Couverture de MOUV_101

Article de revue

Du municipalisme au communalisme

Pages 142 à 152

Notes

  • [1]
    Pour reprendre l’expression d’h. Lefebvre. Cf. Le droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968.
  • [2]
    J. Subirats, « Les villes au cœur de la redistribution ? Le nouveau municipalisme, antidote à l’Europe de l’austérité et des États dans l’impasse », Mouvements, 2018/2, n° 94.
  • [3]
    La rhétorique de l’innovation est souvent mobilisée dans les commentaires évoquant les expériences municipalistes contemporaines, sans que l’on sache toujours clairement ce qui est de l’ordre de la nouveauté et ce qui n’est qu’une redécouverte de traditions politiques passées.
  • [4]
    Voir le numéro de Mouvements consacré à cette question : « Une alternative ? Podemos, mouvements sociaux et renouveau politique en Espagne » (vol. 94, no. 2, 2018).
  • [5]
    L. Lamant, « Occuper les institutions, expériences espagnoles », Vacarme, vol. 81, n° 4, 2017.
  • [6]
    B. Russell, « Beyond the Local Trap : New Municipalism and the Rise of the Fearless Cities », Antipode, vol. 51, n° 3, 2019.
  • [7]
    Podemos a puisé son inspiration dans le populisme de gauche d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Cf. P. Castaño, « Populismes de gauche en Europe : une comparaison entre Podemos et la France insoumise », Mouvements, 2018/4 (n° 96).
  • [8]
    Cf. Par exemple Jonathan Durand Folco, À nous la ville ! Traité de municipalisme, Montréal, Ecosociété, 2017, p. 53 : « L’idée générale consiste à favoriser une démocratie plus participative et directe au niveau local (…). Il s’agit de rapprocher les pouvoirs publics des « gens sur le terrain » et de surmonter le fossé entre gouvernants et gouvernés par divers mécanismes de participation, de tirage au sort, d’assemblées publiques, de démocratie numérique, de jurys citoyens, etc. »
  • [9]
    M. Offerlé, « Des communards aux conseillers municipaux : le socialisme à l’Hôtel de Ville dans les débuts de la IIIe République », Romantisme, 1980, n° 30. pp. 102-105. Voir aussi l’article de Rémi Lefebvre dans ce numéro.
  • [10]
    J. Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2016.
  • [11]
    M. Bookchin, From Urbanization to Cities. Toward a New Politics of Citizenship, Cassell, Londres, 1995, p. 268.
  • [12]
    M. Bookchin, « The Communalist Project », in The Next Revolution. Popular Assemblies and the Promise of Direct Democracy, Verso, Londres/New-York, 2015, p. 17-38.
  • [13]
    M. Bookchin, « Anarchism and Power in the Spanish Revolution », Communalism, n° 2, 2002.
  • [14]
    M. Bookchin, « The Communalist Project », op. cit., p. 22.
  • [15]
    Ibid., p. 18 et 27.
  • [16]
    Cf. J. C. Scott, Zomia. Ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013 ; Comité invisible, Maintenant, Paris, La fabrique, 2017 ; « Ingouvernables », Critique, n° 810, 2014.
  • [17]
    Cf. M. Verdier, La perspective de l’autonomie : la critique radicale de la représentation et la formation du commun dans l’expérience de l’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, thèse de sociologie, Paris X, 2018 ; J. Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité du monde, Paris, La Découverte, 2016.
  • [18]
    « Pourquoi défendre la ZAD ? », Déclaration de la coopérative Écologie Sociale, 18 avril 2018, https://zad.nadir.org/spip.php?article5619.
  • [19]
    M. Bookchin, « The Communalist Project », op. cit., p. 35.
  • [20]
    M. Bookchin, « The Meaning of Confederalism », in From Urbanization to Cities, p. 253.
  • [21]
    Op. cit., p. 255.
  • [22]
    M. Bookchin, « Radical Politics in an Era of Advanced Capitalism », in Social Ecology and Communalism, AK Press, Oakland/Edimbourg, p. 65.
  • [23]
    M. Bookchin, Pour un municipalisme libertaire, Lyon, Atelier de création libertaire, 2018.
  • [24]
    M. Bookchin, « The Communalist Project », op. cit., p. 35 et p. 31-32.
  • [25]
    M. Bookchin, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 251.
  • [26]
    M. Bookchin, « The Ghost of Anarcho-Syndicalism », Anarchist Studies, n° 1, p. 3-24.
  • [27]
    M. Bookchin, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 235.
  • [28]
    B. Borrits, Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, Paris, La Découverte, 2018.
  • [29]
    Ibid., p. 218.
  • [30]
    Ibid., p. 197.
  • [31]
    Cf. P. Cossart, « Le communalisme comme « utopie réelle » », Participations, 2017/3, n° 19, p. 245-268.
English version

