Notes
-
[1]
J. Massad, « Liberating Songs : Palestine Put to Music », Journal of Palestine Studies, n° 32(3), p. 21-38, 2003.
-
[2]
A. Kizzi, L’accord im/possible : écriture, prise de parole, engagement et identités multiples chez Marie-Louise Taos Amrouche, thèse de doctorat de littérature comparée, Université Paris 8, 2016.
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[3]
Appelée Nouvelle-Calédonie par le colonisateur.
-
[4]
La darija, aussi connue sous le nom d’arabe algérien, est la langue algérienne vernaculaire, principalement orale, produit de la rencontre de différentes formes d’arabes (citadin, bédouin, classique) et de différentes formes de tamazight (kabyle, chaoui, etc.) ainsi que d’autres influences comme l’espagnol et le français. Nous n’utiliserons par la terminologie « dialecte » qui induit une hiérarchisation des langues.
-
[5]
M. Cherbi ET A. Khouas, Chanson kabyle et Identité berbère. L’œuvre d’Aït Menguellet, Paris, Éditions EDIF, 2000.
- [6]
-
[7]
B. Daoudi ET H. Miliani, L’aventure du raï : musique et société, Paris, Point Virgule, 1996.
- [8]
-
[9]
M. Ali Allalou et P. Garapon, « Le raï, musique de l’algérianité : Entretien avec Mohamed Ali Allalou », Esprit, n° 254, 1999, p. 11.
-
[10]
Il s’agit des Ultras Emkachkhine (« les souriants » en arabe) comme l’évoque le documentaire en arabe « Les Ultras en Algérie », du journaliste Kamel Asmani et réalisé par Fathi Chaib, diffusé sur la chaîne algérienne Al Haddaf en 2018, disponible en ligne : https://youtu.be/ScTMnTGXAYM
-
[11]
Fondé le 5 juillet 1937, L’Union Sportive de la Médina d’Alger, couramment abrégé en USMA ou encore USM Alger, est un club de football algérois.
-
[12]
Le Mouloudia Club d’Alger, appelé plus communément Mouloudia d’Alger, est un club de football algérois.
-
[13]
M. Correia, « En Algérie, les stades contre le pouvoir », Le Monde diplomatique, Mai 2019.
-
[14]
K. Asmani, op. cit.
-
[15]
Translittération de la darija en alphabet latin. Cette forme d’écriture est très présente sur les réseaux sociaux et s’explique, notamment, par l’arrivée tardive de l’alphabet arabe sur les téléphones portables et ordinateurs, mais aussi par le multilinguisme présent en Algérie.
- [16]
- [17]
- [18]
- [19]
-
[20]
« Ceux qui ont sucé le sang des chouhadas (martyrs) hier sont ceux qui sucent le pétrole aujourd’hui ».
-
[21]
Y. Gonzalel-Quijano, « Les rappeurs arabes au prisme de l’orientalisme », Orient XXI, 24 septembre 2013.
-
[22]
H. Miliani, « Culture planétaire et identités frontalières », Cahiers d’études africaines, n° 168, 2002, p. 763-776.
-
[23]
« La rage de Raja et la chanson algérienne engagée », El Watan, 22 mars 2019.
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[24]
Malek Bennani, penseur algérien né à Constantine en 1905, est lié au mouvement réformiste musulman prenant des positions anticoloniales et nationalistes.
1« Tatnahaw ga3, bi silmiya » (« dégagez tous, pacifiquement ») scandent les manifestant.e.s algérien.n.es, depuis plus d’un an, au rythme d’une mobilisation qui surprend par sa longévité et par les outils de mobilisation mis en œuvre pour faire entendre leurs revendications. En, effet, le mouvement est marqué par la mise en avant d’une non-violence revendiquée, Silmiya. Le déroulement des manifestations du vendredi a mis en lumière les instruments symboliques mobilisés par les manifestant.es, notamment à travers les chants et les chansons. Outils de la mémoire, ils permettent de transmettre les histoires des luttes aussi bien sociales que politiques. La contestation des structures oppressives dans la période post-indépendance est un thème récurrent des chants populaires algériens, qui se manifeste vivement dans le Hirak.
