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Article de revue

Le « racisme systémique » : un conglomérat problématique

Pages 56 à 74

Notes

  • [1]
  • [2]
    L’auteur affirme que le « racisme systémique » constitue l’essence même des États-Unis (« Systemic racism is the United States, and the United States is systemic racism »).
  • [3]
    Sur le racisme comme « absolutisation de la différence » culturelle (Taguieff 2013b : 1240) faisant de la culture réifiée d’une collectivité une seconde nature et n’exigeant pas qu’il soit fait référence à la « race », racisme débiologisé dont l’antisémitisme moderne serait le « prototype » (Balibar et Wallerstein 2007 : 36-37), voir Taguieff (1985).
  • [4]
    Parmi les références à partir desquelles a été élaborée cette définition idéal-typique de l’idéologie raciste, voir notamment Todorov (1989) ; Taguieff (1990) ; Blum (2010) ; Tort (2014).
  • [5]
    Parmi ces derniers, même des auteurs dont les travaux font figure de référence canonique pour les tenants de la thèse du « racisme systémique » semblent parfois ne pas avoir entièrement rompu avec cette conception du racisme comme idéologie : faut-il rappeler que l’ouvrage principal de Colette Guillaumin (2002) s’intitule L’idéologie raciste ? Voir aussi Bonilla-Silva (1997 : 474) : « je n’utilise le terme “racisme” (ou idéologie raciale) que pour désigner la composante de la structure idéologique d’un système social où se trouvent cristallisés les notions et stéréotypes relatifs à la race ».
  • [6]
    Y compris, comme le note Andreas Wimmer (2015 : 2191), des mesures destinées à réduire les inégalités en question mais qui, in fine, se révéleraient contre-productives à cet égard.
  • [7]
    L’existence de distinctions raciales très largement indépendantes de ce fait colonial est pourtant attestée, en Chine et au Japon notamment : voir Dikötter (1997).
  • [8]
    https://glennloury.substack.com/p/systemic-racism-vs-racial-inequities, consulté le 25 novembre 2021. Dans ses travaux antérieurs, Loury souligne le caractère invraisemblable de la thèse qui ferait de l’oppression raciste l’unique cause des disparités entre groupes conventionnellement définis comme « raciaux ». Il en veut pour preuve, entre autres, la trajectoire spectaculairement ascendante de la minorité asiatique aux États-Unis (Lee et Zhou 2015), trajectoire dont les déterminants sont partiellement d’ordre culturel, malgré les simplifications abusives parfois entretenues à ce propos (Loury 1987 : 268-269).
  • [9]
    En outre, les usages ordinaires – base de référence pour nombre d’analyses conceptuelles menées par des philosophes américains de tradition analytique (Glasgow 2009) – peuvent être des usages erronés.
  • [10]
    On n’établit pas ici de distinction entre ces deux termes.
  • [11]
    L’auteur indique notamment que la thèse du « racisme systémique » consiste en un « changement de paradigme » conduisant à « définir le racisme du point de vue des personnes dites racisées ».
  • [12]
    Sur les mobilisations contre cette œuvre de l’artiste sud-africain Brett Bailey, programmée au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, puis au Centquatre à Paris en novembre et décembre 2014, voir Larcher (2015). L’auteure, après avoir repris à son compte le qualificatif « raciste » appliqué à l’œuvre en question (p. 226), sans préciser si elle l’a vue ou non, attribue ces mobilisations aux « racisés » dans leur ensemble (p. 228).
  • [13]
    Dans le cas français, une telle réaction peut même apparaître en l’absence de toute référence explicite au « racisme » des acteurs mis en cause, sur la seule base de leur participation alléguée aux processus générateurs de discriminations raciales, les secondes étant alors tenues pour indissociables du premier : pour un exemple, voir Mazouz (2017 : 61).
  • [14]
    Pour un argument en sens contraire, voir néanmoins Shelby (2014 : 61).
  • [15]
    En complément, voir Wimmer (2015 : 2190).
  • [16]
    Ce texte a nettement bénéficié des commentaires et critiques détaillés de Magali Bessone, Juliette Galonnier, Sarah Mazouz et Patrick Simon, que je remercie donc.
English version
Versión en español
« Le racisme concerne l’ensemble […] il n’y a pas de situation a-raciste ».
(Guillaumin 2002 : 282)
« En tant qu’antiraciste, lorsque je vois des disparités entre groupes raciaux, je vois du racisme [1]. »
« À l’instar du petit garçon criant “Au loup !”, les gens qui crient au racisme trop souvent ont peu de chances d’être pris au sérieux quand un prédateur émerge réellement du fond des bois ».
(Ford 2008 : 19)

1 Dans ses usages contemporains – savants ou ordinaires –, le racisme tend à désigner aussi bien des états mentaux individuels que des représentations collectives, des discours que des comportements, des processus que des résultats. Parmi les entités susceptibles d’être qualifiées de « racistes » figurent indifféremment des plaisanteries et des politiques publiques, des algorithmes et des homicides, des écarts statistiques et des associations d’idées. La gamme des objets ainsi étiquetables va du mot (Kennedy 2022) jusqu’au pays (Feagin 2006 : 261) [2] – et au-delà. Cette remarquable plasticité, cette extension du domaine du racisme relèvent-elles d’une « inflation conceptuelle » (Miles 2004 : chapitre 2) dommageable car génératrice de confusion, ou bien au contraire reflètent-elles seulement le caractère polymorphe du phénomène lui-même ?

