Mouvements 2015/3 n° 83

Couverture de MOUV_083

Article de revue

La démolition contre la révolution

Réactualisation d’un vieux couple

Pages 97 à 104

Notes

  • [*]
    Membre du comité de rédaction de la revue Mouvements.
  • [1]
    H. Lefebvre, Le droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968.
  • [2]
    M. Castells, La question urbaine, Paris, Maspero, 1972.
  • [3]
    L. Bronner, La Loi du ghetto. Enquête sur les banlieues françaises, Paris, Calmann-Lévy, 2010.
  • [4]
    R. Epstein, « (Dé)politisation d’une politique de peuplement : la rénovation urbaine du XIXe au XXIe siècle », in F. Desage, C. Morel Journel, V. Sala Pala (dir.) Le peuplement comme politiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
  • [5]
    Pour une analyse de la rénovation haussmannienne dans cette perspective marxiste, cf. D. Harvey, Paris, Capitale de la modernité, Paris, Les Prairies ordinaires, 2012.
  • [6]
    H. Lefebvre, op. cit.
  • [7]
    J. Des Cars, P. Pinon (dir.), Paris-Haussmann, Paris, Éditions Pavillon de l’Arsenal, 1993 ; F. Bourillon, « Des relectures d’Haussmann », Histoire urbaine, 5(1), 2002; A. Faure, « La ségrégation, ou les métamorphoses historiographiques du Baron Haussmann » in M.-C. Jaillet et al. (dir.), Diversité sociale, ségrégation urbaine, mixité, Paris, Éditions du PUCA, 2008.
  • [8]
    Groupe de sociologie urbaine de Nanterre, « Paris 1970. Reconquête urbaine et rénovation déportation », Sociologie du travail, 4, 1970.
  • [9]
    M. Castells, op. cit.
  • [10]
    M. Cohen, C. David, « Les cités de transit : le traitement urbain de la pauvreté à l’heure de la décolonisation », Métropolitiques, 29 février 2012. URL : http://www.metropolitiques.eu/Les-cites-de-transit-le-traitement.html
  • [11]
    Pour une analyse plus développée des objectifs, des réalisations et des résultats du PNRU, cf. R. Epstein, La rénovation urbaine, démolition-reconstruction de l’État, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.
  • [12]
    J.-P. Garnier, « Un espace indéfendable », Cidades, 5, 2002.
  • [13]
    H. Belmessous, Opération Banlieues. Comment l’Etat prépare la guerre urbaine dans les cités françaises, Paris, La Découverte, 2010 ; M. Rigouste, La domination policière. Une violence industrielle, Paris, La Fabrique, 2012.
  • [14]
    Si ce n’est que pour cet auteur, les opérations d’aménagement peuvent contribuer à la sécurité d’un quartier en favorisant la surveillance de l’espace par les résidents et les usagers, et non en facilitant l’intervention policière. Cf. O. Newman, Defensible Space, Crime Prevention Through Urban Design, Londres, Macmillan, 1972.
  • [15]
    B. Benbouzid, « Urbanisme et prévention situationnelle : le cas de la dispute des professionnels à Lyon », Métropoles [En ligne], 8, 2010 ; B. Vallet (dir.), Qualité et sûreté des espaces urbains. Onze expériences novatrices, Paris, Éditions du PUCA, 2012.
  • [16]
    Aux journalistes de la presse quotidienne régionale qui lui demandaient le 17 novembre 2005, si les émeutes ne signaient pas l’échec de la rénovation urbaine, celui qui aime présenter le PNRU comme son « bébé » avait apporté la réponse suivante : « Il suffit de comparer les sites qui ont bénéficié des crédits de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine et les lieux de chauffe. Vous constaterez que dans les quartiers où la politique de rénovation urbaine est enclenchée, il y a eu très peu de violence. On a juste constaté un peu de tension par mimétisme ».
  • [17]
    H. Lagrange, « La structure et l’accident », in H. Lagrange, M. Oberti (dir.), Emeutes urbaines et protestations, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
  • [18]
    H. Lefebvre, op. cit.
  • [19]
    R. Epstein, « Urban Renewal = Riot Revival ? The Role of Urban Renewal Policy in the French Riots », in F. Jobard, M. King, D. Waddington (dir.), Rioting in the UK and France, 2001-2006. A Comparative Analysis, Cullompton, Willan Publishing, 2009.
English version

