Notes
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[1]
Dans le sens anglo-américain plus large de théories de la connaissance.
-
[2]
Haraway, Modest Witness, Routledge, New York, 1997.
-
[3]
Titre d’un poème de Lorraine Bethel, repris dans Ain’t I a Woman, bell hooks, South End Press, Boston, 1981, p. 152.
-
[4]
Haraway, « Situated Knowledges » in Simians, Cyborgs and Women. The Reinvention of Nature, Londres, Free Association Books, 1991, p. 195.
-
[5]
The Science Question in Feminism, Ithaca & London, Cornell University Press, 1986 et Whose Science, Whose Knowledge ? Ithaca, Cornell University Press, 1991.
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[6]
Je ne donne ici qu’un aperçu de ces théories et des travaux qui s’y réfèrent - dont certain·e·s percevront l’héritage marxiste.
-
[7]
Haraway 1991, op. cit.
-
[8]
Citée dans Feminist Science Studies, Maralee Mayberry et al. (éd) Routledge, New York, p. 11. Collins a marqué le féminisme du « standpoint » en explorant une sociologie qui tienne compte du point de vue du « black feminism ».
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[9]
Haraway 1997, p. 278 n15.
-
[10]
La littérature dans ce domaine est vaste et, bien que les références dans cet article soient pour la plupart anglo-américaines, le travail en France (moins soutenu institutionnellement) a été et demeure considérable dans le champ de la (re)construction des savoirs. Voici quelques exemples d’interrogations des présupposés de différentes disciplines. Christine Delphy, L’Ennemi principal vol. 1., Paris, Syllepse, 1998 ; Michèle Riot-Sarcey (et al.) Féminismes au présent, Futur Antérieur, Paris, L’Harmattan, 1993 ; Françoise Thébaud, Ecrire l’histoire des femmes, Fontenay/Saint-Cloud, ENS, 1998 ; Geneviève Fraisse (et al.) L’exercice du savoir et la différence des sexes, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Delphine Gardey, Ilana Löwy (éd. ) L’invention du naturel, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2000.
-
[11]
1986, p. 250 ; 1991, pp. 138-163.
-
[12]
Hypothèse qui fait l’objet de débats. Pour un exemple au sein d’une discipline (la primatologie) cf. Primate Encounters, Linda M. Fedigan et Shirley C. Strum (eds.), The University of Chicago Press, 2000. Cet ouvrage est aussi intéressant parce qu’il montre les dialogues des positionnements féministes au sein des études des science studies.
-
[13]
Dans un tout autre contexte - la contestation dans les années 1950 de l’usage des tests QI - Hilary Rose (dont le travail a beaucoup contribué à la théorisation des épistémologies du standpoint) raconte comment un mouvement initialement soudé par la critique radicale de ce type de science se scinda. D’un côté des scientifiques au travail qui tentèrent de montrer la fausseté de ces théories issues d’un mauvais travail scientifique, de l’autre des critiques affirmant que les tests de QI sont la traduction fidèle de la vérité de la science comme inséparable d’un jeu de pouvoir et d’oppressions. Love, Power and knowledge, Polity Press, Oxford/Cambridge, 1994, pp 18-21 et note 13, p 241.
-
[14]
Parmi d’autres. Voir Rose, op. cit. chap. 4.
-
[15]
1991, p. 187.
1Dans l’histoire récente du féminisme construction de sujets politiques et construction du savoir font partie d’une même expérience. Cruciale dans ce processus - « le personnel est politique » - demeure la politisation d’expériences sans voix. La rupture avec les conduites assignées aux femmes a permis la traduction d’expériences partagées en savoirs valorisés qui ont multiplié les visions du monde. Le processus de critique et (re)construction des savoirs à partir de positions féministes a été théorisé comme la construction d’une attitude positionnée ou située qui profilerait une épistémologie [1] différente des visions universalistes, objectivistes et scientistes. Au delà, cette vision témoigne d’un style théorique et politique car ces approches ont été nourries et (re)pensées dans la concrétude récalcitrante d’un engagement politique.
