Notes
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[*]
Chercheurs au laboratoire IDHES du CNRS. Les auteurs remercient Vérène Chevalier pour sa relecture attentive et ses suggestions ainsi que Tarek Bakfalouni pour son aide dans le traitement des données.
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[1]
R. Hammadi, « L’économie sociale et solidaire au cœur de “l’Autre économie” », Parti socialiste, 2011.
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[2]
Cette enquête par questionnaire s’inscrit dans une recherche sur « le dialogue social dans l’ESS » financée par la région Île de France et menée en partenariat avec l’Union des syndicats et groupements d’employeurs de l’économie sociale (USGERES).
-
[3]
L’Union des employeurs de l’économie sociale (UDES) est née suite à l’évolution des statuts de l’USGERES, le 24 juin 2013, afin de créer une union d’employeurs de l’économie sociale et solidaire plus large permettant d’accueillir d’autres syndicats d’employeurs de l’ESS.
-
[4]
Dans notre questionnaire l’appartenance à la branche est une variable construite à partir de la réponse à la question « à quelle branche appartient la structure ? ». Il s’agit donc de la branche à laquelle le répondant identifie la structure. Dans quelques cas marginaux, le répondant a renseigné plusieurs modalités sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit de situations où l’activité relève de plusieurs conventions collectives ou s’il s’agit d’une ambiguïté de la part du répondant.
-
[5]
Dans le fichier Uniformation, certaines structures sont classées « branche non identifiée » soit parce que l’OPCA n’a pas l’information sur la branche soit parce que l’activité de la structure ne relève pas d’une branche professionnelle constituée.
-
[6]
Selon le ministère des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, le Fonds national de la vie associative a recensé 20 000 dirigeants bénévoles en 2013. URL : http://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/Loi_ESS_ce_qui_change_pour_les_associations.pdf
-
[7]
S. Fleuriel, « Ce que dialoguer veut dire. L’émergence du “dialogue social” dans le sport français (1990-2006) », Genèses, 92(3), 2013, p. 127-146.
-
[8]
M. Hély, R. Pudal, M. Simonet, « “Autre économie”, autre démocratie sociale ? Les organisations patronales entre eyndicats patronaux de l’économie sociale et solidaire et champ politique », in D. Fraboulet, C. Humair, P. Vernus (dir.), Coopérer, négocier, s’affronter. Les organisations patronales et leurs relations avec les autres organisations collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 289-300.
-
[9]
Voir : M. Hély, Les métamorphoses du monde associatif, Paris, Puf, 2009.
-
[10]
« Bien que n’étant pas une entreprise, elle [L’Union nationale des aveugles et déficients visuels] adhère aussi au Mouvement des entreprises de France (Medef). Selon les explications fournies à la Cour par l’association, cette adhésion lui permet d’obtenir le soutien d’entreprises pour des projets orientés vers les personnes déficientes visuelles » (Rapport de la Cour des comptes sur « L’Union nationale des aveugles et déficients visuels [Unadev] Exercices 2008 à 2011 », 2014).
1 « Les valeurs et principes de l’économie sociale et solidaire : primauté de l’homme sur le capital, responsabilité vis-à-vis des parties prenantes de l’entreprise, démocratie économique, sont-elles facteurs d’une plus grande responsabilité sociale de ses employeurs ? [ 1] ». Au moment où les employeurs de l’économie sociale et solidaire voient leur légitimité s’affirmer en tant que « partenaire social », les auteurs d’un rapport produit par le Parti socialiste posaient cette question centrale.
2 Dans le cadre d’une convention signée en 2013 entre l’IDHES-CNRS et l’OPCA Uniformation, nous avons mené une enquête par questionnaires [ 2] auprès d’un échantillon de 3 919 établissements ou entreprises cotisantes à Uniformation dans la région Île de France. Suite à la loi quinquennale de décembre 1992, portant sur la formation professionnelle, les partenaires sociaux se sont vus confier le pilotage des Organisme paritaires collecteurs agréés (OPCA) et en l’espèce, pour l’économie sociale et solidaire (ESS), c’est l’OPCA Uniformation qui va remplir ce rôle. C’est dans la continuité de cette réforme que naît l’USGERES en 1994 [ 3]. En 2012, Uniformation rassemblait des entreprises et des salariés issus de 21 branches professionnelles, selon le rapport annuel.