1L’idée suivant laquelle les opérations de rénovation urbaine conduites dans les quartiers populaires des villes françaises seraient animées par des objectifs cachés de maintien de l’ordre est loin d’être nouvelle. C’est sous cet angle qu’Henri Lefebvre analysait en quelques lignes l’œuvre d’Haussmann dans Le droit à la ville[ 1], inaugurant en 1968 une critique dont le succès ne s’est pas démenti depuis, qui assimile la rénovation urbaine à un projet d’urbanisme contre-révolutionnaire. Cette critique a notamment été reprise quelques années plus tard par Manuel Castells dans une dénonciation vigoureuse des finalités politiques de la rénovation gaulliste [ 2]. Elle a été remise au goût du jour au début des années 2000 avec le lancement du programme national de rénovation urbaine (PNRU) de Jean-Louis Borloo. Divers auteurs ont alors prétendu dévoiler les visées répressives, voire bellicistes, de ce vaste programme de démolition-reconstruction des grands ensembles d’habitat social, à l’image de Luc Bronner qui l’a présentée comme le prolongement des grands travaux du Second Empire : « Deux siècles après le baron Haussmann, qui transforma le centre de Paris, notamment pour mieux assurer la sécurité, la police s’est emparée des immenses opérations de rénovation urbaine pour transformer le visage des cités. En surface, des unités d’élite et des moyens considérables pour mettre un couvercle sur la cocotte-minute. En profondeur, beaucoup plus discrètement, l’intervention directe sur l’urbanisme des cités. Une guerre totale » [ 3].

2De la rénovation urbaine d’Haussmann à celle de Borloo, rien n’aurait donc changé. En démolissant les quartiers HLM où sont concentrées les nouvelles classes dangereuses et en réaménageant ces espaces pour les rendre défendables, il s’agirait – « en dernière instance » aurait-on écrit en d’autres temps – de prévenir les révoltes populaires et de préparer le terrain pour leur répression. Il n’est pas difficile de déceler des indices de cette intention dans certains discours policiers ou dans des travaux de prospective militaire, et il est clair que les opérations réalisées dans des centaines de quartiers d’habitat social – après des décennies de sous-investissement public, voire d’abandon de ces territoires – ont été influencées par les doctrines de la « prévention situationnelle » qui prétend lutter contre la délinquance par l’aménagement urbain. Examiner comment les préoccupations de maintien de l’ordre ont été intégrées dans les projets locaux de démolition-reconstruction conduit cependant à relativiser la dimension répressive du PNRU. Plus encore, si l’on considère ses effets en la matière, force est de constater l’échec de la rénovation urbaine contemporaine qui, pas plus que celle du XIXe siècle, n’est parvenue à empêcher les soulèvements des quartiers populaires.

La trame haussmannienne : reconquête bourgeoise des quartiers populaires et production d’un espace défendable

3Les grands travaux de modernisation de la capitale conduits sous Napoléon III par son préfet Haussmann ont constitué la trame originelle des politiques de rénovation urbaine dont le PNRU représente, s’agissant des villes françaises, le troisième épisode. On retrouve dans ces deux programmes un ensemble de caractéristiques communes, qui sont aussi présentes dans la politique de rénovation urbaine engagée par le pouvoir gaulliste au début de la Ve République parallèlement à la construction des grands ensembles [ 4]. Sur le plan institutionnel, le pilotage national d’opérations mobilisant des budgets publics et des capitaux privés considérables a été délégué à des structures ad hoc échappant aux contrôles administratifs et parlementaires. S’agissant des cibles, l’évolution centrifuge de leur localisation ne peut masquer leur parfaite homologie : la rénovation urbaine a toujours pris pour objet des quartiers populaires concentrant le prolétariat et les migrants. Enfin, les trois vagues de rénovation urbaine ont été guidées par une même combinaison d’objectifs économiques, sociaux et politiques. Chacune d’elle s’est déployée dans un contexte historique de mutation du capitalisme et a cherché à adapter la ville aux exigences de circulation et d’accumulation du capital [ 5]. Cette finalité économique se combine avec des objectifs sociaux, formulés en termes sanitaires par les hygiénistes du XIXe siècle, d’amélioration des conditions de logement par les technocrates modernisateurs du siècle suivant, puis de mixité sociale par leurs successeurs et les élus contemporains.

