Mouvements 2015/3 n° 83

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Article de revue

Les révoltes de 2005, une prise de conscience politique

Entretien avec Mohamed Mechmache

Pages 17 à 21

Notes

  • [*]
    Sociologue et urbaniste, professeure à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense.
  • [1]
    Entretien réalisé le 10 mars 2015.
  • [2]
    Mouvement de l’immigration et des banlieues fondé en 1995.
English version

1Marie-Hélène Bacqué pour Mouvements (M.) : Il y a eu beaucoup de discussions pendant et après les révoltes de 2005 sur leur teneur politique ou non. Quelle a été ton expérience de ce point de vue ?

2Mohamed Mechmache (M. M.) : Les révoltes de 2005 ont constitué une prise de conscience pour moi et pour une partie de ma génération ; elles nous ont politisés sur le terrain des injustices et des inégalités. À vrai dire, j’étais déjà politisé sans l’être, mais je n’avais pas envie m’investir en politique. Comme beaucoup, j’avais été formé dans le milieu associatif, par l’éducation populaire. On discutait avec les communistes qui étaient présents localement. J’avais autour de moi des gens qui militaient ; je connaissais des militants du MIB [ 2], ou du mouvement de la double peine qui habitaient dans le quartier. J’étais engagé dans la vie associative, localement. À seize ans, j’avais créé une petite association pour lancer des projets autogérés, sans adultes. Je m’étais aussi impliqué dans un club de foot, fermé en 1999 suite à une bagarre, et j’avais lancé une association qui s’appelait « Priorité, Respect, Citoyenneté ». En 2005, au moment des révoltes, j’étais éducateur.

3M. : La question du vocabulaire est importante. Tu insistes toujours pour que l’on utilise le terme révolte et non celui d’émeutes qui est le plus mobilisé par les médias mais aussi par les chercheurs. Pourquoi ?

4M. M. : Ces événements ont tout de suite été qualifiés d’émeutes dans les médias et par les responsables politiques. Mais quand les pompiers ou les pêcheurs, qui sont parfois beaucoup plus violents que les habitants des banlieues, se mettent en colère, on ne parle pas d’émeutes. On parle des pêcheurs révoltés, des pompiers révoltés, des paysans révoltés. Et ce faisant, on qualifie leur mouvement, on le justifie d’une certaine manière. Par contre, les habitants de banlieue sont des casseurs, des gens qui n’ont pas d’éducation. C’est pourquoi nous avons préféré utiliser l’expression de « révolte sociale » parce que tout ce qui s’est écrit ensuite dans les cahiers de doléances, qu’ACLEFEU a fait remplir dans toute la France, a démontré que c’était bien d’une crise sociale et politique qu’il s’agissait et que derrière les révoltes, il y avait des revendications. Dans cette révolte, il y avait une forme d’automutilation, comme un suicide collectif qui exprimait une souffrance et interpellait les responsables politiques qui n’avaient pas su gérer les problèmes.

5M. : Les révoltes ont mobilisé beaucoup plus que les jeunes engagés dans des actions violentes. Des responsables associatifs, des parents, de simples citoyens ont essayé de s’organiser, d’être présents, parfois pour temporiser, parfois pour débattre. De la même façon on a pu voir récemment à Fergusson et à Baltimore s’organiser des mobilisations larges sur la question de la violence policière et du racisme.

6M. M. : Quand on parle des révoltes, on parle de ce qui est pillé, mais pas des gens, qui sont là, qui se mobilisent. Il y avait beaucoup de gens dehors, énormément de gens. Et puis ça se déplaçait, parce qu’il se passait des choses sur le bas Clichy, sur Clichy, sur les Bosquets. Donc il y avait un effet de masse.

7Il n’y avait pas que les jeunes qui exprimaient leur colère. Il y avait aussi des parents, des pères et des mères de famille qui étaient là. Des jeunes qui étaient plus jeunes que moi de 4 ou 5 ans à peine, des gens aussi qui avaient la quarantaine, hyper révoltés de ce qui se passait. Il y avait aussi d’autres acteurs qui agissaient pour que la situation se calme. Non pas parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec ce qui se passait, mais plutôt pour éviter les dégâts en direction des habitants. Pas mal de gens se sont retrouvés en mandat de dépôt, ont souffert de gaz lacrymogènes, de tirs de flash-ball, d’insultes, de violence psychologique. Les enfants ont vu des hélicoptères tourner au-dessus d’eux, avec des projecteurs sur leur chambre. Des pères de famille très âgés, comme mon père, en sortant le soir de la mosquée se sont retrouvés confrontés à un escadron de CRS, qui leur a imposé de rentrer chacun chez eux en longeant le mur, en file indienne. Cette image m’a frappé. On a entendu quelques policiers dire : « Ah, depuis le temps qu’on attendait ça… ça nous permet de nous défouler ». Des gamins avaient récupéré des bouteilles de gaz lacrymogène sur lesquelles était inscrit « Bande de fils de putes », sachant que c’est dans notre direction qu’ils allaient les envoyer. C’était une ambiance de guerre, qui renvoyait la génération de mes parents à la guerre d’Algérie.

