Notes
-
[*]
Professeur de science politique, université Lille 2-CERAPS.
-
[1]
G. Davet, F. Lhomme, Un Président ne devrait pas dire ça Les secrets d’un quinquennat, Paris, Stock, 2016, page 29.
-
[2]
L. Boltanski, P. Bourdieu, La production de l’idéologie dominante, Paris, Raisons d’agir, 2008 (réédition).
-
[3]
Les Echos, le 17 janvier 2014.
-
[4]
E. Terray, Penser à droite, Paris, Éditions Galilée, 2012.
-
[5]
Rappelons que cette ligne incarnée par Manuel Valls avait recueilli 5 % des voix des sympathisants lors de la primaire de 2011.
-
[6]
Voir l’article de R. Cos dans ce numéro.
-
[7]
D. Bailey, J-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira, dir., European social democracy during the global economic crisis, Manchester University Press, 2014.
-
[8]
L’Express, janvier 2014. Notons que le dit Bad Godesberg a, dans les faits, bien eu lieu depuis longtemps au PS.
-
[9]
R. Katz, P. Mair, “The evolution of party organizations in Europe : The three faces of party organization” In WJ. Crotty, ed., Political Parties in a Changing Age, University of Central Arkansas Press, 1994. La première dimension tend à être de plus en plus centrale avec la “gouvernementalisation” des partis.
-
[10]
D. Lecomte, F. Sawicki, Discipline partisane et discipline majoritaire sous la Ve République : le cas du parti socialiste, à paraître.
-
[11]
Les primaires, le quinquennat ou l’inversion du calendrier présidentiel ont contribué à ce phénomène. Le Président de la République aurait-il des comptes à rendre à un parti dont il n’a pas tiré son investiture de candidat ? R. Lefebvre, E. Treille, dir., Les primaires ouvertes en France, Rennes, PUR, 2016.
-
[12]
Le Nouvel Obs, le 16 mai 2015.
-
[13]
Le Nouvel Obs, le 16 mai 2015.
-
[14]
Voir le travail doctoral en cours de Damien Lecomte (université Paris 1).
-
[15]
A. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1970.
-
[16]
Le Parisien, le 15 juin 2014.
-
[17]
L’Opinion, le 31 août 2016.
-
[18]
G. Davet, F. Lhomme, Un Président ne devrait pas dire ça Les secrets d’un quinquennat, Paris, Stock, 2016.
« J’aurai vécu cinq ans de pouvoir relativement absolu, finalement, puisque c’est aussi ça la Ve République. J’impose à mon camp, qui n’y aurait sans doute pas consenti naturellement, des politiques que je considère comme justes. »
2L’exercice du pouvoir a toujours été une épreuve pour le parti socialiste sous la Ve République mais, jusque 2012, les expériences de pouvoir avaient toujours été marquées par quelques mesures emblèmes de gauche (nationalisations, augmentation des salaires, abolition de la peine de mort… en 1981, 35 heures, emplois jeunes, PACS, parité… en 1997). Depuis 2012, ces marqueurs ont fait défaut (à l’exception du mariage pour tous). La gauche gouvernementale ne semble même pas avoir « essayé ». Marquée précocement par le « choix de la compétitivité », la politique économique et sociale menée par François Hollande a non seulement déstructuré et atomisé la gauche mais n’a pas produit de réels résultats économiques. La « politique de l’offre » dont les premières traces apparaissent dès juin 2012 est assumée par François Hollande en janvier 2013 par « pragmatisme », soit moins de six mois après les diatribes « anti-finance » du meeting du Bourget. Le tournant réaliste a été quasi immédiat. Le réel jugé indépassable est celui dicté par les marchés financiers et les injonctions d’une construction européenne (ordo)libérale que les dirigeants socialistes n’ont en rien cherché à mettre en cause. Ce réalisme déréalisé (de quel réel est faite la souffrance sociale ?) est au cœur du « fatalisme du probable » qui forme le noyau de l’idéologie dominante aujourd’hui au PS [2]. Le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, est explicite sur l’absence d’alternative : « La politique de l’offre n’est ni de droite ni de gauche, elle est nécessaire [3] », faisant écho à Tony Blair qui, devant les députés français en 1998, assénait dans une perspective proche : « Il n’y a pas des politiques économiques de gauche ou de droite mais des politiques qui sont efficaces ou ne le sont pas ». Le PS s’est donc bien droitisé si, par « droite », on entend la pensée qui tend à accorder « un privilège à l’existant, et tend à s’incliner devant la force des choses, la puissance du fait acquis » [4]. Présentée comme sociale-démocrate (rhétorique du pacte), la politique du gouvernement, fondée sur des baisses de charges massives aux entreprises non ciblées et sans contrepartie, est plus trivialement socialelibérale.