1Des « mairies du changement » en Espagne au mouvement transnational des Fearless Cities, du confédéralisme démocratique du Rojava au Kurdistan à une partie du mouvement des Gilets jaunes réunie dans les « assemblées des assemblées », de certaines Zad aux plateformes citoyennes en vue des élections municipales de 2020 en France, des expériences se réclament aujourd’hui du municipalisme ou du communalisme. Les commentateurs les rapprochent souvent de la pensée du principal théoricien du municipalisme libertaire – qu’il a tenu, à la fin de sa vie, à nommer communalisme – Murray Bookchin. Le projet de ce dernier consiste à construire un mouvement municipaliste confédéral. Il s’agit de s’emparer des municipalités pour en faire des contre-institutions face à l’État-nation, en restituant entièrement le pouvoir aux citoyens dans le cadre d’assemblées populaires. Face au capitalisme, il appelle à municipaliser l’économie : les moyens de production doivent être sous le contrôle de la commune. À terme, il s’agit de substituer une confédération de communes libres aux États capitalistes.

2Le projet politique visant à faire de la municipalité le noyau de la démocratisation de la vie politique, économique et sociale, à faire valoir un « droit à la ville » [1] par des formes de réappropriation des institutions locales par des non-professionnels de la politique a parfois permis de renouveler profondément la vie locale. Le municipalisme d’aujourd’hui appelle à se réapproprier la ville. « [L]es villes apparaissent comme des espaces permettant de récupérer les institutions pour mieux défendre les conditions de vie et de subsistance de la majorité des citoyen.nes, et de mettre en place des processus et des dynamiques mutualistes, communautaires et de protection venues d’en bas [2]. » Les expériences qui en découlent ont cependant du mal à dépasser dans les faits la forme d’un municipalisme participatif, combinant l’administration municipale par des élu.es renouvelé.es et un ensemble de dispositifs participatifs, attirant surtout les citoyen.nes les plus éduqué.es. L’inclusion des habitant.es dans la gestion municipale relève alors largement pour les municipalistes contemporains d’une démocratie participative qui n’implique pas la mise en œuvre de formes d’auto-organisation. Le « néo-municipalisme » [3], tel qu’il se donne à voir notamment en Espagne, apparaît dès lors éloigné du communalisme tel que l’a pensé Bookchin.

3Comment s’appuyer alors sur sa pensée pour définir un projet politique fondé sur l’auto-organisation plutôt que sur la participation ? Nous voulons montrer ici que la distinction entre municipalisme et communalisme passe par l’opposition entre la logique de la souveraineté municipale et celle du commun. En partant d’un retour sur la pensée de Bookchin, nous souhaitons proposer un projet communaliste pour le XXIe siècle, tout à la fois théorique et politique. Pour cela, il faut procéder à un travail de clarification conceptuelle et politique, auquel nous espérons contribuer. Nous verrons alors que c’est la logique sociale du commun qui doit primer dans le projet communaliste : suscitant des formes d’auto-organisation parmi les citoyens dans leurs activités sociales, de complémentarité entre ces activités, d’autogouvernement dans les assemblées populaires et de confédération entre les municipalités, elle permet d’échapper à l’impasse du « souverainisme municipal ». La formation de pratiques d’auto-organisation – dont les communs sont les institutions – doit être repensée au niveau des espaces de vie locaux en cours de politisation et institutionnellement articulées à l’autogouvernement de la commune.

Limites du souverainisme municipal

4Il faut mettre au crédit des « municipalités du changement » espagnoles d’avoir impulsé un profond renouvellement de la politique locale en promouvant le féminisme et la rupture avec une approche patriarcale de l’exercice du pouvoir, l’écologie par la relocalisation de la production, ou encore d’avoir entrepris la remunicipalisation de certains services publics [4]. Le réseau des « mairies rebelles » est parvenu à créer sur divers sujets un antagonisme avec l’État espagnol, notamment sur la question des dettes illégitimes dans la lutte contre la loi Montoro ou sur l’accueil des migrants dans le cadre du mouvement des « villes refuges » [5], tandis que le réseau municipaliste international Fearless Cities symbolise la possibilité d’une alternative globale à la mondialisation néolibérale des État-nations [6]. La plateforme anti-expulsions immobilières, la PAH, qui a propulsé Ada Colau, la maire de Barcelone, sur le devant de la scène, est parvenue à mobiliser et déclencher l’empowerment des victimes des expulsions immobilières par la méthode des assemblées de quartier. Cette dynamique a notamment débouché sur la plateforme « Barcelone en commun » qui a ainsi construit son programme politique victorieux aux élections de 2015.

