Notes
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[*]
Maîtresse de conférences à l’université Paris-Dauphine, IRISSO.
-
[**]
Chercheuse en sociologie au CNRS, au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, équipe « Cultures et sociétés urbaines ».
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[1]
É. Durkheim, « La famille conjugale », in Textes III, Paris, Éditions de Minuit, 1972 (cours de 1892), p. 35-49.
-
[2]
P. Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
-
[3]
T. Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
-
[4]
M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992.
-
[5]
R. Arum, W. Müller (dir.), The Reemergence of Self-Employment. A Comparative Study of Self-Employment Dynamics and Social Inequality, Princeton, Princeton University Press, 2004.
-
[6]
Y. Grafmeyer, J.-Y. Authier, Sociologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2008 ; A. Collet, « Montreuil, “le 21e arrondissement de Paris” ? La gentrification ou la fabrication d’un quartier ancien de centre-ville », Actes de la recherche en sciences sociales, 195, 2012, p. 12-37.
-
[7]
C. Delphy, L’ennemi principal, 2 vols, 1. « Économie politique du patriarcat », 2. « Penser le genre », Paris, Syllepse, 1998-2001.
-
[8]
R. Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil, 2003.
-
[9]
Jusqu’à la loi du 3 janvier 1972, l’enfant né de parents non mariés, alors dit « naturel », ne peut pas prétendre hériter de ses parents. Et il faut attendre la loi du 8 janvier 1993 pour que les enfants « adultérins » soient héritiers réservataires au même titre que les enfants « légitimes ».
-
[10]
C. Bessière, « Les “arrangements de famille” : équité et transmission d’une exploitation familiale viticole », Sociétés contemporaines, 56, 2004, p. 69-89.
-
[11]
B. Garbinti, P. Lamarche et L. Salendier, « Héritages, donations et aides aux ascendants et descendants », Les revenus et le patrimoine des ménages, Édition 2012, Paris, Insee, p. 56-69.
-
[12]
C. Bessière, De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Paris, Raisons d’agir, 2010.
-
[13]
S. Gollac, « Les ambiguïtés de l’aînesse masculine. Transferts patrimoniaux et transmission du statut social de génération en génération », Revue française de sociologie, 54(4), 2013, p. 709-738.
-
[14]
S. Gollac, « Faire ses partages. Patrimoine professionnel et groupe de descendance », Terrain, 45, 2005, p. 113-124.
-
[15]
L’absence même d’un autre terme disponible pour décrire ce type de lien de parenté en dit long sur le poids du biologique dans la définition de la filiation.
-
[16]
D. Coiffard, « La réserve conjugale », Droit et patrimoine, 125, 2004, p. 40-46.
-
[17]
La liberté de tester n’empêche pas, cependant, comme par exemple aux États-Unis, que les héritages soient destinés principalement aux enfants, le plus fréquemment en parts égales : A. Masson, « Famille et héritage : quelle liberté de tester ? », Revue française d’économie, 21(2), 2006, p. 75-109.
« Nous ne sommes attachés à notre famille que parce que nous sommes attachés à la personne de notre père, de notre mère, de notre femme, de nos enfants. Il en était tout autrement autrefois où les liens qui dérivaient des choses primaient au contraire ceux qui venaient des personnes, où toute l’organisation familiale avait avant tout pour objet de maintenir dans la famille les biens domestiques, et où toutes les considérations personnelles paraissaient secondaires à côté de celle-là »
Examiner à nouveau les « choses » dans la famille
1Texte fondateur de la sociologie de la famille contemporaine, le cours d’Émile Durkheim annonçait, à la fin du XIXe siècle, l’avènement d’une famille conjugale de moins en moins centrée sur la transmission « des choses », et prophétisait même la fin de l’héritage. Il a conduit des générations de sociologues à s’intéresser davantage aux liens qu’aux biens dans la famille. Certes, les sociologues considèrent qu’au cours du XXe siècle, l’institution familiale a continué à jouer un rôle clé dans la reproduction des structures sociales en participant directement à la transmission des capitaux qui assurent, à chaque génération, la position plus ou moins élevée des membres d’un groupe de parenté au sein de la hiérarchie sociale. Mais, avec le développement du salariat, la place prise par le diplôme et plus largement par l’héritage culturel dans les mécanismes de transmission du statut social [2] a rendu moins visible le poids de l’héritage économique.
