ailleurs proche, à Aix-en-Provence, de Bernard Vecchione et, en Italie, des sémioticiens de Bologne (Gino Stefani, Luca Marconi), et qui enseigne en France la sémiotique musicale et la psychologie de la musique. C’est dire que son champ de travail concerne les sciences de la musique davantage – ou au moins autant – que la musicologie stricto sensu. Plus précisément, dans ce livre, il est question de l’écoute musicale et de l’analyse esthésique, et plus précisément, lors de l’écoute, des métaphorisations concernant le geste et le mouvement. Mais les métaphores en question ne sont pas de simples verbalisations imagées, elles sont « incarnées » (au sens de l’embodiment des anglophones), c’est-à-dire susceptibles d’être vécues corporellement. « Vécues » comment ? Certainement parce que l’auditeur ressent la nécessité de l’exprimer ainsi, ce qui relève de la phénoménologie ou des rêveries bachelardiennes (Spampinato se réfère abondamment à Bachelard), mais peut-être aussi parce que le geste évoqué est probablement effectué, de façon imperceptible, par l’auditeur. Spampinato ne s’aventure pas sur ce terrain expérimental de l’électrophysiologie, mais il est proche de neurophysiologistes qui savent bien que des représentations de mouvement peuvent déclencher des commandes gestuelles qui ne seront pas effectuées. C’est donc de la relation du son au corps, à travers la métaphorisation gestuelle, qu’il est question.
2 Le fondement empirique de cette étude a consisté à faire écouter dix extraits de Debussy et à analyser 1070 réponses écrites (projet Metakinésis). La consigne induisait « une attitude d’écoute particulière » (p. 60) que l’auteur appelle «metakinétique», donc attentive à une perception de mouvement, « pour obtenir un ensemble riche de données à analyser ». C’est l’occasion pour lui de rappeler les formes d’expériences proprioceptives telles qu’elles ont été analysées notamment par Daniel Stern ou Michel Imberty sous l’angle psychologique, et sous l’angle sémiotique par Jacques Fontanille ou Robert Hatten. La richesse de la documentation n’est pas le moindre des mérites de ce livre.
3 Une fois répertoriées les réponses métakinétiques, il s’agit de savoir ce qui dans l’ « objet » – la musique entendue – a permis ces métaphorisations. Le mot objet appelle des guillemets, puisque comme le rappelle Spampinato « dans aucun cas nous n’observerons directement des objets, mais toujours des expériences, que nous reconnaîtrons par la suite comme expériences ‘d’objets’ » (p. 106). Il s’agit donc de repérer les pertinences, c’est-à-dire les traits et configurations – tels qu’apparus à l’auditeur – qui peuvent expliquer ces réponses. On entre là au cœur de la problématique de l’analyse esthésique.
4 Ce livre dense, parfois touffu, croise une série de questions fondamentales actuelles des sciences de la musique. Bien sûr le rapport au corps, bien sûr la sémiotique du geste et de la proprioception – on aurait été étonné de ne pas y trouver (p. 142-143) les Unités Sémiotiques Temporelles qui ont tenté de distinguer une sémiotique du temps d’une sémiotique du geste et du mouvement, de distinguer donc une perception de « ce qui change » d’une perception de « ce qui bouge » – mais surtout il apporte une contribution notable à l’étude de la réception et de l’analyse esthésique. Il y a actuellement une convergence de travaux sur cette question – à laquelle j’ai moi-même contribué – ce qui situe ce livre au sein d’un débat. Spampinato se demande – et il a raison – si ces « incarnations du son » qu’il étudie ne recoupent pas ce que j’ai appelé « l’écoute empathique du matériau sonore » (p. 60). Sans doute, mais alors quid de la « figurativisation », plus tournée vers l’objet que vers le sujet lui-même ? Le débat est engagé. Ce livre ne prétend pas, fort heureusement, répondre à toutes les questions que soulèvent l’étude de la réception et l’analyse esthésique. Mais il vient enrichir la réflexion à un moment où ce thème resurgit, notamment à propos de la musique électroacoustique, dans un numéro de la revue en ligne Musimédiane (http://www.musimediane.com) et dans les actes d’une session du congrès d’analyse de Leuven encore à paraître (chez Delatour France), rassemblés par Nicolas Marty sous le titre Musiques électroacoustiques, analyses écoutes. Aujourd’hui enfin, ces questions fonda-mentales de la réception – du sens, de l’émotion, de la construction de « l’objet » – résonnent, comme en écho, entre diverses communautés scientifiques.
5 François Delalande