2 Sans prétendre trancher cette question difficile, on esquissera ici une critique plus spécifiquement centrée sur la notion de « racisme systémique ». Cette notion – réponse maximaliste aux interrogations récurrentes relatives au(x) site(s) du racisme – a aujourd’hui le vent en poupe des deux côtés de l’Atlantique. Elle soulève toutefois de nombreuses difficultés d’ordre analytique et politique – notamment au regard de l’efficacité potentielle de l’action antiraciste –, difficultés qui justifient sans doute d’explorer d’autres voies.

3 Ce texte, précisons-le, décrit et critique une tendance, perceptible chez un certain nombre de chercheurs et de militants. Il se situe à un niveau de généralité relativement élevé. Tous les auteurs qui mobilisent la notion de « racisme systémique » ne sont pas également vulnérables à toutes les objections formulées à son encontre. Une partie d’entre eux, dans leurs travaux empiriques, contribuent d’ores et déjà à mettre en œuvre le programme de recherche esquissé dans la section finale de ce texte. La valeur de ces travaux n’est pas mise en cause ici. Ce qui est mis en cause, c’est d’abord l’usage du racisme comme catégorie « attrape-tout ». Quand bien même le désavantage subi par les membres des groupes racisés serait de nature « systémique », mieux vaut s’abstenir de qualifier de « racistes » a priori tous ses éléments constitutifs. L’ensemble de ces éléments est trop hétérogène et le terme « racisme » trop polysémique pour qu’il n’en résulte pas des malentendus récurrents et des dissensions dommageables à la cause de l’antiracisme : telle est du moins ma conviction.

Le « racisme systémique » : éléments de caractérisation

4 La conception du racisme comme système se distingue de celles qui y voient une idéologie, d’une part, un ensemble d’affects négatifs, d’autre part.

5 Conçu comme une idéologie, le racisme peut être défini par la conjonction des six propositions suivantes :

  1. L’humanité se compose de groupes homogènes, essentiellement distincts les uns des autres et caractérisés par des propriétés intrinsèques, d’ordre naturel ou quasi naturel, que cette essence censément commune à tous leurs membres soit conçue comme biologique ou comme relevant d’une culture naturalisée [3] ;
  2. Ces attributs caractéristiques sont immuables ou quasi immuables ;
  3. Ils sont héréditairement transmissibles ;
  4. Ils déterminent strictement un certain nombre de traits ou dispositions psychologiques, d’aptitudes intellectuelles et de comportements passibles d’une évaluation comparative ayant une dimension morale ;
  5. De cette évaluation procède une hiérarchie entre les groupes en question, appelés « races » ;
  6. Cette hiérarchie justifie et/ou prescrit la domination des races inférieures par les races supérieures, que les pratiques ainsi autorisées se traduisent par leur exploitation (racisme colonial), leur exclusion ou leur expulsion, voire leur extermination (racisme génocidaire) [4].

6 En vertu d’une convention terminologique assez largement admise, les propositions 1 à 4 définissent le « racialisme » comme théorie, le « racisme » au sens strict exigeant l’adjonction des deux suivantes (Taguieff 2013c). Et, d’après une conclusion plus consensuelle encore au sein de la communauté académique, les groupes raciaux, ainsi conçus, n’existent pas. Les croyances constitutives de la doctrine raciste sont des croyances fausses.

7 Chronologiquement première, cette conception du racisme est évidemment utile et nullement obsolète. Nombre d’auteurs de premier plan et de toutes disciplines s’en réclament : des anthropologues (van den Berghe 1967 : 11 ; Lévi-Strauss 1983 : 15), des philosophes (Appiah 1990 ; Shelby 2002 ; Zack 2002), des historiens (Fredrickson 2002), mais aussi des sociologues, et non des moindres (Wilson 1999 : 14-15 ; Miles 2004) [5]. Certains de ces auteurs sont « blancs », d’autres non. Enfin, il est évidemment possible de concevoir l’idéologie raciste comme l’une des composantes constitutives d’un système de subordination, composante dont la genèse serait indissociable d’une fonction de légitimation. Ainsi a-t-on pu décrire la formation du racisme aux États-Unis comme une rationalisation de l’esclavage transatlantique destinée à résorber la contradiction patente entre la servitude des Noirs et les principes universalistes de liberté et d’égalité simultanément proclamés (Fields 1982). Seule l’infériorité naturelle, innée et inéliminable – « raciale », donc – des membres de ce groupe pouvait en effet justifier de les exclure de la portée de ces principes censés se trouver au fondement de la communauté politique américaine : « Une nation dont l’engagement démocratique aurait été moins fervent aurait vraisemblablement pu s’accommoder sans peine d’un système de castes, sans devoir pour cela entretenir une croyance aussi forte dans l’infériorité biologique du groupe dominé » (Myrdal 1944, tome 1 : 89). En réduisant la tension interne induite pour les « racisants » par le hiatus entre leurs valeurs et leurs pratiques et en rendant supportable à leurs propres yeux la violence qu’ils exercent, l’idéologie raciste constitue bien une pièce maîtresse du système en question (Cox 2000 [1948] ; Leiris 1951 : 45 ; Fanon 2011 [1956] : 721, 724 ; Dumont 1960 : 100, 108 ; Guillaumin 2002 : 60-63, 327).

