Mouvements 2017/4 n° 92

Couverture de MOUV_092

Article de revue

Entre justice pour les victimes et transformation des communautés : des alternatives à la police qui épuisent les féministes

Pages 61 à 75

Notes

  • [1]
    Les autrices tiennent à remercier le Réseau québécois en études féministes (RéQEF) pour le financement de cette recherche ainsi qu’Ève-Marie Lampron pour le travail de relecture.
  • [2]
    A. J. Nocella II, « An Overview of the History and Theory of Transformative Justice », Peace & Conflict Review 6, n° 1, 2011; Dickie B., Hollow Water. Film. ONF/NFB, 2000; J. Proulx et S. Perrault (dir.), No Place for Violence. Canadian Aboriginal Alternatives, Fernwood Publishing et RESOLVE, Halifax, N.-É., 2000.
  • [3]
    C.-I. Chen et J. Dulani et L. Piepzna-Samarasinha (dir.), The Revolution Starts at Home: Confronting Intimate Violence within Activist Communities. South End Press, Boston, 2011; INCITE! Women of Color Against Violence (dir.), The Color of Violence: The Incite! Anthology. South End Press, Boston, 2006 ; GENERATION 5, A Liberatory Approach to Child Sexual Abuse and Other Forms of Intimate and Community Violence, 2007, en ligne.
  • [4]
    D. Coker, « Transformative Justice : Anti-Subordination Processes in Cases of Domestic Violence », dans Strang H. et Braithwaite J. (dir.), Restorative Justice and Family Violence, p. 129-152. Cambridge University Press, Cambridge, 2002.
  • [5]
    Anonyme, Betrayal. A Critical Analysis of Rape Culture in Anarchist Subcultures, 2013 [Zine], en ligne; Morris R., Stories of Transformative Justice. Canadian Scholars’ Press, Toronto, 2000.
  • [6]
    Anonyme, Betrayal. A Critical Analysis of Rape Culture in Anarchist Subcultures, 2013 [Zine], en ligne; Withers A. J., Transformative justice and/as harm, [Zine], en ligne.; Les travaux du Third Eye Collective, en ligne; Palacio L., Transformative justice, en ligne.
  • [7]
    Nous choisissons d’utiliser les termes « survivante » et « victime » de manière interchangeable puisque toutes les survivantes sont des victimes (victimes d’un crime) sans pour autant n’être que des victimes. Dans le même sens nous utilisons le terme agresseur pour parler des personnes ayant agressé sexuellement tout en reconnaissant qu’ils et elles ne sont pas que des agresseurs.
  • [8]
    E. Breton, J. Grolleau, A. Kruzynski et C. Saint-Arnaud-Babin, « Mon/notre/leur corps est toujours un champ de bataille : discours féministes et queers libertaires au Québec, 2000-2007 ». Recherches féministes 20, n° 2, p. 113-139 ; Delisle-L’Heureux N. et Sarrasin R.. « Au cœur de la nébuleuse anarchiste québécoise : la fourmilière antiautoritaire », dans R. Bellemare-Caron, E. Breton, M.-A. Cyr, F. Dupuis-Déri et A. Kruzynski (dir.). Nous sommes ingouvernables, Montréal, Lux, 2012.
  • [9]
    E. Buchwalk, P. Fletcher et M. Roth (dir.), Transforming a Rape Culture. Milkweed, Minneapolis, 2005.
  • [10]
    Au Québec, les associations étudiantes, compte tenu de l’importance de leurs budgets, participent souvent au financement de collectifs affinitaires.
  • [11]
    Les Sorcières, « Comment éviter de backlasher une féministe en soutien aux victimes de violence sexuelle ». Consulté sur http://www.lessorcieres.org/backlash.pdf
  • [12]
    F. Dupuis-Déri, « Broyer du noir. Manifestations et répression policière au Québec », Revue Les ateliers de l’éthique, vol. 1, n° 1, 2006, p. 58-80; Dupuis-Déri-F., « Émergence de la notion de “profilage politique” : répression policière et mouvements sociaux au Québec » Politique et société, vol. 33, n° 3, 2014, p. 31-56.
English version

1Les positions proféministes des organisations de la gauche radicale de Montréal et de leurs membres ne sont pas suffisantes pour prévenir ou limiter les violences masculines envers les femmes. En effet, le sexisme et la culture du viol ont forcé les féministes de ces milieux à adopter de nouvelles manières de se confronter à cette violence. Depuis quelques années, elles ont tenté d’adapter et de renouveler des pratiques de justice alternative afin de rendre les individus et les communautés redevables des violences à caractère sexuel (VCS), tout en reconnaissant les structures de pouvoir et la violence systémique dans lesquelles sont inscrites ces dynamiques et les individus qui y participent. Ces pratiques alternatives, généralement désignées sous le terme de « justice transformatrice », s’inspirent des valeurs et processus de résolution de conflit des communautés autochtones [2] d’Amérique du Nord, et des communautés racisées, abolitionnistes (contre les prisons) et LGBTQI [3]. En effet, plusieurs communautés autochtones et de personnes racisées aux États-Unis et au Canada utilisent cette solution de rechange à la justice d’État pour gérer à la fois les violences faites à l’encontre et au sein de leur communauté. Cette alternative s’inscrit tant en opposition au système carcéral qu’à l’État qui institutionnalise et perpétue les violences du patriarcat, du racisme, du colonialisme d’État et du capitalisme dénoncées par ces groupes [4].