5Les élections municipales de 2019 ont pourtant été un échec pour les plateformes citoyennes de Madrid, Saragosse, la Corogne, Saint-Jacques de Compostelle et Ferrol, qui ont perdu le pouvoir, tandis qu’Ada Colau n’a pu se maintenir que par une alliance de circonstance avec Manuel Valls. La concurrence aux élections municipales de 2019 entre les listes de Podemos et les listes municipalistes, alors qu’elles avaient conflué en 2015, a certainement pu jouer un rôle dans cet échec, mais témoigne aussi a posteriori d’un problème initial de stratégie dans l’alliance avec un parti dont le référentiel populiste [7] a toujours été en porte-à-faux avec des objectifs municipalistes. En dépit parfois d’une réussite dans le développement des communs urbains, les mairies du changement ont, au cours de leur mandat, surtout pris la forme d’un municipalisme participatif multipliant les mécanismes de participation comme les budgets participatifs, les plateformes numériques d’initiatives citoyennes ou les référendums locaux, sans que ces formes ne remettent en cause la coupure entre élu.es et administré.es sur laquelle repose la souveraineté municipale.

6Les mairies du changement n’ont finalement pas réussi à clarifier leur rapport au pouvoir et à se soustraire à la forme souveraine de type étatique qui caractérise aussi l’échelon municipal dans son fonctionnement habituel. La volonté affichée en 2015 d’« occuper les institutions » était à cet égard ambigüe. « Co-construire l’action publique », « gouverner avec les citoyens » ou même « prendre le pouvoir en commun », toutes ces formules désormais convenues du municipalisme ne désignent au mieux qu’un élargissement aux citoyen.nes et aux mouvements sociaux du cercle de la souveraineté municipale [8]. Un nouveau communalisme distinct du municipalisme doit au contraire destituer la logique de la souveraineté, des pouvoirs publics et de l’action publique, pour lui substituer celle de l’autogouvernement et de l’auto-organisation citoyenne, et faire ainsi affleurer un conflit entre la souveraineté de l’État-nation et l’alternative de l’autogouvernement des assemblées populaires communales.

7Ces difficultés ne sont pas sans rappeler celles sur lesquelles le socialisme municipal du XXe siècle a achoppé. À la suite de la Commune de 1871, la pensée socialiste est marquée par le rêve communaliste autogestionnaire. Mais, dès la fin du XIXe siècle, l’idée d’un autogouvernement communal comme horizon désirable laisse progressivement la place à un municipalisme où les élus municipaux socialistes utilisent les possibilités de l’action locale (régies municipales, logement social, aides aux populations les plus fragiles, etc.) afin de favoriser les plus modestes. Décrivant le passage « des communards aux conseillers municipaux », Michel Offerlé note ainsi que « si les élus socialistes amènent les autres conseillers municipaux à élargir le champ de leur intervention, ils découvrent dans le même temps la richesse contradictoire du mandat municipal et deviennent des élus comme les autres, serviteurs de leur quartier et oublieux du vieux rêve communaliste qui avait été leur raison d’être » [9].

8Le risque de tomber dans le souverainisme municipal peut cependant être écarté en s’appuyant sur la tendance croissante qu’on observe dans les mouvements sociaux à la consolidation de la forme de l’assemblée - depuis les mouvements des places de 2011, jusqu’à une partie du mouvement des Gilets jaunes qui revendique la démocratie directe, l’égalité politique radicale des citoyens et l’auto-organisation. L’enjeu d’un communalisme distinct du municipalisme est alors l’établissement de contre-institutions citoyennes autonomes reposant sur une démocratie communale d’assemblées. Celle-ci passe par la coordination des « assemblées de terrain », autrement dit les assemblées « performatives » [10] des mouvements sociaux, liées aux problèmes concrets des habitants – et non sur l’institution de dispositifs participatifs par une équipe municipale.

