Mouvements 2015/2 n° 82

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Article de revue

Au-delà des normes ?

« L’amour libre » et la famille antiautoritaire (1880-1930)

Pages 123 à 131

Notes

  • [*]
    Étudiante en sociologie et en histoire, Cecilia Varela a réalisé une recherche en master sur les féministes anarchistes au XIXe siècle.
  • [1]
    É. Armand, « Anarchie », in S. Faure, Encyclopédie anarchiste, Limoges, Éditions Presse Rivet, 1934, tome I.
  • [2]
    A. Primi, « La question des femmes au XIXe siècle », in M. Riot-Sarcey (dir.), De la différence des sexes. Le genre en histoire, Paris, Larousse, 2010, p. 173.
  • [3]
    V. de Cleyre, Le Mariage est une mauvaise action, 1907 ; M. Vernet, L’Amour libre, Épône, Édition de L’Avenir social, 1920 ; ou encore R. Caughis, L’immoralité du mariage, Paris, Éditions de la librairie internationale à Paris, 1898.
  • [4]
    Par exemple : P. Robin, Libre amour, libre maternité, Paris, Éditions de l’Humanité nouvelle, 1900.
  • [5]
    Nous reprenons ici l’expression utilisée par C. Granier, in « l’amour libre dans les textes de fiction des écrivains anarchistes du XIXe siècle (en France) », 2006, en ligne : http://www.acratie.eu/UtopiesIntro.htm
  • [6]
    C. Fourier, Le Nouveau monde amoureux, 1816.
  • [7]
    F. Couchard, « Les utopies révolutionnaires et leur vision de la famille », Revue française de psychanalyse, 66, 2002, p. 91.
  • [8]
    Ibid., p. 91.
  • [9]
    E. Armand, La camaraderie amoureuse, Orléans, Éditions de l’En-dehors, 1929.
  • [10]
    R. Chaughi, La Femme esclave, Paris, Publications des Temps nouveaux, 1910, [1ère édition : 1901] p. 3.
  • [11]
    M. Vernet, L’Amour libre, Paris, Éditions de l’anarchie, 1912 [e.o. 1906], p. 3.
  • [12]
    Madeleine Vernet (1878-1949) : féministe anarchiste, éducatrice et pacifiste, auteure d’une brochure sur l’amour libre qui fut réédité huit fois.
  • [13]
    Ibid., p. 8.
  • [14]
    E. Armand (1872-1962) est considéré comme un des théoriciens de l’anarchisme individualiste et de l’amour libre.
  • [15]
    G. Manfredonia, « Avant Propos. E. Armand, un anarchiste pas comme les autres », in E. Armand, la révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse, La Découverte, coll. « Zones », 2009, p. 10.
  • [16]
    E. Armand, « Amour » in S. Faure, Encyclopédie anarchiste, op. cit., version en ligne : http://www.encyclopedie-anarchiste.org/articles/a/amour.html.
  • [17]
    M. Despres, E. Armand, Est-cela que vous appelez vivre ? = Ka vi nomas to vivar ? ; L’En-dehors = L’Exteresanto ; Pensées pour la vie quotidienne = Pensi omni-dia ; La Ruse = La Ruzo / E. Armand, L’Amour libre = Libera amor / M. DESPRES, Orléans, Éditions l’en-dehors, Paris ; p. 7-8.
  • [18]
    É. Lamotte, La Limitation des Naissances. Moyens d’éviter les Grandes Familles, Paris, Éditions de l’Idée libre, 1920, [e.o. 1908], p. 5.
  • [19]
    Ibid., p. 127.
  • [20]
    Archives de la préfecture de police, Dossier Henriette Roussel BA 1654.
  • [21]
    « l’homme et la femme », L’Anarchie, 18, 10 août 1905, in S. Kerignard, Les femmes, les mal entendues du discours libertaire, Thèse d’histoire université Paris VIII, 2004, p. 216.
  • [22]
    A. Steiner, « Amour libriste », Rirette l’insoumise, Tulle, Éditions Mille Sources, 2013, p. 26-29.
  • [23]
    C. Demeulenaere-Douyère, « Un précurseur de la mixité : Paul Robin et la coéducation des sexes », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 18, 2003.
  • [24]
    C. Demeulenaere-Douyère, Paul Robin (1837-1912). Un militant de la liberté et du bonheur, Paris, Publisud, 1994, p. 192.
  • [25]
    N. Brémand, « chapitre IV : L’éducation intégrale, l’éducation libertaire », in Cempuis. Une expérience d’éducation libertaire à l’époque de Jules Ferry, 1880-1894, Paris, Éditions du monde libertaire, 1992.
  • [26]
    C. Beaudet, Les Milieux libres. Vivre en anarchiste à la Belle Epoque en France, Toulouse, les Éditions libertaires, 2006, p. 118.
  • [27]
    G. Fraisse, « Déserter la guerre : une idée de Madeleine Vernet », Les femmes et leur histoire, Paris, Gallimard, coll. « Foliohistoire », 2010 [1ère édition : 1998], p. 489.
  • [28]
    E. Armand, « Questions d’éthique sexuelle », L’En-dehors, 29-30, 20 février 1924.
  • [29]
    E. Armand, « Comment nous concevons la liberté de l’amour », L’En-dehors, 39, 10 juillet 1924.
  • [30]
    Dans H. Ryner, L’amour plural, roman d’aujourd’hui et de demain, Paris, Radot, 1927.
  • [31]
    G. Manfredonia, in E. Armand, La révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse, op. cit.
  • [32]
    M.-J. Dhavernas, « Anarchisme et féminisme à la belle époque », La Revue d’en face, 13, 1983 p. 68.
  • [33]
    C. Beaudet, Ibid., p. 123-124
  • [34]
    « Colonie Cecilia », La Révolte, a. VI, 23, 18 au 18 février 1892, in I. Felici, Les Italiens dans le mouvement anarchiste au Brésil, 1890-1920, Thèse de doctorat en Études italiennes, Université de la Sorbonne nouvelle-Paris 3, 1994, p. 59.
  • [35]
    Ibid, p. 26.
  • [36]
    G. Rossi à A. Sanftleben, Taquari, 18 avril 1896, Sanftleben, Afred, op. cit., p. 168-169 p. In Isabelle Felici, op. cit., p. 59.
  • [37]
    S. Zaïkowska, « Le féminisme », La vie anarchiste, 12, 1er mai 1913.
  • [38]
    S. Zaïkowska, « Aux hommes », La vie anarchiste, 15 juin 1914.
  • [39]
    Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes, Les communistes-anarchistes et la femme, Paris, Imp. Rapide, 1900, p. 12.
  • [40]
    F. Dupuis-Déri, « Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques », Genres, sexualité & société, 9, 2013.
  • [41]
    À lire le recueil de texte publié par les Éditions libertaires à ce sujet : C. Monnet, L. Vidal, Au-delà du personnel, Ateliers de création libertaire, 1997.
  • [42]
    Ibid.
English version

