Notes
-
[1]
Slavoj Zizek, EnjoyYour Symptom ! Jacques Lacan in Hollywood and Out, Routledge, 1992, p. 156.
-
[2]
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 210.
-
[3]
Lacan, ibid., p. 223.
-
[4]
Lacan, ibid., p. 223.
-
[5]
Lacan, ibid., p. 211.
-
[6]
Lacan, ibid., p. 213.
-
[7]
Lacan, ibid., p. 222.
-
[8]
Lacan, Ibid., p. 215.
-
[9]
Slavoj Zizek, ibid., p. 156.
-
[10]
Lacan, ibid., p. 215.
-
[11]
Slavoj Zizek, ibid., p. 156.
-
[12]
Jonathan Holland, « Hable con Ella », Variety, 25-31 Mars 2002.
1Cet article explore l’éthique des relations interpersonnelles physiques et verbales qui s’expriment dans le film de Pedro Almodóvar, Parle avec Elle (Hable con Ella, 2002), comme déplacements et intersections des genres. L’éthique doit être ici comprise dans le sens précis du souci de soi présupposant toujours le souci de l’autre. Ce film suggère la démé-taphorisation de l’expérience corporelle comme voie menant vers des rapports plus éthiques entre les êtres humains mais il propose également une féminisation du masculin comme étape permettant d’atteindre un niveau plus élevé d’humanisme et de compréhension mutuelle.
2Le film se concentre sur quatre personnages. Le protagoniste principal est Benigno, un aimable infirmier, passant la majeure partie de son temps au chevet d’une jeune femme qu’il aime, Alicia, dans le coma depuis quatre ans, après un accident de voiture. Une intrigue parallèle se développe autour de Marco, un journaliste argentin qui s’engage dans une relation avec une torero, Lydia, qui après avoir reçu un coup de corne d’un taureau, tombe, elle aussi, dans le coma. Alors que les deux hommes se trouvent côte à côte, s’occupant de leur femme, une amitié étrange et touchante commence entre eux. Conduit au désespoir par l’état irréversible de Lydia et par le retour de son amant précédent, Marco quitte l’Espagne pour la Jordanie où il essaye d’oublier ses ennuis en se concentrant sur l’écriture d’un guide de voyage. Là il apprend que Lydia est morte et que Benigno est en prison pour avoir mis enceinte sa bien aimée alors qu’elle était sans connaissance. A son retour en Espagne, Marco découvre qu’Alicia s’est réveillée mais que le bébé est mort à la naissance. De peur que la psyché instable de Benigno ne puisse faire face au choc, on décide de ne pas lui révéler ces nouvelles. Dans l’espoir absurde qu’il puisse tomber, lui aussi, dans un coma et rejoindre son amour dans cet état inconscient et bienheureux, Benigno prend une dose mortelle de somnifères et meurt. A la dernière seconde du film, le titre du prochain épisode apparaît à l’écran : « Marco et Alicia ». Une telle schématisation de l’intrigue lui donne un écho trop sentimental. Derrière le récit, cependant, se joue une spéculation philosophique complexe sur la nature des rapports humains.
3« J’ai beaucoup d’expérience avec les femmes », répond calmement Benigno à l’exclamation de Marco : « Que connais-tu des femmes ! ». Les explications que Benigno donne à propos de ce qu’il entend par « expérience avec les femmes » sont à la fois irréfutables et ridicules : « Avec la première, j’ai vécu pendant vingt ans, et cela fait quatre ans maintenant avec celle-ci ». « La première » est la mère possessive de Benigno ; l’autre femme est la bien-aimée sans connaissance, Alicia. Ironiquement, Benigno, ce solitaire, légèrement retardé, qui n’a jamais été intime avec une femme, a raison : il a beaucoup d’expérience avec les femmes, il les connaît mieux que beaucoup d’autres hommes, mieux certainement que Marco, en dépit des relations longues et sérieuses de ce dernier avec des femmes. Benigno a consacré sa vie entière à s’occuper de la beauté des femmes. Il a appris d’abord à polir leurs ongles, à couper leurs cheveux, à masser leur peau, et enfin à prendre soin d’elles dans leur maladie. A-t-il pris plaisir à prendre soin du corps de sa mère, demande le père d’Alicia, un psychiatre, quand Benigno décide d’oser une visite à son bureau dans l’espoir de voir son amour, peu avant l’accident? Oui, répond-il, il a beaucoup apprécié. La situation est trop évidemment oedipienne pour être prise telle quelle mais le psychanalyste tombe dans le piège. Il prend l’histoire de Benigno pour un autre cas classique d’attirance d’un fils envers sa mère.