3Cette droitisation n’a pas surpris une partie de la gauche de la gauche ou des intellectuels critiques enclins à penser que « les sociaux-traîtres » sont voués à trahir. Son ampleur est néanmoins une énigme pour le politiste parce qu’elle défie la rationalité électorale d’un parti qui, du fait de la politique conduite, a perdu depuis 2012 l’essentiel de ses élus et de son électorat. Le PS détenait en 2012 la plupart des pouvoirs (une grande majorité des collectivités locales, la majorité absolue à l’Assemblée nationale et même le Sénat) : comment a-t-il pu s’autodétruire de la sorte ? Il faut donc comprendre et expliquer (ce qui ne signifie pas excuser…). Cette droitisation est le produit de facteurs multiples qui combinent implacablement leurs effets. Elle scelle la victoire idéologique d’une ligne politique sociale-libérale minoritaire dans l’électorat socialiste [5] mais aussi dans un parti d’autant plus incapable de s’opposer à ce mouvement qu’il s’est dépolitisé et désidéologisé [6]. Elle traduit le poids croissant d’une noblesse d’État et d’une technostructure, omniprésentes dans l’entourage du Président de la République, qui ont été le vecteur des intérêts patronaux au plus haut sommet de l’État (Emmanuel Macron en est la manifestation la plus éclatante). Elle consacre l’échec du « pari faustien » européen de la social-démocratie : le choix par François Hollande de ne pas renégocier le traité européen – de ne pas même demander à ce que le sujet soit évoqué lors du sommet de Bruxelles – en juin 2012 est la scène inaugurale du quinquennat [7]. Elle a été rendue possible par la présidentialisation du régime et les ressources institutionnelles qu’elle a données à l’exécutif pour imposer sa politique au parti dont il est issu. Comme l’illustre l’exergue de cet article et le déclare cyniquement Alain Minc à la presse : « Seul le monarque peut imposer le Bad Godesberg à son parti » [8]. L’organisation partisane enfin n’a en rien constitué une courroie de rappel pour infléchir la ligne gouvernementale. Le PS a été aux abonnés absents et inaudible pendant le quinquennat. C’est cette dernière dimension que l’on voudrait interroger.
4De quel parti parle-t-on ici ? Les spécialistes de la cartellisation le décomposent en ses facettes multiples : le parti en charge de la vie publique (au pouvoir et au parlement : party in public office), le parti à la base (party on the ground) et l’appareil central du parti [9]. On interrogera ici la reconfiguration de ces diverses composantes à l’épreuve du pouvoir pour montrer que la droitisation du PS depuis 2012 procède dans une large mesure d’une soumission du parti à l’exécutif. Le président de la République s’est révélé émancipé de toute tutelle partisane et parlementaire. Syndrome classique du parti « godillot » ? La réalité historique est plus complexe : dans les expériences gouvernementales précédentes sous la Ve République (1981-1986, 1988-1993, 1997-2002), le parti et le groupe parlementaire ont été associés à la définition de la politique gouvernementale (à travers des réunions hebdomadaires notamment) [10]. Entre 1997 et 2002, la proximité entre Lionel Jospin Premier ministre et le premier secrétaire du PS François Hollande a permis d’assurer un lien constant entre le parti au gouvernement et le parti dans ses instances. Les rapports de forces ont été depuis 2012 beaucoup plus favorables à l’exécutif devenu omnipotent [11]. Marginalisé, affaibli dans son assise territoriale par les cuisantes défaites aux élections intermédiaires, le PS apparaît moribond et la volonté de « dépassement » proclamée par Jean-Christophe Cambadélis consacre avant tout son effacement.