4Mais ces objectifs économiques et sociaux peuvent en masquer d’autres, d’ordre politique. Henri Lefebvre les a mis au centre de son analyse du projet urbanistique haussmannien, conçu comme une reconquête bourgeoise de la ville siège du pouvoir politique. Les grands travaux conduits dans la capitale, qui font figure de réponse de l’Empire autoritaire aux journées révolutionnaires de février 1848, n’ont pas seulement rejeté vers les faubourgs le peuple entassé dans l’habitat insalubre des quartiers centraux, foyers de toutes les révoltes du deuxième quart du xixe siècle. Ils ont aussi redessiné une trame urbaine héritée du moyen âge, pour faire de Paris une ville moderne, structurée par des axes rectilignes permettant à l’armée de s’assurer le contrôle de l’espace : « S’il perce des boulevards, s’il aménage des espaces vides, ce n’est pas pour la beauté des perspectives. C’est pour “peigner Paris avec les mitrailleuses” (Benjamin Perret). Le célèbre baron ne s’en cache pas. Plus tard, on saura gré à Haussmann d’avoir ouvert Paris à la circulation. Tel n’était pas le but, la finalité de “l’urbanisme” haussmannien. Les vides ont un sens : ils disent haut et fort la gloire et la puissance de l’État qui les aménage, la violence qui peut s’y déployer » [ 6].

5De la même façon que le Baron Haussmann a inventé la rénovation urbaine, Henri Lefebvre a inventé la critique moderne de cette politique, assimilée à un projet de reconquête de quartiers populaires prompts à se soulever et de production d’un espace défendable. C’est dans cette trame que vont se fondre les critiques radicales de la rénovation gaulliste et du PNRU. Avant de les présenter, il n’est pas inutile de rappeler que l’analyse fondatrice a depuis été nuancée par les historiens [ 7] : les travaux de modernisation de la capitale, qui se sont étalés sur deux décennies, ont été guidés par des objectifs multiples et fluctuants. Les intentions de maintien de l’ordre par la transformation urbaine n’en étaient pas absentes, mais cet objectif se combinait avec d’autres visées plus progressistes. Ainsi, sur les soixante-dix percées programmées sous le Second Empire, seules cinq répondaient effectivement à un objectif contre-révolutionnaire. Quant aux processus d’éviction du peuple parisien des quartiers centraux, leur imputation à Haussmann apparaît très excessive, les grands travaux de modernisation de Paris ayant tout au plus amplifié une dynamique amorcée avant leur lancement.

De la « rénovation-déportation » à la « guerre aux banlieues »

6Il en va autrement de la rénovation urbaine engagée en 1958, qui a eu des effets directs sur la structure sociospatiale des villes françaises, et tout particulièrement de la première d’entre elles. La politique dite de « reconquête de Paris » a visé prioritairement les îlots peuplés par une forte proportion d’ouvriers spécialisés, de manœuvres et de travailleurs immigrés. Elle a organisé le déplacement périphérique des populations les plus fragiles et la déstructuration des communautés populaires, ce qui a conduit les chercheurs du Groupe de sociologie urbaine de Nanterre à dénoncer une « rénovation déportation » en « parfaite continuité historique avec l’entreprise haussmannienne [ 8] », comme l’explique Manuel Castells : « la “reconquête urbaine de Paris” semble acquérir une signification bien précise. C’est la reconquête du Paris populaire par la bourgeoisie aussi bien au niveau des activités que de la résidence. Le grand rêve versaillais serait ainsi réalisé. Coupée de ses racines historiques, vidée de son fondement social, la Commune serait morte, enfin !… [9] ».

7La dénonciation d’une rénovation urbaine à visée contre-révolutionnaire procède ici d’une analyse de ses effets de redistribution centrifuge des activités manufacturières et du prolétariat, laissant de côté le second volet de la critique lefebvrienne relative à la production d’un espace défendable. Cette dimension n’était pourtant pas absente des politiques urbaines conduites par l’État gaulliste dans le contexte de la guerre d’Algérie. Soucieux de contrôler des travailleurs algériens sensibles aux idées indépendantistes, le gouvernement a étendu la rénovation urbaine aux bidonvilles qui s’étaient développés dans les dents creuses de la ville. Leur résorption est devenue une priorité à partir de 1959, dans le cadre d’une lutte contre le FLN qui s’est traduite par le lancement d’un programme de construction de cités de transits au travers desquelles « on prétend à la fois montrer aux familles des bidonvilles qu’elles font partie de la société française et les couper des militants nationalistes, qui ont fait du labyrinthe des baraques un refuge gênant l’action de la préfecture de police [ 10] ».