1Si le terme d’« anarchie » est souvent synonyme de chaos et de désordre, sous la plume de celles et ceux qui s’en réclament, il renvoie en fait à une manière spécifique de faire société : une société ou un peuple sans gouvernement, à un « régime social d’où sera bannie, en droit et en fait, toute idée de salariant et de salarié, de capitaliste et de prolétaire, de maître et de serviteur, de gouvernant et de gouverné [1] ». En d’autres termes, l’anarchisme est contre l’autorité illégitime sous toutes ses formes, parmi lesquelles l’autorité familiale, la famille étant pensée sur le modèle d’un micro État. À ce titre, la question des rapports sociaux entre les sexes fait l’objet d’une réflexion dans les théories anarchistes, réflexion qui s’est développée en lien avec l’émergence du mouvement féministe et de la fameuse question qui est l’objet de nombreux essais et d’articles de journaux à la fin du XIXe siècle : « La question des femmes [2] ». Il s’agit de mettre en cause le système de répartition sexuelle des rôles sociaux : le cantonnement de la femme à la sphère privée et celui de l’homme à la sphère publique. Les expressions d’« émancipation », de « libération » et surtout « d’indépendance » des femmes sont monnaie courante. Les anarchistes qui prennent parti pour le mouvement féministe délaissent l’émancipation politique et économique pour se focaliser sur l’émancipation sexuelle. Ils critiquent le mariage pensé comme une forme de prostitution légale [3] et certains militent pour la légalisation des pratiques contraceptives réclamée par les néomalthusiens [4].

2L’utopie développée par les anarchistes a pour nom « l’amour libre ». Cette utopie amoureuse accompagnée d’un nouveau système familial antiautoritaire est mise en pratique au sein des milieux libres. Toutefois, elle crée un débat parmi les anarchistes, débat qui se réactualise sans cesse à travers la question de l’appropriation du corps des femmes par les hommes, sous couvert de théories libertaires.