Communalisme et confédéralisme chez Murray Bookchin

9Bookchin s’était pourtant montré explicite sur les risques qu’il y a à s’emparer des institutions municipales telles qu’elles sont : « […] le municipalisme n’est pas purement et simplement un effort pour « prendre » les conseils municipaux afin de construire un gouvernement de la ville plus « éco-compatible » ». Le problème des prétendus municipalistes est, selon lui, qu’ils « considèrent les structures civiques qui existent au présent devant leurs yeux et qu’ils les prennent essentiellement (en dépit d’une rhétorique contraire) telles qu’elles existent », alors que son communalisme consiste au contraire précisément en un effort pour « transformer et démocratiser les gouvernements des cités, les enraciner dans des assemblées populaires, les unir suivant des lignes confédérales, pour s’approprier une économie régionale suivant des lignes municipales et confédérales » [11].

10Au cœur de la pensée de Bookchin se trouve la distinction exclusive entre la politique et l’État. Alors que l’État relève de l’exercice du monopole de la violence et du gouvernement de la société par la médiation des législateurs professionnels, des armées, des forces de police et des bureaucraties, la politique désigne l’auto-gouvernement direct des citoyens fondé sur leur participation et leur pouvoir de prise de décision au sein de l’assemblée populaire municipale. Cette distinction a, en outre, une portée historique puisque la formation de l’État moderne a fini par recouvrir l’expérience prémoderne de la politique, au point qu’en confondant les deux termes on a fini par reconnaître inconsciemment l’effacement de la politique et sa substitution par l’État. L’objectif du communalisme est d’accomplir le processus inverse en substituant la politique à l’État, de faire advenir – si l’on veut un terme distinct de l’absorption de la politique dans l’État – l’âge de l’« auto-politique ».

11Si le communalisme rompt avec l’institué de la souveraineté municipale, il se tient cependant également à distance de l’autonomie anarchiste. La qualification de « municipalisme libertaire », que Bookchin a longtemps donnée à sa théorie politique lorsqu’il se revendiquait de l’anarchisme, était précisément faite pour rappeler que le projet municipaliste devait aller au-delà du réformisme local, fût-il radical, et mettre en cause le pouvoir de l’État. Cependant, à la fin de sa vie, il a préféré au « municipalisme libertaire » la notion de « communalisme », en estimant que son approche du pouvoir et de la politique le démarquait de la tradition anarchiste [12]

12. Il a en effet fini par considérer que l’anarchisme lui aussi « avait échoué à adresser la question décisive et très concrète du pouvoir » [13]. Sur le plan théorique, souligne-t-il, certains anarchistes illustres, comme Proudhon, ont suggéré l’idée que le pouvoir pouvait cesser d’exister, et, en opposant au pouvoir d’État l’idée d’une absence totale de pouvoir, ont laissé penser que la suppression de toutes les institutions d’autorité pouvait tenir lieu de passage vers la société libertaire. Sur le plan historique, cette tendance anarchiste à la négation du pouvoir a produit des conséquences néfastes lorsqu’en juillet 1936, en pleine révolution espagnole, certains leaders syndicaux de la CNT ont refusé de prendre en charge le pouvoir que les travailleurs temporairement victorieux de Franco avaient remis entre leurs mains. En considérant que cela reviendrait à une « prise de pouvoir bolchevique », en elle-même condamnable, ils ont pris le risque d’abandonner le pouvoir à leurs adversaires, ce qui s’est finalement produit.

13Au tournant des années 2000, Bookchin ne se faisait finalement plus d’illusion sur la capacité de l’anarchisme à se départir d’une tendance à l’individualisme centrée sur la notion d’autonomie : « Le mythe anarchiste de l’auto-régulation (auto nomos) – l’affirmation radicale de l’individu sur et même contre la société et l’absence personnelle de responsabilité pour le bien collectif – mène à l’affirmation radicale de la volonté de puissance […] [14]. » Le point conflictuel se situait autour du problème de l’institution, que l’anarchisme a du mal à penser autrement que de manière critique, n’ayant dès lors pas de conception véritable de la politique à opposer à l’État. Pour Bookchin, la politique devait être définie comme « l’arène civique et les institutions par lesquelles le peuple gouverne démocratiquement et directement les affaires de la communauté », et le communalisme comme la « restructuration des institutions de gouvernement de la cité en assemblées populaires démocratiques » [15]. À ce titre, la manière dont certaines pensées anarchistes contemporaines font au contraire de l’ « Ingouvernable » le cœur de l’émancipation accuse la distinction [16].