2Ce phénomène invite à penser la continuité des contestations du pouvoir, en interrogeant le rôle de la chanson contestataire algérienne : est-elle un écho du sentiment populaire ou participe-t-elle à sa formation ? Sans prétendre à l’exhaustivité, je m’inspire du chercheur Joseph Massad dont l’article « Liberating songs : Palestine put to music » [1] s’attache à « combler une lacune » (fill the gap) dans l’étude de la musique, celle-ci tendant à dépolitiser son objet. En s’intéressant à certains de ces chants en Algérie, à ce qui les conditionne ainsi qu’à leur effet politique, cet article s’attache à explorer les chansons politiques produites en Algérie, de la période coloniale au Hirak, à travers des exemples de paroles ou des parcours artistiques, en décloisonnant des genres musicaux qui ne sont généralement pas étudiés en écho. Les mises en lumières de certains genres musicaux permettront de rétablir les continuités historiques, les circulations, interprétations et réadaptations des chants contestataires qui ont rythmé la période coloniale.
Du chant anticolonial à l’Algérie indépendante : l’exemple de l’acewiq et de El Manfi
3La censure de l’expression culturelle algérienne intervient dès les premiers moments de la colonisation du pays. Ainsi, dès la prise d’Alger en 1830, les autorités françaises tentent d’étouffer les potentielles contestations et leurs relais. L’expression artistique locale s’en trouve affectée et soumise à une censure qui perdurera jusqu’à l’indépendance. La censure coloniale n’a cependant pas empêché l’expression d’une dénonciation franche et directe du fait colonial dans le répertoire musical algérien. Je veux insister sur la fonction mémorielle des chants avant d’évoquer leurs circulations, et leur réinvestissement dans les luttes politiques et sociales algériennes. Je vais m’attarder sur deux exemples du répertoire kabylophone, qui ont pour point commun de sauver de l’oubli la mémoire de l’enfermement. On retrouve également cette fonction dans le répertoire arabophone (chaabi, malouf) ou encore dans le répertoire chaoui arabophone (la langue chaoui renvoie à une variante du tamazight et à un peuple de la région des Aurès) qui ne sera pas examiné dans cet article.
4L’acewiq (« phrasé » en kabyle) renvoie à une forme poétique chantée par les femmes. Il s’agit d’une forme musicale kabyle, traditionnellement réservé aux femmes. Il se décline sous forme de joutes poétiques pour exprimer le chagrin ou la joie et est interprété a capella, car la voix est considérée elle-même comme un instrument. Ces chants « puisent leur source dans la culture orale kabyle, celle du pays perdu par la force de l’Histoire et de ses injonctions liées à la colonisation » et qui « prend aussi une dimension politique quand il s’agit de dénoncer le poids du patriarcat et de la domination exercée sur le groupe des femmes dans la société » [2]. Ces « chants poèmes » seront repris par des chanteurs kabyles contemporains, abordés ci-dessous. Prenons comme exemple cet acewiq, dont le.la compositeur.rice demeure anonyme : « aqli di lḥebs n Gabes, sensla tḥelles, a tamaɛzuzt a yemma » = « Je suis dans la prison de Gabès, enchaîné, oh ma chère mère ». Les paroles mentionnent l’existence d’une prison coloniale située dans le sud tunisien et témoignent de la connaissance qu’avaient les populations du sort réservé aux réfractaires à l’ordre colonial. Sa diffusion jusqu’à aujourd’hui en Kabylie témoigne de la portée traumatique de l’enfermement durant la période coloniale et de sa résonance.