4L’analyste a tort. Les corps des femmes que Benigno chérit, ne sont pas pour lui plus que ça, les corps des femmes qu’il aime. C’est certainement vrai dans son comportement envers Alicia, mais le contexte général du film nous permet de croire qu’il a dû en être de même avec sa mère. La position de Benigno envers la corporalité des femmes est profondément éthique : il se rapporte à l’autre, confié à ses soins de professionnel, comme à un être vivant, et pas comme à un lieu pour la réalisation de ses propres exigences et impulsions. Il reste dans les limites des besoins immédiats du corps de l’autre à n’importe quel instant. Pendant les quatre longues années pendant lesquelles il est resté près de son corps nu, qu’il aime tellement, il ne désire jamais le pénétrer. Son véritable plaisir est de préserver la beauté de l’apparence d’Alicia. Il n’est jamais fatigué de couper ses cheveux, de polir et entretenir ses ongles, de masser ses muscles — ainsi, comme il l’explique à une infirmière, « quand elle se réveillerait, elle ne verrait aucune différence entre ce qu’elle était et ce qu’elle est devenue ».
5Zizek écrit que « la femme prise "en elle-même", en dehors de sa relation à l’homme, incarne l’instinct de mort, appréhendé comme l’attitude éthique radicale la plus élémentaire qui insiste sur le fait de "ne pas mener vers… " » [1]. Ces mots peuvent bien s’appliquer à Alicia. En tant que patiente comateuse, elle est « en dehors de la relation à l’homme ». Son corps ressentant seulement les besoins physiques, elle « incarne l’instinct de mort » : elle est une substance vivante, existant pour prolonger son être physique et éliminer autant que possible le risque de mort prématurée. L’insistance de son être est sa présence comme objet de soin et d’attention constants, exigeant toujours mais ne donnant jamais en retour. Et ce cadre unilatéral des relations est profondément éthique. Les secrets les plus intimes de sa féminité, tels que ses règles, n’évoquent aucune autre pensée chez Benigno que la nécessité de laver le sang de sorte que le corps ne sente aucun malaise. Le corps devant lui n’est qu’un corps physique, nécessitant soin et attention. Ces actes de base ne représentent pas autre chose qu’eux-mêmes, contrairement à ce que le père d’Alicia suspecte.
6Il est vrai, Benigno met Alicia enceinte peu de temps après qu’il ait affirmé à son père qu’« il est probablement attiré par les hommes plutôt que par les femmes ». Mais pas plus qu’il ne ment au psychiatre, son intimité avec Alicia sans connaissance n’est un viol. Naturellement, il serait peut-être plus juste s’il disait seulement qu’il « n’est pas attiré par les femmes » — parce qu’il ne l’est pas.
7Il est homo-sexuel dans le sens que ce corps dont il prend soin et lui-même ne font qu’un. Pendant qu’elle se trouve dans le coma, il vit à sa place ses désirs, ses souhaits, ses habitudes, et ainsi, d’une certaine manière, il peut pénétrer son corps dans sa totalité, avec son être, non sexuellement. Lui qui n’était pratiquement jamais sorti avant cela, il ne rate maintenant presque jamais un film à la cinémathèque de Madrid ou une représentation de théâtre — simplement parce qu’il s’imagine lui-même comme une prolongation d’Alicia, faisant ce qu’elle pourrait faire si elle était éveillée et saine. Mais il a besoin de sa présence physique, pour savoir pour qui, et au nom de qui, il prend plaisir à la vie. À un certain point, ce partage tout à fait littéral du corps et de l’esprit va devenir un acte d’intimité physique, légalement considéré comme un viol.