8 Une deuxième conception du racisme, partiellement issue de la psychologie sociale, définit ce dernier comme une gamme d’affects négatifs déterminés par l’appartenance perçue de leur objet à un groupe racial prédéfini. Ces états mentaux individuels d’un autre type que les croyances – quoique comportant aussi une dimension cognitive – comprennent la haine, des formes de malveillance ou d’animosité moins intenses, la peur, le dégoût, le mépris, l’irrespect (Glasgow 2009), voire un simple défaut de sollicitude – une indifférence sélective à l’égard du bien-être et des intérêts légitimes de la personne visée (Arthur 2007 : 14-15, 37). Les sentiments susmentionnés peuvent légitimement être décrits comme racistes même si l’individu qui les éprouve n’adhère pas au corpus doctrinal du racisme comme idéologie et ne considère pas que la « race » de la cible les justifie : une émotion négative est le plus souvent involontaire et peut même être plus ou moins efficacement réprimée. A contrario, dans cette perspective, des croyances ou des actes ne peuvent être qualifiés de « racistes » que « de manière dérivée » (Bessone 2013 : 177), en tant qu’ils procèdent d’affects racistes (Garcia 2015 [1996]). Ces affects ne sont ni innés ni immuables : produits par la socialisation, ils sont susceptibles d’évoluer en fonction de l’environnement. Enfin, ils ne se traduisent pas nécessairement par des actes perceptibles. Un affect raciste peut ne pas donner lieu à une discrimination raciale, soit que la personne qui l’éprouve le désapprouve et parvienne à l’empêcher de se manifester, soit qu’elle entende échapper à l’opprobre qui s’attache à l’extériorisation de sentiments racistes dans certains contextes, soit encore par crainte de s’exposer à des sanctions dictées par la loi. Cette deuxième conception du racisme, elle aussi, est manifestement utile.

9 Une troisième conception du racisme, plus récente et principalement mobilisée par des sociologues mais aussi, partiellement et plus marginalement, par des philosophes (Ezorsky 1991 ; Hardimon 2017 : 133 ; Haslanger 2017 : 16-17), désigne par ce terme un système relativement stable produisant et reproduisant des inégalités de résultats (tenues pour injustes) entre groupes conventionnellement définis comme raciaux ainsi que la hiérarchie qu’elles reflètent. Elle prolonge, globalise et radicalise les réflexions antérieures des tenants du « Black Power » sur le « racisme institutionnel », envisagé aussi dans ses déclinaisons sectorielles spécifiques (Sala Pala 2010 ; Dunezat et Gourdeau 2016). Dans cette perspective, tous les facteurs constitutifs du système – chacun des éléments interdépendants dotés d’une quelconque valeur causale au regard des inégalités observées (idées, discours, procédures, actes individuels conscients ou inconscients…) – pourront être qualifiés de « racistes » au vu de leurs conséquences et pour cette raison seule [6]. Le « racisme » viendrait donc à la fois qualifier et expliquer les inégalités susmentionnées (Blum 2004 : 53) – par définition, il constituerait même leur unique explication. Largement implicite et/ou dissimulé, loin d’être réductible à une déviance pathologique associée à une structure psychologique singulière – celle des individus dotés d’une « personnalité autoritaire » (Adorno 2017 [1950]), par exemple –, il serait pleinement intégré à l’ordinaire des institutions, à leur fonctionnement routinier, à leurs règles d’apparence neutre (Carmichael et Hamilton 1967). Devenu par conséquent invisible pour la plupart des Blancs, ce racisme « systémique » ou « structurel » serait un « phénomène social total » (Balibar et Wallerstein 2007 [1988] : 28), un ordre à la perpétuation duquel il serait impossible aux acteurs sociaux de ne pas prendre part (Blauner 1972 ; Omi et Winant 2014 [1986] ; Bonilla-Silva 2018 [2003] ; Feagin 2006). En outre, il s’agirait d’un ordre mondial indissociable de la modernité elle-même, issu de l’expansion du colonialisme européen [7] et caractérisé par un clivage binaire entre Blancs et non-Blancs dont le périmètre d’application serait aujourd’hui sans limite (Winant 2001 : 1, 3 ; Mills 2003 : 180 ; Lake et Reynolds 2012 ; Emirbayer et Desmond 2015 : 15). Dans les versions les plus fatalistes ou « défaitistes » (Reed 2020 : 40) de l’argument, cet ordre serait permanent et le racisme serait endémique, omniprésent et tout aussi actif qu’à l’époque de la ségrégation légalement imposée aux États-Unis, par exemple, voire présenterait aujourd’hui un caractère encore « plus sinistre » (DiAngelo 2018 : 62). Enfin, dans sa version la plus agressive, les opinions dissidentes au regard du dogme en vigueur – et, en particulier, toute tentative d’expliquer des inégalités entre groupes raciaux par des mécanismes distincts du racisme – pourront elles-mêmes être qualifiées de « racistes » (Bonilla-Silva 2018 [2003] : 2 ; DiAngelo 2018 : 56). Comme le note l’économiste afro-américain Glenn Loury, la critique de la conception « systémique » du racisme court alors le risque d’être immédiatement désignée comme partie intégrante du phénomène invoqué et confirmation de son existence, la boucle étant ainsi bouclée [8].