5L’un des chants anti-coloniaux algériens sur l’enfermement les plus célèbres est sans doute El Manfi (le banni) qui daterait de la déportation des chefs de la révolte de 1871. Elle débute le 16 mars 1871 à Bordj Bou Arreridj. Le Cheikh El Mokrani et 6 000 maquisards entreprennent une résistance armée contre la puissance militaire française. La région du Constantinois les rejoint rapidement. On dénombre au mois d’avril environ 100 000 Algériens engagés contre l’armée française, la résistance s’étend jusqu’à Batna dans les Aurès. Il faut neuf mois à l’armée française pour y mettre fin. Une fois la révolte réduite, de nombreux résistants algériens sont déportés en Kanaky [3]. Dans la chanson El Manfi résonne la complainte d’un prisonnier à sa mère. Elle nous informe sur les conséquences de la révolte, les conditions d’enfermement, plus que sur la révolte en elle-même : « Quand ils m’ont emmené au tribunal, devant les grands et petits gendarmes, avec une chaîne qui pesait un quintal. Ils m’ont donné un an et un jour ». Cette chanson en darija [4] lui donne un écho national, sur lequel nous reviendrons plus tard. Il en ressort la survivance de cette mémoire chantée : l’acewiq mentionnant les prisons de Gabes est encore aujourd’hui chanté en Kabylie, et El Manfi est ré-interprété dans d’autres contextes de luttes.
6Dès la fin des années 1930 émerge un répertoire de chants anticoloniaux portés et promus par des partis indépendantistes, notamment avec le Parti du Peuple Algérien (PPA) puis le Mouvement pour le Triomphe des libertés Démocratiques (MTLD) dirigé par Messali Hadj. Leur caractère mobilisateur est assuré par leur capacité à faire écho au sentiment populaire, mais aussi garanti par les nouveaux canaux de diffusion à grande échelle qui donnent une portée nationale aux chants contestataires. Ces nouveaux canaux marquent le début de la formalisation d’une culture nationale légitime avec ses propres symboles culturels. Ils jouent un double rôle : l’autonomie vis-à-vis du pouvoir colonial, et la diffusion sur l’ensemble du territoire d’un patrimoine musical commun nationaliste et anti-colonial. L’évolution de l’usage de la radio a renforcé le sentiment national par la diffusion en trois langues de la Voix de l’Algérie libre et d’émissions émettant du Proche-Orient ou de Tunis à l’adresse du peuple algérien. C’est ainsi que le chaâbi algérois, à travers sa vedette incontournable Cheikh El Anka, qui avait cessé de chanter suite à la grève des artistes initiée par le FLN durant la guerre jusqu’à la proclamation de la déclaration d’indépendance, est ré-entendu à la radio lors de l’annonce de la victoire, le 5 juillet 1962 à minuit, pour chanter « Dieu merci, le colonialisme n’est pas resté dans notre pays ».
Musiques amazigh et raï : amazighité et lutte des classes, pierres angulaires des musiques contestataires
7Après l’indépendance, le choix de l’arabisation du système éducatif, les politiques culturelles et la politique répressive mises en œuvre durant la période de Ahmed Ben Bella (1963-1965) et Houari Boumediene (1965-1979) créent de vives tensions. La contestation politique traverse plusieurs genres musicaux. Si ces derniers ne peuvent être réduits à la seule dimension contestataire, prises individuellement, les carrières d’artistes sont largement alimentées par celle-ci. Je propose d’explorer l’exemple contemporain du raï et de la chanson kabyle, qui disposent d’une large écoute mais aussi d’une portée contestataire, parfois mythifiée ou exagérée. Il s’agit d’analyser l’aspect contestataire de certains parcours artistiques sans taire l’instrumentalisation ou la mythologie qui entourent certaines de ces musiques.