2La justice transformatrice place au centre de sa pratique la responsabilisation et la redevabilité de la personne qui a commis une violence envers la victime et envers la communauté, ainsi que la redevabilité de la communauté envers la victime et envers l’agresseur. Reconnaissant que la violence est un geste grave de domination imposant divers types de blessures, la justice transformatrice vise la réparation émotionnelle et physique ainsi que la transformation des causes sociales ayant mené à cette violence [5].

3L’idée de la justice transformatrice semble être arrivée dans le milieu francophone de la gauche radicale de Montréal par différents chemins. D’un côté, certaines militantes ont vécu des expériences de justice alternative avec des communautés autochtones et marginalisées en Amérique latine, remettant ainsi en question leurs conceptions de justice, de redevabilité et de communauté. Pour d’autres, c’est la pratique de dénonciations publiques des VCS, déjà présente dans ces milieux depuis plusieurs années, qui se perfectionne et prend une dimension collective. La circulation de zines notamment issus de communautés racisées et marginalisées [6] a aussi servi de base pour transformer les pratiques. Une conférence par la militante et intellectuelle Lena Palacios en janvier 2014 a permis de préciser ou éclaircir certaines notions. Enfin, les liens intergénérationnels entre féministes de la gauche radicale de Montréal semblent avoir été cruciaux pour construire et faire circuler les savoirs.

4Dans le cadre de cet article, nous nous penchons sur des processus de justice transformatrice (JT) menés par des féministes de la gauche radicale à Montréal. Nous tentons également de documenter tant les bonnes pratiques (afin de favoriser leur diffusion) que les échecs (afin d’améliorer les pratiques). Quelles relations les militantes ont-elles avec le système judiciaire, carcéral et policier ? Comment la justice transformatrice – historiquement utilisée par les communautés marginalisées et surreprésentées dans le complexe industrio-carcéral – a-t-elle été transformée et adaptée dans un milieu majoritairement blanc et relativement éduqué ? Quels sont les avantages et limites de la justice transformatrice pour gérer les VCS dans ces milieux ? Nous avançons que, malgré les différentes tentatives et des avancées certaines, le milieu de la gauche radicale à Montréal n’a pas encore établi de processus répondant réellement aux objectifs de la justice transformatrice, soit la transformation des rapports de domination au sein des communautés et la possibilité pour les survivantes d’éprouver le sentiment que justice a été rendue. Le problème le plus criant semble être l’absence de liens communautaires forts et solides assurant l’engagement collectif en faveur de l’objectif de changement. Malgré ce constat, les bénéfices de ces processus, même incomplets et imparfaits, seraient tout de même significatifs en termes de construction des rapports de force, d’empowerment des victimes, d’éducation populaire et, dans certains groupes, d’une transformation de l’attitude face aux VCS.

5Afin de répondre à ces questions, nous avons interviewé huit femmes ayant participé à au moins sept processus se rapprochant de la justice transformatrice au cours des cinq dernières années. Il y a eu dans les milieux de la gauche radicale à Montréal des cas de dénonciations où l’agresseure était une femme ; mais dans tous les cas étudiés ici, les agresseurs étaient des hommes et les survivantes [7] des femmes. Le recrutement s’est fait par contact avec des personnes du milieu, les premières interviewées suggérant d’autres militantes potentielles. Nous avons explicitement cherché à rencontrer les personnes ayant participé aux processus, mais qui n’étaient pas les victimes directes des VCS ; cependant, il est rapidement apparu lors des entrevues que ces catégories n’étaient pas mutuellement exclusives.

6Toutes ces femmes ont une relation avec la nébuleuse que nous nommons la « gauche radicale de Montréal », qui rassemble différents groupes politiques, affinitaires principalement, milieux de vie et comités de mobilisation [8]. Certains de ces groupes sont nés ou sont actifs dans le milieu étudiant, d’autres s’identifient comme anarchistes ou libertaires, d’autres se revendiquent du « syndicalisme de combat ». Tous sont autonomes, c’est-à-dire non financés par l’État. Ils partagent généralement une plateforme politique anticapitaliste ainsi qu’un engagement à combattre tous les rapports de domination, y compris le patriarcat. Les groupes se connaissent et se reconnaissent de manière plus ou moins certaine, mais forment un réseau large. Toutes les militantes se décrivent comme féministes (« radicales », « matérialistes », « queer ») ; certaines s’associent à la « grande famille anarchiste », anticoloniale ou « anarcho-syndicaliste ». Toutes nuancent ces étiquettes et la plupart ont souligné l’importance qu’elles accordent à penser l’imbrication des différents systèmes d’oppression.

7Durant ces entrevues, nous avons demandé aux femmes de nous parler de leur vision de la justice, de la police, du système juridique et carcéral, de leur compréhension de la JT, de leurs sources d’information et de leur vision à long terme de cet enjeu. Elles ont également décrit le(s) processus et leur impact sur elles-mêmes, les victimes, les agresseurs et la communauté, les bonnes pratiques et les éléments à améliorer. Ces données analysées ont ensuite été discutées avec les militantes en deux sous-groupes afin de partager les idées, de mettre en commun les expériences au sujet des pratiques, et de réseauter dans l’espoir de favoriser la construction d’outils pour les communautés.