L’histoire politique du féminisme témoigne, si l’on s’aventure au-delà de versions réchauffées, d’explorations politiques et existentielles, riches et risquées. Il faudrait donc toujours parler des féminismes au pluriel : c’est cette multiplicité que je voudrais avant tout faire sentir, pour prolonger une certaine vision du féminisme qui marque les théories situées.
En tant que femmes... ?
2 La politisation des expériences a permis de parler, contester, revendiquer, se situer, « en tant que femmes » : subjectivité politique nouvelle, mais aussi champ de tensions. Car « femme » est historiquement une condition étriquée, naturalisée, un agencement sclérosé et oppressant qu’il s’agit de démanteler - en invoquant un monde sans genres (Beauvoir : on ne naît pas femme on le devient). Mais, en tant que sujet politique, « femme » est aussi devenu position qui se construit dans une solidarité politique qui stimule la créativité de ces êtres particularisés et dévalorisés par la mesure majoritaire d’un faux universel. Loin de pouvoir se réduire l’une à l’autre, ces deux dimensions (condition et position) demeurent en tension, dans un processus qui a fait proliférer des agencements nouveaux dont l’avenir demeure dans l’inconnue de l’expérimentation existentielle et politique. Tension donc, par rapport à ce que l’on veut quitter et qui est pourtant levier de nouvelles constructions - aller-retour caractéristique des débats féministes, signe d’un état en devenir.
Les conditions « en tant que femmes » font partie de l’agencement qui assigne à deux sexes des représentations sociales et des espaces corporels distincts. La subjectivité féministe conteste l’assignation des corps des femmes à un pôle - dévalorisé - de la dichotomie, et par là incite à expérimenter des déplacements des genres. Mais, plus profondément, c’est l’aspect contestable des dichotomies mêmes qui s’affirme, et la rupture avec cette évidence sociale fondée sur une idée réductrice de la nature - une nature elle-même naturalisée. L’interrogation progressive du partage entre ce qui appartient à l’ordre naturel ou à l’ordre social et culturel a, de surcroît, conduit à affirmer l’aspect inextricable des agencements naturoculturels [2]. L’histoire du féminisme témoigne de la coexistence de deux fronts qui ne s’excluent pas mais sont pourtant aussi en tension conflictuelle : il ne s’agit pas uniquement de gagner l’accès aux mondes historiquement déniés aux femmes mais aussi d’interroger le partage même de ces espaces.
Ces deux tensions marquent le positionnement féministe « en tant que femmes ». La troisième tension que je veux souligner vient du questionnement de cette subjectivité politique à partir d’autres conditions/positions. Le pouvoir écrasant de systèmes des genres binaires et hiérarchiques pourrait faire oublier qu’il est imbriqué dans un tissu vivant et complexe comportant d’autres agencements spécifiques de pouvoir tout aussi importants (en termes de races, d’ethnies, de classes, de sexualités) - tout comme le féminisme est lié à d’autres subjectivités politiques minoritaires qui excèdent et déjouent ces dominations (anti-racismes, luttes de décolonisation, luttes de classe, mouvements lesbien et gay). Les théories féministes anglo-américaines sont notamment marquées par l’interpellation du « black feminism » -subjectivité politique marquant un rejet des descriptions unitaires de l’expérience des femmes attribuées aux féministes blanches (relativement) plus privilégiées en termes de visibilité politique : Que veux tu dire par nous fille blanche ? [3] Ces conflits compliquent la construction molaire femme et les perceptions de son opposition/subordination aux mesures dominantes du masculin, et les lient à d’autres agencements oppressifs.