8Dans le contexte post-indépendance, les musiques kabyles jouent un rôle culturel de diffusion d’une langue de l’oralité, le tamazight, longtemps bannie de l’histoire officielle, en même temps qu’elle permet de mobiliser une jeunesse amazighophone. [5] Un certain nombre de chanteurs s’engagent à perpétuer la langue mais aussi les spécificités poétiques des musiques kabyles. Ainsi, la perpétuation de l’acewiq, largement repris en introduction de chansons kabyles contemporaines, endosse un rôle de préservation d’un patrimoine et de diffusion d’idées politiques. Cette forme poétique chantée est reprise par des chanteurs kabyles contemporains tel que Slimane Azem, dans les années 1960, avec Ad ezzi ssaa (Le temps viendra/La Roue Tourne) qui évoque la fatalité du destin et la trahison, faisant référence à sa propre situation, puisqu’il lui était interdit de retourner en Algérie pour son engagement auprès du MNA. Cet acewiq chanté est repris dans les années 1980 par le groupe féminin Djudjura, qui se revendique clairement comme militant pour la cause berbère et s’oppose aux politiques d’arabisation et à un état arbitraire. Dans une contestation musicale plus affirmée, les chanteurs Lounes Ait Menguellet (dans la chanson Negguma ad ncfu signifiant « nous nous souvenons ») ou encore Matoub Lounes (dans Assa azzayri ou « aujourd’hui l’algérien ») reprennent le procédé de l’acewiq dénonciateur dans les introductions de ces chansons qui reflètent leur militantisme. Ceci étant, ledit pouvoir peut se faire relais d’une certaine diffusion musicale en tamazight, mais dans sa version édulcorée de toute revendication politique. Matoub Lounes dénonce alors dans la presse une folklorisation volontaire de cette culture.
9Cette revendication culturelle est portée à l’attention du public dans des œuvres militantes à la coloration politique plus marquée. Ainsi, le groupe Debza (signifiant littéralement « Bagarre » en arabe algérien) s’attache à défendre la culture amazigh aussi bien qu’à défendre une idéologie politique à contre-courant de celle du pouvoir en place. À l’origine, Debza est une troupe de théâtre engagée, d’obédience marxiste-léniniste créée en 1979 par un groupe d’étudiant.es d’Alger. Elle dérive de l’association Action Culturelle des Travailleurs du dramaturge Kateb Yacine. Elle regroupe en son sein des membres d’organisations politiques interdites tels que le GCR (Groupement Communiste Révolutionnaire) et l’ORT (Organisation Révolutionnaire des Travailleurs). Leurs textes en arabe algérien et en tamazigh s’attachent à défendre les droits de la classe ouvrière ainsi qu’à dénoncer l’arbitraire du pouvoir. La chanson El Manfi [6] est ainsi reprise et la première phrase originale du chant, « Dites à ma mère de ne pas pleurer », est transformée en « Dites que mon peuple ne pleure pas. Il est victime, il part mais ne se rend pas », poursuivie par une adaptation contemporaine de ce chant à la lutte contre l’arbitraire : « Vous nous arrêtez dans les universités et vous vous jouez de nous par vos discours ».