8Le Programme national de rénovation urbaine engagé en 2003, dans le prolongement du Programme national de renouvellement urbain et de solidarité initié par Claude Bartolone en 1999, a donné une nouvelle jeunesse aux critiques d’Henri Lefebvre. Mobilisant plus de 40 milliards d’euros pour des opérations de démolition-reconstruction dans près de 500 Zones urbaines sensibles (ZUS), le PNRU prêtait d’autant plus le flanc à ces critiques que ses objectifs de dispersion spatiale des pauvres concentrés dans ces zones et de production d’un espace défendable n’avaient pas à être dévoilés par les sociologues : ils figuraient dans la loi et les règlements encadrant la rénovation urbaine et, plus explicitement encore, dans la volumineuse littérature grise produite par les pouvoirs publics au fil de ce programme.

9La mixité sociale constitue l’objectif central du PNRU, énoncé dans les articles 6 et 10 de la loi Borloo du 1er août 2003. L’agence nationale en charge dudit programme s’est fermement attachée à cet objectif, n’accordant ses financements qu’aux villes qui faisaient la preuve de leur volonté de disperser les ménages pauvres (et, implicitement, colorés) des quartiers en rénovation, pour y attirer des ménages des classes moyennes (si possible du groupe majoritaire). Ses objectifs étant formulés en termes de mixité sociale, notion aussi indéfinie que consensuelle, et ses réalisations étant extrêmement visibles, voire même spectaculaires, la rénovation urbaine a bénéficié d’un large soutien politique et d’un traitement médiatique très favorable. Le consensus fut à peine troublé par quelques sociologues urbains, qui ont vu dans ce programme un nouvel avatar d’une politique de refoulement des populations indésirables vers des périphéries toujours plus lointaines et de reconquête par la gentrification des quartiers populaires. D’autant plus que ces craintes exprimées au lancement du PNRU ont rapidement disparu de la littérature savante, sinon militante. Car l’objectif de ce programme était bien de « casser les ghettos » en dispersant les pauvres et les minorités visibles concentrées dans les ZUS, mais ses résultats sont fort éloignés du but poursuivi. Du fait de la faiblesse de l’offre de logements à bas loyers, des stratégies protectionnistes des maires et des préférences des ménages, l’essentiel des déplacements de populations induits par les démolitions ont eu lieu sur place ou vers des quartiers similaires à proximité. Quant aux logements privés construits en lieu et place des barres et des tours HLM démolies, ils n’ont été ni produits en nombre suffisant ni investis par la clientèle attendue, et n’ont donc pas amorcé la dynamique de gentrification escomptée [ 11].

10Les effets sociaux du PNRU varient en fonction des quartiers et, à l’intérieur de chaque quartier, des habitants. Parmi ces derniers, certains ont pu bénéficier d’une amélioration de leurs conditions de logement, de leur cadre de vie et de l’offre d’équipements collectifs. D’autres – souvent les plus précaires – ont en revanche été contraints à des déménagements successifs qui les ont fait aboutir dans des quartiers et des logements aussi, voire plus, dégradés que ceux dans lesquels ils résidaient au départ. Mais globalement et au regard des vagues précédentes de rénovation urbaine, il faut reconnaître que le PNRU n’a pas chassé les pauvres et les immigrés, pas plus qu’il n’est parvenu à attirer dans les cités les classes moyennes du groupe majoritaire. Ce programme ne pouvant donc être présenté comme une opération de reconquête bourgeoise des quartiers populaires, c’est plutôt le second volet l’analyse lefebvrienne, proprement urbanistique, qui a inspiré les contempteurs de la rénovation urbaine : pour ceux-ci, les opérations de démolition-reconstruction des grands ensembles procéderaient d’un urbanisme répressif, les discours humanistes et les objectifs progressistes mis en avant par les architectes, les urbanistes et les élus ne l’étant que pour masquer l’objectif réel des opérations : « Le but poursuivi est d’abord de faciliter l’intervention des forces de l’ordre, les patrouilles et les bouclages policiers, la surveillance généralisée [ 12] ». La rénovation urbaine participerait ici d’une « guerre policière de basse intensité » que livre l’État français aux habitants des cités considérés comme des « ennemis de l’intérieur [ 13] ». Il ne s’agirait donc plus de démolir pour prévenir la révolution mais pour mater les révoltes qui embrasent sporadiquement les quartiers populaires. Il est vrai que les quartiers considérés sont trop éloignés du centre pour menacer le pouvoir et que les projets révolutionnaires susceptibles de donner un sens et une perspective politique aux sentiments d’injustice, de domination et d’humiliation se font rares en ce début de XXIe siècle. Les menaces changeraient donc de nature, de la révolution prolétarienne aux révoltes postcoloniales, mais la fonction de la rénovation urbaine demeurerait inchangée : les démolitions contemporaines viseraient à garantir le maintien de l’ordre, en facilitant le déploiement des forces de l’ordre et le contrôle policier des quartiers.