2Cette perspective, tenable jusque dans les années 1980, n’est plus adéquate aujourd’hui pour rendre compte des inégalités économiques criantes qui traversent la société française. On sait que les inégalités patrimoniales sont encore plus importantes que les inégalités de revenus, et que sur la période longue, après une parenthèse de réduction de ces inégalités de la Première Guerre mondiale jusqu’aux années 1970, elles s’accroissent à nouveau [3]. En 2010, selon l’enquête Patrimoine de l’Insée, 10 % des ménages les plus fortunés détiennent la moitié du stock de richesse, traduction statistique de l’importance du patrimoine dans l’affirmation de la position sociale des élites contemporaines [4]. L’ensemble des employés et des ouvriers, soit la moitié de la population active, possède un patrimoine net médian inférieur à 30 000 € tandis que les cadres supérieurs disposent d’un patrimoine médian sept fois plus élevé (214 000 €). Dans les ménages comprenant un indépendant, les patrimoines médians sont encore plus importants car en partie à usage professionnel, allant jusqu’à 500 000 € pour les professions libérales et les agriculteurs. Or, après avoir longtemps diminué, la proportion de travailleurs indépendants s’est stabilisée autour de 11 % de la population active en France [5]. Par ailleurs, la propriété immobilière est plus courante qu’autrefois tout en restant distinctive [6] : plus de 96 % de la moitié la plus riche des ménages possèdent un bien immobilier, alors que seuls 0,5 % des ménages possèdent un bien immobilier dans le quart le moins riche de la population française. Se centrer à nouveau sur les « choses » dans la famille permet de mieux comprendre comment se reproduisent et s’accentuent, d’une génération à l’autre, ces inégalités patrimoniales. L’augmentation du patrimoine immobilier de certains ménages et la fin de la baisse du poids des biens professionnels dans les patrimoines familiaux expliquent en effet pour partie la remontée du poids des héritages dans l’économie nationale : selon Thomas Piketty, alors qu’ils représentaient 5 % du revenu national en 1950, ils en représentent 15 % en 2010 et en représenteront vraisemblablement 20-25 % en 2050, soit un poids équivalent à celui constaté pour le XIXe siècle.
3Ces évolutions historiques conduisent à repenser la place du patrimoine économique dans la reproduction sociale en même temps que la définition conjugale de l’institution familiale contemporaine. Pour comprendre comment se reproduisent les rapports sociaux de classe – mais aussi de sexe [7] – qui façonnent notre société, il s’avère ainsi crucial d’examiner les modes d’accumulation, de partage et de transmission du patrimoine au sein des groupes de parenté et les définitions de la famille auxquelles ils renvoient. Les quelques réflexions présentées ici partent d’une analyse du droit qui leur donne forme, pour étudier ensuite, à partir d’une enquête ethnographique auprès de familles et de notaires ainsi que de l’exploitation de données statistiques sur le patrimoine des Français, les modalités et les conséquences concrètes de l’application de ce cadre juridique.
L’encadrement juridique des transmissions
4Le rôle du droit dans la transmission familiale du patrimoine économique est double. Tout d’abord, il permet cette transmission puisqu’il confère aux individus le pouvoir de réaliser leurs intentions de transmission via des actes juridiques tels que le testament et autorise, tout simplement, le transfert de propriété d’un individu à un autre après sa mort. Ensuite, le droit définit les formes légitimes de la transmission, qui contribuent ainsi à la construction sociale de ce qu’est la famille [8].
5Plusieurs pans du droit façonnent ainsi les transmissions économiques au sein de la parenté. Le droit social, tout d’abord. Le code civil définit des solidarités économiques obligées entre apparentés, notamment au travers du devoir de secours entre conjoints et de l’obligation alimentaire entre ascendants et descendants. De ces principes découlent des complémentarités complexes entre droits à l’aide sociale et recours obligatoires aux solidarités familiales. Par exemple, le versement de certaines aides, comme le paiement d’une maison de retraite, est subordonné au soutien financier potentiel des obligés alimentaires, tels que les enfants de la personne âgée.