Liste des 21 branches couvertes par Uniformation (2012)
Liste des 21 branches couvertes par Uniformation (2012)
3 De janvier à mars 2014, près de 4 000 questionnaires ont été expédiés auprès de la moitié des entreprises cotisant auprès d’Uniformation (pour un total de 7 832 unités). Après avoir retiré le nombre d’enveloppes retournées à l’expéditeur (n = 143), nous observons que le taux de retour global se situe très légèrement au-dessus de 10 % (soit 381 questionnaires renseignés). Aucune relance téléphonique ou postale n’ayant été réalisée pour cette enquête, il s’agit d’un taux tout à fait acceptable. Par rapport à la population de référence des adhérents Uniformation au niveau national, notre échantillon régional présente quelques spécificités dont : le poids des entreprises sans convention collective identifiée (26 % en Île de France contre 16 % à l’échelle nationale), la moindre importance de la branche de l’animation (21 % en Île de France contre près de 30 % à l’échelle nationale) et enfin la faiblesse de la branche de l’aide à domicile (5 % contre près de 13 % en France). Le questionnaire comportait quatre dimensions : il s’agissait, dans un premier temps, d’identifier le profil sociodémographique du dirigeant (âge, sexe, origine sociale, expérience professionnelle, etc.), puis les caractéristiques de l’entreprise (statut, branche, effectif salarié, mode de financement, etc.), d’obtenir ensuite des éléments sur le climat social et les relations professionnelles dans la structure (pratiques de négociation, existence d’instances de représentation du personnel, conflits du travail, sanctions disciplinaires, etc.) et enfin de saisir les représentations de l’économie sociale et solidaire des dirigeants.
4 La réception du questionnaire est un bon indicateur de l’importance de la question de la fonction employeur et du dialogue social dans les branches [ 4]. Plus du quart des répondants ont laissé un commentaire en fin de questionnaire, ce qui témoigne de l’impact significatif du thème du dialogue social dans l’ESS. Plusieurs de ces commentaires sont rédigés dans un style très direct et prenant parfois à partie les enquêteurs (« Il paraît douteux que vous puissiez tirer quoi que ce soit de pertinent d’un tel questionnaire où vous survolez les choses et alignez des questions sans relation les unes avec les autres… Mais il faut bien dépenser inutilement l’argent public, n’est-ce pas ? Alors on fait des études, des études, et on publie des rapports, des rapports… » ou encore « Visiblement ce questionnaire a été écrit par des gens incroyablement éloignés de l’entreprise et de la vie économique. Atterrissez, allez voir ce qu’est une entreprise !!! »). D’autres sont plus favorables à l’initiative de l’enquête remerciant les enquêteurs ou brisant l’anonymat pour être tenus au courant des suites de l’enquête. Plus fréquemment, les commentaires révèlent un malaise, voire un déni, dans l’exercice de la fonction employeur comme en attestent les exemples dans l’encadré ci-dessous.
Florilège de commentaires renseignés en fin de questionnaire :
- « Document ne nous concerne pas. Nous sommes une association loi 1901 dont les membres du bureau sont bénévoles. Notre association a pour but de donner des cours de musique aux adultes. Nous avons six professeurs rémunérés par fiches de paie. Bien cordialement. »
- « Nous sommes une association sportive employant un salarié 10 heures par semaine pour encadrer les cours. Je ne me sens pas concerné par les questions, je dois même avouer que je n’en comprends pas forcément le sens. Je suis trésorière bénévole, non formée, je fais de mon mieux et c’est loin d’être simple quand on n’est pas du métier. »
- « Notre association correspond très mal aux critères de votre questionnaire. Nous appartenons aux associations agréées “Jeunesse et éducation populaire”. Salariés à temps très partiel (essentiellement cours du soir). Gestion intégralement bénévole. »
- « Certaines questions ne me concernent guère… Présidente bénévole élue d’une association sportive (type loi 1901) ayant dix éducateurs sportifs à temps partiel à raison de 40 heures par semaine sur 35 semaines annuelles pour 738 adhérents en 2012-2013. Certes, je suis employeur… mais ai du mal à me considérer comme telle, car l’ambiance y est particulièrement amicale et chaleureuse ! »
- « C’est une association loi de 1901. Tous les membres dirigeants sont élus et bénévoles. Les salariés sont des animateurs d’ateliers de loisirs. Ce questionnaire n’est pas vraiment adapté à la structure. »
5 Par rapport à la population de référence, certaines branches ont davantage participé que d’autres. C’est le cas en particulier des ateliers et chantiers d’insertion (36,4 %), des acteurs du lien social et familial (18,5 %), des mutuelles et des coopératives (17,9 %) ainsi que des foyers de jeunes travailleurs (17,4 %). En revanche, l’animation, l’aide à domicile et les branches non-identifiées [ 5] sont sous-représentées par rapport à la base de l’échantillon avec des taux de réponse respectifs de : 6,7 %, 6,9 % et 7,3 %.