Une nouvelle morale sexuelle au service de l’émancipation des femmes

3L’esquisse d’une utopie amoureuse [5] débute avec Le Nouveau monde amoureux de Charles Fourier [6] dans lequel il critique cet « amour pivotal » : la monogamie et le devoir conjugal entraînent, selon lui, restrictions, oppressions, hypocrisies et tromperies [7]. Fourier imagine un monde où les hommes vivent en harmonie tout en suivant leurs passions sans entraves. Un monde où hommes et femmes participent à une « rotation des amours » qui leur confère une éternelle jeunesse sexuelle [8]. Les écrits des anarchistes, intéressés par les questions d’ordre sexuel, reprennent cette idée d’une satisfaction des passions comme source de bien-être individuel, mais aussi comme source d’harmonie au sein de la société. Ils développent cette idée avec l’expression « amour libre ». Cette expression est pourtant impossible à définir tant on trouve des modèles différents « d’amour libre » chez les auteurs. Certains font une différence entre amour libre et union libre et d’autres, tel E. Armand (1872-1962), préfèrent utiliser le terme de « camaraderie amoureuse [9] ». Ce foisonnement d’écrits libertaires sur la liberté sexuelle repose sur une critique de la morale sexuelle propre à la société bourgeoise : l’invention et la répression de « vices sexuels », le mariage ou la virginité. Ils tentent de prouver qu’une autre forme de vie amoureuse est possible pour sortir du régime monogame et hétérosexuel.

4Leurs critiques portent essentiellement sur le statut du mariage. Ce dernier n’est guère pour eux une union entre deux personnes qui s’aiment ; il est un pur contrat économique, dont l’objet de la vente n’est autre que la femme qui devient la propriété de l’homme : « L’homme ancestral considérait sa compagne comme sa chose, nous la considérons comme notre propriété ; il avait le droit de vie et de mort sur elle, nous aussi [10] ». Le mariage sert aussi à satisfaire la nécessite économique d’avoir des héritiers. Le mariage est ainsi défini par le triptyque : famille, propriété, capital.

5Les anarchistes sont donc favorables au droit au divorce, mais c’est avant tout l’amour libre qu’ils préconisent. L’amour libre, contrairement au mariage, présenterait la qualité de ne pas être aliénant. L’individu est libre de changer de compagnon ou de compagne lorsqu’il le désire. L’égalité entre les deux conjoints est préconisée puisque la relation émane d’un libre consentement de deux personnes qui font don de soi l’une à l’autre. L’amour libre vient répondre à la contingence de l’amour et à la perte du désir au sein d’un couple : « Nul de nous ne peut répondre à la stabilité de l’amour. Plus que tous les autres sentiments de l’être humain, il est changeant et fugace [11] ». Si le désir est changeant alors pourquoi rester toute sa vie auprès du même conjoint ? C’est la question que pose Madeleine Vernet [12] : « Rationnellement, deux êtres peuvent-ils contracter un engagement quelconque alors qu’il est impossible de savoir s’ils pourront le tenir ? [13] »

6La pratique de l’amour libre permet aussi de lutter contre la jalousie qui, pour les anarchistes, émane d’un sentiment de propriété et contredit la liberté humaine en aliénant l’individu. Pour E. Armand [14], ce sont surtout les hommes qui sont victimes de jalousie, car ils considèrent les femmes comme leur propriété. L’amour libre apparaît ainsi comme une solution : chacun étant engagé dans différentes relations, aucune possession n’est possible et aucun sentiment de jalousie ne peut donc voir le jour. Armand donnera même naissance en mai 1926 à une association contre la jalousie, l’Association internationale de combat contre la jalousie sexuelle et l’exclusivisme en amour (AICCJS). Pour y adhérer il suffisait d’être abonné à son journal L’En dehors ou de prouver en être un lecteur assidu.

7Les anarchistes participent aussi à une désacralisation des relations sentimentales et sexuelles. À contre-courant des mœurs conjugales du XIXe siècle, ils prônent l’acte sexuel sans sentiments : « Un homme et une femme peuvent avoir des relations intimes sans jamais être rapprochés par autre chose que ce désir sexuel [15] ». Ils développent un point de vue que l’on qualifierait aujourd’hui d’« essentialiste » sur la sexualité et considèrent que les besoins sexuels sont de même nature que la faim et la soif. Les réprimer serait nocif pour la santé et le bien-être. Les anarchistes donnent ainsi à l’amour une définition « libertine » et condamnent la monogamie, en prônant « l’entière possibilité pour une ou un camarade, d’en aimer un, une, plusieurs autres simultanément (synchroniquement), selon que l’y pousse ou l’y incite son déterminisme particulier [16] ».