Les urbanistes ne font pas de maintien de l’ordre (et les policiers sont nuls en urbanisme)

11Le PNRU a indéniablement marqué une étape supplémentaire dans le rapprochement entre politiques de sécurité et d’aménagement. Ce programme a servi de cadre à la diffusion des doctrines de la prévention situationnelle dans les sphères professionnelles de l’urbanisme, en même temps qu’il a légitimé la mobilisation d’expertises policières dans la conception des projets d’aménagement, et qu’il a fourni un terrain d’expérimentation à grande échelle de solutions techniques visant, suivant l’expression d’Oscar Newman, à produire un « espace défendable [ 14] ». On ne peut cependant sérieusement affirmer que la rénovation urbaine viendrait réaliser un projet d’urbanisme répressif porté par un État soucieux de préparer le terrain pour faire la guerre aux banlieues. Ceux qui l’affirment, prétendant dévoiler la logique réelle des opérations démolition-reconstruction, le font de manière purement spéculative, sans prendre en compte les objectifs multiples poursuivis par les différentes parties prenantes de ces opérations ni en passer par une analyse empirique de leur conception et de leur mise en œuvre.

12Il n’est pas inutile de le rappeler : ce ne sont pas les policiers ou des consultants en sécurité qui établissent les plans de la rénovation urbaine, mais des urbanistes et des aménageurs. Les tentatives des premiers, visant à obtenir un droit de regard sur les projets d’aménagement, voire un droit de veto lorsque ceux-ci n’intègrent pas assez leurs préoccupations sécuritaires, se sont en effet heurtées aux résistances des seconds, opposés à un urbanisme défensif qui fait fi des enjeux de qualité et d’urbanité des espaces [ 15]. L’article 11 de la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995, dite loi Pasqua, disposait bien que les projets d’aménagement « qui, par leur importance, leur localisation ou leurs caractéristiques propres peuvent avoir des incidences sur la protection des personnes et des biens contre les menaces et les agressions, doivent comporter une étude de sécurité publique permettant d’en apprécier les conséquences. » Mais il faudra attendre 2007 pour que soient publiés les décrets d’application de cet article qui marque l’introduction de la prévention situationnelle dans la législation française, et quatre années de plus pour qu’un nouveau décret oblige à la réalisation d’études de sécurité publique préalables dans toutes les opérations de rénovation urbaine. La quasi-totalité des projets du PNRU ayant été élaborés et conventionnés avant 2011, l’obligation ne s’appliquait pas. Et de fait, rares sont ceux qui s’appuient sur de telles études.