Un parti marginalisé dans les processus décisionnels
5Le Président de la République tout comme le Premier ministre depuis 2012 n’ont même pas eu le souci du parti qu’ils ont cherché délibérément à affaiblir. La direction, la base militante et le groupe parlementaire n’ont pas été associés aux grandes décisions du quinquennat qui lui ont été largement imposées.
Les instances partisanes dévitalisées
6Le choix de porter Harlem Désir à la direction du parti, imposé par l’Elysée, traduit la volonté précoce d’une mise sous tutelle du parti. Sans poids politique, le premier secrétaire cherche à construire « une autonomie solidaire » vis-à-vis du gouvernement mais échoue rapidement à faire entendre sa voix. Le phénomène classique de déplacement des élites partisanes vers les cabinets, les ministères ou les groupes parlementaires affaiblit d’emblée les instances partisanes. Dès 2013, les intellectuels qui avaient été fortement sollicités à partir de 2009 ont quasiment disparu des universités d’été de La Rochelle, laissant leur place aux ministres (trente sont présents en août 2013). Le parti en est réduit à « expliquer » et défendre la politique du gouvernement. Proche de la maire de Lille mais « hollando-compatible », Jean-Christophe Cambadélis prend la tête du PS en avril 2014 après la débâcle des élections municipales et donne un peu plus le change que son prédécesseur. Il canalise le parti avec plus de doigté. Pour purger la défaite des élections municipales, il organise en automne 2014 des états généraux qui redonnent la parole à la base militante et l’occupent. Visant à redéfinir « la carte d’identité » du parti (ce qui évite de se positionner trop explicitement par rapport à la ligne du gouvernement), ils débouchent sur la rédaction d’un texte, au statut indéfini, « la charte pour le progrès humain ». Le premier secrétaire tente de s’opposer à plusieurs reprises timidement au gouvernement (il annonce qu’il ne votera pas la première version de la loi Travail) mais renonce rapidement, adoptant profil bas et théorisant même la soumission du parti : « Le parti propose, même si le gouvernement dispose (…) Quand les siens sont au pouvoir, le PS ne doit pas être facteur de crise » [12]. La ligne du parti est définie négativement : « ni social-libéralisme ni néo-communisme ». L’opposition de plus en plus invoquée à l’« hégémonie culturelle du bloc réactionnaire » tient lieu de projet et l’émergence du tripartisme avec la poussée du FN est de plus en plus brandie pour appeler à l’union des forces de gauche. La nomination de Manuel Valls à Matignon est décidée sans associer la direction du parti. La diversité des sensibilités internes n’est plus représentée à partir d’août 2014 au gouvernement comme c’était d’usage dans les gouvernements socialistes précédents.
7Au congrès de Poitiers (5-7 juin 2015), longtemps différé, le premier secrétaire parvient à rassembler dans une grande motion attrape-tout les proches de François Hollande, Manuel Valls, les « réformateurs » de l’aile droite (Gérard Collomb, Jean-Marie Le Guen) et Martine Aubry. Le texte, voté par 60 % des militants, s’il comporte de nombreuses ambiguïtés, n’en revendique pas moins une réorientation de la politique gouvernementale. Une position par anticipation sur la loi El Khomri est prise. On lit dans la motion : « Il faut rétablir la hiérarchie des normes : la loi est plus forte que l’accord collectif et lui-même s’impose au contrat de travail ». Les résultats du congrès de Poitiers de juin 2015 ont été pourtant complètement ignorés par le gouvernement et la souveraineté militante bafouée. S’appuyant sur le socle de légitimité du congrès, un rapport demandant une réorientation de la politique budgétaire gouvernementale, rédigé par un proche de Martine Aubry (Jean-Marc Germain), est adopté par le bureau national à une très large majorité en juillet 2015 (29 voix pour, 1 contre, 3 abstentions). Il n’est aucunement pris en compte par le premier ministre. La loi travail, qui ne faisait pas partie des engagements de 2012, n’a jamais été discutée au PS (elle n’a fait l’objet d’aucun vote au bureau national). De fait, aucun vote en bureau national n’a plus eu lieu sur des orientations politiques depuis le vote du « rapport Germain ».