8Cette pratique de l’amour libre est vue comme un outil émancipatoire au service des femmes. Marguerite Desprès l’affirme clairement dans sa brochure intitulée Amour libre. Elle se présente comme une ouvrière manuelle « pas très instruite » et « plus toute jeune » et affirme qu’elle a déjà « toute une longue expérience de vie en cohabitation et d’existence solitaire ». Son indépendance et sa liberté ne peuvent s’accorder avec une union définitive, explique-t-elle : « J’ai pratiqué la liberté de l’amour, sans ostentation, mais non pas en hypocrite, je n’ai jamais voulu me lier définitivement à un compagnon ». Elle condamne aussi la monogamie : « Il ne m’est jamais venu à l’esprit de les quitter sous prétexte qu’en même temps qu’eux, j’en fréquentais d’autre [17] ». Émilie Lamotte (1877-1909) dans sa Lettre sur l’amour, la beauté, la vie et l’inconstance et quelques autres sujets théorise cette idée de fidélité et d’infidélité. Pour elle, la « fidélité est contre nature [18] » ; elle ajoute : « Je ne prétends pas dire qu’il ne se trouve pas des gens qui sont capables de ne réserver qu’à un seul ou à une seule leurs facultés amoureuses. Mais je soutiens que ce résultat ne peut être obtenu qu’au prix d’un effort de volonté ». Les relations normatives sont donc vues comme aliénantes et l’amour, le vrai, doit se pratiquer sans entraves et sans obligations. Dans cette version utopique, les partenaires en couple ne peuvent rester unis toute leur vie que s’ils pratiquent l’amour libre afin de tester et de confirmer leur attirance.

Mise en pratique dans les milieux libres

9La création de communautés libertaires ou de « milieux libres » est censée aider au développement de cette utopie. On peut ainsi restituer quelques expériences originales. C’est le cas des sœurs Anna (1882- ?) et Amandine Mahé (1880-1968) qui ont été toutes les deux les maîtresses d’Albert Libertad (1875-1908) et qui en eurent chacune un fils. La relation entre Sophia Zaïkowska, Georges Butaud et Victor Lorenc dura, quant à elle, de 1913 à 1924. Elle leur a permis à tous les trois, écrit Sophia Zaïkowska « d’être heureux, de nous améliorer et faire un peu de bien [19] ». Henriette Roussel (1885- ?) se fait aussi remarquer par les services de police par son comportement « sexuel ». Un rapport de police la qualifie de « plus en plus folle » car « elle croit de son devoir d’anarchiste de satisfaire les passions sexuelles de tous les bohèmes dégénérés faisant partie des groupes de Libertad et de leur servir de maîtresse commune, sans faire aucune distinction entre eux [20] ». On ne sait si ces propos sont véridiques, toutefois Henriette Roussel avance, dans un article du journal L’Anarchie : « Les anarchistes étant les individus les plus évolués devraient se donner mutuellement, afin de conserver leur mentalité et leur force pour la propagande de l’idée qu’ils préconisent, chose nécessaire pour que les femmes deviennent les égales des hommes en renonçant à l’obsession qui les rend coquettes et futiles [21] ». Beaucoup de femmes qui ont eu des enfants vivent avec un autre homme que le père de ces derniers. C’est le cas de Rirette Maîtrejean (1887-1968) qui quitte sa Corrèze natale pour aller à Paris en 1904 et se lie rapidement avec le milieu anarchiste. Au cours des causeries populaires, elle rencontre son futur mari Louis Maîtrejean avec lequel elle a deux enfants. Elle rencontre ensuite Mauricius, avec qui elle a une liaison sous le regard de Louis Maîtrejean, puis finit par emménager avec Victor Serge [22].

10Les milieux libres ne sont pas seulement des communautés créées dans le but de pratiquer l’amour libre. Ces communautés regroupent des individus sur la base de l’autogestion afin d’expérimenter toutes sortes d’idées que ce soit sur les liens sociaux ou sur l’organisation du travail. Les expérimentations de l’amour libre déstabilisent aussi les pratiques de filiation. La question de la famille et de l’éducation donnée aux enfants prend ainsi une grande place au sein des milieux libres qui voient le jour au tournant des XIXe et XXe siècle. Paul Robin (1837-1912) a beaucoup écrit sur la question. Ancien élève de l’École normale supérieure, il fut professeur à la Roche-sur-Yon, puis à Brest jusqu’à son exil à Bruxelles pour adhésion aux idées socialistes. À Bruxelles, il devient membre de l’Internationale, mais il est expulsé et doit retourner en France. Après l’épisode de la Commune, il part à Londres, où il rencontre Marx et siège au Conseil de l’Internationale. De retour en France, il est à la tête de l’orphelinat de Prévost dans lequel il met en pratique ses différentes idées sur l’éducation. Sa théorie phare est celle de la « coéducation » des sexes. Il ne vise pas seulement la mixité, il entend donner le même enseignement aux deux sexes. Car selon lui, si les hommes et les femmes doivent vivre ensemble dans la société, côte à côte, ils doivent pour cela avoir la même éducation [23]. L’orphelinat de Paul Robin est décrit comme une grande famille. Les liens qui unissent cette famille ne se définissent pas par le sang mais bien par la solidarité et l’affection. Les enfants sont tous traités sur un pied d’égalité, tous appellent la femme de Paul Robin « chère maman [24] ». L’idée de Paul Robin est de mettre un terme à la famille dans le sens patriarcal : il veut que tout principe d’autorité et de hiérarchie disparaisse [25].