Conceptualisations et définitions : justice alternative/réparatrice/transformatrice

8D’entrée de jeu et de manière générale, les notions de justice alternative, réparatrice et transformatrice sont assez consensuelles parmi les militantes, à quelques nuances près. L’idée de justice alternative regroupe différents types de processus qui ne sont pas centrés sur la punition et l’incarcération, incluant la justice transformatrice, la justice réparatrice et les processus de redevabilité (accountability process). Une des militantes définit la justice transformatrice comme :

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« un processus qui vient d’abord des victimes, donc des personnes qui ont été agressées sexuellement, qui demandent à ce qu’il y ait un processus mis en place pour non seulement pouvoir obtenir de la part des personnes agresseures une reconnaissance de ce qui s’est passé, c’est-à-dire de l’agression en tant que telle, mais que ce processus mène justement jusqu’à une transformation où les rapports de domination, non seulement de l’appropriation du corps, du contrôle, de la violence qui a été exercée, mais aussi de la façon dont on se comporte les uns, les unes avec les autres, [soient transformés]. Donc de réfléchir à tout ce qui est rapports sociaux de sexe, rapports coloniaux, rapports racistes, d’amener ce moment de l’agression plus largement dans son contexte de rapports de domination. »

10Si les processus viennent d’abord de la volonté de la victime, c’est que sa parole y a une place centrale, il n’est donc pas question ici de la remettre en question.

11Une autre répondante, ancrant sa réflexion dans les processus de réconciliation post-conflits, identifie trois éléments essentiels au sentiment de justice, applicables autant à un processus micro (VCS envers une personne) qu’à un processus macro (torts causés à des communautés entières). D’abord, la reconnaissance ou la « vérité » : le fait de reconnaître que les actes dénoncés ont bel et bien été posés, qu’un tort a été commis. Ensuite, la garantie de non-répétition : mettre en place des mesures qui préviennent et limitent les possibilités de reproduire ces comportements ou ces actions. Finalement, la réparation : l’idée que les victimes doivent obtenir une compensation, financière ou autre, pour les dommages causés.

12Est également énoncée l’idée de la responsabilité collective de la « criminalité » selon laquelle bien des comportements sont appris et tolérés dans une société donnée et que, par conséquent, la responsabilité ne revient pas uniquement à la personne qui les a commis : « la JT tient pour acquis que la société est coupable ; c’est elle qui crée le crime et qui le perpétue et fait son impunité. Le processus de JT va viser à changer la société, va nécessairement être un processus révolutionnaire. » Par extension, les processus de JT visent à transformer non seulement l’individu qui a commis l’offense, le crime ou l’agression, mais également les conditions qui produisent ces comportements, les tolèrent ou les permettent. Ils demandent à tous les membres de la communauté de prendre acte de leur responsabilité.

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« C’est un processus alternatif à la justice traditionnelle, qui vise notamment à changer le milieu ou idéalement la société, […] en voulant changer les réflexions, le mode de pensée puis les agissements. C’est une alternative à l’emprisonnement ou aux mesures de répression, qui est plus dans la coopération et dans le travail ensemble que dans la répression justement. »

14Dans le cas des VCS, le vocable de la « culture du viol » rend bien cette idée. Non seulement l’acte de viol est problématique, mais également toute la culture qui érotise la violence envers les femmes, banalise les violences sexuelles, met systématiquement en doute la parole des femmes et maintient l’impunité des agresseurs [9]. Ainsi, en plus d’amener ces derniers à répondre de leurs actes, c’est l’ensemble de la communauté qui est amenée à réfléchir à ses comportements dans un processus de justice transformatrice.

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« Toute la réflexion de la responsabilité que nos collectivités ont par rapport aux agressions sexuelles […] pour moi le but de la JT comme concept, comme notion plus théorique, c’est de participer à ce qu’il y ait moins d’agressions sexuelles, à ce qu’on lutte d’une perspective concertée contre les agressions sexuelles […] Je pense qu’il ne faut pas que ce soit juste un modèle réactif, une manière de gérer un problème. »

16Cette conceptualisation permet également de cerner l’aspect systémique de la violence : attaquer une femme dans une société patriarcale a comme conséquence que l’ensemble des femmes se sent en danger.

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« Quand on agresse sexuellement une femme, d’un point de vue individuel, on agresse sexuellement une femme, mais on crée aussi pour toutes les femmes un sentiment d’insécurité, un espace où… les femmes ne se sentent pas nécessairement les bienvenues. On réduit leur espace, l’espace public qu’elles ont le droit d’occuper ou on réduit leurs champs de possibilité, on crée quelque chose comme communauté, on devient une communauté où on accepte, où on laisse passer qu’il y ait des agressions sexuelles. »

18Un des éléments moins consensuels dans les discussions sur la justice transformatrice concerne la centralité des besoins de la victime. Pour certaines répondantes, ces besoins doivent déterminer les différentes étapes du processus :

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« C’est un processus justement, un processus qui vient d’abord des victimes, donc des personnes qui ont été agressées sexuellement, qui demandent à ce qu’il y ait un processus mis en place […] [Il faut] que tout soit centré, que les mécanismes de sécurité, que ce soit centré par rapport aux victimes. »

20Or, même si le bien-être et la sécurité des victimes déterminent les différentes étapes du processus, celui-ci appartient éventuellement à l’ensemble de la communauté. En effet, si on reconnaît que l’offense n’a pas atteint uniquement la victime, il devient alors légitime que la communauté puisse agir, prendre des mesures, qui ne sont pas nécessairement d’abord ancrées dans les besoins de la victime.