10La politisation musicale n’est cependant pas le seul fait des artistes se revendiquant d’un militantisme marqué par une cause ou par une idéologie. En ce sens, le raï illustre parfaitement la tension contenue entre l’objet musical et sa réception. Musique populaire par excellence, aussi bien dans ses origines bédouines que dans sa forme revisitée qui émerge à partir du début des années 1980, le raï est perçu avec mépris par les tenants de la culture légitime. L’ampleur du phénomène raï est ignorée malgré sa solide assise sociale que l’on pourrait résumer en « un formidable phénomène de recherche identitaire d’une jeunesse désemparée entre impasse de vie, perspectives sociales sans avenir et système D » [7]. Le raï est traversé par la dénonciation des conditions matérielles de vie des classes populaires : drogue, migration économique, arbitraire du pouvoir, conditions des femmes. Ainsi Cheb Hindi dans la chanson El passport [8] adressée à sa bien-aimée : « Pour toi je déchire le passeport, je ne vais pas à l’aéroport ». Il évoque ici le départ massif des jeunes et son refus de s’y soumettre par amour pour elle, dont on comprend qu’elle est aussi une image de l’Algérie. Pourtant, il fut attaqué en justice par des députés algériens sous prétexte qu’il est inconcevable de déchirer son passeport, comprenons : d’évoquer la migration, comme l’explique le journaliste Mohamed Ali Allalou, spécialiste des musiques algériennes [9]. En effet, il y a un procédé jugé subversif, au point de conduire à des poursuites judiciaires, dans le fait de parler de la migration dans un autre registre que celui de la complainte et de la douleur de quitter le pays natal. Ainsi le raï remet en question l’une des normes les plus courantes de la chanson d’exil en Algérie. Ce qui conditionne l’acceptabilité d’une chanson d’exil est sa dimension mélancolique, elle doit résonner comme une plainte, un regret. En évoquant la possibilité de déchirer son passeport, l’artiste remettrait en question une forme de sacralité promue par les autorités.
11Le raï féminin est quant à lui traversé par une dénonciation du patriarcat. De manière plus générale, le raï se montre subversif quant aux normes de genre dans son interprétation, comme en atteste la voix, souvent rauque, des chanteuses traditionnelles de raï, les madahat, qui contraste avec les aigus de nombreux chanteurs du genre. La chanteuse Cheikha Rimitti marque cette subversion et alimente certaines de ses chansons de dénonciations du patriarcat comme dans la chanson Milouda (1966) qui évoque l’infanticide dû à la pauvreté ou encore Cherrag gata (1954) qui fut l’une des premières chansons raï, interprétée par une femme, à évoquer la question de la sexualité féminine hors mariage.
12L’État finit cependant par s’intéresser à cette musique avec un double objectif : maîtriser la portée subversive du raï et l’utiliser comme une « option » face à la popularité du FIS. Les généraux tentent de divertir la jeunesse pour la détourner du politique, par exemple en finançant un festival et même en commandant et produisant un album de la star montante Cheb Khaled en 1996, album qui a pour but d’internationaliser le raï. Ainsi l’État oscille entre une censure sévère des contenus à fort écho politique et une instrumentalisation, folklorisation, des répertoires musicaux qui portent des messages politiques en leur sein.
Hirak : musiques mobilisatrices, héritières des luttes sociales
13De manière apparemment inattendue, ce sont depuis les travées des stades de football qu’émergent et résonnent les chants mobilisateurs, annonciateurs de ce qui se joue désormais en Algérie. Les mouvements Ultras surgissent en Afrique du Nord à la création du groupe Ultras Emkachkhines, supporteurs de l’Espérance de Tunis en 2002 [10]. Ils apparaissent plus tardivement en Afrique du Nord qu’en Europe où des supporteurs européens créent le premier tifo/bache (arabe maghrébin dans le texte), c’est-à-dire une immense bannière déployée en début de match pour marquer leur appartenance à un groupe de supporteurs. Cependant, bien avant l’émergence des mouvements Ultras, l’espace du stade algérien connaît une politisation. En effet, intimement liées à la lutte anticoloniale, l’Union sportive de la médina d’Alger (USMA) [11], tout comme le Mouloudia Club d’Alger (MCA) [12], ont été des relais des revendications indépendantistes et un espace de recrutement de jeunes combattant.es du Front de Libération Nationale (FLN). L’émergence d’une équipe FLN appuie et visibilise le combat indépendantiste. Surnommée aussi le « onze de l’indépendance », elle est une formation constituée principalement de joueurs professionnels qui évoluent en France avant de rejoindre le mouvement révolutionnaire pour l’indépendance de l’Algérie et de l’aider en organisant des matchs de football. À l’indépendance du pays, le stade est resté un lieu de contestation du pouvoir en place et de relais des revendications animant une partie de la population. Le stade est de facto un lieu de rassemblement massif autorisé dans un pays où les rassemblements et organisations politiques sont contrôlés ; cependant cet espace n’échappe pas au contrôle des autorités. Malgré cela, il apparaît comme un lieu de revendication pour les militants politiques. Par exemple, les supporters de la Jeunesse Sportive Kabyle (JSK) se font le relais de la dénonciation des politiques d’arabisation en scandant à Boumediene, présent au stade, durant la finale de la Coupe d’Afrique de 1972, « Imazighen » (« Nous sommes amazigh » amazigh signifiant littéralement « hommes libres »). De même lorsque les supporters des clubs algérois attaquent le président Chadli en 1988 en scandant « Bab El Oued Chouhada » (traduction littérale « Les Martyrs de Bab El Oued » qui prend le sens en langage courant de « Les morts de Bab El Oued sont des martyrs »), quartier historique et populaire d’Alger où des manifestant.es ont été tué.es par les forces de l’ordre [13].