3 Ces conflits témoignent de la complexité des positionnements féministes. L’insulte faite à ces corps assignés comme femmes, pour leur propre bien, a été contestée grâce à un savoir partagé. Les situations subies sont doublées d’un construire. Mais où, par qui, et comment ? Certains discours féministes ont été perçus comme une nouvelle manière de faire taire d’autres expériences sans nom. Or la réponse à ce que peut signifier parler « en tant que femmes » n’est pas définitive ni univoque. De surcroît, Beauvoir avait raison : on ne sait pas s’il y aura toujours des femmes et s’il faut ou non le souhaiter - incitant à l’expérimentation dans la dissolution des genres (qu’aurait-elle dit des devenir-queer ?). On pourrait en dire autant du sujet politique « en tant que femmes » du féminisme. Toutefois, aujourd’hui, il y a des conditions qu’une subjectivité politique féministe permet de partager et doubler en positions. Et ce n’est pas parce qu’une condition/position s’exige construite, contingente, et exposée à la critique qu’elle perd sa force politique. D’autant que l’exigence d’expérimenter avec le démantèlement des conditions/positions n’est pas un gage de leur disparition. Durant la Marche mondiale des femmes en 2000, il ne semblait pas antinomique d’affirmer comme Virginia Woolf que en tant que femme je n’ai pas de pays ET de refuser de donner vision uniforme des conditions des femmes et de leurs luttes et résistances. Bien plutôt, affiner les descriptions des conditions, et les constructions des positions, en tenant compte de l’imbrication complexe du tissu naturoculturel dans lequel se construisent les sexes/genres montre que la position « en tant que femmes » peut s’avérer tantôt salutaire face à certains types d’inflation des pouvoirs, tantôt dépolitisante.
Les théories féministes sont concernées par les transformations de subjectivités politiques et les théories qui s’en préoccupent. Mais je trouve réducteur de voir la multiplication des subjectivités politiques féministes comme une rupture (postmoderne ?) avec la condition/position « femmes », rejetée en tant qu’essentialisation positive, miroir d’un dénigrement historique. Parler en termes de rupture des mutations des sujets féministes ne permet pas de rendre compte de la complexité de cette histoire politique : cela étouffe des politiques qui ouvrent sur du possible. Que devient l’intelligence politique du féminisme radical et la construction d’un sujet politique à travers l’éclatement de la représentation que signifie la politisation de l’expérience ? Ne pourrait-on pas affirmer, dans un tout autre esprit, que c’est aussi cette force qui accueille la contestation du caractère monolithique de la position politique féministe dans une prolifération salutaire des positions ?
Une des forces de la formule « le personnel est politique » est d’inciter à demeurer à l’écoute des devenirs qui s’enclenchent dans le partage des morceaux d’existences que l’on fait taire, d’inviter à ne pas perdre de vue dans la construction des positions les pièges de leur normalisation/naturalisation. Si la subjectivité « en tant que femmes » a montré le caractère situé et très particulier des visions majoritaires qui se donnent pour universelles dans une fausse neutralité, ne devait-elle pas aussi se situer ? Si la perspective féministe, sujet de savoir et politique, permet de montrer l’imposture des points de vue venant de « nulle part » [4], ces positionnements politiques et théoriques tentent, eux, de se présenter comme situés et partiels - sans automatiquement perdre leur pertinence. La vivacité des débats théoriques dans le féminisme témoigne d’une résistance à la normalisation, de la nécessité de ne rien donner pour acquis : aucune position de minorité ne garantit un devenir-minoritaire.
Pour des savoirs situés
4 Les théories féministes du positionnement et des savoirs situés - développées dans le contexte anglo-américain - traduisent cette histoire singulière. Sandra Harding [5] rassemble autour d’une épistémologie du standpoint (du positionnement/point de vue) des travaux postulant que la confrontation dans les institutions scientifiques à partir de positions féministes (tenant compte de la condition des femmes et/ou des variables des genres) a incité à une relecture des critères de la scientificité. Un standpoint se construit par la transformation des conditions de la vie matérielle d’un groupe en un positionnement inséparablement politique et épistémologique [6]. Le positionnement « en tant que femmes » est politique, féministe, et s’il est plus accessible aux vies de femme, penser à partir de ces conditions ne leur est pas réservé. Donna Haraway engage aussi cette vision dans une production de « savoirs situés » [7]. Ce positionnement hérite des tensions soulignées plus tôt : ambiguïtés de la condition/position « en tant que femmes » et multiplication des positionnements. Patricia Hill Collins [8] formule comme une « intersectionnalité » cette multiplicité qui enrichit les visions du monde et multiplie les genres - au sens de « types » [9] - sans abolir les positionnements singuliers. Ces débats reflètent la construction d’une position de savoir collective, en-devenir, intrinsèquement politique, et affirmée comme telle.