21De ce point de vue, certaines avancent qu’il est difficile de toujours appliquer unilatéralement les principes féministes, en donnant la priorité à la voix de la victime dans les processus de redevabilité :

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« Ça, c’est un exemple où les discours d’organisation pour survivantes ne fonctionnent pas avec un processus d’accountability parce qu’on va parler en termes de survivante et d’agresseur, on va parler en termes de « on vous croit » et on va croire juste la survivante. Mais dans un processus d’accountability, il faut qu’on laisse la place à la personne qui a agressé pour discuter, d’où le fait de se demander, selon l’acte [commis] et le désir de la survivante : est-ce que c’est approprié [de mettre en place un tel processus] ? »

23Le fait que le processus de redevabilité ne corresponde pas toujours aux besoins de la survivante est donc identifié comme une limite et, dans certaines situations, il peut être plus approprié ou réaliste de viser une justice simplement réparatrice.

24La majorité des participantes émet une distinction claire entre la justice transformatrice et la justice réparatrice. « La justice réparatrice s’arrête avant le processus de transformation, avant l’étape visant le processus de transformation » ; « La justice réparatrice va plus être un processus entre agresseur/agressée en tant que tel, qui vise à réparer les actes qui ont été commis » ; « Elle ne remet pas en cause la société qui a créé le crime, qui perpétue le crime. »

25Malgré cette différence, justice réparatrice et justice transformatrice ont en commun le rejet de l’approche punitive : « Il y a l’idée que quelque chose doit être réparé, ce n’est pas punir l’agresseur, ce ne sera pas suffisant en fait pour qu’il y ait un sentiment de justice. » Pour certaines, la justice réparatrice est peut-être plus réaliste que la justice transformatrice. Si les premières étapes de ces processus (croire la victime et reconnaître le tort causé) sont difficiles à atteindre collectivement, il est d’autant plus judicieux de se fixer des objectifs réalistes : « La réparation, ça c’est quelque chose qu’on peut plus facilement obtenir […] C’est vraiment difficile de juste obtenir la réparation, ça passe par la reconnaissance par les agresseurs de leur agression, on n’est même pas là. »

26Ce propos illustre l’énorme distance entre la théorie et la pratique. En effet, les militantes ne décrivent pas toujours les processus auxquels elles ont participé comme de la JT, parlant de « prise en charge collective », de « processus de reddition de comptes collective » ou simplement de « justice envers les victimes ». Comme le dit une militante, « le terme « justice transformatrice », c’est plus la théorie ou le concept vers lequel on tend ». Si toutes souhaitent insuffler des transformations profondes à leur communauté et à la société en général, la réalité des processus est souvent toute autre.

Groupes de soutien et groupes de responsabilisation

27Dans les processus de justice alternative ont été mises en place différentes structures (avec différents objectifs), classées en trois catégories : les groupes de soutien pour les survivantes, les groupes de responsabilisation pour les agresseurs et les processus de résolution de conflit/médiation.

28Les deux premières structures effectuent un travail sur le long terme, les groupes se rencontrant de manière plus ou moins sporadique sur une période allant de quatre à trente mois. Les groupes de soutien pour les survivantes ont permis de créer des liens pour contrer l’isolement vécu par les victimes, celles-ci disposant d’un espace pour être entendues et crues ainsi que d’une structure pour nommer et faire respecter leurs limites et besoins. Des féministes considèrent les rencontres en non-mixité, à la suite de dénonciations, comme des moments de soutien pour les survivantes, moments qui ont également permis de partager des histoires de violences et donc de dépersonnaliser les moments d’agression pour les inscrire dans un contexte plus large de culture du viol.

29Les processus de responsabilisation des agresseurs ont pris la forme de groupes de travail ou de cercles de parole, où les concepts de violence et de consentement sont discutés. Ces groupes de responsabilisation ont également permis de créer des espaces de confrontation envers l’agresseur et d’accompagnement de ce dernier pour l’aider à entendre la colère de la communauté ou de la victime face aux gestes posés : « Ben, tu as commis des choses qui provoquent de la colère, apprendre à accueillir la colère d’autres personnes c’est un skill [une compétence] d’humain, tu devrais développer ce skill-là. » Les groupes de responsabilisation des agresseurs sont également des espaces pour faire entendre la colère de la communauté ou de la victime face aux gestes posés.

30Cependant, les militantes expliquent que la volonté des agresseurs de participer à ces groupes de responsabilisation n’est pas toujours claire et constante :

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« Lui, il acceptait puis il refusait et il se faisait mettre de la pression pour accepter, mais dans le fond, lui il ne voulait pas vraiment participer à ça. C’était plus ses ami-e-s qui voulaient montrer qu’il n’était pas si pire que ça comme dude. On l’a rencontré comme trois fois dans les cinq mois, pis je pense qu’il a cancellé comme trois réunions. Pis les deux dernières réunions, il ne s’est juste pas pointé. »

32Afin d’inciter les agresseurs à participer aux différents processus de redevabilité, les militantes relèvent plusieurs techniques utilisées « en escalade des moyens de pression ». Parmi celles-ci, on note la menace de révéler publiquement l’identité de l’agresseur, la circulation d’une dénonciation par bouche-à-oreille et la publication de lettres anonymes dans lesquelles se trouvaient parfois certaines demandes de la survivante. Dans une perspective plus collective, la menace de dénoncer l’inaction d’un collectif s’il maintient un agresseur dans ses rangs ou de retenir le financement d’un autre collectif [10] après une dénonciation a aussi été utilisée pour inciter à la mise sur pied d’un processus. Dans ces initiatives, le manque de communication entre les collectifs et associations a été critiqué ; certaines féministes insistaient sur l’importance d’énoncer des demandes claires, notamment lorsque le financement est retenu, ainsi qu’un suivi bipartite dans ce genre de situation. Dans un cas en particulier, les moyens de pression sur un collectif ont également eu des conséquences imprévues et indésirables, une victime connue ayant été blâmée pour les demandes d’une survivante anonyme.