Le « racisme systémique » : éléments pour une critique pragmatique

10 Dans le prolongement des réflexions d’auteurs préconisant, à partir d’ancrages disciplinaires variés – sociologie, économie, philosophie (par ordre de référence) – ce que l’on peut appeler un « tournant analytique » dans l’examen de la production et de la reproduction de l’ordre racial (Wacquant 1997 ; Wimmer 2015 ; Loury 2015 ; Anderson 2015), on ébauchera néanmoins ici une telle critique. Contrairement à d’autres (Taguieff 2021), celle-ci n’est pas une attaque « tous azimuts ». En particulier, l’extension du domaine du racisme, que la notion de « racisme systémique » implique, n’est pas, en tant que telle, en ligne de mire ; on ne saurait exclure a priori que cette extension soit justifiable et manifeste un progrès du discernement et du sens moral (Hardimon 2019 : 229, 235). La critique subséquente n’est donc pas fondée sur l’écart tenu pour aberrant entre la thèse du « racisme systémique » et le « sens commun » ou les « usages ordinaires », et ce d’autant moins que l’existence même d’un « sens commun » minimal du terme « racisme » universellement accepté est incertaine et les données empiriques relatives auxdits usages peu concluantes [9]. On laissera aussi de côté les confusions apparentes entre racisme (systémique) et discrimination (indirecte) (Bataille 2017), car elles ne sont pas consubstantielles à la conception du racisme ici visée.

11 Bien plus problématiques sont la réification et l’homogénéisation tendancielles des groupes raciaux qu’elle induit. À ces groupes composés de dizaines de millions d’individus aux positions variées dans la hiérarchie socio-professionnelle et aux trajectoires contrastées sont en effet attribués, de manière explicite, des perspectives unitaires, des intérêts objectifs, des buts correspondants et une capacité d’action coordonnée (Carmichael et Hamilton 1967 : 7, 9 ; Bonilla-Silva 1997 : 470, 476 ; Bonilla-Silva 2018 [2003] : 8 ; Feagin 2006 : 25 ; Feagin 2014 : 12, 14 ; Emirbayer et Desmond 2015 : 35, 85). Comme l’a relevé Mara Loveman (1999), dans la version la plus sommaire de l’argument, cette « ontologie sociale groupiste » (Brubaker 2004 : 58) se déploie à la faveur d’un usage systématiquement ambigu du terme « race », qui, subrepticement, renvoie tantôt à une catégorie, tantôt aux entités collectives issues de la catégorisation (Bonilla-Silva 1997 : 469-471), entités dont la cristallisation est présumée acquise et pratiquement irréversible. Même dans les écrits qui, plus prudemment, en France en particulier, prennent soin de distinguer la « race » comme catégorie des groupes ou des personnes « racisés » ou « racialisés » [10], la tentation d’attribuer à ces derniers une « expérience » ou un « point de vue » est nettement perceptible (Fassin 2021) [11]. Or l’usage du singulier est ici problématique : quel(le) est donc l’expérience/le point de vue qui se verra imputé(e) au groupe globalement considéré parmi celles et ceux – inévitablement pluriels – que révèle l’observation de ses membres ? Qui est habilité à trancher la question, et selon quels critères ? À ces interrogations élémentaires, les tenants de la thèse du « racisme systémique » n’apportent généralement aucune réponse. Mieux vaudrait se focaliser non sur « les intentions » mais sur « les résultats », sur les « effets » des pratiques examinées, nous dit-on (ibid.). Les effets sur quelle composante du groupe racialisé, définie sur quelle base ? Pour ne prendre qu’un exemple, au nom de quoi le point de vue des militants d’un collectif d’« organisations de l’antiracisme politique » (Simon 2020 : 376) réclamant par une plainte en référé l’interruption de l’installation/performance Exhibit B, accusée de reproduire le dispositif des « zoos humains », devrait-il prévaloir sur celui des acteurs noirs qui ont pris part à ce spectacle et dont le travail serait rendu invisible si l’on devait accéder à cette demande ? Les seconds sont-ils moins « noirs » que les premiers [12] ?

12 En outre, comme le note Andreas Wimmer (2015 : 2195-2196), alors même que, dans cette perspective, les groupes raciaux apparaissent comme des acteurs collectifs, les mécanismes de coordination interne requis par leur action ne font guère l’objet d’un examen détaillé. Les tenants de la thèse du « racisme systémique » s’en tiennent le plus souvent à des spéculations à tendance tautologique sur le « cadre racial » (Feagin 2006 : 25, 27) ou l’« habitus blanc » (Bonilla-Silva, Goar et Embrick 2006) censés pouvoir rendre compte des régularités comportementales observées. Plus gênant encore, dans le cas des Blancs, il existe une contradiction patente entre l’affirmation de leur « accord tacite pour préserver leur avantage » en faisant bloc à cette fin (DiAngelo 2018 : 68 ; voir aussi Carmichael et Hamilton 1967 : 9 ; Bonilla-Silva 1997 : 517) et l’idée – bien plus plausible – simultanément avancée selon laquelle le « privilège blanc » serait généralement invisible aux yeux de ses bénéficiaires, qui, par son effet même, n’auraient guère conscience de leur statut commun au sein de l’ordre racial (Emirbayer et Desmond 2015 : 109-110). Si « être blanc, c’est ne pas être obligé d’y penser » (Terry 1981 : 120), et si c’est là l’une des principales manifestations du privilège en question, peut-on néanmoins attribuer à ce groupe des visées et des stratégies correspondantes ? Enfin, outre-Atlantique, l’imputation au groupe dans son ensemble d’un objectif de perpétuation de la « suprématie blanche » (DiAngelo 2018 : 69) est tout aussi contradictoire avec l’existence constatée de politiques de discrimination positive, relativement efficaces, mises en œuvre depuis plus d’un demi-siècle et maintenues contre vents et marées concernant l’accès aux établissements d’enseignement supérieur d’élite dans la plupart des États américains (Calvès 1998 ; Sabbagh 2003), à rebours des représentations monolithiques de la « structure du pouvoir » aux États-Unis.