Qui est l’employeur ?
6 L’enquête s’adressait explicitement aux personnes « exerçant la fonction employeur » à titre bénévole ou salariée. Le profil des répondants à l’enquête est constitué de 55 % de « dirigeants bénévoles » (président, trésorier ou simple administrateur ayant délégation pour la fonction employeur) contre 45 % de dirigeants salariés (ayant délégation pour la fonction employeur) [ 6]. Cependant, plus de la moitié des entreprises répondantes disposent d’une direction salariée. Dans les cas où cohabitent direction salariée et dirigeant bénévole, le statut du répondant nous renseigne ainsi sur qui s’identifie (ou est identifié) comme l’employeur de la structure.
Statut du dirigeant selon la branche professionnelle (n=378)
Statut du dirigeant selon la branche professionnelle (n=378)
Lecture : Plus de la moitié des répondants (55,8 %) à l’enquête sont des « dirigeants bénévoles ayant délégation pour la fonction employeur ». Ils appartiennent à des établissements qui peuvent disposer (ou non) d’une direction salariée.7 Le statut des répondants est fortement dépendant de la branche professionnelle de l’entreprise. Ainsi, plus de 90 % des répondants dans le sport sont des dirigeants bénévoles alors qu’ils sont tous salariés dans le logement social et le tourisme social et familial. Dans les cas où existe une direction salariée dans les entreprises de la branche sport, la moitié des répondants sont encore des bénévoles – ce qui est très au-dessus du pourcentage moyen observé pour l’ensemble de l’échantillon. La présence d’un dirigeant salarié ne signifie donc pas forcément que ce soit lui qui incarne la figure de l’employeur, ni même qu’il monopolise les pouvoirs juridiques de l’employeur : à savoir pouvoir de gestion économique, de direction (contrôle hiérarchique du travail des salariés), réglementaire (relatif à la vie interne de l’entreprise) et disciplinaire (relatif aux sanctions). À ce titre, des études monographiques réalisées en complément de l’enquête par questionnaire mettent bien en lumière une division du travail d’employeur à la fois complexe et variable en fonction de la taille des entreprises mais aussi des secteurs. L’employeur associatif n’est pas seulement bicéphale (dirigeant bénévole/ dirigeant salarié) mais aussi dilué entre plusieurs instances (la présidence, la direction, le bureau, le conseil d’administration, etc.), ce qui n’interdit pas la possibilité que tous les pouvoirs soient centralisés dans les mains d’une seule et même personne (un dirigeant bénévole fondateur par exemple…).
Quelques données sociodémographiques sur les dirigeants
L’âge médian des dirigeants est de 53 ans mais il diffère significativement selon le statut : 48 ans pour les dirigeants salariés contre 58 ans chez les dirigeants bénévoles. Les dirigeants salariés sont donc plus fréquemment des femmes, plus diplômées et moins âgées que leurs homologues bénévoles.
Où est l’ESS ?
8 Si au regard du périmètre institué par la loi, toutes les structures enquêtées relèvent statutairement de l’ESS (coopératives, mutuelles, associations et fondations), seules un tiers d’entre elles déclarent s’identifier à l’économie sociale et solidaire. Autrement dit, pour les deux tiers de notre échantillon cette identité ne fait pas sens. Le sentiment d’appartenance à l’ESS dépend fortement de la branche. À la question « votre structure et son activité appartiennent-elles à l’ESS ? », l’ensemble des Ateliers chantiers d’insertion (quatre entreprises sur quatre) et la quasi-totalité des coopératives et des mutuelles interrogées (11/12) répondent positivement. En revanche, ce chiffre atteint seulement un quart des répondants dans l’animation et moins de 10 % dans le sport (10/102). On notera que cette répartition est proche de celle observée pour les taux de retour au questionnaire. On peut faire ici l’hypothèse que, dans certains secteurs, l’identité « historique » de la branche s’impose comme référence, et relègue au second plan l’appartenance à l’ESS. Si la convention collective nationale de l’animation est signée en 1988, la structuration de la négociation de branche est antérieure. En effet, le Syndicat des associations de développement culturel et social (SADCS), qui représentera les employeurs affiliés à la fédération Léo Lagrange, l’Union française des centres de vacances, les Scouts de France, les Auberges de jeunesse, une partie des MJC et des associations locales du secteur, est fondé en 1971. Les grandes fédérations nationales de l’éducation populaire ont progressivement institutionnalisé, depuis l’après-guerre, une identité professionnelle et militante du secteur. De même, si la convention collective nationale du sport n’a été officiellement signée qu’en 2005, de grandes fédérations nationales ont été instituées à partir de la fin de la Première Guerre mondiale [ 7].