8Il va passer à l’acte pour la même raison qui explique pourquoi ses rapports avec sa mère et son amour ne sont pas atteints par l’attraction maladive que la psychanalyse lui attribue : sa vision du monde est au-delà de l’emprise des métaphores banales, mais est profondément enracinée dans la corporalité des choses et des êtres. Benigno fait l’amour au corps de la femme qu’il adore après lui avoir raconté une scène d’un film qu’il a vu la nuit précédente, où un homme grand comme un pouce entre réellement dans le vagin de son aimée et reste là pour toujours. Benigno prend littéralement l’idée d’une fusion des amoureux, et ce qui était une scène grotesque et pornographique dans un film, remue en lui la pensée d’une possibilité de « le faire » à Alicia. Son propre désir sexuel soudain l’effraye. Benigno ne sait pas manipuler cet organe-instrument [2] complexe et sensible : « Non, cela ne m’arrive pas à moi », dit-il, terrifié. La confrontation avec ses propres organes reproducteurs, et ceux d’Alicia, comme lieu de contact sexuel physique l’arrête dans un exemple d’une identification à l’altérité en lui et dans l’actualité de l’autre — tout comme le visage dans la philosophie d’Emmanuel Levinas. Le climax du film coïncide avec l’apogée sexuelle de Benigno et d’Alicia. A ce moment, Almodóvar nous présente, dans une courte séquence sans parole, une animation graphique du processus où l’on peut voir des gouttes rouges et des formes étranges sur un fond blanchâtre, dépeignant le viol comme un événement neutre dans l’existence biologique humaine. C’est exactement ce qu’il est pour Benigno : un moment d’une annihilation finale de la métaphoricité dans les relations humaines, quand un corps partagé par deux consciences devient deux corps fondus en un à travers le rapport sexuel.
9Le viol d’Alicia par Benigno peut être lu comme un genre d’acte quasi-saint, d’autant plus qu’il provoque le rétablissement d’Alicia. Cependant une telle lecture, bien que possible, est aussi simplificatrice que la lecture psychanalytique de l’attraction de Benigno envers sa mère. À sa place, on peut préférer une analyse de cette scène qui met au premier plan, encore une fois, une réduction au corporel, comme voie ultime vers un comportement éthique dans les relations humaines. Quand Benigno et Alicia, tous les deux sans le savoir et sans le vouloir, conçoivent un enfant, il se produit un déplacement dans l’équilibre de leur énergie vitale. En même temps que l’enfant dans son utérus, Alicia recevra la force pour se réveiller et la puissance de vivre ; Benigno, d’autre part, signe son arrêt de mort par cet acte d’amour pour l’Autre.
10Il peut sembler choquant de proposer que cette relation déchirante et innocente soit fondée sur la cruelle loi de la jungle : c’est l’un ou l’autre. L’éthique du corporel est réalisée comme échange sacrificatoire : un corps est racheté par la mort des autres. Une réduction à la corporalité est portée au niveau de l’amour sublime, qui a inévitablement comme conséquence une expérience de la mort : « Le rapport à l’Autre est […] non pas la polarité sexuée, le rapport du masculin au féminin, mais le rapport du sujet vivant à ce qu’il perd de devoir passer, pour sa reproduction, par le cycle sexuel » [3]. Ce « passage par le cycle sexuel » est mortel pour celui qui, comme Benigno, est au-delà du sexuel : « J’explique ainsi l’affinité essentielle de toute pulsion avec la zone de la mort, et concilie les deux faces de la pulsion — qui, à la fois, présentifie la sexualité dans l’inconscient et représente, dans son essence, la mort » [4].