8Au fil des mois, les instances sont ainsi de plus en plus délaissées et marginalisées. Le bureau national du 18 janvier 2016 met au débat le projet de déchéance de nationalité. L’opposition à l’annonce du Président de la République est quasi-unanime mais le premier secrétaire refuse un vote marquant officiellement ce choix pour ne pas l’affaiblir. L’université d’été qui devait avoir lieu à Nantes en août 2016 est annulée officiellement pour éviter les violences liées à la contestation de l’aéroport Nord-Dame-des-Landes, officieusement pour ne pas donner une tribune aux frondeurs. Le parti tend à se replier sur lui-même et à donner le moins de publicité possible à ses débats. Depuis l’élection de Jean-Christophe Cambadélis à la tête du PS, les conseils nationaux se déroulent tous à huis clos. La presse n’y a plus accès tout comme aux « universités de l’engagement » en région qui se sont substituées à l’université d’été à la rentrée 2016. Les conseils nationaux se raréfient. Aucun conseil national n’est réuni entre le 19 septembre 2015 et le 6 février 2016 alors qu’une loi de finances qui n’a pas respecté le texte de juillet 2015 a été votée dans l’intervalle. Les permanents du siège rue de Solferino sont largement démobilisés. Le premier secrétaire reconnaît lui-même que « tous les permanents ne sont pas au maximum de leur capacité de travail » et que « la production des secrétaires nationaux se réduit souvent aux communiqués » [13].
9La direction du PS a même renoncé à produire un programme en vue de l’élection présidentielle de 2017. Lors du conseil national de février 2016, Jean-Christophe Cambadélis déclare à la tribune : « Notre parti n’a aucun intérêt à rejouer la pièce des élections précédentes, où le temps passé à discuter et à se disputer pour élaborer un programme est inversement proportionnel au temps que le candidat passe à le lire et à le reproduire ». Plutôt qu’un programme, et pour ne pas donner l’impression de s’effacer totalement, le PS prévoit alors de produire « un champ d’idées et de débats » pour fixer « les enjeux de l’action future » (à travers des « Cahiers de la présidentielle »).
La fronde parlementaire
10Comme la direction du parti ne joue plus son rôle de régulation des différends et de production d’un point de vue commun, les débats se déplacent dans l’arène parlementaire. François Hollande a placé en 2012 des proches à la tête des groupes parlementaires (Bruno Le Roux à l’Assemblée et François Rebsamen au Sénat) mais une fronde inédite se fait jour qui revendique face à la légitimité gouvernementale « une indiscipline par fidélité » (au programme présidentiel de 2012). Entre avril et novembre 2014, 56 députés s’abstiennent au moins une fois. Souvent plus jeunes que la moyenne des députés, les frondeurs sont moins socialisés à la discipline parlementaire et attachés à la dimension législative du travail parlementaire qu’ils estiment bafouée [14].
11Les députés récalcitrants transgressent à de nombreuses reprises la règle de la discipline du groupe parlementaire. En effet, la position majoritaire est censée statutairement s’imposer à tous. Mais que devient ce principe de subordination quand le gouvernement piétine la légitimité de la délibération parlementaire et déroge aussi fortement à la légitimité électorale qui l’a porté au pouvoir ? Les frondeurs peuvent, non sans quelque argument, opposer la légitimité de l’élection à celle des statuts que la direction n’invoque que lorsqu’ils sont à son avantage. Les protagonistes en présence se confrontent en jouant avec les ressources institutionnelles dont ils disposent. Le gouvernement utilise comme jamais sous la Ve République des procédures parlementaires exceptionnelles (votes bloqués, procédures accélérées, seconde délibération et 49-3) pour mater les frondeurs. Le Premier ministre Manuel Valls est très présent aux réunions de groupe pour canaliser la rébellion (pratique peu courante sous la Ve République). Les frondeurs ne franchissent pas le cap de voter contre les budgets au risque d’apparaître comme les « idiots utiles » du PS mais ils ont voté à plusieurs reprises contre des projets de lois et ont tenté à deux reprises de déposer une motion de censure lors du débat sur la loi Travail.