14Sans aller jusque-là, un ensemble d’expériences qui font effectivement de l’autonomie une valeur politique cardinale, comme le Chiapas ou la ZAD [17], sont souvent associées au municipalisme ou au communalisme, et certaines voient même parfois dans le communalisme de Bookchin un projet cohérent avec leur vision et qui se distingue clairement du municipalisme souverain : « Les ZAD sont des zones d’autonomie démocratique. Elles sont une des formes du communalisme » [18]. Mais si « l’autonomie communale » faisait bel et bien partie du communalisme de Bookchin, il insistait en revanche davantage sur la construction de l’interdépendance, associée chez lui à un aspect nodal du communalisme, la dimension confédérale, dont on a bien du mal, en dehors du « confédéralisme démocratique » du Rojava, à trouver des traces dans les tentatives contemporaines.

15Bookchin définit en effet le communalisme comme un mouvement de « confédérations municipales en tant qu’alternative populaire pratique, combative et politiquement crédible au pouvoir d’État » [19]. Ce confédéralisme implique la décentralisation et une recherche relative de l’autosuffisance locale. Au-delà, il constitue un moyen pour développer « l’interdépendance des communautés pour un authentique mutualisme basé sur les ressources, les produits et l’action politique partagés » [20], permettant d’éviter le repli local sur soi. Il pense finalement le confédéralisme, non pas tant sur la base de l’autonomie, mais suivant « un développement dialectique de l’indépendance et de la dépendance dans une forme d’interdépendance plus richement articulée » [21]. Sur le plan politique, « la confédération, basée sur des responsabilités partagées, la pleine reddition de comptes des délégués confédéraux à leur communauté, le droit de révocation, et des formes représentatives fermement mandatées, est une part indispensable de la nouvelle politique » [22]. Le confédéralisme s’appuie enfin sur une distinction entre la prise de décision politique, qui est sous la responsabilité exclusive des assemblées populaires municipales, et l’administration des politiques adoptées, qui relève des conseils confédéraux. Ceci n’implique pas une délégation de pouvoir de la part des assemblées populaires vers l’administration qui aurait pour unique mission de mettre en œuvre les décisions prises par tous. Les administrateurs ne constituent pas des représentants de l’assemblée, mais en sont simplement le prolongement. La seule garantie concevable du maintien de la supériorité de la politique sur l’étatique réside dans cette suprématie de l’assemblée sur toute forme d’administration dans l’élaboration des décisions politiques [23].

16La stratégie proposée par Bookchin consiste alors d’abord à s’affronter au problème du pouvoir. C’est dans cette mesure qu’il soutient la participation aux élections municipales : « Les communalistes n’hésitent pas à se présenter à des élections municipales et, s’ils sont élus, ils utiliseront le pouvoir qui leur est conféré pour rendre légale l’existence des assemblées populaires ». Ces assemblées devront alors faire tous les efforts possibles « pour délégitimer et déposer les organes de l’État qui contrôlent actuellement leurs villages, leurs villes, et leurs cités, et agiront ensuite comme de vrais moteurs d’exercice du pouvoir » [24]. Mais Bookchin imagine bien sûr aussi que l’État ne se laissera pas faire, et n’exclut pas le recours à la désobéissance civile voire à l’armement des citoyens pour parvenir au communalisme.

Commune économique : la communalisation des communs productifs

17Bookchin a insisté sur le fait que la politique, au sens de l’autogouvernement des citoyens au sein d’assemblées municipales populaires, était soutenue dans les sociétés précapitalistes par l’existence de la « communauté », d’une forte solidarité organique entre les habitants de la commune. Or, on ne peut pas espérer que les habitant.es s’emparent du pouvoir de prise de décision dans les assemblées locales sans aborder la question des conditions de vie matérielle qui les empêchent de s’engager dans l’activité politique. Dans le projet communaliste, la mise en place d’assemblées populaires ne peut par conséquent être séparée de la reconstruction de liens de solidarité locaux et durables, qui nécessitent que l’on s’affronte au problème de la relocalisation de l’économie, et de la mise en place de ce qu’on peut appeler une « commune économique » dans laquelle les différentes activités économiques sont interdépendantes les unes des autres, tout en formant un ensemble économique relativement autonome.