6Le code civil définit quant à lui une liste hiérarchisée et précise des héritiers légaux de la personne qui laisse une succession. Les enfants (remplacés par leurs propres enfants s’ils sont absents – c’est-à-dire eux-mêmes décédés ou s’ils ont renoncé à la succession) sont les seuls « héritiers réservataires » de cette liste, qui ne peuvent donc être déshérités [9]. Les héritiers réservataires se partagent la « réserve », part de la succession qui leur revient de droit et qui dépend de leur nombre et de leur lien de parenté avec celui qui laisse la succession : la « réserve » est constituée de la moitié de la succession si la personne qui laisse la succession a un enfant unique, des deux tiers de la succession s’il a deux enfants et des trois quarts s’il a trois enfants ou plus ; elle est d’un quart au profit du conjoint si la personne décédée ne laisse ni descendant ni ascendant, le conjoint étant alors héritier réservataire depuis la loi du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins. Celui qui laisse la succession peut en revanche disposer librement du reste (la « quotité disponible ») par le biais de libéralités (donations faites avant le décès et legs prévus nominativement et réalisés au moment du décès). En l’absence de descendants et de testament, le code indique la liste ordonnée des héritiers présumés : d’abord les parents (qui ne sont plus des héritiers réservataires depuis la loi du 23 juin 2006) avec les frères et sœurs ou leurs descendants, puis les autres ascendants, et enfin les cousins et cousines ou leurs descendants. Ces héritiers présumés peuvent en revanche être déshérités au profit d’autres personnes si le défunt en a exprimé la volonté.
7Ce droit successoral, qui définit qui doit et qui peut hériter, s’articule enfin au droit fiscal. Selon le destinataire de l’héritage, le poids des impôts sur la succession peut effectivement être très variable. Les donations et héritages destinés aux enfants sont particulièrement peu taxés : un parent peut ainsi donner à chacun de ses descendants 31 865 € tous les quinze ans de son vivant et, au moment de l’héritage, jusqu’à 100 000 euros sans aucune imposition (au-delà, la succession est imposée à hauteur de 5 à 45 % selon son montant, selon un principe progressif). Ces règles valent aussi pour les ascendants. Si, théoriquement, une personne non mariée et sans enfant peut transmettre tous ses biens, par testament, à un.e conjoint.e avec qui elle n’est pas mariée, dans les faits ce.tte conjoint.e devrait payer 60 % de la valeur de la succession en impôts, tandis que les parents n’auraient aucun impôt à payer (les frères et sœurs paieraient entre 35 et 45 % d’impôts au-delà de 15 932 € d’abattement, selon la valeur du patrimoine).
8Le droit accorde ainsi des positions ambiguës à certains apparentés, du point de vue des relations économiques dans la famille. Les frères et sœurs arrivent juste derrière les descendants dans l’ordre successoral, comme les parents, mais sont plus fortement taxés sur l’héritage. En revanche, il n’existe aucune obligation alimentaire entre frères et sœurs. Le droit distingue donc les solidarités économiques quotidiennes, en déterminant qui doit subvenir aux besoins de qui, des transferts patrimoniaux au sein de la lignée, qui renvoient à la façon dont les biens doivent préférentiellement circuler d’une génération à l’autre. De ce point de vue, la position des « alliés » (c’est-à-dire des membres de la famille « par alliance ») est le symétrique de celle des frères et sœurs : s’ils doivent à la famille de leur conjoint une solidarité économique, le patrimoine familial ne doit pas passer entre leurs mains. Un gendre ou une belle-fille, par exemple, sont les obligés alimentaires de leurs beaux-parents mais ne sont pas leurs héritiers. Ils sont d’autant moins leurs héritiers qu’en droit français, la « communauté matrimoniale » (c’est-à-dire le patrimoine que les conjoints mariés détiennent ensemble à parts égales) se limite aux biens acquis durant le mariage, à l’exclusion des biens hérités : la belle-fille n’a ainsi aucun droit sur les biens que son conjoint a reçu de ses parents.