12Le recours au 49-3 lors de ce débat parlementaire a eu une vertu qui a été peu commentée : il a permis à de nombreux députés socialistes de s’abstenir de se prononcer sur la loi. Son désaveu va à l’évidence alors bien au-delà des frondeurs. Si le marais des députés socialistes désapprouve sans doute la politique du gouvernement, la plupart d’entre eux ne souhaitent pas affaiblir le Président de la République, pensant que leur sort électoral est dépendant du sien (la logique de l’inversion du calendrier, combinée aux menaces d’une dissolution, joue ici à plein).
La destruction de l’appareil socialiste
13La politique du gouvernement a pourtant eu pour effet direct la perte d’une grande partie des positions locales que détenait le PS en 2012. Non seulement la direction du parti subit une politique en rupture avec sa ligne mais elle paie les conséquences électorales de son impopularité.
La fin du socialisme municipal ?
14Tout se passe comme si les élus socialistes avaient été sacrifiés sur l’autel d’une politique de l’offre qui a démobilisé l’électorat de gauche et désagrégé le parti dans ses assises territoriales (party on the ground). La société d’élus, de collaborateurs et d’aspirants à l’élection qu’était devenu le PS entre 2002 et 2012 est profondément déstabilisée par les défaites répétées aux élections locales. Premier secrétaire du parti socialiste, le président du conseil général de Corrèze incarnait le socialisme municipal jusque dans sa bonhomie. Arrivé au pouvoir, il en devient le fossoyeur. En 2012, quand il accède au pouvoir national, le PS dirige la quasi-totalité des régions, 60 % des départements, les deux tiers des villes. Quatre ans plus tard, la machine électorale a perdu l’essentiel de ses positions. Sur les vingt-deux élections législatives partielles depuis 2012, le PS a été éliminé dès le premier tour dans la moitié des circonscriptions où il présentait un candidat. Le Parti socialiste a perdu en 2014 162 villes de plus de 9 000 habitants, ce qui constitue un record historique. La gauche est revenue à l’étiage municipal toutes sensibilités confondues d’avant 1977. Le PS ne dirige plus que cinq régions et vingt six départements.
Un parti fragilisé dans son assise territoriale
15Les défaites massives et répétées depuis 2012 ont eu des effets considérables sur l’organisation partisane. Elles perturbent de diverses manières les écosystèmes partisans socialistes. Les conséquences sont d’abord financières. Les élus reversent 10 % de leurs indemnités au parti, 25 % de ses recettes provenant ainsi de leurs cotisations. De nombreuses fédérations, privées de ressources, doivent licencier leurs permanents et cessent parfois toute activité. Les défaites provoquent ensuite, scénario classique, des défections militantes. Le parti dans son ensemble connaît une hémorragie militante sans précédent. Les ressources tirées de l’occupation de positions de pouvoir local jouent un rôle essentiel dans l’attractivité du parti auprès d’une catégorie d’adhérents qu’il est d’usage d’appeler « alimentaires ». Beaucoup d’adhérents n’ont plus d’intérêt professionnel à rester au parti, s’en détournent ou se désinvestissent. Déçus, des milliers d’autres, faute de pouvoir être écoutés (voice) ou d’accepter l’allégeance (loyalty) choisissent l’option de la défection (exit) [15]. On peut estimer à 50/60 000 le nombre d’adhérents à jour de cotisation en décembre 2016 (150 000 en 2012 selon les chiffres officiels). Le phénomène va bien au-delà des flux et reflux militants liés à l’exercice du pouvoir. Les assistants, collaborateurs d’élus et permanents ont enfin été victimes de véritables plans sociaux successifs alors qu’ils exercent souvent des responsabilités essentielles dans l’appareil, à la direction des sections ou des fédérations. La strate des cadres intermédiaires du parti est ainsi décimée. L’historique fédération du Nord, celle de Pierre Mauroy, est exemplaire de ce processus de destruction. Elle a perdu depuis 2012 de nombreuses villes (Roubaix, Tourcoing, Dunkerque, Maubeuge, la communauté urbaine de Lille…), le département et la région (elle n’a plus aucun élu régional suite au retrait de sa liste). Le parti a disparu de certaines zones du département. La fédération a perdu la moitié de ses militants et, pour résorber une dette d’un million d’euros, a dû se résoudre à vendre une partie de son siège.