13Les formes et les techniques défensives intégrées dans certains projets du PNRU l’ont été à l’initiative des maîtres d’ouvrage des opérations, c’est-à-dire des villes et des bailleurs sociaux et non des forces de l’ordre. Ces aménagements réalisés dans une perspective sécuritaire répondaient d’abord à des enjeux de tranquillité publique, de gestion urbaine et de protection des bâtiments, bien plus que de maintien de l’ordre. Les deux ne sont bien évidemment pas exclusifs. La condamnation des accès aux toits-terrasse, la suppression des cursives, l’enfouissement des containers à ordures, le renforcement et la sécurisation des systèmes d’éclairage public peuvent tout autant servir à empêcher – ou du moins compliquer – les dégradations et les actes délinquants qu’à faciliter les opérations de maintien de l’ordre. Plus largement, les principes de composition urbaine qui guident les opérations du PNRU, fondées notamment sur le retour à la rue et le cloisonnement des espaces résidentiels, sont plus adaptés aux modes d’intervention policiers que ceux de l’urbanisme des cités des années 1960 et 1970. La création de voiries traversantes en lieu et place des culs-de-sac et des passages piétonniers favorise le déploiement et les déplacements rapides des forces de l’ordre ; la multiplication des clôtures et des contrôles d’accès aux bâtiments fait qu’il est plus difficile de leur échapper. Mais si tout ceci avait été fait pour empêcher les émeutes, il faudrait alors convenir que le PNRU est – vu son coût – le programme le moins efficient de l’histoire des politiques urbaines française et que les policiers sont nuls en urbanisme.

Bis repetita : l’échec de la rénovation urbaine

14Pas plus que les grands travaux d’Haussmann n’avaient empêché la Commune de Paris en 1871, le PNRU n’a mis fin aux révoltes collectives dans les quartiers populaires. Contrairement à ce qu’a affirmé Jean-Louis Borloo [ 16], les quartiers en rénovation urbaine ne se sont pas tenus à l’écart des révoltes de l’automne 2005. Au contraire, leur occurrence apparaît corrélée avec la mise en œuvre des opérations de rénovation urbaine : 85 % des villes où des projets de rénovation urbaine avaient été engagés précocement ont été le théâtre de ce que la Police qualifie de « violences urbaines », alors que cela n’a été le cas que de 66 % des villes comprenant une ZUS [ 17]. Les confrontations entre forces de l’ordre et jeunes habitants qui se sont déroulées depuis dans plusieurs quartiers dont la rénovation était achevée le confirment : si la démolition-reconstruction avait pour fonction de prévenir les révoltes des quartiers populaires, le moins qu’on puisse dire est que cette politique dysfonctionne.

15Faut-il dès lors prolonger l’analyse Henri Lefebvre qui établissait aussi un lien de cause à effet entre rénovation et révolution, en notant « qu’Haussmann n’a pas atteint son but. Un des sens de la Commune de Paris, c’est le retour en force vers le centre urbain des ouvriers rejetés vers les faubourgs et les périphéries, leur reconquête de la ville, ce bien entre les biens, cette valeur, cette œuvre, qui leur avaient été arrachés [ 18] » ? La transposition de 1871 à 2005 est hasardeuse. Car le PNRU, rappelons-le une nouvelle fois, n’a pas suscité des déplacements de population comparables à ceux générés par les travaux d’Haussmann ou par la « rénovation-bulldozer » des années 1960. Elle a surtout donné lieu à des « opérations tiroir » de relogement des habitants des immeubles démolis dans d’autres bâtiments du même quartier. Le fait qu’ils aient été accompagnés par des bataillons de travailleurs sociaux n’empêche certes pas que ces relogements contraints puissent être vécus comme une violence déstabilisante par ceux qui la subissent. Mais de là à dire qu’un des sens des révoltes de 2005 serait la reconquête des quartiers rénovés par ceux qui en ont été dépossédés, il y a un pas que la rigueur empêche de franchir.

16La rénovation urbaine n’a pas privé les habitants des cités d’un droit à la ville dont ils étaient déjà dépourvus. Elle leur a en revanche dénié tout droit sur la ville, les projets de démolition-reconstruction ayant été définis sans concertation avec les premiers concernés. Cette absence de concertation et même souvent d’information sur les projets de rénovation urbaine a renforcé la défiance des habitants à l’égard des pouvoirs publics suspectés, non sans raison, de vouloir les chasser des quartiers pour y attirer d’autres populations plus désirables. Elle a suscité des craintes et favorisé la diffusion de rumeurs, comme on a pu l’observer lors d’enquêtes réalisées à Clichy-Montfermeil quelques semaines avant le décès de Zyed Benna et Bouna Traoré. À l’automne 2005, la rénovation urbaine avait ainsi installé une atmosphère explosive dans les quartiers. Il suffisait alors d’une étincelle pour que la déflagration survienne et se propage dans la France entière [ 19].