18Bookchin prônait une « municipalisation de l’économie » qui devait se démarquer non seulement de la domination de la propriété privée capitaliste, mais aussi de la nationalisation de l’économie comme de l’autogestion ouvrière des entreprises. Tandis que la nationalisation de l’économie mène à son contrôle bureaucratique, l’autogestion ouvrière des entreprises suppose des relations d’échange contractuelles entre les entreprises collectives qui relève toujours de l’économie marchande et des formes traditionnelles de propriété privée – quand bien même toutes les entreprises seraient appropriées collectivement par les travailleur.es. La stratégie de développement des coopératives relève en réalité d’un « capitalisme « collectif » » [25] dans lequel chaque coopérative agit comme entrepreneure, avec un sens de la propriété envers ses propres ressources. Un système de coopératives est ainsi toujours un système de distribution par le marché au sein duquel les coopératives n’échappent pas aux formes privées du contrat et de la comptabilité qui obligent chacune d’elles à se focaliser sur les montants exacts qu’elle reçoit en échange de ce qu’elle fournit aux autres. Ainsi, pendant la révolution espagnole de 1936, les syndicats révolutionnaires n’ont pas évité la formation de la compétition entre les entreprises sous contrôle ouvrier, que ce soit pour les matières premières, les profits ou les marchés [26].

19La remunicipalisation de l’économie devait pour lui aller bien au-delà de ce qu’on entend aujourd’hui par ce terme, c’est-à-dire la reprise en main par la municipalité de certains services publics qui ont été privatisés ou délégués à des opérateurs privés. La municipalisation de l’économie signifierait la municipalisation de la propriété et la gestion de l’économie par la communauté des habitants comme partie d’une politique d’autogouvernement. Les entreprises et la terre seraient placés sous le contrôle des citoyen.nes réuni.es en assemblées et de leurs délégué.es dans des conseils confédéraux.

20Cela reviendrait à « politiser l’économie en dissolvant la prise de décision économique dans le domaine civique » [27]. La municipalisation permettrait que la politique économique soit décidée par la commune tout entière, c’est-à-dire par les citoyen.nes dans des relations de face-à-face. Dans une telle économie municipale, les intérêts particuliers qui divisent les habitants entre travailleurs, professionnels, managers, etc. seraient mêlés dans l’intérêt général de la communauté. Des « banques civiques » devraient alors être mises en place pour financer des entreprises municipales et des achats de terre. On devrait fonder des entreprises et des fermes écologiquement orientées, détenues par la communauté, pour un public de plus en plus conscient de l’importance de la qualité des produits.

21Cependant, Bookchin n’explicite pas les relations qui devraient prévaloir entre l’assemblée communale et les unités de production. Sa recherche d’une politique économique citoyenne prévenant la formation de tout intérêt et de toute identité sociale particulière implique la souveraineté de l’assemblée politique sur les unités de production communales. Cependant, l’existence d’entreprises communales suppose nécessairement que se constituent des collectifs distincts, et des divisions d’intérêts, entre producteurs et usagers, de sorte que la prévalence de l’assemblée politique municipale provoquera la subordination complète des producteurs aux citoyen.nes-usager.es. Dans ces conditions, il devient impossible d’envisager que l’autogouvernement s’applique aussi à la sphère de la production économique. En d’autres termes, laisser dans le flou la relation entre l’assemblée politique communale et les unités de production revient à ne pas se donner les moyens de l’émancipation du travail.

22Aujourd’hui, les tentatives pour mettre en place des communs, en permettant aux commoners de s’autogouverner et d’auto-organiser le processus d’appropriation des ressources, peuvent au contraire répondre à cet enjeu de l’émancipation du travail. Mais, dans leur version dominante, les communs n’échappent pas plus que les coopératives et l’autogestion à la critique bookchinienne du « capitalisme collectif », et au maintien d’échanges marchands capitalistes entre différents communs. La question est alors de savoir comment les communs peuvent être liés entre eux, mais aussi comment ils doivent être reliés à la commune, sachant que mettre toutes les décisions économiques entre les mains de l’assemblée communale reviendrait à subordonner les communs (et donc les producteurs) à la commune (et donc aux usagers).