11Cette idée de Paul Robin a donné lieu à une série d’expérimentations au sein des milieux libres, certains allants jusqu’à prôner un « communisme des enfants ». Pour reprendre les termes des anarchistes, les enfants ne sont plus la « propriété » de leurs parents : ils appartiennent à la communauté tout entière et donc finalement à personne. L’enfant est vu comme un individu à part entière et non comme un individu en puissance. Les membres des milieux libres considèrent qu’un enfant a autant à apprendre d’un adulte qu’un adulte d’un enfant. La distinction entre adultes et enfants n’existe donc plus. Même s’il est difficile de savoir si ces idées ont bel et bien été appliquées, on peut toutefois réunir quelques témoignages qui vont en ce sens, comme le cas du petit Marcel. Né de « parents non désignés » au sein de la colonie d’Aiglemont, fondée en 1903 par Jean-Charles Fortuné Henry (1869-?), il était considéré comme l’enfant de la communauté et non d’un couple en particulier [26].

Limites de l’amour libre

12Cette utopie amoureuse n’est cependant pas acceptée par tous. Madeleine Vernet, qui a contribué à promouvoir cette idée d’amour libre, est revenue sur ses premiers enthousiasmes. Voyant ses camarades abandonner leurs femmes et laisser leurs enfants dans son orphelinat afin de se lancer dans des unions libres, elle fut déçue de constater que l’amour libre déresponsabilisait les hommes par rapport à la paternité [27].

13Certaines anarchistes virent en outre derrière ce discours sur la liberté sexuelle une façon pour les hommes d’assouvir plus facilement leurs désirs. Beaucoup de critiques furent émises à l’égard des théories d’E. Armand, surtout à partir de la publication de son journal L’En-dehors (1922-1935), où il développe son idée de « camaraderie amoureuse ». Dans son article « Questions d’éthique sexuelle [28] », il affirme que des relations sexuelles doivent ou peuvent avoir lieu entre des camarades qui n’éprouvent aucun sentiment l’un pour l’autre. Le ton de cet article est assez ambigu : le lecteur ne comprend pas si Armand prend acte de ce fait ou s’il le préconise. Dans un autre article, il évoque « la camaraderie amoureuse » comme une « association volontaire » dans laquelle les membres se réunissent afin de « s’épargner mutuellement toute souffrance évitable [29] ». C’est la raison pour laquelle des anarchistes, et en premier lieu Han Ryner (1861-1938), critiquent la « camaraderie amoureuse » d’Armand comme étant une sorte d’organisation où les individus se sentent forcés d’avoir des relations sexuelles contre leur gré [30]. C’est d’ailleurs en partie le point de vue d’Armand lui-même : il en vient à décrire cette camaraderie comme une coopérative, l’idée étant de pouvoir satisfaire ses besoins sexuels sans être marginalisé par certains critères de beauté ou de jeunesse. Amandine Mahé, quant à elle, accuse E. Armand, déjà d’un âge avancé, d’avoir développé cette théorie dans le seul but d’avoir des relations sexuelles avec les femmes de ses camarades [31]. Elle souligne également, combien dans l’utopie d’E. Armand, ce sont encore les femmes qui circulent, comme des objets, entre les mains des hommes et non le contraire [32].

14Cet élément est d’ailleurs illustré par les expériences de milieux libres, puisque la chercheuse Céline Beaudet remarque que la cause principale du dysfonctionnement de ces milieux est la « disette de femmes » et la jalousie. En général, lorsqu’une femme rejoint le milieu libre, elle vient accompagnée de son compagnon. Les célibataires ne sont ainsi que des hommes. Ils souffrent de frustration et de jalousie face à leurs camarades accompagnés et finissent par quitter les lieux. Par conséquent, l’amour libre est au final rarement pratiqué et le couple prédomine. Seuls des échanges de compagnons ou de compagnes ont lieu, ce qui donne naissance à un nouveau couple au détriment d’un autre [33]. La colonie Cecilia, née en 1890 dans l’État de Panama sous l’initiative de l’anarchiste italien Giovanni Rossi (1856-1943), a beaucoup souffert de la pratique de l’amour libre, et c’est ce qui a entraîné son démantèlement. Les célibataires venus seuls ne pouvaient plus supporter l’abstinence sexuelle. C’est en ces termes que la colonie évoque le problème en 1893 dans le journal La Révolte : « Ce qui nous tourmente le plus c’est que l’amour libre n’a pas encore pénétré le cœur de nos compagnes, ce qui produit beaucoup d’ennuis à ceux qui sont seuls, et malgré cela, personne n’a manqué de respect aux femmes. Nous serions bien aises que quelques femmes convaincues viennent nous rejoindre bientôt [34] ». Cet appel marque le début d’un grand débat au sujet des tentatives de milieux libres et de colonies anarchistes. Les critiques à l’égard des mœurs jugées débauchées des anarchistes viennent porter un coup final à ces tentatives. La plupart des critiques, qui paraissent dans la presse, dénoncent un échange des femmes dans le but de satisfaire les besoins sexuels des hommes [35].