16Le PS, exsangue, ne peut ainsi plus guère opposer de résistance à la politique libérale du gouvernement. Repliés sur leurs fiefs locaux depuis 2002, les notables socialistes qui se sont peu à peu désintéressés des débats idéologiques nationaux sont tétanisés par les défaites et semblent attendre que le cycle du pouvoir se referme pour retrouver une opposition plus confortable.
Vers un « dépassement » du parti ?
17La décomposition organisationnelle du parti et sa déshérence donnent corps à des diagnostics de plus en plus alarmistes sur l’état du PS. Le pronostic vital est engagé selon de nombreux dirigeants. Pour Henri Emmanuelli, « le PS n’existe plus, ni à l’attaque ni en défense. Il est devenu, un parc à moutons » en état de « coma profond » (Mediapart, le 3 avril 2014). Pour Mehdi Ouraoui, ancien directeur de cabinet de Harlem Désir rue de Solferino : « Le PS est déjà mort. Solferino est devenu la cabane de jardin de Matignon [16] ». Pour Jean-Marie Le Guen, « Pour partie, le PS est déjà mort [17] »…
La stratégie de la Belle Alliance populaire
18La destruction du PS apparaît comme une stratégie délibérée de Manuel Valls qui se projette avec un cynisme à peine contenu au-delà de la débâcle à venir. Très minoritaire lors des primaires de 2011, il cherche à liquider le « vieux parti », comme Tony Blair (un de ses modèles) avant lui, pour réinitialiser le jeu politique au centre. Cette stratégie semble avoir été elle aussi celle de François Hollande, mais dans la perspective de l’élection de 2017, si on en croit ses déclarations aux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme. « Il faut un acte de liquidation. Il faut un hara-kiri », leur confie le président le 11 décembre 2015, en quête d’une stratégie pour assurer sa réélection [18]. Il propose alors de rebaptiser le PS « le parti du progrès ». Le parti socialiste ne serait plus adapté selon lui à la nouvelle configuration de la gauche :
À la liquidation, Jean-Christophe Cambadélis préfère la stratégie plus incrémentale du « dépassement », omniprésente dans ses discours. Lors des vœux du parti, le 12 janvier 2016, le premier secrétaire annonce « la fin du PS à l’ancienne » et la création d’un « pôle à vocation majoritaire renouvelant contenus et contenants ». Fédération de la « gauche de transformation » regroupant associatifs, syndicalistes, intellectuels et partenaires du PS, la Belle alliance populaire est lancée en juin 2016 avec un succès limité (même le parti radical la quitte en novembre). Ce cartel informe vise officiellement à rassembler la gauche, élargir la base de la désignation du futur candidat et « se tourner vers le peuple progressiste et non vers les appareils ». Il s’agit en fait de créer les meilleures conditions pour sécuriser la candidature du président sortant (la direction du PS s’est peu cachée de faire ouvertement campagne pour lui) et de répondre aux pressions multiples pour que le PS participe à une primaire de toute la gauche ou pour qu’il organise une primaire ouverte inscrite depuis 2012 dans les statuts.« Tant qu’il y avait des partis de gauche, les communistes, les Verts qui acceptaient de faire alliance avec le PS et qui représentaient quelque chose, on n’avait aucun intérêt à refonder le PS, analyse le chef de l’État. Mais dès lors que ces alliés se sont rigidifiés, sectarisés, il faut faire sans ces partis-là. Comment ? Avec le parti le plus important, on en fait un nouveau qui permet de s’adresser aux électeurs ou aux cadres des autres partis. Ce que vous ne faites plus par les alliances, vous le faites par la sociologie. Par l’élargissement. C’est une œuvre plus longue, plus durable, moins tributaire d’alliances. Vous pouvez imaginer que viennent aussi des gens qui n’ont jamais fait de politique partisane, des gens du centre…(…) Le PS ne peut se dépasser que si d’autres viennent le rejoindre. Chaque fois que j’en parle à Cambadélis, il me dit : « On va le faire, on va le faire ». Mais ça tarde ».