11Le titre du film d’Almodovar souligne l’importance du langage dans les relations amoureuses. Le titre espagnol du film est encore plus clair : « hable con ella » ne veut pas seulement dire « parle-lui (à elle) » mais aussi « parle avec elle ». Parler avec sa voix, avec son corps, avec ses désirs, avec ses besoins, parler par elle et pour elle. Laissez-moi citer Lacan à nouveau : « Par l’effet de parole, le sujet se réalise toujours plus dans l’Autre, mais il ne poursuit déjà plus là qu’une moitié de lui-même. Il ne trouvera son désir que toujours plus divisé, pulvérisé, dans la cernable métonymie de la parole. L’effet de langage est tout le temps mêlé à ceci, qui est le fond de l’expérience analytique, que le sujet n’est sujet que d’être assujettissement au champ de l’Autre, le sujet provient de son assujettissement synchronique dans ce champ de l’Autre » [5].
12Benigno insiste sur l’emploi du « nous » en se rapportant à lui et à sa patiente/amante. « Nous étions juste en train de regarder quelques magazines », dit-il de lui et d’Alicia sans voix et inanimée, et il y a plus derrière ce « nous » qu’une simple violation obstinée des règles de la grammaire et du bon sens. Ce « nous » est profondément éthique dans le sens qu’il présuppose une reconnaissance complète des droits de l’Autre, qui sont égaux aux droits et aux besoins de son propre individu. C’est une pluralité du singulier, une expansion et une réalisation physique de l’abstraction freudienne de gesamt Ich discutée par Lacan [6]. « Nous nous entendons mieux que d’autres couples mariés », indique Benigno, tout à fait raisonnablement, à Marco, justifiant sa décision d’épouser la patiente comateuse. Et c’est bien le cas, en effet, mais seulement aussi longtemps qu’Alicia reste sans voix.
13« Si le sujet est ce que je vous enseigne, à savoir le sujet déterminé par le langage et la parole, cela veut dire que le sujet, in initio, commence au lieu de l’Autre, en tant que là surgit le premier signifiant » [7] dit Lacan. Dans l’interaction entre Benigno et Alicia, ce « premier signifiant » devient l’acte non-verbal de l’intimité sexuelle, qui ramène Alicia à la vie en tant que sujet parlant et conscient. Mais quand Alicia se réveille, Benigno doit disparaître. Il doit s’en aller parce que son aimée entre dans un monde dans lequel il n’y aurait aucun endroit pour « parler avec elle » — elle pourra maintenant parler pour elle-même —, et il y a un certain risque que cette conversation se fasse dans une langue à laquelle Benigno ne peut se rattacher, comme celle utilisée par le professeur de ballet d’Alicia, Katerina. Tandis que la manière dont Benigno communique avec elle est la plus proche de lui par la vérité du corporel, le monde de Katerina tourne autour de métaphores criardes et artificielles. Dans un des épisodes qui ont lieu dans l’hôpital, la dame surexcitée partage avec Benigno son enthousiasme pour un nouveau projet dans lequel elle est impliquée : « Dans cette danse, de la mort jaillit… la vie ! Du féminin jaillit… le masculin ! De la même manière que de la terre jaillit… » — elle cherche le bon mot, Benigno essaye d’être utile : « L’eau? Le paysage ? » « Non ! L’esprit ! Le spirituel jaillit du terrestre ! ». Cet esthétisme suffisant et abstrait est étranger à Benigno. Mais il dit lui-même, avec une fierté naïve, que « Katerina s’inquiète d’Alicia comme si elle était sa propre fille ». Il y a alors un certain danger qu’Alicia tienne de sa « mère » artistique. Quant à Benigno, il a recours aux métaphores seulement quand elles l’aident à croire à la puissance du corps humain. Il est assez rapide d’esprit pour parer Marco lorsque celui-ci lance, furieux, « Mais son cerveau est mort ! Tu ne peux pas te marier avec elle » par une métaphore banale : « Ah, le cerveau des femmes… On ne peut jamais savoir ce qui se passe là-dedans. »