15Ceux qui ont participé à ces tentatives de milieux libres expriment eux aussi des critiques, mais d’un autre ordre. Giovanni Rossi a lui-même connu une histoire d’amour libre dans la Cecilia qu’il décrit dans son livre Un episodio d’amore nella colonia Cecilia. Il y raconte la relation entre une jeune femme Eleda, son mari Annibale et lui-même, et dépeint de manière acerbe la jalousie du mari. Il admet plus tard dans une lettre à un de ses amis la présence d’une quatrième personne, Jean Géléac, qui selon ses termes : « allait mourir pour s’être adonné à la masturbation à cause du souci des femmes de la colonie de préserver leur honorabilité [36] ». Giovanni Rossi reformule ainsi en ses propres termes, l’omniprésence des normes bourgeoises jusqu’au sein des milieux libres anarchistes. Les expériences de milieux libres se présentent ainsi comme un échec sur ce point.

16Un autre type de critique est formulé par Sophia Zaïkowska (1880-1939), qui se définit elle-même comme « féministe anarchiste individualiste [37] ». Arrivée en France en 1898, après avoir vécu à Genève où elle a fait des études de sciences physiques et naturelles, elle s’enrôle dans un projet de colonie anarchiste, après avoir assisté à une conférence de l’anarchiste Georges Butaud (1868-1926). Par la suite, elle participe à la création des colonies de Vaux (1902-1904), de Bascon (1911) et de la Pie (1913). Elle contribue à la rédaction de plusieurs journaux comme l’Éducation Libertaire, la Revue des bibliothèques libertaires de 1900 à 1902, l’Autarcie en 1903 et la Vie anarchiste de 1911 à 1914, journal qu’elle a cofondé avec Georges Butaud. Elle connaît donc bien les tentatives de milieux libres et les problèmes qu’ils encourent. Dans son article adressé « Aux hommes », elle alerte ces derniers : « Il ne faut pas juger de la nature féminine par les petites femmes individualistes qui fréquentent nos groupes. Ce sont la plupart de pauvres malades qui n’ont rien compris sauf que parmi nous elles peuvent changer d’amants. Inconscientes et bavardes comme des pies, elles parlent surtout d’une chose : comment elles aiment [38] ». Selon elle, les féministes anarchistes se focalisent trop sur l’émancipation sexuelle et pas assez sur d’autres sujets comme celui de l’émancipation économique. Elle critique donc les comportements des femmes dans le milieu anarchiste qui ne viennent, selon elle, que pour pratiquer l’amour libre, plaire et, finissent par être vues comme des objets. Finalement, comme Amandine Mahé, elle considère que la libération sexuelle prônée par les anarchistes est beaucoup plus profitable aux hommes qu’aux femmes, surtout avec le problème de la maternité. Les Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes, une organisation crée en 1891, énoncent la même critique dans leur brochure Les Communistes-anarchistes et la femme (1900). Considérer la liberté sexuelle comme un moyen d’émancipation des femmes est limité et même dangereux, selon eux. Cette attention à l’amour libre, expliquent-ils, élude la sphère intellectuelle et morale pour ne se limiter qu’à la sphère sexuelle. Or pour que la femme devienne l’égale de l’homme, le féminisme doit étendre ses champs de propagande à la sphère intellectuelle et sociale : « Dans la propagande parmi les femmes, il faudrait insister non pas tant sur l’amour libre que sur la nécessité pour la femme de se développer intellectuellement et moralement, de participer à l’égal de l’homme à toute la vie de son temps [39] ».