8M. : Comment est-on passé des révoltes à l’organisation d’ACLEFEU ?

9M. M. : Les révoltes ont fonctionné comme un déclencheur en mettant soudain en lumière des enjeux très politiques, en montrant l’instrumentalisation des quartiers comme fonds de commerce politique et en particulier la stratégie de tension utilisée par Nicolas Sarkozy à l’époque ministre de l’Intérieur. On ne pouvait plus en rester là après ce que nous avions connu pendant vingt et une nuits, les mesures qu’on nous avait proposées, le couvre-feu et les messages des responsables politiques qui étaient en train de se dédouaner.

10En particulier, je me souviens d’une émission « À vous de juger » sur France 2, où Nicolas Sarkozy était la vedette. Un jeune de La Courneuve avec qui il s’était affronté verbalement lors de son passage à La Courneuve était invité et ils ont eu un débat très vif. Sarkozy a déclaré : « Ce sont des voyous, des racailles, je persiste et je signe ». En bref, il expliquait qu’il était impossible de débattre avec cette jeunesse-là. Il parlait à des milliers de personnes à travers la télévision, aux « braves gens qui veulent avoir la paix » selon ses termes, mais pas aux jeunes présents sur le plateau. Il avait aussi reçu la famille de Bouna Traoré, l’un des deux jeunes morts à Clichy, au ministère de l’Intérieur. C’était le jour de l’Aïd ; Monsieur Traoré était en boubou, habit traditionnel. Sarkozy en a profité pour dire qu’il n’était même pas habillé français. On assistait donc à toute une campagne de disqualification jouant sur des registres sociaux, ethniques et religieux. On a entendu : « c’est la faute de la polygamie » ; « c’est la démission des parents » ; « c’est le rap », tout cela renvoyait toujours la responsabilité aux victimes. Je me suis dit qu’il fallait absolument qu’on donne une autre réponse.

11Ma première démarche a été d’appeler tous les gens que j’avais croisés pendant six nuits à Clichy. J’ai réussi à obtenir une salle par le club de prévention dans lequel je travaillais. Le soir même, il y avait quatre-vingts personnes qui venaient de Clichy et de Montfermeil mais pas seulement. Petit à petit, on est passé à un noyau de trente personnes, qui s’est stabilisé et d’où est sorti ACLEFEU. Notre collectif était composé de gens venant de différents horizons. Pour certains, c’était leur première expérience militante, d’autres avaient un peu plus de bouteille. Il y avait des éducateurs, de simples citoyens, des chômeurs, des jeunes et moins jeunes.

12M. : Mais dans quelle mesure cette prise de conscience s’est-elle prolongée et a-t-elle dépassé le niveau local ?

13M. M. : Dix ans après, ACLEFEU existe toujours et s’est imposé dans le débat national et dans le débat local. On peut dire qu’après les révoltes de 2005, une double dynamique, locale et nationale s’est engagée. Je crois que cela a contribué à réveiller les consciences. Notre discours depuis dix ans est : « tu vas devenir acteur et auteur. Il faut s’impliquer localement dans la vie active et dans la vie de la cité ; savoir lire entre les lignes, avoir un discours, savoir fédérer, être porte-voix ». Voilà ce que les révoltes ont réveillé.

14Nous voulions avoir un écho national, parce que ce qui s’était passé ne concernait pas seulement Clichy. Nous avons lancé l’idée des cahiers de doléances ; il s’agissait d’aller à la rencontre des gens pour comprendre où on en était, quelles étaient les causes de ces révoltes et en faire une restitution dans des cahiers à remettre à l’Assemblée nationale. Notre référence c’était les cahiers de doléances de la Révolution française avec l’idée de remettre en acte la démocratie. On est parti des valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité. On se disait « Ces valeurs, elles sont belles en théorie, mais en pratique, quand tu regardes ce qui se passe réellement, elles n’existent pas ». L’objectif était que les gens se réveillent et qu’ils changent la donne, qu’ils pèsent dans le débat politique. Nous avons réussi à créer une dynamique, à mobiliser des médias, à remettre l’accent sur des questions de fond.