9Le droit réserve d’ailleurs une position particulière au conjoint dans la succession, à côté de « l’ordre successoral » (sa situation est décrite dans une section à part du code civil, intitulée « Des droits du conjoint successible »). Depuis la loi du 3 décembre 2001, le conjoint marié ou pacsé peut hériter de la propriété du quart de la succession, ou de l’usufruit de la totalité du patrimoine, et cet héritage n’est pas imposé. Avant, en l’absence de contrat de mariage spécifique ou de donation entre époux, il ne bénéficiait par défaut que de l’usufruit du quart du patrimoine. En fait, alors que les descendants sont les seuls héritiers réservataires, leurs droits sur les biens de leur parent décédé peuvent être limités par la préservation des conditions de logement du conjoint de ce parent y compris lorsqu’ils ne sont pas les enfants de ce conjoint, ou lorsque ce conjoint était seulement pacsé au défunt (en revanche, un conjoint non marié et non pacsé n’a aucun droit sur le logement conjugal s’il appartenait, ne serait-ce qu’en partie, au défunt). Le droit définit ainsi d’un côté un couple solidaire économiquement, y compris au-delà de la mort – si tant est qu’il soit officialisé –, et de l’autre une lignée qui exclue les alliés, dont les membres se partagent et se transmettent des droits de propriété.
Inégalités interfamiliales, inégalités intrafamiliales
10Le droit permet ainsi le maintien du patrimoine dans la famille, mais pas dans n’importe quelle famille. Plus le patrimoine est important, plus le droit offre d’outils pour le transmettre. Prenons l’exemple des donations. Elles permettent d’abord de transmettre au moment où les enfants en ont le plus besoin au cours de leur propre processus d’accumulation patrimoniale. Or, pour pouvoir transmettre une partie de sa richesse avant son décès, il faut une richesse assez importante pour être diversifiée en biens immobiliers et financiers – qu’elle ne se réduise ni à une résidence principale, ni pour les familles d’indépendants à une entreprise [10]. L’intérêt de la donation est ensuite fiscal : à chaque donation puis au moment du décès s’appliquent des abattements. L’accumulation de ces abattements n’est intéressante que si le patrimoine est important. On ne sera donc pas surpris que les ménages donateurs disposent en général d’un patrimoine élevé : la moitié d’entre eux détiennent plus de 273 700 € de patrimoine brut, soit deux fois plus que la médiane sur l’ensemble des ménages [11]. Ils sont plus diplômés que les ménages du même âge. Toutes choses égales par ailleurs, ce sont plus fréquemment des ménages d’anciens agriculteurs, artisans-commerçants et chefs d’entreprise. Or on sait que ces catégories socioprofessionnelles sont plus régulièrement en relation avec des professionnels du droit, de la gestion du patrimoine et de la fiscalité, notamment parce que leurs revenus dépendent de leur patrimoine professionnel. La complexité du droit civil, social et fiscal crée donc des inégalités face à la transmission, qui dépassent les inégalités de richesse et recouvrent aussi des différences liées aux capitaux culturel et social et à l’ancienneté du patrimoine familial : on est mieux armé pour transmettre lorsqu’on a soi-même hérité et qu’on a un minimum de familiarité avec le droit au travers des études ou de la fréquentation de professionnels du droit.
11Ces inégalités entre familles se doublent d’inégalités à l’intérieur de chaque famille, entre apparentés. Le code civil pose le principe du partage égal de la « réserve » entre héritiers réservataires, c’est-à-dire entre les enfants ou les petits-enfants qui les représentent. Toute donation effectuée du vivant du donateur à un de ses enfants doit ainsi être « rapportée à la succession », afin qu’il en soit tenu compte dans le partage des biens du défunt. Cependant, le droit offre des marges de manœuvre pour transmettre des parts inégales à des descendants. On peut tout d’abord disposer librement de la « quotité disponible ». Depuis 2006, certains héritiers peuvent également renoncer à faire comptabiliser les donations antérieures au moment du partage de l’héritage final : le ou les bénéficiaires de ces donations sont alors avantagés.