23Benoît Borrits s’est précisément attaqué à la question de savoir comment surmonter les limites du mouvement coopératif et de l’autogestion dans une véritable « économie des communs », où ce ne serait pas seulement le processus de production qui se verrait mis en commun entre producteurs, mais l’ensemble du système d’échange économique. Pour lui, l’opposition entre la propriété collective et la propriété privée, mise en avant par différents courants et pratiques du socialisme historique (l’économie planifiée, la nationalisation des entreprises, les coopératives, etc.), est une fausse opposition. En effet toute propriété est privative – y compris la propriété collective – en ce qu’elle exclut les non-propriétaires qui restent en dehors. Des relations entre des formes de propriété collective – comme des entreprises autogérées par exemple – sont ainsi toujours des relations entre propriétaires aux intérêts particuliers, fussent-ils collectifs. L’opposition véritable se situe donc pour Borrits entre la propriété et le commun qui est « au-delà de la propriété » [28]. La socialisation des revenus et de l’investissement sont les outils économiques qui doivent selon lui permettre de dépasser la propriété. Du côté de la socialisation des revenus, des mécanismes de péréquation de la richesse produite réduisent la propriété privée du capital, tandis que la socialisation de l’investissement s’attaque à la propriété collective de chaque entreprise, en remettant ses excédents à un fonds socialisé inter-entreprises qui prive chacune d’elle de ses fonds propres. Les communs des entreprises autogérées ne sont dès lors plus séparés les uns des autres. Ils sont associés en ce qu’ils fonctionnent « en interaction avec des communs de socialisation des revenus et des communs de financement » [29] que sont des caisses démocratisées de sécurité sociale et des banques socialisées d’investissement constituées sur une base territoriale.

24Se pose ensuite, au sein de chaque commun productif, la question de l’équilibre démocratique entre le collectif des producteurs et celui des usagers, afin d’éviter les rapports de subordination dans un sens ou dans l’autre. Comme le dit Borrits à juste titre, « le travailleur est certainement le plus à même de définir comment la production va être organisée, alors que l’usager s’intéressera plus à la qualité et aux prix des produits » [30]. Il préconise une dualité de pouvoir dans les entreprises, où les travailleurs éliraient un directoire et où l’assemblée générale des usagers élirait un conseil d’orientation chargé de vérifier que leurs intérêts sont bien respectés – et qui pourrait, en cas de conflit, convoquer l’assemblée des usagers pour demander l’élection d’un nouveau directoire.

25Comment organiser alors de notre point de vue la liaison des communs et de la commune ? Cela suppose d’abord la mise en place d’une assemblée des communs de la commune, sur une base territoriale communale. Ensuite, les décisions économiques concernant chaque commun productif ne pourraient être prises de manière unilatérale par l’assemblée communale, mais suivant un système d’assemblée duale entre l’assemblée municipale et l’assemblée des communs, par exemple en conférant une parité des droits de vote à l’assemblée municipale (qui va représenter l’intérêt des usagers) et aux producteurs de tel commun communal (les intérêts des producteurs). Sans nécessairement l’empêcher complètement, cela limitera toutefois fortement la constitution d’intérêts divergents entre producteurs, qui veulent retirer une valeur ajoutée de leur travail, et usagers, qui veulent acheter au meilleur prix.

26La solidarité économique entre les communs que réalisent les caisses démocratisées de sécurité sociale et les banques sociales d’investissement doit être alors être complétée par une solidarité politique. La meilleure façon d’éviter la formation d’intérêts particuliers est de lier entre eux les différents communs productifs dans une même commune économique, en instituant une réciprocité entre le droit de contribuer à un commun et des droits d’usages sur les autres communs. Par exemple, la contribution au commun de l’alimentation ouvre des droits d’usages sur les communs de la santé, de la culture ou de l’éducation dans la commune. En solidarisant ainsi la contribution et les usages, on se donne les moyens de la complémentarité entre les communs et de l’autonomie de la commune économique. Ce qu’une assemblée communale doit par conséquent définir, en matière économique, ce n’est pas un plan de production ou la mise en place d’une propriété communale, mais une charte des droits de contribution et d’usage entre communs associés. Cette mise en commun politique des communs productifs eux-mêmes peut finalement très bien, pour des communs partagés entre plusieurs communes, être mise en œuvre à des échelons fédéraux supérieurs.

27Dans le contexte d’une crise démocratique profonde, le municipalisme a surgi comme « utopie réelle » dans une multitude d’expériences diverses [31]. En dépit d’un souffle nouveau, elles restent cependant enclavées dans des formes de souveraineté municipale ou d’autonomie locale. L’émergence d’un nouveau communalisme basé sur l’assemblée populaire communale, le confédéralisme et une commune économique de communs associés pourrait alors ouvrir un nouvel horizon d’émancipation démocratique.