Conclusion

17Certains anarchistes ont développé dès le XIXe siècle une théorie originale sur l’amour, la sexualité et la famille. Leur idée sur l’amour peut être résumée en une phrase : jouissance sans entraves et partenaires illimités. Il s’agit de refonder la famille sur un nouveau modèle non autoritaire. Face à cette utopie de l’amour libre, les femmes anarchistes adoptent divers comportements. Certaines reprennent cette utopie et y voient un moyen d’accéder à l’émancipation sexuelle. Beaucoup semblent même envisager cette émancipation comme plus importante que celle relative à l’économie ou à la politique. D’autres, souvent après avoir vécu des expériences d’union libre, émettent des réserves et des critiques. Ces problématiques trouvent encore des échos dans les milieux anarchistes d’aujourd’hui. Francis Dupuis-Déri y a consacré un article [40], il y évoque les problèmes relationnels et sexuels rencontrés dans les années 1970-1980 par les punks et puis dans les années 1990 par les antifascistes anarcho communistes qui s’affilient plutôt à l’anarchisme. Les filles de ces milieux se retrouvaient minoritaires et certaines se disaient être traitées comme des objets sexuels. D’autres témoignent d’affaires de harcèlements ou de viols commis par un membre du groupe et passés sous silence par les camarades masculins. Dans une optique plus optimiste, on peut relever néanmoins le développement de « polyamory » importé du monde anglo-saxon mais héritier des théories sur l’amour libre. Le « polyamory » que l’on rencontre dans la presse française sous le terme « polyamour » ou « amour libre » est une critique de la monogamie et de l’exclusivisme en amour. Les « polyamoureux » s’engagent dans des relations simultanées avec différents partenaires. Le « polyamour » est à dissocier de certaines pratiques comme l’échangisme, puisqu’il repose sur les sentiments amoureux et parfois n’excède pas le stade de « l’amour platonique » [41]. C’est donc un renouvellement des réflexions sur l’amour libre déjà présentes au XIXe siècle. Cette réflexion sur les relations sentimentales s’inscrit très nettement dans l’héritage anarchiste. D’une part, parce que la plupart des personnes qui écrivent sur ce sujet s’affilient au mouvement anarchiste, comme le Groupe de réflexions et d’actions sur l’amour libre (GRAAL). D’autre part, le « polyamour » est parfois nommé « anarchie relationnelle ». Il ne faut pas oublier que l’anarchisme est avant tout une lutte contre tout ce qui opprime notre liberté. Le système patriarcal, l’hétéronormativité, l’exclusivisme en amour qui peuvent se transformer en possession et propriété, font partie des cibles des luttes anarchistes qui impliquent un « travail permanent sur soi » [42] pour s’émanciper des normes.