13 Sur le plan politique, à présent, au regard de l’action antiraciste et de son efficacité potentielle, la conception du racisme comme système présente un caractère paradoxal et comporte des inconvénients qui tiennent pour partie aux incitations qu’elle est susceptible de produire.

14 Tout d’abord, la dénonciation du caractère systémique du racisme n’est pas aisément compatible avec la formulation de revendications adressées à telle ou telle autorité décisionnelle largement aux mains du groupe dominant, revendications pourtant fréquemment observées. En effet, l’autorité en question serait alors censée à la fois être partie intégrante du système visé et pouvoir agir de sorte à contribuer à sa déstabilisation, faute de quoi les revendications émises n’auraient pas de raison d’être. La logique d’un tel appel à la bonne volonté d’acteurs néanmoins décrits comme les rouages de la reproduction inexorable d’un ordre racial oppressif n’est pas évidente – c’est le moins qu’on puisse dire.

15 Qui plus est, la thèse du « racisme systémique » semble condamnée à osciller entre deux écueils opposés.

16 Le premier est le risque d’une déresponsabilisation des individus, que la désignation du « système » comme site principal du racisme pourrait contribuer à dissuader de s’engager dans le combat antiraciste, compte tenu à la fois de l’ampleur colossale de la tâche et du caractère ultra-marginal de leur propre contribution au problème à résoudre (Wieviorka 1998 : 7). À ce risque est associé celui d’une dilution de la charge accusatoire du mot « racisme », d’une réduction de l’opprobre généré par un qualificatif désormais banalisé. L’extension du domaine du racisme aurait alors pour corollaire l’affaiblissement du discrédit dont le terme est porteur et de l’attention accordée à son référent en dehors des groupuscules militants. Le racisme aux sens plus étroits (idéologique et attitudinal) n’ayant pas disparu – tant s’en faut –, cette « démonétisation » d’une notion vidée de sa puissance critique par un suremploi manifeste est un danger dont il faut bien tenir compte.

17 Le second écueil apparaît dans l’hypothèse inverse où le mot racisme et l’adjectif qualificatif correspondant conserveraient, outre leur valeur descriptive, la dimension évaluative et très fortement péjorative qu’ils possèdent aujourd’hui dans l’usage commun. À leur emploi continuerait donc d’être associé un jugement moral négatif, intensément réprobateur et valant condamnation (Eberhardt 2010 : 493). Dans ce cas – le plus probable, à court terme –, le risque est celui d’une culpabilisation des individus dont les dispositions mentales et/ou les faits et gestes, fussent-ils inconscients, seraient qualifiés de « racistes » au vu de leurs seules conséquences inégalitaires, en dépit de leurs convictions antiracistes. Or l’effet d’une telle désignation culpabilisante et largement perçue, à tort ou à raison, comme stigmatisante par celles et ceux qui en sont l’objet est prévisible et empiriquement documenté (DiAngelo 2018) : une réaction défensive, émotionnelle, le plus souvent indignée. Celle-ci ne peut que faire obstacle au dialogue, l’accusé·e consacrant alors toute son énergie à récuser la qualification infamante présumée viser sa personne plutôt qu’à reconsidérer ce qui, dans son comportement, a pu éventuellement contribuer à produire cette situation inconfortable (Blum 2002 : 8 ; Anderson 2010 : 48) [13]. Or ces résistances attendues sont susceptibles d’affaiblir la coalition antiraciste en entraînant la défection d’un certain nombre de ses participants – ceux dont la bonne volonté aurait été érodée par l’usage maximaliste et l’application à eux-mêmes de l’étiquette « raciste » (Ford 2008 : 339, 343). À cet égard, la thèse du « racisme systémique » présente donc un caractère imprudent. La définition du racisme ne saurait être entièrement dissociée de considérations pratiques quant aux conditions de l’efficacité de la lutte antiraciste dans un contexte déterminé [14].

18 Enfin, l’argument sans doute le plus décisif est d’ordre à la fois analytique et politique. Conçu comme l’attribut d’un système de production et de reproduction des inégalités entre groupes « raciaux », le racisme est une catégorie englobante extraordinairement hétérogène, objet d’une focalisation improductive. À la dénonciation récurrente et inévitablement moralisatrice de son caractère omniprésent, mieux vaudrait substituer un examen approfondi des « formes élémentaires de la domination raciale » (Wacquant 1997 : 230) et des liens qui les unissent. En pratique, l’invocation systématique du « racisme systémique » tend à faire obstacle à sa nécessaire décomposition, à sa désagrégation qu’exige la mise au jour des mécanismes spécifiques conjointement générateurs des inégalités observées (Wimmer 2015). Distinguer ces mécanismes, évaluer l’ampleur de leurs effets respectifs et repérer précisément leurs modalités d’articulation et d’interaction dans un contexte délimité : tel devrait être le programme empirique des travaux sur le racisme (Wacquant 2022 : 185-187). C’est à cette condition que pourront éventuellement être identifiés des contre-mécanismes et des instruments d’action transformatrice intégrés à des politiques publiques relevant d’une stratégie de démantèlement de l’ordre racial potentiellement efficace. Au regard de cet objectif impérieux, la fixation verbale sur le « racisme systémique » est inadéquate et potentiellement néfaste.