Comme Benigno, Lydia est une illustration et une personnification de la possibilité de transgression des genres dans le psychisme et dans le corps d’un être humain. Elle est à la fois une courageuse torero et une femme vulnérable et abandonnée. Ses traits sont clairement féminins, mais ils manquent de la délicatesse et de la douceur que l’on attend normalement de la grâce féminine. En s’habillant pour son dernier combat, elle fait attention à aplatir ses seins avec un soutien-gorge serré sous sa veste de torero ; mais le costume masculin traditionnel qu’elle enfile est, de façon saisissante, riche en broderies, en bijoux et en couleurs, et elle dépend d’un homme fort pour être littéralement comprimée dans le pantalon étroit, si évidemment coupé pour une silhouette masculine avec des cuisses minces. Contrairement à ce qu’on attend d’une femme passionnée, elle ne parle pas beaucoup. Nous la voyons d’abord dans un show télévisé grotesque, où elle refuse de parler au sujet de son expérience douloureuse avec un ex-petit ami. Dans un des derniers épisodes dans lequel elle apparaît comme un être humain vivant et conscient, dans une voiture avec Marco sur le chemin de sa dernière corrida, elle ne parle pas parce que c’est lui qui occupe la majeure partie de la conversation. Mais tandis que Benigno est porté à un niveau plus élevé de sensibilité et de conscience sensuelle en incorporant les pensées et la sensibilité d’une femme, Lydia souffre un fiasco complet, déchirée entre ses côtés féminins et masculins. Elle ne peut pas faire confiance à la vérité de son corps et doit cacher ses longs cheveux, aplatir ses seins et éviter de porter des enfants, de peur que sa silhouette ne devienne moins mince et masculine et qu’elle ne puisse plus se dédier à sa profession silencieuse et brutale ; elle ne peut pas non plus parler dans la langue d’un monde qui, soit lui demande des confessions alors qu’elle ne le veut pas, soit la réduit au silence quand elle a besoin de parler. Le coma, qui est un commencement pour Alicia, fertilisée avec la vie de Benigno, devient la fin pour elle.
Marco, lui, est un journaliste et un voyageur, apparemment chez lui dans le monde des figures du discours auquel il a recours quand il doit affronter ses problèmes personnels. Après la séparation avec la première grande passion de sa vie, il quitte l’Espagne et consacre son temps et ses efforts à l’écriture de guides de voyage. Au chevet de Lydia à l’hôpital, il essaye d’écrire un nouvel article, car il « doit retourner au travail bientôt », et ne peut pas perdre son temps à communiquer avec son amoureuse dans le coma. Il fait de son mieux pour garder l’activité à laquelle on s’attend chez un homme, toujours prêt à s’engager dans un nouveau projet, vivant dans un appartement loué, ne se permettant jamais de trop s’attacher à un endroit particulier. Il est l’illustration d’une remarque importante que Lacan fait au sujet de Freud : « Jamais nulle part il ne soutient que, psychologiquement, la relation masculin-féminin soit saisissable autrement que par le représentant de l’opposition activité-passivité » [8].
Il en est ainsi pendant la majeure partie du film, jusqu’à ce qu’il soit directement impliqué dans la tragédie de Lydia et que son amitié quelque peu étrange avec Benigno provoque une transformation dans son caractère et dans sa relation au monde. Pour citer Zizek : « Les hommes sont "actifs", ils trouvent refuge dans l’activité acharnée afin d’échapper à la véritable dimension de l’acte » [9]. La connaissance et l’amitié qu’il développe pour Benigno devient cet élément qui l’ouvre à « la véritable dimension de l’acte ». Ce qu’il acquiert graduellement est la capacité d’apprécier une expérience corporelle et sensuelle immédiate et de privilégier cela au langage des métaphores artistiques et journalistiques. Lentement et péniblement, il apprend à valoriser une connaissance qu’il recueille, non pas en s’engageant dans une activité acharnée et obstinée, mais par une spéculation attentive sur les corps et les formes qui l’entourent hic et nunc. Dans la scène d’ouverture du film, le beau et fort Marco est ému aux larmes par une performance théâtrale, une chorégraphie fortement stylisée. Vers la fin, il pleure encore — cette fois, cependant, les