14Si les chants de stade ont toujours été présents dans l’histoire footballistique du pays, au même titre que les slogans, les mouvements Ultras développent un répertoire d’actions et une organisation très hiérarchisée avec une division des tâches afin de produire un mise en scène musicale et chorégraphié en début de match : un groupe s’occupant de la création d’une banderole, un groupe capable de composer les chants, un groupe de défense pour s’organiser lors des rixes avec la police ou d’autres supporters. L’USMA a deux groupes de musiques dont les chants sont repris par les supporters, les Ouled el Behja et le groupe Milano, tout comme le MCA avec le groupe Palermo et le groupe Torino, qui nous rappellent l’influence de la culture Ultra italienne sur celle des Ultras algériens.
15Le développement des Ultras fut rapide avec la généralisation progressive de l’accès à internet dans la région, outil qui rend possible une organisation à distance et permet de rassembler des milliers de partisans sur une simple publication relayée sur les forums. Conscients d’être perçus comme un danger, la plupart des Ultras ont longtemps refusé le contact des médias et ont développé une culture du secret. Obéissant à une non-mixité masculine, les groupes Ultras brassent des supporters dans toutes les classes sociales [14]. Les questions sociales occupent une place déterminante dans les chansons, à côté de dénonciations plus spécifiques liées au traitement réservé aux Ultras par les autorités comme les interdictions de stade ou restriction de liberté visant des supporters.
16La Casa del Mouradia, considérée comme l’une des chansons emblématiques des manifestations, précède de plusieurs mois le mouvement. Le titre est une référence directe à la série La Casa Del Papel qui raconte l’histoire d’un groupe de braqueur.se.s tentant de faire le casse du siècle en attaquant la fabrique de monnaie nationale en Espagne.
Chkoun seba ou chkoun nloum ? | Quelle en est la raison ? Qui blâmer ? | |
Melina men lem’icha hadiya | On est lassés de cette vie-là | |
Fi louwla, n’qoulou jazet, h’chawhalna bel ‘achriya | Le premier mandat, disons qu’il est passé, on nous a dupés avec la décennie noire | |
Fel tania h’kaya banet la Casa del Mouradia | Au bout du second mandat, c’est devenu clair, l’histoire de la Casa del Mouradia | La Casa Del Mouradia |
Fel talta leblad ch’yanet bel masaleh el chakhssiya | Au troisième, le pays a faibli à cause des intérêts personnels | |
Fel rab‘a poupiya matet ou mazalet el qadiya | Au quatrième mandat la poupée est morte et l’affaire se poursuit | |
Wel khamsa rahi t’suivi binat’houm meb’niya [15] | Le cinquième mandat va suivre, entre eux c’est plié |
17Sortie en avril 2018, la chanson atteint en un mois le million de vues sur YouTube. Elle cible directement Bouteflika, le régime militaire, le système de vol et de corruption et s’oppose au cinquième mandat, mettant en avant la manipulation politique à l’œuvre par l’utilisation de la décennie noire pour contrer toute revendication politique et ouverture démocratique. Le dernier couplet apparaît comme anticipatoire des slogans et revendications contre le cinquième mandat.