15ACLEFEU est un mouvement local clichois mais qui a un écho national. Au début, nous avons été contactés par d’autres groupes locaux qui voulaient ouvrir des « cellules d’ACLEFEU ». Mais leur démarche politique n’était pas forcément la même que la nôtre. Nous avons décidé de garder un écho national, de donner un coup de main à d’autres structures locales mais sans nous transformer en organisation nationale. En dix ans, nous avons construit un ancrage local en travaillant autour de la proximité. À travers différents projets, nous mobilisons des jeunes et des familles. Beaucoup de familles aujourd’hui ne parlent pas politique à la maison. Beaucoup n’ont pas le droit de vote. Leurs enfants grandissent très éloignés de ces enjeux-là. En mettant en place des projets collectifs, nous retravaillons sur les questions des institutions, de la citoyenneté. Cela ne nous empêche pas chaque année d’organiser des tours de France.

16M. : Vous avez aussi investi la politique représentative. Est-ce que cela a produit des effets ?

17M. M. : Nous voulions prendre part au débat politique. Nous avons décidé de lancer une campagne d’inscription sur les listes électorales. Dès décembre 2005, nous avons lancé une première campagne nationale avec l’appui de gens connus comme JoeyStarr. Nous avons incité des gens à s’inscrire sur les listes électorales et nous avons montré que cela pouvait avoir des effets. Nous avons aussi été initiateurs d’une dynamique qui a permis de lancer des listes autonomes aux élections suivantes municipales, cantonales et même régionales. En 2008, nous avons créé le mouvement « Affirmation ». Il y en avait un peu marre de rester en dehors du champ politique. C’est bien beau de s’inscrire sur les listes électorales, mais si c’est pour voter pour les mêmes ! On n’attendait plus qu’on nous laisse de la place ; il s’agissait de s’affirmer. Le mouvement Affirmation a été la naissance d’un mouvement politique, pour faire de la politique autrement. L’idée était d’être présent, mais pas forcément sur des listes autonomes. Quand il n’est pas possible de discuter, on peut lancer des listes autonomes mais nous ne refusons pas de nous mettre autour d’une table à condition d’être considéré d’égal à égal. Mais pas avec n’importe qui ; avec des gens de gauche, c’est ce qui nous distingue d’autres collectifs. On peut être dans une majorité et garder son autonomie ; c’est ce que nous avons fait au niveau local, à Clichy. Nous n’avons pas présenté de liste autonome, ni en 2008, ni en 2014. Nous avons passé un accord directement avec la liste de gauche conduite par le parti socialiste et nous avons réussi à avoir cinq élus, dont quatre avec des délégations. C’est ce qui s’est passé à Valence, Montpellier, Valence-Bourg.

18Avoir des élus, nous a permis de faire évoluer les orientations politiques. Par exemple, nous nous sommes battus contre le projet de création d’une police municipale et nous avons obtenu à la place la création de postes d’agents de proximité.

19M. : Dix ans après, il semble quand même que ces mobilisations peinent à déboucher sur un mouvement social plus large. Certains ont même parlé des banlieues comme d’un désert politique.

20M. M. : À la suite des révoltes, il y a eu des tentatives de s’organiser au niveau national, notamment celle de Forum social des quartiers populaires (FSQP) qui est né en 2005 à l’initiative de militants du Mouvement immigration banlieue (MIB). Mais cela n’a pas abouti et le FSQP a disparu en 2013. En 2014, il y a eu la création de la coordination « Pas sans nous », qui est une forme de syndicat des quartiers populaires, suite au rapport sur la participation dans la politique de la ville que j’ai corédigé avec Marie-Hélène Bacqué pour le ministre de la Ville François Lamy. S’organiser nationalement est difficile en raison des logiques d’ego, de la diversité du tissu associatif et politique dans les quartiers populaires. Il y a des gens qui veulent porter le costume mais qui n’ont pas d’âme militante. Ils sont militants à travers des sites internet et ils se légitiment ainsi, sans actions de terrain. Les collectifs et les associations sont aussi confrontés à une grande précarité. Mais ce tissu associatif et politique existe bien, même s’il faut le conforter, et il me semble qu’il commence à prendre place dans le débat politique national. Par ailleurs, nous comprenons mieux les codes des milieux politique et médiatique, tout en gardant une connexion avec la base et cela nous permet de mieux comprendre les situations et de mieux les articuler.

21On peut donc dire que les révoltes de 2005 ont constitué un vrai levier pour lutter contre une politique menée par la droite. Mais malheureusement, la gauche a complètement cassé cet élan en ne respectant pas ses promesses. Aujourd’hui, on crie au loup parce que le Front national est à nos portes. Mais qui en est responsable ?


Date de mise en ligne : 24/09/2015.

https://doi.org/10.3917/mouv.083.0017

Notes

  • [*]
    Sociologue et urbaniste, professeure à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense.
  • [1]
    Entretien réalisé le 10 mars 2015.
  • [2]
    Mouvement de l’immigration et des banlieues fondé en 1995.
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