Au-delà du « racisme systémique » : éléments pour une terminologie opératoire

19 L’analyste qui prendrait pour objet la dynamique de perpétuation des inégalités raciales n’est nullement prisonnier de l’alternative artificielle parfois brandie (Kendi 2019) entre faire du racisme leur unique cause et imputer à ses victimes une infériorité intrinsèque – d’ordre biologique ou culturel – qui viendrait expliquer leur sort. Elle ou il dispose d’un appareil conceptuel moins fruste qui, pour s’en tenir aux mécanismes à la dimension raciale la plus manifeste [15], comprend les processus ou facteurs suivants (liste non exhaustive) :

  • La catégorisation raciale elle-même, qu’elle donne lieu ou non à des classifications administratives ;
  • La violence physique ;
  • La discrimination (légalement prohibée ou non). Loin de se réduire à « du racisme en acte » (De Rudder, Poiret et Vourc’h 2000 : 30), celle-ci désigne toute pratique intervenant dans la distribution de biens rares et infligeant un désavantage relatif et potentiellement décisif à au moins l’un des individus en concurrence du fait de son appartenance perçue à un groupe racial. Elle comporte des variantes qu’il importe de distinguer, soit :
    • La discrimination directe, qui consiste en une différence de traitement génératrice du désavantage susvisé. Cette différence de traitement peut ne pas être intentionnelle. Comme l’ont montré nombre d’études de psychologie sociale, certains des processus cognitifs préalables à la prise de décision – l’inférence, l’attribution causale, mais aussi la simple remémoration d’une information relative à un individu – sont affectés par des biais ou distorsions issus de stéréotypes inconscients, stéréotypes activés de manière quasi automatique, extrêmement répandus, largement indépendants des préjugés du décideur et susceptibles de déterminer son jugement et ses actes à son insu (Hamilton Krieger 2008).
    • La discrimination indirecte, qui, elle, est constituée si deux conditions se trouvent réunies : d’une part, une pratique précisément identifiée et apparemment neutre – n’impliquant aucun traitement différencié des individus à raison de leur appartenance perçue à un groupe racial – produit néanmoins un effet négatif disproportionné sur les membres d’un tel groupe (1) ; d’autre part, la pratique en question n’est pas strictement indispensable à la réalisation d’un objectif légitime du décideur – en d’autres termes, celui-ci aurait pu recourir à un substitut fonctionnel aux conséquences non ou moins inégalitaires (2). Tout comme la discrimination directe, la discrimination indirecte peut être intentionnelle ou involontaire.
    • La discrimination probabiliste (statistical discrimination), qui désigne un type particulier de discrimination directe. Cette forme de discrimination, qui relève d’une stratégie de minimisation du risque encouru, est raciale, sans être pour autant raciste aux sens idéologique ou affectif du terme. Les membres d’un groupe racisé eux-mêmes sont susceptibles de s’y livrer (Ford 2008 : 66). Dans un contexte d’information imparfaite, la discrimination probabiliste est principalement motivée par l’existence avérée (quoique potentiellement surestimée) d’une corrélation significative entre l’appartenance à un groupe racial – trait censé être immédiatement observable – et une caractéristique non immédiatement observable et plus directement liée à un objectif du décideur communément tenu pour légitime. Cette corrélation peut elle-même résulter d’une discrimination d’un autre ordre (Schauer 2003 ; Lippert-Rasmussen 2007).
  • La ségrégation de fait, soit l’état de séparation objective induit par la concentration des différents groupes raciaux dans différents lieux de l’espace social, que cette séparation soit ou non le produit d’une ségrégation de droit – d’une assignation coercitive des personnes à tel ou tel lieu en fonction de leur « race ». Indépendamment même de la discrimination présente, la ségrégation peut en effet limiter l’accès à l’emploi des membres des groupes racisés – lorsque la distance d’avec les sites de création d’emplois est trop grande, les systèmes de transport public déficients et/ou les employeurs dépendants du « bouche-à-oreille » pour leur recrutement (Gobillon, Selod et Zenou 2007).
  • La stigmatisation, soit l’association à un groupe de représentations négatives et d’une présomption d’infériorité équivalant à une marque d’infamie à caractère public, qui se traduit notamment par une tendance à expliquer les inégalités défavorables au groupe stigmatisé dans des termes dégradants pour ses membres. « À caractère public » signifie à la fois que l’existence du stigmate est connue de tous et que cette connaissance elle-même est communément tenue pour acquise, les agents individuels réglant dès lors leurs anticipations sur cette double base (Anderson 2015). Le stigmate constitue donc un point de référence initial, sa désactivation – condition de l’accès à des interactions bénéfiques – exigeant de la part des membres du groupe stigmatisé l’émission de signaux adaptés, émission fréquente et psychologiquement coûteuse (Steele 2010). « “[M]éta-croyance” […] quant à la nature intrinsèque » du stigmatisé « qui détermine l’interprétation d’informations plus précises le concernant » (Loury 2002 : 167), la stigmatisation, en particulier, entraîne un « biais d’attribution » tel que les observations conformes aux stéréotypes négatifs associés au groupe sont systématiquement interprétées comme reflétant les dispositions internes des individus qu’il rassemble, plutôt que des causes externes, de nature plus circonstancielle.
  • Le reclassement (Wimmer 2015 : 2190), soit l’extraction hors du groupe stigmatisé de la fraction de ses membres non conformes aux stéréotypes correspondants de par leur comportement et/ou leur position dans la hiérarchie socio-économique. Dans ce cas, leur exemple ne constituerait pas une base d’extrapolations de nature à remettre en cause ces stéréotypes, dont la portée se trouverait seulement réduite à la marge (Saperstein et Penner 2012).