18Les Ultras de la MCA sont également à l’origine de chants repris durant les marches tels que Amn Said [16] qui s’attaque directement à Saïd Bouteflika, frère du président, sur un subtil jeu de mot puisque le titre signifie littéralement « Heureuse année » ; ou encore la chanson Fi soug ellil [17], littéralement « marché de nuit », expression utilisée en darija pour signifier un marché illégal/espace illégal, qui exprime les désarrois de la jeunesse algérienne, du groupe Torino datant respectivement de 2019 et 2017. L’une des chansons qui a assurément marqué les marches du vendredi est marocaine. En effet, les protestataires algérien.ne.s, comme toute une génération de jeunes à travers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, ont chanté Dalmouni fi Bladi [18], « Dans mon pays frappé par l’injustice ») des Ultras Eagles du Raja Club de Casablanca, une chanson composée à l’été 2018, pendant le procès des militants du Hirak ash-Shaabi (mouvement populaire), mouvement de protestation de la région du Rif en 2016. L’un des couplets dit notamment « Les talents ont été détruits ! Détruit par les drogues que vous leur donnez. Comment voulez-vous qu’ils brillent ? Vous avez volé les richesses de notre pays, Les avez partagées avec des étrangers, Vous avez détruit une génération entière ». La popularité de cette chanson durant le Hirak algérien témoigne de la circulation des chansons des Ultras en Afrique du Nord, au même titre que d’autres styles musicaux, mais aussi des solidarités transnationales qui s’y créent durant les mouvements de protestations.
19Le Hirak combine un répertoire inspiré des mouvements musicaux récents comme celui des Ultras ou, dans une moindre mesure, du hip-hop/rap. L’une des chansons les plus populaires des protestations unit ces deux expressions musicales. Il s’agit de la chanson La liberté du rappeur Soolking avec le groupe de musiques, Ouled el Bahja, affiliée à l’USMA. La reprise alterne les parties rap en français évoquant les thématiques propres au Hirak et une nouvelle version de la chanson Ultima verba [19] des Ouled el Bahja posant la question de la mémoire de la révolution algérienne et de l’instauration d’un état militaire à la suite de l’indépendance [20].
20La chanson rap Allo Système de la rappeuse Raja Meziane comptabilise quant à elle plus d’une quarantaine de millions de vues. Pourtant, les articles de presse qui s’en font l’écho s’inscrivent pleinement dans le phénomène analysé par Yves Gonzales-Quijano du « rap arabe sous le prisme de l’orientalisme » [21] : les rappeurs arabes attirent l’attention des médias occidentaux lors de soulèvements populaires, par leur dimension inattendue, globalisée et novatrice, au mépris d’une inscription de ces expressions artistiques et politiques dans des généalogies locales. Or l’Algérie s’avère être le premier pays arabe à avoir vu émerger une scène rap et ce dès la fin des années 1980 [22]. Genre musical bien installé, bénéficiant d’une large audience, comme en témoigne le succès rencontré par des groupes comme MBS (Micro Brise le Silence), Intik ou encore Lotfi Double Kanon, et ce malgré les difficultés rencontrées pour bénéficier d’une diffusion large sur les radios nationales. Raja Meziane s’inscrit dans cette généalogie et dans une tradition musicale politique aux influences diverses, puisqu’elle cite aussi bien Matoub Lounes que Cheikh Imam, célèbre chanteur égyptien engagé à gauche, dont les textes furent repris par les mouvements de gauche dans les pays arabes [23]. Cependant l’influence du rap sur les chants repris par les contestataires lors des démonstrations du vendredi, notamment à Alger, reste marginale. Ce sont les slogans politiques et les chansons des Ultras qui apparaissent comme étant les plus fédératrices et connues.