33Cette situation souligne également un autre problème : les victimes sont jugées lorsqu’elles expriment leurs besoins ou demandes. Sans connaître la situation, des membres de la communauté se permettent d’évaluer si telle demande est légitime, exagérée, acceptable ou nécessaire. Selon le collectif féministe radical Les Sorcières, après une dénonciation les victimes tout comme leur réseau de soutien sont régulièrement la cible d’un backlash, qu’elles définissent comme « une vague de réactions (verbales ou physiques) qui a pour conséquence d’attaquer directement ou indirectement [les victimes et] les féministes qui accompagnent les victimes en discréditant leurs expériences ». [11]

34Bien que certaines militantes aient apprécié le fait d’impliquer des hommes de la communauté dans ces deux types de groupe (soutien aux victimes et responsabilisation des agresseurs) pour collectiviser le processus et les responsabiliser face à l’enjeu des violences masculines, la majeure partie de l’organisation et du soutien politique et psychologique semble avoir été menée par des femmes.

35

« Un des trucs que j’ai trouvé super, c’était quelque chose dans les demandes de la survivante, elle voulait que ce soit l’agresseur qui organise les rencontres, qui fasse ce travail-là, de trouver l’espace, de préparer la nourriture. Mais ce qui a fait que lorsque cette personne-là avait des capacités plus limitées, ça devenait plus compliqué. »

36Hormis cette aide éphémère, les militantes ont toutes souligné l’épuisement dans lequel elles se sont retrouvées après les processus. Certaines se sont par la suite impliquées dans des groupes favorisant le care et le bien-être. D’autres se sont dit « plus jamais ! », soulignant l’ampleur de la charge émotive, souvent pour des résultats très mitigés.

37En dépit de la prise en charge majoritairement féminine de ces processus et de l’ambiguïté quant à la volonté ou la bonne foi des agresseurs, quelques militantes font ressortir des éléments positifs.

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« Il y en a pour qui ça a été profitable, je pense, pis il y en a d’autres qui ont fait des vrais processus de réflexion, mais aussi parce qu’ils ont eu des personnes pour les accompagner pis parce que c’était des personnes capables de se faire confronter et qu’ils avaient envie avant le processus d’être une meilleure personne. »

39Des militantes ont notamment nommé certains exemples de réparation de la part de l’agresseur : la rétribution monétaire, le fait de se retirer de certains lieux ou milieux pour un temps afin d’offrir un répit à la survivante et l’écriture d’un texte pour expliquer son processus de réflexion.

Résolution de conflit et médiation

40Nombre de militantes ont aussi rapporté des rencontres de résolution de conflit ou de médiation communautaire s’inscrivant dans un temps plus restreint, parfois une seule rencontre. Ces rencontres peuvent avoir comme objectifs de confronter l’agresseur sur ses comportements, d’offrir un espace à la survivante pour lui permettre de poser des limites et besoins en présence d’allié·es ou simplement pour faire part à l’agresseur des demandes de la survivante sans que cette dernière soit présente.

41Selon certaines répondantes, ce type de rencontre a souvent été mis en place pour initier un processus. L’objectif recherché par les premières rencontres était souvent « celui de la vérité, donc une reconnaissance des faits » qui se fasse de manière satisfaisante pour la personne agressée. Si ce type de rencontre est essentiel comme première étape, il ne se qualifie pas intrinsèquement comme un processus de JT. En effet, certaines militantes déplorent que, lorsque ce premier objectif n’est pas atteint, on ne puisse pas aller plus loin. L’une d’entre elles, considérant comme impossible la neutralité que suppose une démarche de médiation, est intervenue dans un processus à titre de facilitatrice de la parole de la survivante, en alliance avec la survivante. Elle affirme que cette rencontre a permis une prise de conscience collective du système de justification de l’agresseur.

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« Avec les allié·es et la facilitatrice, ça a mis en lumière le fait que c’est des justifications et là, les membres du [groupe] l’ont regardé et ont vu la justification [de l’agresseur] pour la première fois et ça, vraiment, ça a renversé la vapeur. Et à ce moment la victime a été crue, entendue […] c’était comme si ces gens-là réalisaient qu’ils s’étaient fait avoir et manipuler. […] Ils ont mis dehors du collectif l’agresseur, en écrivant une lettre qui se voulait justement une réparation. »

43A contrario, des militantes rapportent que certains processus peuvent être manipulés et utilisés par la personne dénoncée :

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« Donc je me suis retrouvée à [essayer de] lui faire comprendre ce qu’il avait fait de pas correct et lui faisait comme : « Ah oui, je devrais plus dire ça de telle façon parce que telle féministe a dit telle affaire ». Pis là, il écrivait des affaires. Je ne voulais plus rien dire parce que, dès que je disais quelque chose, il allait écrire deux paragraphes super intelligents là-dessus, ce qui faisait qu’il avait donc bien l’air d’avoir réfléchi, mais c’était tellement fake comme processus. »

45Ce dernier exemple montre que l’adhésion à la « bonne position politique » n’est pas un gage d’engagement personnel en faveur d’un changement profond visant à se défaire des schémas oppressifs internalisés, à dépatriarcaliser son esprit. Il revient alors aux membres du groupe de responsabilisation de mettre fin à un processus si ses membres le jugent inefficace.