Le piège des primaires
19Le premier secrétaire adopte d’abord sur les primaires une position attentiste pour mieux en compromettre le déclenchement. Il envisage un temps de convoquer un congrès extraordinaire pour modifier les statuts et dispenser François Hollande de participer à une telle procédure, avant de changer d’avis et de convaincre le président en exercice d’accepter une primaire (conseil national du 18 juin). Distancé par la droite et l’extrême droite dans les sondages, rattrapé voire dépassé à gauche par Jean-Luc Mélenchon, François Hollande pense alors ne pouvoir retrouver une certaine légitimité qu’en obtenant sa désignation par cette procédure. La date des primaires de la Belle Alliance populaire est fixée les 22 et 29 janvier. Le piège des primaires finit par se retourner sur le président : la procédure a fortement contribué à son élection en 2012, elle est un des facteurs de son éviction en décembre 2016.
20La perspective d’une élimination dès la phase de la primaire constitue en effet un des éléments explicatifs du choix de François Hollande de ne pas se représenter. Une semaine avant la date de dépôt des candidatures à la primaire, des proches du président multiplient les déclarations appelant à revenir sur l’organisation des primaires pour ne pas abîmer le président sortant, ce qui provoque la protestation des candidats déjà déclarés et la stupeur des cadres du parti (l’organisation de la procédure est lancée). L’annulation des primaires aurait constitué un véritable coup de force politique. Paradoxe du quinquennat, c’est au final une procédure partisane (même ouverte) qui aura contribué (parmi d’autres facteurs) à l’empêchement du président sortant.
21Reste que le PS sort très affaibli d’un quinquennat où le président de la République a tout sacrifié à ce qui lui est paru comme essentiel : sa réélection (à laquelle il a fini par renoncer), quoiqu’en fusse le prix pour son parti. La décomposition du PS, comme des autres partis de gauche, est-elle le préalable nécessaire d’une recomposition plus générale de la gauche ? Les mois qui viennent nous le diront. Le PS risque de perdre sa rente de situation dominante à gauche et d’amorcer un processus de « pasokisation » mais encore faut-il qu’une alternative organisationnelle se dessine et le PS a démontré par le passé une résilience organisationnelle toujours très forte dans les crises qu’il a traversées.
Notes
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[*]
Professeur de science politique, université Lille 2-CERAPS.
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[1]
G. Davet, F. Lhomme, Un Président ne devrait pas dire ça Les secrets d’un quinquennat, Paris, Stock, 2016, page 29.
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[2]
L. Boltanski, P. Bourdieu, La production de l’idéologie dominante, Paris, Raisons d’agir, 2008 (réédition).
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[3]
Les Echos, le 17 janvier 2014.
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[4]
E. Terray, Penser à droite, Paris, Éditions Galilée, 2012.
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[5]
Rappelons que cette ligne incarnée par Manuel Valls avait recueilli 5 % des voix des sympathisants lors de la primaire de 2011.
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[6]
Voir l’article de R. Cos dans ce numéro.
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[7]
D. Bailey, J-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira, dir., European social democracy during the global economic crisis, Manchester University Press, 2014.
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[8]
L’Express, janvier 2014. Notons que le dit Bad Godesberg a, dans les faits, bien eu lieu depuis longtemps au PS.
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[9]
R. Katz, P. Mair, “The evolution of party organizations in Europe : The three faces of party organization” In WJ. Crotty, ed., Political Parties in a Changing Age, University of Central Arkansas Press, 1994. La première dimension tend à être de plus en plus centrale avec la “gouvernementalisation” des partis.
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[10]
D. Lecomte, F. Sawicki, Discipline partisane et discipline majoritaire sous la Ve République : le cas du parti socialiste, à paraître.
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[11]
Les primaires, le quinquennat ou l’inversion du calendrier présidentiel ont contribué à ce phénomène. Le Président de la République aurait-il des comptes à rendre à un parti dont il n’a pas tiré son investiture de candidat ? R. Lefebvre, E. Treille, dir., Les primaires ouvertes en France, Rennes, PUR, 2016.
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[12]
Le Nouvel Obs, le 16 mai 2015.
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[13]
Le Nouvel Obs, le 16 mai 2015.
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[14]
Voir le travail doctoral en cours de Damien Lecomte (université Paris 1).
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[15]
A. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1970.
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[16]
Le Parisien, le 15 juin 2014.
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[17]
L’Opinion, le 31 août 2016.
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[18]
G. Davet, F. Lhomme, Un Président ne devrait pas dire ça Les secrets d’un quinquennat, Paris, Stock, 2016.