12Dans la pratique, il arrive donc fréquemment que des frères et sœurs ne reçoivent pas la même chose. Ces inégalités sont généralement justifiées, par les membres des groupes de parenté et par les professionnels qui rédigent les actes successoraux officiels (en l’occurrence les notaires), par la volonté de ne pas diviser certains éléments du patrimoine. Une élève de l’École de notariat de Paris, explique ainsi, lors d’un entretien mené avec elle en 2004, que si on enseigne bien aux futur.e.s notaires le respect de la règle de l’équité des partages et si « a priori on ne regarde pas la nature du bien pour faire le partage », on leur enseigne tout de même toutes les solutions qui permettent la transmission d’une entreprise familiale à un héritier unique. Au-delà des solutions légales à ce type de problème, un notaire en retraite rencontré mentionne aussi la possibilité de « sous-évaluer » le bien dont on veut préserver l’intégrité. Les autres héritiers reçoivent alors des compensations financières inférieures à la valeur réelle de ce bien. Ces situations sont loin d’être exceptionnelles dans les cabinets de notaire, et ne sont pas toujours conflictuelles. Dans la région de Cognac, lorsqu’héritières et héritiers non repreneurs de l’entreprise familiale bénéficient d’une situation professionnelle stable sur le marché du travail salarié, il n’est pas rare que certain.e.s renoncent provisoirement ou définitivement à tout ou partie de l’héritage, au nom du maintien de l’entreprise dans la famille [12].
13Or on constate que les garçons, en particulier les aînés, sont les premiers bénéficiaires de ces biens qu’on cherche à préserver : entreprises familiales dans les familles d’indépendants, maisons de famille dans les familles de salariés [13]. Le même notaire explique ainsi que, dans sa région, « on s’est toujours assis sur la réserve héréditaire quand il s’agissait de maintenir l’exploitation ». Il précise que ces façons de faire trouvent l’aval des filles désavantagées, sûres de bénéficier de la solidarité familiale en cas de besoin. On retrouve effectivement ce type de mécanisme à l’œuvre dans les familles rencontrées lors de l’enquête : parce que l’organisation de la succession autour du maintien de l’entreprise familiale assure la reproduction du statut social du groupe familial, il peut être très coûteux pour les filles de la remettre en cause, quand bien même elle leur est financièrement défavorable [14]. La contribution des notaires au maintien des entreprises familiales, parfois au détriment du principe d’égalité des héritiers ou des droits du conjoint survivant, peut être mise en relation avec le fait que les notaires sont eux-mêmes des travailleurs indépendants qui peuvent transmettre ou désirer transmettre leur étude à un de leurs enfants.
14Le droit et ses modalités d’application jouent ainsi en défaveur des sœurs au profit de leurs frères, mais aussi en défaveur des épouses au profit des descendants. Le droit et ses exégètes professionnels, notamment les notaires qui sont aux premières lignes de son application, tendent effectivement à définir comme contradictoires les intérêts des « alliés » (apparentés par le mariage, le Pacs ou l’union libre) et des « consanguins » (apparentés car ayant des ascendants communs, qu’il y ait filiation biologique ou non [15]). « L’histoire des droits du conjoint survivant est celle du fléau de la balance entre la préoccupation de lui assurer les moyens de sa subsistance, et le souci de préserver la transmission des biens dans le lignage », écrit par exemple Me Didier Coiffard dans une revue destinée aux notaires [16]. Il prend position contre la création d’un droit réservataire pour le conjoint survivant lorsqu’il n’y a pas d’enfant héritier : cette réserve, explique-t-il, peut par exemple empêcher un neveu de reprendre l’entreprise de son oncle. La logique du droit et des professionnels qui l’appliquent oppose donc, d’un côté, un couple formant une unité mobilisée autour d’intérêts domestiques communs et, de l’autre, des consanguins formant une lignée au long de laquelle se transmet la propriété de biens patrimoniaux. Il faut relever que ces « consanguins » constituent pour le droit, encore aujourd’hui, une lignée « de père en fils » (ou d’oncle en neveu), comme en témoigne la déclinaison exclusivement masculine de certains articles du code civil, par exemple : « si le fils ne vient que par représentation, il doit rapporter ce qui avait été donné à son père » (article 848). Tandis que derrière les droits du « conjoint survivant » se cachent le plus souvent – différentiels d’espérance de vie et d’âge entre conjoints obligent – les droits d’une veuve…