Date de mise en ligne : 24/09/2015

https://doi.org/10.3917/mouv.083.0097

Notes

  • [*]
    Membre du comité de rédaction de la revue Mouvements.
  • [1]
    H. Lefebvre, Le droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968.
  • [2]
    M. Castells, La question urbaine, Paris, Maspero, 1972.
  • [3]
    L. Bronner, La Loi du ghetto. Enquête sur les banlieues françaises, Paris, Calmann-Lévy, 2010.
  • [4]
    R. Epstein, « (Dé)politisation d’une politique de peuplement : la rénovation urbaine du XIXe au XXIe siècle », in F. Desage, C. Morel Journel, V. Sala Pala (dir.) Le peuplement comme politiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
  • [5]
    Pour une analyse de la rénovation haussmannienne dans cette perspective marxiste, cf. D. Harvey, Paris, Capitale de la modernité, Paris, Les Prairies ordinaires, 2012.
  • [6]
    H. Lefebvre, op. cit.
  • [7]
    J. Des Cars, P. Pinon (dir.), Paris-Haussmann, Paris, Éditions Pavillon de l’Arsenal, 1993 ; F. Bourillon, « Des relectures d’Haussmann », Histoire urbaine, 5(1), 2002; A. Faure, « La ségrégation, ou les métamorphoses historiographiques du Baron Haussmann » in M.-C. Jaillet et al. (dir.), Diversité sociale, ségrégation urbaine, mixité, Paris, Éditions du PUCA, 2008.
  • [8]
    Groupe de sociologie urbaine de Nanterre, « Paris 1970. Reconquête urbaine et rénovation déportation », Sociologie du travail, 4, 1970.
  • [9]
    M. Castells, op. cit.
  • [10]
    M. Cohen, C. David, « Les cités de transit : le traitement urbain de la pauvreté à l’heure de la décolonisation », Métropolitiques, 29 février 2012. URL : http://www.metropolitiques.eu/Les-cites-de-transit-le-traitement.html
  • [11]
    Pour une analyse plus développée des objectifs, des réalisations et des résultats du PNRU, cf. R. Epstein, La rénovation urbaine, démolition-reconstruction de l’État, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.
  • [12]
    J.-P. Garnier, « Un espace indéfendable », Cidades, 5, 2002.
  • [13]
    H. Belmessous, Opération Banlieues. Comment l’Etat prépare la guerre urbaine dans les cités françaises, Paris, La Découverte, 2010 ; M. Rigouste, La domination policière. Une violence industrielle, Paris, La Fabrique, 2012.
  • [14]
    Si ce n’est que pour cet auteur, les opérations d’aménagement peuvent contribuer à la sécurité d’un quartier en favorisant la surveillance de l’espace par les résidents et les usagers, et non en facilitant l’intervention policière. Cf. O. Newman, Defensible Space, Crime Prevention Through Urban Design, Londres, Macmillan, 1972.
  • [15]
    B. Benbouzid, « Urbanisme et prévention situationnelle : le cas de la dispute des professionnels à Lyon », Métropoles [En ligne], 8, 2010 ; B. Vallet (dir.), Qualité et sûreté des espaces urbains. Onze expériences novatrices, Paris, Éditions du PUCA, 2012.
  • [16]
    Aux journalistes de la presse quotidienne régionale qui lui demandaient le 17 novembre 2005, si les émeutes ne signaient pas l’échec de la rénovation urbaine, celui qui aime présenter le PNRU comme son « bébé » avait apporté la réponse suivante : « Il suffit de comparer les sites qui ont bénéficié des crédits de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine et les lieux de chauffe. Vous constaterez que dans les quartiers où la politique de rénovation urbaine est enclenchée, il y a eu très peu de violence. On a juste constaté un peu de tension par mimétisme ».
  • [17]
    H. Lagrange, « La structure et l’accident », in H. Lagrange, M. Oberti (dir.), Emeutes urbaines et protestations, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
  • [18]
    H. Lefebvre, op. cit.
  • [19]
    R. Epstein, « Urban Renewal = Riot Revival ? The Role of Urban Renewal Policy in the French Riots », in F. Jobard, M. King, D. Waddington (dir.), Rioting in the UK and France, 2001-2006. A Comparative Analysis, Cullompton, Willan Publishing, 2009.

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