9 À l’inverse, mutuelles, coopératives et ACI investissent l’ESS pour des raisons différentes. Les premières trouvent un « second souffle » dans les recompositions contemporaines de l’économie sociale « historique » [8]. Les seconds se sont développés concomitamment à la notion d’ESS et ont même contribué à sa diffusion. En outre, la branche professionnelle constituée par la convention collective nationale ne couvre pas l’ensemble du champ de l’insertion par l’activité économique. De fait, cette couverture partielle peut expliquer que l’identité ne subsume pas celle, plus large, de l’ESS.
« Gouvernance démocratique » ou instances représentatives du personnel ?
10 La loi relative à l’économie sociale et solidaire conforte l’idée communément répandue selon laquelle la « gouvernance démocratique des entreprises de l’ESS » constituerait une spécificité intrinsèque à ces organisations qui s’incarnerait dans une pratique des instances élues comme le conseil d’administration et les assemblées générales. Son article 1 stipule en effet que : « L’économie sociale et solidaire est un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine auquel adhèrent des personnes morales de droit privé qui remplissent les conditions cumulatives suivantes : 1° un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices ; 2° une gouvernance démocratique, définie et organisée par les statuts, prévoyant l’information et la participation, dont l’expression n’est pas seulement liée à leur apport en capital ou au montant de leur contribution financière, des associés, des salariés et des parties prenantes aux réalisations de l’entreprise ».
11 Or, si pour une part des petites structures, la participation au conseil d’administration (CA) peut constituer l’un des seuls espaces de discussion et de négociation, on constate, plus largement, que la présence d’un délégué du personnel (DP) et la participation des salariés au CA ne s’opposent pas comme deux modalités antagonistes de dialogue social. En effet, dans les entreprises ne disposant pas d’un DP, il n’y a pas de représentation des salariés au CA pour près d’un tiers des observations. Ce taux chute à 11 % dans les structures disposant d’un DP. Autrement dit, les entreprises où un DP est élu (qui sont aussi celles où les effectifs salariés sont les plus importants) ont significativement plus de chances de pratiquer une participation des salariés au sein du CA. La pratique de la participation des salariés au CA ne disparaît donc pas avec la croissance des effectifs. C’est même plutôt le contraire puisque le taux de participation des salariés au CA a tendance à croître avec la taille des effectifs de l’entreprise (80 % des entreprises de plus de cinquante salariés déclarent pratiquer une participation des salariés au CA contre 52 % des entreprises entre quatre et sept salariés).
12 L’analyse des correspondances multiples réalisée fait apparaître quatre configurations des relations sociales dans les entreprises de l’ESS : la première concerne un peu plus de 10 % des entreprises et relève du cas particulier où un seul salarié est déclaré. Cette situation, bien identifiée dans le domaine culturel notamment [ 9], peut relever d’un usage particulier du statut associatif où les fonctions de direction et les instances élues sont confondues, et parfois même incarnées par la même personne. La modalité « dirigeant bénévole fondateur », située dans le cadran nord ouest, confirme que le dirigeant est à l’origine de la création de l’entreprise. Les discussions relatives aux salaires, accès à la formation et conditions de travail sont donc logiquement inexistantes. En indiquant les branches professionnelles déclarées par les répondants à l’enquête, on constate que le sport se singularise par une forte proximité avec cette première configuration.