20 Si embryonnaire et si incomplète soit-elle, cette typologie permet d’ores et déjà de décrire plus finement le processus de production et de reproduction des inégalités entre groupes raciaux, en dressant l’inventaire des rapports entre ces différents facteurs ou mécanismes. Ainsi, concernant les États-Unis, Elizabeth Anderson (2015) montre notamment :

  • Que la ségrégation amplifie les effets de la discrimination, en favorisant l’extension à l’ensemble du groupe discriminé des dommages (matériels ou immatériels) que celle-ci inflige à certains de ses membres, leur exclusion de l’accès aux positions visées entraînant une déperdition de capital social à l’échelle de la collectivité raciale considérée ;
  • Que la ségrégation permet aussi au groupe avantagé de monopoliser les biens rares sans même qu’il soit besoin d’exercer une discrimination directe – c’est-à-dire de traiter différemment deux individus qui, suppose-t-on, ne se distingueraient l’un de l’autre que par leur « race » –, « car elle fait en sorte qu’un Noir se trouve rarement dans la même position qu’un Blanc » (ibid. : 273) ;
  • Que la ségrégation produit des dissemblances culturelles et comportementales objectivement constatables entre membres et non-membres du groupe mis à part, qui alimentent la discrimination (Wacquant 2005), notamment la discrimination probabiliste, le facteur racial apparaissant alors comme un indicateur de traits singuliers, dévalorisés et dysfonctionnels dans ce qui constitue l’environnement de référence pour l’acteur discriminant ;
  • Que la ségrégation consolide les représentations stigmatisantes en diminuant la probabilité que les membres du groupe dominant soient confrontés parmi les membres du groupe stigmatisé à des « contre-exemples » susceptibles d’infirmer la validité des stéréotypes négatifs préexistants.

21 De même, toujours concernant le cas américain, on peut mettre au jour le caractère performatif et auto-entretenu de la discrimination subie par les Noirs – et, de ce fait, la dimension systémique du désavantage qui les affecte – sans recourir au « racisme » comme désignation générique ni a fortiori concevoir ce dernier comme un système. On sait ainsi que, pour des recruteurs auditionnant un candidat noir dans le cadre d’un entretien d’embauche, un score relativement élevé au « Test d’Association Implicite » mesurant la disposition à associer inconsciemment la représentation des Noirs à des éléments négatifs (Banaji et Greenwald 2013) est statistiquement corrélé à toute une série de gestes et de micro-comportements – raideur corporelle, évitement du contact visuel, absence de sourire, diction erratique… – également inconscients mais objectivement préjudiciables à la performance du candidat telle qu’évaluée par un tiers non informé du score en question, cette performance pouvant alors justifier une décision défavorable (Word, Zanna et Cooper 1974 ; Dovidio, Kawakami et Gaertner 2002). Une discrimination raciale directe et inconsciente quant à la distribution de la « ressource » que constitue une atmosphère cordiale lors de l’interaction entre le recruteur et le candidat peut donc contribuer indirectement à l’exclusion des Noirs en l’absence de toute discrimination à l’étape finale, soit dans la distribution de l’emploi lui-même, fondée sur les seules performances dans le cadre de cette interaction.

22 Dans le même ordre d’idées, à certaines conditions, la discrimination probabiliste, par les incitations qu’elle engendre, peut opérer comme une prophétie autoréalisatrice garantissant que le comportement des discriminés viendra confirmer la validité des généralisations statistiques sur lesquelles elle repose. Ainsi, les chauffeurs de taxi new-yorkais qui, à la nuit tombée, refusent systématiquement les clients noirs, en particulier lorsqu’ils sont jeunes et de sexe masculin, du fait de la corrélation existante entre ces caractéristiques et la probabilité d’entreprendre une agression à but lucratif, dissuadent bon nombre de Noirs dénués d’intention criminelle de se mettre en quête d’un taxi au prix d’une longue attente éventuellement infructueuse. En revanche, leur comportement ne dissuade pas (ou pas au même degré) les Noirs qui sont bel et bien des agresseurs potentiels, lesquels ont davantage intérêt à attendre qu’un chauffeur isolé s’arrête à leur signal. Par conséquent, le plus souvent sans en avoir conscience, les chauffeurs contribuent à créer une situation dans laquelle l’ensemble des jeunes hommes noirs hélant un taxi au-delà d’une certaine heure contiendra une fraction comparativement élevée d’individus méditant une agression, conformément à leur supposition initiale. Cette dynamique d’autovalidation des stéréotypes raciaux peut se déployer que les acteurs discriminants (parmi lesquels figurent bon nombre de membres de groupes racisés, y compris des Noirs) soient ou non racistes aux sens idéologique ou attitudinal du terme (Loury 2015 : 216-217 ; voir aussi Ford 2008 : 59-72).

23 Enfin, dans le cas français, via une analyse de régression logistique appliquée à des décisions judiciaires, il a été montré que la surreprésentation des personnes d’origine nord-africaine dans la population carcérale ne résultait pas de discriminations directes à raison de l’origine des prévenus à l’extrémité de la chaîne pénale, les inégalités observées dans les taux d’emprisonnement n’étant qu’un effet de composition dû à la corrélation entre l’origine et des variables comme la gravité de l’infraction, le jugement en comparution immédiate, l’absence du prévenu à l’audience et la récidive. Si certaines règles de procédure pénale sont donc à l’origine de discriminations indirectes, les discriminations directes sur une base ethno-raciale ne se manifestent – en contribuant à cet effet de composition – qu’à l’étape de la constitution éventuelle de partie civile de la part des policiers pour « infraction aux personnes dépositaires de l’autorité publique » (Jobard et Nevanen 2007).