sanglots non retenus sont une réaction à un vrai désastre humain, la mort de l’ami qu’il a eu l’occasion d’aimer si chèrement. « Freud dit proprement que […] c’est d’une façon purement passive, non pulsionnelle, que le sujet enregistre les äusseren Reize, ce qui vient du monde extérieur » [10]. C’est vrai, la transformation de Marco illustre cela. Lui dont les yeux ont été davantage habitués aux espaces des pays étrangers, aux déserts et aux montagnes, qu’il décrit dans ses guides de voyage, il ne lui reste qu’une route à suivre, celle qui mène de Madrid à la prison, pour une visite occasionnelle à son ami. Fait pour apprécier un monde en changement perpétuel, aux images colorées et aux personnes étrangères, il finit par connaître l’importance des mouvements monotones, de la répétition routinière, du contact direct, physique et visuel — même si c’est seulement par le verre épais de sécurité de la prison, lors d’une autre courte visite à Benigno. En d’autres termes, Marco acquiert un goût pour cette passivité profonde qui est traditionnellement considérée comme une caractéristique féminine. Zizek dit encore : « La femme n’est donc plus conçue en tant que fondamentalement "passive" en opposition à l’activité masculine : l’acte en tant que tel, dans sa dimension la plus fondamentale, est "féminin" » [11]. Par une analyse plus étroite des deux épisodes finaux du film, on peut justement illustrer cet argument.
La dernière interaction verbale du film est un dialogue court entre Katerina et Marco, où il est question de « parler avec elle ». Horrifiée par la possibilité que Marco aurait pu avoir dit à Alicia quelque chose qu’elle n’est pas censée savoir, Katerina lui demande impatiemment : « Que lui avez-vous dit ? Je vous ai vu parler avec elle ». Marco la calme en expliquant qu’Alicia lui a simplement demandé s’il se sentait bien. « Nous devons parler un jour, vous et moi », dit Katerina d’un ton tranchant, affirmant son rôle de celle qui décide de ce qui peut être dit, comment et à qui. Ces mots indiquent une dimension supplémentaire à ce que j’ai jusqu’ici considéré comme une injonction seulement humaniste et éthique : « Parle-lui ». La proposition exprimée par Katerina permet deux interprétations mutuellement exclusives. Marco fait face à un choix — parler à Katerina ou à Alicia. Katerina va certainement exiger qu’il reste éloigné d’Alicia, de peur qu’il la traumatise en racontant les événements qui ont précédé son réveil ; pour lui, accepter de lui parler conduirait de nouveau à réapprendre à garder ses distances, à fuir, à se cacher derrière des figures du discours, à mentir. Cela signifierait continuer à considérer le monde autour de lui comme une représentation théâtrale qui peut l’émouvoir aux larmes mais avec laquelle il n’a aucun contact direct. Désobéir à Katerina et parler à Alicia signifierait opter pour une relation sans médiation avec un autre être, ne pas fuir, mais apprendre à se découvrir soi-même ainsi que l’autre à travers la vérité de l’existence corporelle, ici et maintenant.
« Les hommes, pas les femmes, sont au cœur de l’émotion de Parle avec elle » [12], écrit Jonathan Holland dans un compte rendu du film. Faux : au centre de cette histoire brillamment relatée se trouvent des hommes qui apprennent à être plus féminins, et ainsi, plus conscients des corps, plus éthiques. Le sujet du film est un mouvement douloureux des figures du discours aux personnes réelles.
Notes
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[1]
Slavoj Zizek, EnjoyYour Symptom ! Jacques Lacan in Hollywood and Out, Routledge, 1992, p. 156.
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[2]
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 210.
-
[3]
Lacan, ibid., p. 223.
-
[4]
Lacan, ibid., p. 223.
-
[5]
Lacan, ibid., p. 211.
-
[6]
Lacan, ibid., p. 213.
-
[7]
Lacan, ibid., p. 222.
-
[8]
Lacan, Ibid., p. 215.
-
[9]
Slavoj Zizek, ibid., p. 156.
-
[10]
Lacan, ibid., p. 215.
-
[11]
Slavoj Zizek, ibid., p. 156.
-
[12]
Jonathan Holland, « Hable con Ella », Variety, 25-31 Mars 2002.