Cette vision s’oppose à la notion moderne d’objectivité scientifique qui, sous influence de la tradition expérimentale, prend comme référence de scientificité l’accumulation de données et de « faits » dont la fiabilité est garantie par une méthode et des techniques déployées en des environnements protégés, engagés uniquement dans la poursuite de la science pour elle-même, voire désintéressés. Bien que cette objectivité soit loin d’être le seul critère d’un savoir légitime, son pouvoir défensif n’épargne l’identité d’aucune discipline et constitue, selon les épistémologies dominantes, la mesure suprême de la scientificité. Mais, de fait, cette objectivité n’a en rien empêché les sciences de servir des projets de domination et a permis de faire accepter comme « neutres » et potentiellement universels des intérêts particuliers - liés notamment aux positions de domination masculine, économique, raciale, hétérosexuelle. En effet, la naturalisation de la condition historique des femmes à l’aide de l’autorité scientifique a permis d’entériner des réalités qu’il devenait insensé de questionner. Bien des remises en question ont conduit à affirmer que tout savoir est tributaire des positions que ceux qui le produisent occupent dans le monde, et donc aussi des intérêts qu’ils servent ou qui les guident. Le positionnement féministe interpellait les sciences : comment pouvaient-elles se targuer de donner un accès objectif et vrai au monde, alors qu’elles avaient été construites à partir des points de vue d’une minorité historiquement privilégiée ? Les épistémologies féministes qui théorisent cette interpellation soulignent la nécessité de réparer cette injustice scientifique et lient un progrès de l’objectivité à l’entrée dans les pratiques scientifiques de celles et ceux qui en ont été, pour l’essentiel, cibles d’une exclusion constitutive. Harding et Haraway, ont identifié un point de tension où la critique/réparation féministe des « mauvaises sciences » bascule dans la remise en question de la mesure même de la scientificité et cherche à proposer d’autres manières de construire des savoirs fiables. Point de tension épistémologique et politique entre deux fronts qui ne s’excluent pas et se nourrissent entre eux : d’une part, l’accès aux pratiques des disciplines pour changer les savoirs dans leurs contraintes mêmes (pour pouvoir affirmer qu’une théorie est scientifiquement moins fiable qu’une autre) mais aussi, d’autre part, l’examen critique de ces contraintes mêmes - notamment de ce qui permet aux pratiques dites scientifiques de demeurer aveugles à leur propre dimension politique. C’est dans cette tension que Harding envisage la construction du savoir féministe comme positionnement.
Elle part d’un postulat apparemment paradoxal : dans beaucoup de domaines, la recherche féministe (politisée, intéressée) a transformé le contenu des savoirs, amélioré leur objectivité, produit des savoirs plus fiables [10]. Se pourrait-il alors que les sciences deviennent plus objectives grâce à l’engagement des minorités actives ? Pour répondre affirmativement à de telles questions il fallait tordre la notion d’objectivité. Harding affirme ainsi avec humour que la vision moderne de l’objectivité n’est pas assez contraignante. Elle lui oppose une objectivité « forte » qui ne voit pas de contradiction a priori entre le caractère intéressé et le caractère objectif du savoir : une science maximalement objective est au contraire intéressée dans l’exploration de ses liens avec les mondes politiques et sociaux [11]. En d’autres termes, prendre en compte le caractère impliqué de toute production de savoir signifie rendre compte, comme part intégrante de ses propositions, de ce qui les nourrit et les contraint : avoir à l’esprit ce qu’un savoir exclut, qui a compté comme sujet dans sa construction, en fonction de quoi on a accordé une légitimité à ce savoir et à ceux qui le proposent, et sur qui/quoi ces propositions auront des effets.