13 La seconde configuration mise en lumière par le plan factoriel pourrait être qualifiée « d’anomie salariale » dans la mesure où elle concerne des entreprises dont l’effectif est inférieur au seuil de onze salariés à partir duquel des élections professionnelles sont obligatoires pour désigner des représentants du personnel. La modalité « Pas de délégué du personnel » confirme l’absence de représentation collective des salariés et révèle probablement l’absence de pratiques de négociation sur le temps de travail, les salaires et les conditions de travail. Ces thématiques ne font l’objet d’aucune discussion conformément aux déclarations des répondants. Enfin, les instances élues (comme le conseil d’administration) ne permettent pas non plus l’expression des salariés puisque la modalité « aucune participation au CA » indique qu’aucun salarié, cadre ou d’exécution, n’est représenté. Cette configuration ne renvoie pas à une branche en particulier. Cependant, l’animation et les secteurs dits « non branchés », c’est-à-dire n’ayant pas été identifiés à une branche formalisée par un accord, figurent au centre du plan factoriel et sont donc proches du profil moyen de l’échantillon. Autrement dit, ils sont distribués de façon quasi équivalente dans chacun des pôles du plan factoriel.
14 La troisième configuration se différencie de la précédente par l’expression des salariés entre collègues ou de discussions au sein de la direction et par une représentation collective dans les instances élues. Il s’agit donc de situations où, faute d’instances représentatives du personnel et d’élections professionnelles, les attentes des salariés peuvent s’exprimer sous des modalités spécifiques : avis consultatif au CA, représentation par un dirigeant salarié, etc. En effet, les modalités « discussion entre collègues » et « discussion au sein de la direction » font apparaître que les questions relatives aux intérêts des salariés (salaires, accès à la formation, conditions de travail) sont exprimées, même si elles ne donnent pas lieu à de véritables négociations encadrées par la signature d’accords réglementaires. À ce stade, on ne peut donc pas affirmer que ces espaces informels inventent de nouvelles pratiques de dialogue social. Il faudrait pouvoir enquêter de façon plus approfondie à partir d’études de cas localisées. Difficile également de savoir avec précision la nature de l’influence des salariés sur les orientations stratégiques et politiques de l’entreprise. Il s’agit de situations hybrides où les normes du rapport salarial ne sont pas institutionnalisées et où les frontières de la subordination à l’employeur sont ambivalentes. En effet, dans ces entreprises de taille intermédiaire, les décisions sont partagées, selon des modalités particulières, entre les administrateurs élus à titre bénévole et une équipe salariée de direction (dont certains membres peuvent également être dépositaires d’un mandat sur certaines décisions comme le recrutement ou le licenciement de personnels). Les branches des acteurs du lien social et familial (centres sociaux et crèches parentales), du tourisme social et des missions locales-PAIO sont caractéristiques de cette configuration des relations sociales.
15 Enfin, la quatrième et dernière configuration rassemble les entreprises où le rapport salarial est le plus formalisé et où les intérêts de la direction et des salariés sont différenciés. Les conflits font ainsi, plus fréquemment que dans les autres configurations, l’objet de recours auprès du conseil des prud’hommes. Ces saisies sont d’autant plus facilitées que les salariés ont désigné un élu pour les défendre et négocier des droits. Il s’agit d’entreprises de taille importante (au moins douze salariés) qui relèvent de la mutualité, des sociétés coopératives de production, de l’aide à domicile, du social/médico-social (bien que cette branche ne relève pas en principe du périmètre d’Uniformation) et enfin des Ateliers et Chantiers d’insertion. Le pouvoir disciplinaire de l’employeur s’exerce ici plus qu’ailleurs, comme en témoigne le nombre, plus important que la moyenne, de sanctions déclarées (avertissement écrit, mise à pied, licenciement pour faute).
Conclusion : de l’indétermination des employeurs de l’économie sociale et solidaire
16 À l’issue de cette première exploration, que dire de la figure de l’employeur et du dialogue social dans l’ESS ? L’hétérogénéité des pratiques et des représentations au sein des structures répondantes est frappante. Le sentiment d’appartenance à l’ESS est très inégalement partagé et relativement faible : les frontières de l’ESS, telles qu’elles sont définies par la loi de 2014 mais également par les institutions qui prétendent la représenter (les syndicats d’employeurs, notamment), sont loin d’être stabilisées et font très largement l’objet de négociations mais aussi de méconnaissance. Les clubs de football de ligue 1 figurent dans le périmètre de l’ESS du fait de leur appartenance à la branche professionnelle du sport mais, dans le même temps, certaines organisations relevant juridiquement de l’économie sociale peuvent parfaitement adhérer à une organisation patronale comme le Medef. C’est ainsi le cas, récemment examiné par la Cour des comptes, de l’Union nationale des aveugles et déficients visuels [ 10].