46Une des stratégies citées pour transformer les comportements et les structures est d’ouvrir un espace plus thérapeutique où les émotions ont leur place. Une militante suggère : « Trouver des façons de voir, avant de faire un dialogue rationnel, de voir personnellement comment ça m’affecte, comment je me sens et de le légitimer. » Prendre acte de nos émotions sans tabou, pour toutes les personnes impliquées, favorise le passage du sentiment de culpabilité qui empêche d’agir à un sentiment de responsabilité qui se concrétise dans l’action.

47Enfin, plusieurs militantes ont souligné la fin des processus comme un moment crucial à planifier dès le départ, avec des attentes claires quant à ce qui est souhaité, « de bien établir qu’est-ce qui nous ferait du bien ». Certains processus ont pris fin avec la décision d’expulser l’agresseur, lorsqu’il était évident que celui-ci ne transformerait pas ses attitudes ou comportements. Dans d’autres cas, l’absence de « point final » des processus rendait la communication des décisions et limites à respecter très difficile, tant envers l’agresseur que le reste de son milieu militant.

48Dans l’ensemble, les militantes notent que les différents processus ont contribué à la constitution d’un rapport de force dans la lutte contre les VCS, permettant l’empowerment de certaines survivantes et l’augmentation du pouvoir politique des femmes dans le milieu. Une militante rapporte que la survivante « a été super empowerée (sic) parce que ça lui a quand même permis de prendre la parole publiquement, de parler, de se sentir soutenue parce qu’elle avait son groupe de soutien. » L’éducation populaire (ateliers et conférences traitant du sexisme ordinaire, du consentement ou de la justice transformatrice) est aussi mentionnée comme un apport aux processus dans les différents milieux : « Je pense que la JT, elle peut servir aussi à ça, tsé, à nommer des choses pis à capaciter (sic) les femmes à exprimer leur consentement pis à savoir comment elles ont envie de vivre leurs relations. »

49Parmi les retombées positives vécues par des survivantes, nous retrouvons finalement le sentiment d’être entendues par une partie de la communauté, le fait que la communauté fasse « comprendre à l’agresseur que son comportement était problématique » puis la collectivisation de la mise en place de certains mécanismes favorisant le mieux-être individuel et collectif.

La justice, la prison et les flics : quelles contradictions ?

50Si les membres de la gauche radicale de Montréal ont généralement une relation acrimonieuse avec la police, étant souvent victimes de sa brutalité, de sa répression et de son profilage [12], celle-ci est plus nuancée lorsqu’il est question de sécurité face aux violences masculines. Certaines féministes sont impliquées dans des groupes dénonçant les violences policières, s’organisant pour contrer ces violences et leurs conséquences particulières et parfois quotidiennes pour elles, pour les personnes trans, sans domicile fixe, à statut précaire, les activistes politiques, etc. Les contradictions qui découlent du recours au système policier sont donc difficiles à vivre pour les personnes interviewées.

51

« On se sent super mal que ça soit la réponse, que ça soit l’État qui prenne ça en charge, je dirais oui [il peut être nécessaire d’avoir recours à la police], mais en même temps ça me fait toujours chier au plus profond de mon être quand la police doit intervenir. »

52Or, toutes les personnes interviewées soulignent comment, face aux violences masculines, peu d’alternatives sont disponibles pour les femmes, et elles cautionnent donc le recours à la police dans certaines situations.

53

« Le monde dans lequel on vit est organisé comme ça, donc des gens vont faire appel à ces ressources-là tant qu’il n’y a pas quelque chose de massif qui est très différent. Idéalement non, mais après ça dans la réalité… les gens qui vivent la violence sont les personnes qui sont les mieux placées pour décider qu’est-ce qui est bon pour [elles]. »
« [C’est] la seule force possible qui existe pour protéger avec des moyens légaux et avec une protection même physique, avec des armes, cibole. On n’a pas d’armes nous autres pour se défendre contre des gros porcs. »

54C’est donc l’impératif de sécurité des femmes, leur intégrité physique immédiate, qui prime ici, mais ce choix est fait à contrecœur.

55Si toutes les femmes interviewées ont formulé des critiques à l’égard du système judiciaire et souligné son incapacité à jouer un rôle significatif pour garantir la justice, la plupart ont également relevé l’importance du respect du choix des victimes quant à l’utilisation des structures existantes, incluant le système judiciaire, pour répondre à leurs besoins. Or, les militantes soulignent certains impacts négatifs des processus officiels sur les victimes : la reproduction des mythes et préjugés au sujet des victimes de VCS en particulier, et sa structure oppressante de manière plus générale.