Dans cette vision, ce n’est donc pas seulement l’élimination des préjugés misogynes qui est en jeu mais, de manière plus générale, une attention constante aux façons dont on place « hors savoir » des propositions « hors norme ». Il n’est pas difficile de penser cette idée de l’objectivité comme une prolongation de la politisation des expériences : si des positionnements peuvent contribuer à accroître la fiabilité des constructions scientifiques, c’est qu’ils proposent une vision de l’engagement (notamment féministe), y compris dans le domaine scientifique, comme nourrissant la prise en compte des visions/positions qui surgissent dans l’expérience de celles et ceux que l’on fait habituellement taire. Recherche menée par certaines femmes scientifiques et recherche féministe auraient montré la fausseté de théories misogynes grâce à l’apport de faits plus fiables témoignant de l’intervention de nouveaux regards sur le monde : elles se sont confrontées à des théories dont le sexisme était invisible aux yeux des sciences normâles [12]. Il s’agit aussi d’évaluer les théories et de les examiner à la lumière des points de vue et des intérêts affirmés dans la production de positions politiques. Cette notion d’objectivité hérite d’une histoire où n’est garantie l’innocence politique d’aucune position.
La critique féministe de la tradition scientifique moderne est liée à d’autres traditions qui refuse l’idée qu’une science désintéressée ait jamais été possible. La politisation des pratiques est un fil qui relie les études féministes à une série de nouvelles approches des sciences (historiques, sociologiques, philosophiques, anthropologiques...). Mais politisation ne signifie pas que tout dans les sciences serait affaire de pouvoir et d’intérêt, ni que la fiabilité des théories et des mondes sociaux serait uniquement fixée par les rapports de force de l’ordre politique d’une société donnée. En affirmant leur détermination de travailler pour un « autre genre » de fiabilité scientifique sans jeter, pourrait-on dire, le bébé des pratiques scientifiques avec l’eau du bain scientiste, les politisations féministes des sciences permettent paradoxalement de concevoir autrement cette politisation : dans le sens d’une multiplication de positions, d’une alliance de divergences solidaires autour de problèmes que l’on choisit de penser ensemble.
Fait caractéristique, l’étude épistémologique de
tradition critique qui s’est développée dans le féminisme s’appuie sur le travail de femmes scientifiques. De femmes qui, à l’intérieur de leur discipline, et souhaitant faire avancer la science et contribuer à son objectivité, ont effectivement permis de démolir les préjugés misogynes. Elles pouvaient difficilement écrire cette histoire comme une lutte de pouvoir entre intérêts sociaux divergents [13]. Harding [14] a affirmé l’importance de chérir ces tensions, la nécessité de demeurer à l’écoute des positions multiples, d’encourager les alliances entre différentes positions de critique et de construction prolongeant, dans la production théorique, une tradition politique de conflits et d’alliances provisoires répondant aux mondes qui nous situent et contribuant aussi à les co-construire. Parler de politiques du savoir féministes au lieu d’épistémologies pourrait traduire la manière dont ces théories, inséparables d’un champ de divergences solidaires, affirment un style politique.