17 Grâce aux commentaires des employeurs, on constate en outre que les représentations des rapports salariaux sont hétérogènes : parfois niés (« je ne me considère pas comme employeur »), parfois revendiqués (« on ne pose pas assez ces questions, merci »). Mais c’est surtout dans les pratiques que l’absence d’unité se donne à voir, puisque l’on observe des configurations où les rapports salariaux sont plus ou moins formalisés – depuis de grandes structures dotées d’IRP qui permettent la représentation des salariés au CA jusqu’à de petites associations en situation d’« anomie salariale ». Si les formes et les pratiques des relations professionnelles dans l’ESS ne s’apparentent pas en tout point à celles observables dans le secteur marchand, on retrouve certains principes de structuration, en premier lieu la taille de l’entreprise (les organisations les plus importantes en termes d’effectifs sont toujours celles où le dialogue social est le plus formalisé). Au fond, c’est peut-être la figure de l’employeur qui constitue la spécificité la plus prégnante et le premier dénominateur commun des organisations de l’économie sociale. Dans la figure de l’employeur, ou plutôt dans son indétermination. La question « Qui est l’employeur ? » se pose en effet à toutes les structures, mais les réponses apportées par les organisations enquêtées sont pour le moins diverses. Si cette indétermination n’empêche pas l’existence de pratiques « spécifiques » et distinctives à l’égard des employeurs du secteur privé lucratif, il n’en demeure pas moins qu’elle invite à se défaire du regard naturalisant qui considère les entreprises de l’ESS comme d’emblée émancipées des normes de l’ordre économique dominant.
Notes
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Chercheurs au laboratoire IDHES du CNRS. Les auteurs remercient Vérène Chevalier pour sa relecture attentive et ses suggestions ainsi que Tarek Bakfalouni pour son aide dans le traitement des données.
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R. Hammadi, « L’économie sociale et solidaire au cœur de “l’Autre économie” », Parti socialiste, 2011.
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[2]
Cette enquête par questionnaire s’inscrit dans une recherche sur « le dialogue social dans l’ESS » financée par la région Île de France et menée en partenariat avec l’Union des syndicats et groupements d’employeurs de l’économie sociale (USGERES).
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[3]
L’Union des employeurs de l’économie sociale (UDES) est née suite à l’évolution des statuts de l’USGERES, le 24 juin 2013, afin de créer une union d’employeurs de l’économie sociale et solidaire plus large permettant d’accueillir d’autres syndicats d’employeurs de l’ESS.
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[4]
Dans notre questionnaire l’appartenance à la branche est une variable construite à partir de la réponse à la question « à quelle branche appartient la structure ? ». Il s’agit donc de la branche à laquelle le répondant identifie la structure. Dans quelques cas marginaux, le répondant a renseigné plusieurs modalités sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit de situations où l’activité relève de plusieurs conventions collectives ou s’il s’agit d’une ambiguïté de la part du répondant.
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[5]
Dans le fichier Uniformation, certaines structures sont classées « branche non identifiée » soit parce que l’OPCA n’a pas l’information sur la branche soit parce que l’activité de la structure ne relève pas d’une branche professionnelle constituée.
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[6]
Selon le ministère des Droits des femmes, de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, le Fonds national de la vie associative a recensé 20 000 dirigeants bénévoles en 2013. URL : http://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/Loi_ESS_ce_qui_change_pour_les_associations.pdf
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[7]
S. Fleuriel, « Ce que dialoguer veut dire. L’émergence du “dialogue social” dans le sport français (1990-2006) », Genèses, 92(3), 2013, p. 127-146.
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[8]
M. Hély, R. Pudal, M. Simonet, « “Autre économie”, autre démocratie sociale ? Les organisations patronales entre eyndicats patronaux de l’économie sociale et solidaire et champ politique », in D. Fraboulet, C. Humair, P. Vernus (dir.), Coopérer, négocier, s’affronter. Les organisations patronales et leurs relations avec les autres organisations collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 289-300.
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[9]
Voir : M. Hély, Les métamorphoses du monde associatif, Paris, Puf, 2009.
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[10]
« Bien que n’étant pas une entreprise, elle [L’Union nationale des aveugles et déficients visuels] adhère aussi au Mouvement des entreprises de France (Medef). Selon les explications fournies à la Cour par l’association, cette adhésion lui permet d’obtenir le soutien d’entreprises pour des projets orientés vers les personnes déficientes visuelles » (Rapport de la Cour des comptes sur « L’Union nationale des aveugles et déficients visuels [Unadev] Exercices 2008 à 2011 », 2014).