24 Bien entendu, il ne s’agit là que de quelques exemples d’analyse désagrégatrice parmi beaucoup d’autres. Or ces travaux nombreux sont riches d’enseignements. L’un d’entre eux est que l’on ne peut plus se contenter d’affirmer comme une évidence que « la discrimination est le mécanisme par lequel le racisme produit des disparités sociales » (Haddad 2018 : 653 ; je souligne). Quelle discrimination, articulée à quels autres mécanismes, et de quelle(s) manière(s) ? Une partie des travaux en question suggère que la discrimination directe, intentionnelle et non probabiliste joue vraisemblablement un rôle décroissant dans la production des inégalités raciales, au contraire de la ségrégation (Anderson 2010). Si tel est le cas, ce constat a d’évidentes implications en matière de politique publique, à commencer par la nécessaire poursuite – ou la réhabilitation outre-Atlantique – d’un objectif de mixité des espaces sociaux (résidentiels, professionnels…), et ce, que le défaut de mixité observé soit ou non la conséquence directe de comportements discriminatoires. Quoi qu’il en soit, la notion de « racisme systémique », éventuellement utile comme point de ralliement mobilisateur dans le cadre d’une prise de conscience, au stade initial de la construction du racisme comme problème public, n’est d’aucun secours pour tenter de démêler l’écheveau des rapports de causalité inhérents à la constitution et à la perpétuation des inégalités entre groupes raciaux. Ce n’est qu’en s’en écartant que l’on peut espérer avancer dans cette voie [16].

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Notes

  • [1]
  • [2]
    L’auteur affirme que le « racisme systémique » constitue l’essence même des États-Unis (« Systemic racism is the United States, and the United States is systemic racism »).
  • [3]
    Sur le racisme comme « absolutisation de la différence » culturelle (Taguieff 2013b : 1240) faisant de la culture réifiée d’une collectivité une seconde nature et n’exigeant pas qu’il soit fait référence à la « race », racisme débiologisé dont l’antisémitisme moderne serait le « prototype » (Balibar et Wallerstein 2007 : 36-37), voir Taguieff (1985).
  • [4]
    Parmi les références à partir desquelles a été élaborée cette définition idéal-typique de l’idéologie raciste, voir notamment Todorov (1989) ; Taguieff (1990) ; Blum (2010) ; Tort (2014).
  • [5]
    Parmi ces derniers, même des auteurs dont les travaux font figure de référence canonique pour les tenants de la thèse du « racisme systémique » semblent parfois ne pas avoir entièrement rompu avec cette conception du racisme comme idéologie : faut-il rappeler que l’ouvrage principal de Colette Guillaumin (2002) s’intitule L’idéologie raciste ? Voir aussi Bonilla-Silva (1997 : 474) : « je n’utilise le terme “racisme” (ou idéologie raciale) que pour désigner la composante de la structure idéologique d’un système social où se trouvent cristallisés les notions et stéréotypes relatifs à la race ».
  • [6]
    Y compris, comme le note Andreas Wimmer (2015 : 2191), des mesures destinées à réduire les inégalités en question mais qui, in fine, se révéleraient contre-productives à cet égard.
  • [7]
    L’existence de distinctions raciales très largement indépendantes de ce fait colonial est pourtant attestée, en Chine et au Japon notamment : voir Dikötter (1997).
  • [8]
    https://glennloury.substack.com/p/systemic-racism-vs-racial-inequities, consulté le 25 novembre 2021. Dans ses travaux antérieurs, Loury souligne le caractère invraisemblable de la thèse qui ferait de l’oppression raciste l’unique cause des disparités entre groupes conventionnellement définis comme « raciaux ». Il en veut pour preuve, entre autres, la trajectoire spectaculairement ascendante de la minorité asiatique aux États-Unis (Lee et Zhou 2015), trajectoire dont les déterminants sont partiellement d’ordre culturel, malgré les simplifications abusives parfois entretenues à ce propos (Loury 1987 : 268-269).
  • [9]
    En outre, les usages ordinaires – base de référence pour nombre d’analyses conceptuelles menées par des philosophes américains de tradition analytique (Glasgow 2009) – peuvent être des usages erronés.
  • [10]
    On n’établit pas ici de distinction entre ces deux termes.
  • [11]
    L’auteur indique notamment que la thèse du « racisme systémique » consiste en un « changement de paradigme » conduisant à « définir le racisme du point de vue des personnes dites racisées ».
  • [12]
    Sur les mobilisations contre cette œuvre de l’artiste sud-africain Brett Bailey, programmée au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, puis au Centquatre à Paris en novembre et décembre 2014, voir Larcher (2015). L’auteure, après avoir repris à son compte le qualificatif « raciste » appliqué à l’œuvre en question (p. 226), sans préciser si elle l’a vue ou non, attribue ces mobilisations aux « racisés » dans leur ensemble (p. 228).
  • [13]
    Dans le cas français, une telle réaction peut même apparaître en l’absence de toute référence explicite au « racisme » des acteurs mis en cause, sur la seule base de leur participation alléguée aux processus générateurs de discriminations raciales, les secondes étant alors tenues pour indissociables du premier : pour un exemple, voir Mazouz (2017 : 61).
  • [14]
    Pour un argument en sens contraire, voir néanmoins Shelby (2014 : 61).
  • [15]
    En complément, voir Wimmer (2015 : 2190).
  • [16]
    Ce texte a nettement bénéficié des commentaires et critiques détaillés de Magali Bessone, Juliette Galonnier, Sarah Mazouz et Patrick Simon, que je remercie donc.
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