15Le droit français organise scrupuleusement la reproduction des inégalités de richesse entre familles, en rendant le transfert des biens possible avant tout entre apparentés [17] : il assure la conservation des biens au sein des familles les plus dotées, voire les plus anciennement dotées, associant à leur capital économique des capitaux sociaux et culturels. Au passage, le droit construit une définition particulière de l’institution familiale : la famille au sein de laquelle s’accumule et se transmet le patrimoine est fondamentalement une lignée. Au sein de cette lignée, tous les apparentés n’occupent pas la même place, et c’est cette distribution de rôles différenciés qui rend possible la reproduction des patrimoines familiaux : pour préserver une entreprise ou conserver une maison de famille, la veuve doit s’effacer devant son neveu, la sœur devant son frère. Ainsi, hommes et femmes ne bénéficient pas également des processus d’accumulation et de transmission qui se jouent dans les familles. Ces inégalités patrimoniales au sein de la famille se construisent à la fois dans le droit lui-même, mais aussi dans ses usages sociaux, depuis sa mise en œuvre par des groupes professionnels socialement situés jusqu’à ses usages par des individus pris dans des rapports de force internes à leur groupe de parenté. Dans ces processus d’accumulation et de transmission des patrimoines familiaux, s’articulent étroitement les rapports sociaux de classe, qui travaillent à la reproduction des statuts de génération en génération, et le genre, qui structure la famille et rend possible cette reproduction. Les étudier montre combien il serait absurde de parler de famille sans parler de classe sociale, ou de reproduction sociale sans parler de genre. Réintroduire les biens dans l’analyse de la famille, c’est ainsi saisir les rapports de pouvoir et de domination qui se jouent dans les liens qui la constituent quotidiennement, entre frères et sœurs, entre parents et enfants, entre époux et épouses, pour chacun.e d’entre nous.
Notes
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[*]
Maîtresse de conférences à l’université Paris-Dauphine, IRISSO.
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[**]
Chercheuse en sociologie au CNRS, au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, équipe « Cultures et sociétés urbaines ».
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[1]
É. Durkheim, « La famille conjugale », in Textes III, Paris, Éditions de Minuit, 1972 (cours de 1892), p. 35-49.
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[2]
P. Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
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[3]
T. Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
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[4]
M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992.
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[5]
R. Arum, W. Müller (dir.), The Reemergence of Self-Employment. A Comparative Study of Self-Employment Dynamics and Social Inequality, Princeton, Princeton University Press, 2004.
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[6]
Y. Grafmeyer, J.-Y. Authier, Sociologie urbaine, Paris, Armand Colin, 2008 ; A. Collet, « Montreuil, “le 21e arrondissement de Paris” ? La gentrification ou la fabrication d’un quartier ancien de centre-ville », Actes de la recherche en sciences sociales, 195, 2012, p. 12-37.
-
[7]
C. Delphy, L’ennemi principal, 2 vols, 1. « Économie politique du patriarcat », 2. « Penser le genre », Paris, Syllepse, 1998-2001.
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[8]
R. Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil, 2003.
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[9]
Jusqu’à la loi du 3 janvier 1972, l’enfant né de parents non mariés, alors dit « naturel », ne peut pas prétendre hériter de ses parents. Et il faut attendre la loi du 8 janvier 1993 pour que les enfants « adultérins » soient héritiers réservataires au même titre que les enfants « légitimes ».
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[10]
C. Bessière, « Les “arrangements de famille” : équité et transmission d’une exploitation familiale viticole », Sociétés contemporaines, 56, 2004, p. 69-89.
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[11]
B. Garbinti, P. Lamarche et L. Salendier, « Héritages, donations et aides aux ascendants et descendants », Les revenus et le patrimoine des ménages, Édition 2012, Paris, Insee, p. 56-69.
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[12]
C. Bessière, De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Paris, Raisons d’agir, 2010.
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[13]
S. Gollac, « Les ambiguïtés de l’aînesse masculine. Transferts patrimoniaux et transmission du statut social de génération en génération », Revue française de sociologie, 54(4), 2013, p. 709-738.
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[14]
S. Gollac, « Faire ses partages. Patrimoine professionnel et groupe de descendance », Terrain, 45, 2005, p. 113-124.
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[15]
L’absence même d’un autre terme disponible pour décrire ce type de lien de parenté en dit long sur le poids du biologique dans la définition de la filiation.
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[16]
D. Coiffard, « La réserve conjugale », Droit et patrimoine, 125, 2004, p. 40-46.
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[17]
La liberté de tester n’empêche pas, cependant, comme par exemple aux États-Unis, que les héritages soient destinés principalement aux enfants, le plus fréquemment en parts égales : A. Masson, « Famille et héritage : quelle liberté de tester ? », Revue française d’économie, 21(2), 2006, p. 75-109.