56

« Le système de justice, je pense qu’il y a énormément de poids sur la victime, que dans la très grande majorité des cas, il n’y a aucune condamnation alors c’est même insultant de pousser une femme à dénoncer pour tout ce qu’elle va subir de revictimisation et de backlash. Pour finalement avoir un gars qui va laver son impunité. »

57Certaines éviteront ainsi d’orienter les victimes vers ce processus, tout en reconnaissant l’importance de laisser la personne décider par elle-même en fonction de ses besoins :

58

« J’ai fait le choix, je pense, qui est vraiment un choix idéologique, de ne pas juger les femmes qui font le choix de le faire [porter plainte à la police et mener le dossier devant un tribunal], et de ne pas juger les femmes non plus qui font le choix de ne pas le faire, de ne pas aller à la police, de ne pas porter plainte. »

59De plus, des militantes ont relevé une contradiction intrinsèque au milieu de la gauche radicale de Montréal qui, d’un côté, condamne le recours au système judiciaire par les victimes, les accusant de ne pas être de « vraies radicales », et, de l’autre, perpétue l’idée que s’il y avait vraiment eu agression, la victime serait allée voir la police : « Mais si tu as “vraiment été victime”, si tu es “sérieuse” dans ton accusation, ben tu vas porter plainte à la police, ça, c’est vraiment un élément, je te dirais, assez omniprésent. » Les survivantes sont aux prises avec des attentes contradictoires.

60Mais dans tous les cas, l’utilisation du système policier et judiciaire est considérée par les militantes non comme un moyen souhaitable, mais comme un dernier recours. Un dernier recours pour les femmes à cause de la revictimisation faite par la police et le système judiciaire, puis à cause des préjugés qui y sont véhiculés. Un dernier recours pour la communauté parce que la judiciarisation des membres ne permet pas de lutter contre la culture du viol et pour l’agresseur parce que le passage par le système de justice n’offre pas de moyens pour comprendre le comportement problématique et le changer. C’est dans cet esprit, avec l’intention de transformer les communautés, d’exiger des changements sans pour autant condamner et emprisonner, qu’émergent les alternatives à la justice étatique.

Limites et échecs

61Les militantes ont toutes parlé de l’épuisement mental et émotionnel que génère l’accompagnement des survivantes, la confrontation avec une personne qui a agressé, le soutien psychologique et émotif des survivantes et des agresseurs et le fait de devoir inévitablement gérer en même temps leurs propres blessures. Certains hommes ont parfois mis la main à la pâte, mais généralement de manière parcellaire et éphémère. Sans surprise, ce sont les femmes qui ont porté sur leurs épaules le poids de ces processus exténuants. Elles ont souvent dû improviser un travail d’intervention de première ligne, comme le qualifie une militante. En fait, les processus auraient nécessité plus d’énergie émotive, de temps et d’outils d’intervention que ce qu’elles étaient en mesure d’offrir.

62Un autre écueil concerne les besoins contradictoires des survivantes en termes de réparation et de guérison, de redevabilité et de limites à faire respecter aux agresseurs et aux communautés. Certaines peuvent désirer l’exclusion des agresseurs de certains milieux, souvent par mesure de protection ; elles peuvent aussi désirer une démonstration de solidarité de leur communauté, par un signal clair d’intolérance face à ces comportements ou une reconnaissance de la part des agresseurs. Certaines désirent construire des espaces de réflexion pour que leurs camarades puissent déconstruire leur désir de prise de pouvoir sur autrui. Ces besoins peuvent coexister et évoluer dans le temps, notamment en fonction de l’attitude de la personne dénoncée : un besoin de transformation peut devenir un besoin d’exclusion si l’agresseur ne semble pas coopérer. Il est donc important de se doter de mécanismes flexibles, adaptables et pouvant poursuivre des visées parfois contradictoires. Finalement, plusieurs militantes ont souligné l’importance pour la personne victime de se doter d’objectifs réalistes et bien définis.

Bilan et suite… pour des lendemains qui chantent

63De manière assez unanime, l’élément principal empêchant la transposition des processus de justice transformatrice tels que développés par les communautés autochtones, de personnes racisées et marginalisées réside, pour les militantes, dans l’absence de cohésion de leurs communautés. En effet, le sentiment d’appartenance à chacun des sous-groupes de la gauche radicale de Montréal n’est pas nécessairement déterminant dans la vie des individus et n’est sûrement pas comparable au sentiment d’appartenance à un milieu dans lequel une personne a grandi et a toujours maintenu nombre de relations significatives, comme c’est souvent le cas dans les communautés autochtones.

64Les privilèges que portent la plupart des agresseurs leur permettent, au besoin, de quitter les milieux et de s’insérer dans un autre groupe socio-politique. Se changer soi-même et tenter de déconstruire les schémas de domination hégémoniques peut donc paraître plus coûteux que la perte du réseau immédiat. Les processus de justice transformatrice font sens lorsque l’alternative (l’exclusion) n’est une option intéressante ni pour la personne visée, ni pour la collectivité. Dans les communautés marginalisées :

65

« La personne ne veut pas être exclue, on ne veut pas collectivement pis communautairement l’exclure, pis ça veut dire qu’elle va rester là, mais il faut que ce soit une meilleure personne […] L’exclusion elle est, à mon avis, beaucoup plus porteuse de conséquences dans les communautés [marginalisées]. »

66Ainsi, le fait que nous soyons ici face à un réseau, une nébuleuse de groupes plus ou moins liés n’encourage ni ces groupes, ni les individus à effectuer le travail nécessaire à la transformation. En ce sens, il n’est pas surprenant que les processus, malgré leur aspiration à la transformation, demeurent en fin de compte davantage des processus de réparation et de « gestion des limites » mutuelles entre les victimes, les personnes dénoncées et les groupes.