Je terminerai avec quelques mots de Haraway. En rejetant le recours à des théories « de pouvoirs innocents » ou une vision du monde en « termes de Systèmes Globaux », elle affirme le besoin d’« un réseau de connexions qui ait partiellement la capacité de traduire des connaissances parmi des communautés très différentes et aux pouvoirs très différents ». Cependant, elle ne cesse d’affirmer également l’importance de regarder le monde à travers des « positionnements » oppositionnels, des subjectivités politiques construites à partir de conditions minoritaires. La puissance de la critique des manières dont les corps sont fabriqués et assujettis (genderisés, racialisés...) ne devrait pas nous conduire à « nier » ces corps et leurs positionnements mais nous aider « à vivre dans des significations et des corps qui aient une chance d’avenir » [15] . « Le personnel est politique » signifie aussi, sans contradiction, pratique de révélation et construction d’une expérience à la fois fabriquée, reconstruite et réelle. Vision qui traduit une position résolument constructiviste dans laquelle politique et production ontologique sont inséparables. La solidarité à laquelle aspire la dimension du féminisme que j’ai voulu faire sentir ici, telle que je la perçois dans ces politiques du savoir en ce présent de leur devenir, n’est pas un déjà-là fondé sans plus sur des états préexistants mais une construction en train de se faire, une alliance par contagion et toujours située.
Notes
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[1]
Dans le sens anglo-américain plus large de théories de la connaissance.
-
[2]
Haraway, Modest Witness, Routledge, New York, 1997.
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[3]
Titre d’un poème de Lorraine Bethel, repris dans Ain’t I a Woman, bell hooks, South End Press, Boston, 1981, p. 152.
-
[4]
Haraway, « Situated Knowledges » in Simians, Cyborgs and Women. The Reinvention of Nature, Londres, Free Association Books, 1991, p. 195.
-
[5]
The Science Question in Feminism, Ithaca & London, Cornell University Press, 1986 et Whose Science, Whose Knowledge ? Ithaca, Cornell University Press, 1991.
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[6]
Je ne donne ici qu’un aperçu de ces théories et des travaux qui s’y réfèrent - dont certain·e·s percevront l’héritage marxiste.
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[7]
Haraway 1991, op. cit.
-
[8]
Citée dans Feminist Science Studies, Maralee Mayberry et al. (éd) Routledge, New York, p. 11. Collins a marqué le féminisme du « standpoint » en explorant une sociologie qui tienne compte du point de vue du « black feminism ».
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[9]
Haraway 1997, p. 278 n15.
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[10]
La littérature dans ce domaine est vaste et, bien que les références dans cet article soient pour la plupart anglo-américaines, le travail en France (moins soutenu institutionnellement) a été et demeure considérable dans le champ de la (re)construction des savoirs. Voici quelques exemples d’interrogations des présupposés de différentes disciplines. Christine Delphy, L’Ennemi principal vol. 1., Paris, Syllepse, 1998 ; Michèle Riot-Sarcey (et al.) Féminismes au présent, Futur Antérieur, Paris, L’Harmattan, 1993 ; Françoise Thébaud, Ecrire l’histoire des femmes, Fontenay/Saint-Cloud, ENS, 1998 ; Geneviève Fraisse (et al.) L’exercice du savoir et la différence des sexes, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Delphine Gardey, Ilana Löwy (éd. ) L’invention du naturel, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2000.
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[11]
1986, p. 250 ; 1991, pp. 138-163.
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[12]
Hypothèse qui fait l’objet de débats. Pour un exemple au sein d’une discipline (la primatologie) cf. Primate Encounters, Linda M. Fedigan et Shirley C. Strum (eds.), The University of Chicago Press, 2000. Cet ouvrage est aussi intéressant parce qu’il montre les dialogues des positionnements féministes au sein des études des science studies.
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[13]
Dans un tout autre contexte - la contestation dans les années 1950 de l’usage des tests QI - Hilary Rose (dont le travail a beaucoup contribué à la théorisation des épistémologies du standpoint) raconte comment un mouvement initialement soudé par la critique radicale de ce type de science se scinda. D’un côté des scientifiques au travail qui tentèrent de montrer la fausseté de ces théories issues d’un mauvais travail scientifique, de l’autre des critiques affirmant que les tests de QI sont la traduction fidèle de la vérité de la science comme inséparable d’un jeu de pouvoir et d’oppressions. Love, Power and knowledge, Polity Press, Oxford/Cambridge, 1994, pp 18-21 et note 13, p 241.
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[14]
Parmi d’autres. Voir Rose, op. cit. chap. 4.
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[15]
1991, p. 187.