21Cette généalogie doit d’autant plus être prise en compte que les Algérien.nes inscrivent volontairement le Hirak dans une continuité historique et se réapproprient les figures révolutionnaires de l’indépendance aussi bien que des figures niées par l’historiographie officielle, comme Messali Hadj, ou bien délaissées et peu exploitées par le discours officiel, comme le marque l’apparition de portraits de Bennani [24]. Tous ces symboles témoignent d’une réappropriation de l’histoire et s’inscrivent dans la filiation directe d’octobre 1988 où les étudiant.es chantaient des slogans débutant par « Mazelna thawarar » (Nous sommes encore des révolutionnaires).
Notes
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[1]
J. Massad, « Liberating Songs : Palestine Put to Music », Journal of Palestine Studies, n° 32(3), p. 21-38, 2003.
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[2]
A. Kizzi, L’accord im/possible : écriture, prise de parole, engagement et identités multiples chez Marie-Louise Taos Amrouche, thèse de doctorat de littérature comparée, Université Paris 8, 2016.
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[3]
Appelée Nouvelle-Calédonie par le colonisateur.
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[4]
La darija, aussi connue sous le nom d’arabe algérien, est la langue algérienne vernaculaire, principalement orale, produit de la rencontre de différentes formes d’arabes (citadin, bédouin, classique) et de différentes formes de tamazight (kabyle, chaoui, etc.) ainsi que d’autres influences comme l’espagnol et le français. Nous n’utiliserons par la terminologie « dialecte » qui induit une hiérarchisation des langues.
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[5]
M. Cherbi ET A. Khouas, Chanson kabyle et Identité berbère. L’œuvre d’Aït Menguellet, Paris, Éditions EDIF, 2000.
- [6]
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[7]
B. Daoudi ET H. Miliani, L’aventure du raï : musique et société, Paris, Point Virgule, 1996.
- [8]
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[9]
M. Ali Allalou et P. Garapon, « Le raï, musique de l’algérianité : Entretien avec Mohamed Ali Allalou », Esprit, n° 254, 1999, p. 11.
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[10]
Il s’agit des Ultras Emkachkhine (« les souriants » en arabe) comme l’évoque le documentaire en arabe « Les Ultras en Algérie », du journaliste Kamel Asmani et réalisé par Fathi Chaib, diffusé sur la chaîne algérienne Al Haddaf en 2018, disponible en ligne : https://youtu.be/ScTMnTGXAYM
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[11]
Fondé le 5 juillet 1937, L’Union Sportive de la Médina d’Alger, couramment abrégé en USMA ou encore USM Alger, est un club de football algérois.
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[12]
Le Mouloudia Club d’Alger, appelé plus communément Mouloudia d’Alger, est un club de football algérois.
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[13]
M. Correia, « En Algérie, les stades contre le pouvoir », Le Monde diplomatique, Mai 2019.
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[14]
K. Asmani, op. cit.
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[15]
Translittération de la darija en alphabet latin. Cette forme d’écriture est très présente sur les réseaux sociaux et s’explique, notamment, par l’arrivée tardive de l’alphabet arabe sur les téléphones portables et ordinateurs, mais aussi par le multilinguisme présent en Algérie.
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[20]
« Ceux qui ont sucé le sang des chouhadas (martyrs) hier sont ceux qui sucent le pétrole aujourd’hui ».
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[21]
Y. Gonzalel-Quijano, « Les rappeurs arabes au prisme de l’orientalisme », Orient XXI, 24 septembre 2013.
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[22]
H. Miliani, « Culture planétaire et identités frontalières », Cahiers d’études africaines, n° 168, 2002, p. 763-776.
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[23]
« La rage de Raja et la chanson algérienne engagée », El Watan, 22 mars 2019.
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[24]
Malek Bennani, penseur algérien né à Constantine en 1905, est lié au mouvement réformiste musulman prenant des positions anticoloniales et nationalistes.