Notes

  • [1]
    Pour reprendre l’expression d’h. Lefebvre. Cf. Le droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968.
  • [2]
    J. Subirats, « Les villes au cœur de la redistribution ? Le nouveau municipalisme, antidote à l’Europe de l’austérité et des États dans l’impasse », Mouvements, 2018/2, n° 94.
  • [3]
    La rhétorique de l’innovation est souvent mobilisée dans les commentaires évoquant les expériences municipalistes contemporaines, sans que l’on sache toujours clairement ce qui est de l’ordre de la nouveauté et ce qui n’est qu’une redécouverte de traditions politiques passées.
  • [4]
    Voir le numéro de Mouvements consacré à cette question : « Une alternative ? Podemos, mouvements sociaux et renouveau politique en Espagne » (vol. 94, no. 2, 2018).
  • [5]
    L. Lamant, « Occuper les institutions, expériences espagnoles », Vacarme, vol. 81, n° 4, 2017.
  • [6]
    B. Russell, « Beyond the Local Trap : New Municipalism and the Rise of the Fearless Cities », Antipode, vol. 51, n° 3, 2019.
  • [7]
    Podemos a puisé son inspiration dans le populisme de gauche d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Cf. P. Castaño, « Populismes de gauche en Europe : une comparaison entre Podemos et la France insoumise », Mouvements, 2018/4 (n° 96).
  • [8]
    Cf. Par exemple Jonathan Durand Folco, À nous la ville ! Traité de municipalisme, Montréal, Ecosociété, 2017, p. 53 : « L’idée générale consiste à favoriser une démocratie plus participative et directe au niveau local (…). Il s’agit de rapprocher les pouvoirs publics des « gens sur le terrain » et de surmonter le fossé entre gouvernants et gouvernés par divers mécanismes de participation, de tirage au sort, d’assemblées publiques, de démocratie numérique, de jurys citoyens, etc. »
  • [9]
    M. Offerlé, « Des communards aux conseillers municipaux : le socialisme à l’Hôtel de Ville dans les débuts de la IIIe République », Romantisme, 1980, n° 30. pp. 102-105. Voir aussi l’article de Rémi Lefebvre dans ce numéro.
  • [10]
    J. Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2016.
  • [11]
    M. Bookchin, From Urbanization to Cities. Toward a New Politics of Citizenship, Cassell, Londres, 1995, p. 268.
  • [12]
    M. Bookchin, « The Communalist Project », in The Next Revolution. Popular Assemblies and the Promise of Direct Democracy, Verso, Londres/New-York, 2015, p. 17-38.
  • [13]
    M. Bookchin, « Anarchism and Power in the Spanish Revolution », Communalism, n° 2, 2002.
  • [14]
    M. Bookchin, « The Communalist Project », op. cit., p. 22.
  • [15]
    Ibid., p. 18 et 27.
  • [16]
    Cf. J. C. Scott, Zomia. Ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013 ; Comité invisible, Maintenant, Paris, La fabrique, 2017 ; « Ingouvernables », Critique, n° 810, 2014.
  • [17]
    Cf. M. Verdier, La perspective de l’autonomie : la critique radicale de la représentation et la formation du commun dans l’expérience de l’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, thèse de sociologie, Paris X, 2018 ; J. Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité du monde, Paris, La Découverte, 2016.
  • [18]
    « Pourquoi défendre la ZAD ? », Déclaration de la coopérative Écologie Sociale, 18 avril 2018, https://zad.nadir.org/spip.php?article5619.
  • [19]
    M. Bookchin, « The Communalist Project », op. cit., p. 35.
  • [20]
    M. Bookchin, « The Meaning of Confederalism », in From Urbanization to Cities, p. 253.
  • [21]
    Op. cit., p. 255.
  • [22]
    M. Bookchin, « Radical Politics in an Era of Advanced Capitalism », in Social Ecology and Communalism, AK Press, Oakland/Edimbourg, p. 65.
  • [23]
    M. Bookchin, Pour un municipalisme libertaire, Lyon, Atelier de création libertaire, 2018.
  • [24]
    M. Bookchin, « The Communalist Project », op. cit., p. 35 et p. 31-32.
  • [25]
    M. Bookchin, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 251.
  • [26]
    M. Bookchin, « The Ghost of Anarcho-Syndicalism », Anarchist Studies, n° 1, p. 3-24.
  • [27]
    M. Bookchin, From Urbanization to Cities, op. cit., p. 235.
  • [28]
    B. Borrits, Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, Paris, La Découverte, 2018.
  • [29]
    Ibid., p. 218.
  • [30]
    Ibid., p. 197.
  • [31]
    Cf. P. Cossart, « Le communalisme comme « utopie réelle » », Participations, 2017/3, n° 19, p. 245-268.
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