Date de mise en ligne : 18/05/2015

https://doi.org/10.3917/mouv.082.0123

Notes

  • [*]
    Étudiante en sociologie et en histoire, Cecilia Varela a réalisé une recherche en master sur les féministes anarchistes au XIXe siècle.
  • [1]
    É. Armand, « Anarchie », in S. Faure, Encyclopédie anarchiste, Limoges, Éditions Presse Rivet, 1934, tome I.
  • [2]
    A. Primi, « La question des femmes au XIXe siècle », in M. Riot-Sarcey (dir.), De la différence des sexes. Le genre en histoire, Paris, Larousse, 2010, p. 173.
  • [3]
    V. de Cleyre, Le Mariage est une mauvaise action, 1907 ; M. Vernet, L’Amour libre, Épône, Édition de L’Avenir social, 1920 ; ou encore R. Caughis, L’immoralité du mariage, Paris, Éditions de la librairie internationale à Paris, 1898.
  • [4]
    Par exemple : P. Robin, Libre amour, libre maternité, Paris, Éditions de l’Humanité nouvelle, 1900.
  • [5]
    Nous reprenons ici l’expression utilisée par C. Granier, in « l’amour libre dans les textes de fiction des écrivains anarchistes du XIXe siècle (en France) », 2006, en ligne : http://www.acratie.eu/UtopiesIntro.htm
  • [6]
    C. Fourier, Le Nouveau monde amoureux, 1816.
  • [7]
    F. Couchard, « Les utopies révolutionnaires et leur vision de la famille », Revue française de psychanalyse, 66, 2002, p. 91.
  • [8]
    Ibid., p. 91.
  • [9]
    E. Armand, La camaraderie amoureuse, Orléans, Éditions de l’En-dehors, 1929.
  • [10]
    R. Chaughi, La Femme esclave, Paris, Publications des Temps nouveaux, 1910, [1ère édition : 1901] p. 3.
  • [11]
    M. Vernet, L’Amour libre, Paris, Éditions de l’anarchie, 1912 [e.o. 1906], p. 3.
  • [12]
    Madeleine Vernet (1878-1949) : féministe anarchiste, éducatrice et pacifiste, auteure d’une brochure sur l’amour libre qui fut réédité huit fois.
  • [13]
    Ibid., p. 8.
  • [14]
    E. Armand (1872-1962) est considéré comme un des théoriciens de l’anarchisme individualiste et de l’amour libre.
  • [15]
    G. Manfredonia, « Avant Propos. E. Armand, un anarchiste pas comme les autres », in E. Armand, la révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse, La Découverte, coll. « Zones », 2009, p. 10.
  • [16]
    E. Armand, « Amour » in S. Faure, Encyclopédie anarchiste, op. cit., version en ligne : http://www.encyclopedie-anarchiste.org/articles/a/amour.html.
  • [17]
    M. Despres, E. Armand, Est-cela que vous appelez vivre ? = Ka vi nomas to vivar ? ; L’En-dehors = L’Exteresanto ; Pensées pour la vie quotidienne = Pensi omni-dia ; La Ruse = La Ruzo / E. Armand, L’Amour libre = Libera amor / M. DESPRES, Orléans, Éditions l’en-dehors, Paris ; p. 7-8.
  • [18]
    É. Lamotte, La Limitation des Naissances. Moyens d’éviter les Grandes Familles, Paris, Éditions de l’Idée libre, 1920, [e.o. 1908], p. 5.
  • [19]
    Ibid., p. 127.
  • [20]
    Archives de la préfecture de police, Dossier Henriette Roussel BA 1654.
  • [21]
    « l’homme et la femme », L’Anarchie, 18, 10 août 1905, in S. Kerignard, Les femmes, les mal entendues du discours libertaire, Thèse d’histoire université Paris VIII, 2004, p. 216.
  • [22]
    A. Steiner, « Amour libriste », Rirette l’insoumise, Tulle, Éditions Mille Sources, 2013, p. 26-29.
  • [23]
    C. Demeulenaere-Douyère, « Un précurseur de la mixité : Paul Robin et la coéducation des sexes », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 18, 2003.
  • [24]
    C. Demeulenaere-Douyère, Paul Robin (1837-1912). Un militant de la liberté et du bonheur, Paris, Publisud, 1994, p. 192.
  • [25]
    N. Brémand, « chapitre IV : L’éducation intégrale, l’éducation libertaire », in Cempuis. Une expérience d’éducation libertaire à l’époque de Jules Ferry, 1880-1894, Paris, Éditions du monde libertaire, 1992.
  • [26]
    C. Beaudet, Les Milieux libres. Vivre en anarchiste à la Belle Epoque en France, Toulouse, les Éditions libertaires, 2006, p. 118.
  • [27]
    G. Fraisse, « Déserter la guerre : une idée de Madeleine Vernet », Les femmes et leur histoire, Paris, Gallimard, coll. « Foliohistoire », 2010 [1ère édition : 1998], p. 489.
  • [28]
    E. Armand, « Questions d’éthique sexuelle », L’En-dehors, 29-30, 20 février 1924.
  • [29]
    E. Armand, « Comment nous concevons la liberté de l’amour », L’En-dehors, 39, 10 juillet 1924.
  • [30]
    Dans H. Ryner, L’amour plural, roman d’aujourd’hui et de demain, Paris, Radot, 1927.
  • [31]
    G. Manfredonia, in E. Armand, La révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse, op. cit.
  • [32]
    M.-J. Dhavernas, « Anarchisme et féminisme à la belle époque », La Revue d’en face, 13, 1983 p. 68.
  • [33]
    C. Beaudet, Ibid., p. 123-124
  • [34]
    « Colonie Cecilia », La Révolte, a. VI, 23, 18 au 18 février 1892, in I. Felici, Les Italiens dans le mouvement anarchiste au Brésil, 1890-1920, Thèse de doctorat en Études italiennes, Université de la Sorbonne nouvelle-Paris 3, 1994, p. 59.
  • [35]
    Ibid, p. 26.
  • [36]
    G. Rossi à A. Sanftleben, Taquari, 18 avril 1896, Sanftleben, Afred, op. cit., p. 168-169 p. In Isabelle Felici, op. cit., p. 59.
  • [37]
    S. Zaïkowska, « Le féminisme », La vie anarchiste, 12, 1er mai 1913.
  • [38]
    S. Zaïkowska, « Aux hommes », La vie anarchiste, 15 juin 1914.
  • [39]
    Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes, Les communistes-anarchistes et la femme, Paris, Imp. Rapide, 1900, p. 12.
  • [40]
    F. Dupuis-Déri, « Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques », Genres, sexualité & société, 9, 2013.
  • [41]
    À lire le recueil de texte publié par les Éditions libertaires à ce sujet : C. Monnet, L. Vidal, Au-delà du personnel, Ateliers de création libertaire, 1997.
  • [42]
    Ibid.

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