67S’ajoute le caractère parfois éphémère de l’implication militante – surtout dans les milieux étudiants – et le fait que celle-ci s’effectue concomitamment à d’autres obligations (travail, famille, etc.), ce qui limite les ressources (matérielles et émotives) disponibles.

68Malgré les nombreuses contradictions et limites qu’elles ont exposées, les militantes interviewées ont espoir en la capacité collective de renforcer les liens dans les collectivités afin que celles-ci servent de lieux de guérison et de transformation des comportements violents. Une militante rapporte d’ailleurs des propos marquants de Lena Palacios, entendus lors de la conférence : « Elle avait dit “souvent les processus sont là pour créer de la communauté là où il n’y en avait pas en fait.” Et je trouvais que c’était une nuance super importante, justement oui, c’est arrivé dans notre communauté, mais c’est quoi la communauté ? »

69Transformer nos milieux en communautés implique peut-être justement l’instauration de procédures assez solides (qui feront école) pour constituer de réelles alternatives à l’utilisation de la police et de la justice étatique.


Date de mise en ligne : 18/12/2017.

https://doi.org/10.3917/mouv.092.0061

Notes

  • [1]
    Les autrices tiennent à remercier le Réseau québécois en études féministes (RéQEF) pour le financement de cette recherche ainsi qu’Ève-Marie Lampron pour le travail de relecture.
  • [2]
    A. J. Nocella II, « An Overview of the History and Theory of Transformative Justice », Peace & Conflict Review 6, n° 1, 2011; Dickie B., Hollow Water. Film. ONF/NFB, 2000; J. Proulx et S. Perrault (dir.), No Place for Violence. Canadian Aboriginal Alternatives, Fernwood Publishing et RESOLVE, Halifax, N.-É., 2000.
  • [3]
    C.-I. Chen et J. Dulani et L. Piepzna-Samarasinha (dir.), The Revolution Starts at Home: Confronting Intimate Violence within Activist Communities. South End Press, Boston, 2011; INCITE! Women of Color Against Violence (dir.), The Color of Violence: The Incite! Anthology. South End Press, Boston, 2006 ; GENERATION 5, A Liberatory Approach to Child Sexual Abuse and Other Forms of Intimate and Community Violence, 2007, en ligne.
  • [4]
    D. Coker, « Transformative Justice : Anti-Subordination Processes in Cases of Domestic Violence », dans Strang H. et Braithwaite J. (dir.), Restorative Justice and Family Violence, p. 129-152. Cambridge University Press, Cambridge, 2002.
  • [5]
    Anonyme, Betrayal. A Critical Analysis of Rape Culture in Anarchist Subcultures, 2013 [Zine], en ligne; Morris R., Stories of Transformative Justice. Canadian Scholars’ Press, Toronto, 2000.
  • [6]
    Anonyme, Betrayal. A Critical Analysis of Rape Culture in Anarchist Subcultures, 2013 [Zine], en ligne; Withers A. J., Transformative justice and/as harm, [Zine], en ligne.; Les travaux du Third Eye Collective, en ligne; Palacio L., Transformative justice, en ligne.
  • [7]
    Nous choisissons d’utiliser les termes « survivante » et « victime » de manière interchangeable puisque toutes les survivantes sont des victimes (victimes d’un crime) sans pour autant n’être que des victimes. Dans le même sens nous utilisons le terme agresseur pour parler des personnes ayant agressé sexuellement tout en reconnaissant qu’ils et elles ne sont pas que des agresseurs.
  • [8]
    E. Breton, J. Grolleau, A. Kruzynski et C. Saint-Arnaud-Babin, « Mon/notre/leur corps est toujours un champ de bataille : discours féministes et queers libertaires au Québec, 2000-2007 ». Recherches féministes 20, n° 2, p. 113-139 ; Delisle-L’Heureux N. et Sarrasin R.. « Au cœur de la nébuleuse anarchiste québécoise : la fourmilière antiautoritaire », dans R. Bellemare-Caron, E. Breton, M.-A. Cyr, F. Dupuis-Déri et A. Kruzynski (dir.). Nous sommes ingouvernables, Montréal, Lux, 2012.
  • [9]
    E. Buchwalk, P. Fletcher et M. Roth (dir.), Transforming a Rape Culture. Milkweed, Minneapolis, 2005.
  • [10]
    Au Québec, les associations étudiantes, compte tenu de l’importance de leurs budgets, participent souvent au financement de collectifs affinitaires.
  • [11]
    Les Sorcières, « Comment éviter de backlasher une féministe en soutien aux victimes de violence sexuelle ». Consulté sur http://www.lessorcieres.org/backlash.pdf
  • [12]
    F. Dupuis-Déri, « Broyer du noir. Manifestations et répression policière au Québec », Revue Les ateliers de l’éthique, vol. 1, n° 1, 2006, p. 58-80; Dupuis-Déri-F., « Émergence de la notion de “profilage politique” : répression policière et mouvements sociaux au Québec » Politique et société, vol. 33, n° 3, 2014, p. 31-56.
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