Notes
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[*]
Doctorant en sociologie à Telecom ParisTech et cofondateur de l’Open Knowledge Foundation France, une association qui milite pour l’ouverture du savoir et des données.
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[**]
Doctorant et Ater à l’université de technologie de Compiègne. Il explore particulièrement la manière dont Internet est utilisé dans les débats publics sur les grandes controverses sociotechniques.
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[1]
M. Ronai, « Données publiques : accès, diffusion, commercialisation », Problèmes politiques et sociaux, Paris, La Documentation Française, 1997, 773-774, p. 68.
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[2]
G. Vickery, « Review of recent studies on PSI re-use and related market », Rapport pour la Commission européenne, Paris, 2011.
-
[3]
« Nouvelle version de data.gouv.fr et libération de la DILA ? Un nouveau souffle pour l’open data gouvernemental ? », Regards Citoyens, décembre 2013. http://www.regardscitoyens.org/nouvelle-version-de-data-gouv-fr-et-liberation-de-la-dila-un-nouveau-souffle-pour-lopendata-gouvernemental/
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[4]
« Open data : Axelle Lemaire veut inscrire dans la loi la gratuité ou le partage par défaut », Libération, 25 avril 2014.
-
[5]
Voir le travail de recensement de l’association Libertic : http://www.opendata-map.org/
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[6]
« Peu de villes donnent les résultats électoraux en open-data », LeMonde.fr, 25 mars 2014, http://data.blog.lemonde.fr/2014/03/25/quatre-villes-seulement-donnent-les-resultats-electoraux-en-open-data/
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[7]
Entretien avec un agent dans une collectivité locale, mai 2013.
-
[8]
J. Denis, S. Goëta, « La fabrique des données brutes. Le travail en coulisses de l’open data », in C. Mabi, J.-C. Plantin, L. Monnoyer-Smith (dir.), Penser l’écosystème des données. Les Enjeux Scientifiques et Politiques des données numériques, Paris, Éditions FMSH, à paraître. Accessible en ligne : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00990771.
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[9]
E. Morozov, To Save Everything Click Here, New York, PublicAffairs, 2013.
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[10]
H. Yu, D. G. Robinson, « The New Ambiguity of “Open Government” », UCLA Law Review, 2012, 178, p. 178-208.
-
[11]
S. Parasie, E. Dagiral, « Data-driven journalism and the public good : “Computer-assisted-reporters” and “programmer-journalists” in Chicago », New Media & Society, 2012.
- [12]
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[13]
Le Sénat a toutefois lancé en octobre 2013 data.senat.fr pour encourager à la réutilisation de certaines de ses données mais Regards Citoyens continue d’extraire des données depuis le site de l’institution.
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[14]
M. Gurstein, « Open data. Empowering the empowered or effective data use for everyone ? », First Monday, 16(2), 2011.
1Parmi les concepts en vogue dans les questions numériques, l’open data ne cesse d’être évoqué comme le levier quasi mécanique de bouleversements économiques, sociaux, scientifiques ou politiques de grande ampleur. Concrètement l’open data, ou ouverture des données publiques, consiste à diffuser de manière pro-active des données issues du travail quotidien des administrations afin de permettre à quiconque de les utiliser gratuitement. Les données sont mises à disposition en vue de la production d’études, d’articles de presse utilisant le journalisme de données, d’applications mobiles, de services en ligne de visualisation de données ou encore d’infographies. Juridiquement, elles sont assorties à des licences dites ouvertes dérivant de Creative Commons, la référence en matière de contenus ouverts, qui permettent à quiconque d’utiliser les données à la seule condition d’indiquer leur source et éventuellement de partager les enrichissements faits aux données dans une logique de bien commun.
2L’espoir de la découverte d’un « nouveau pétrole » a longtemps dominé le débat sur l’open data, reléguant au second plan ses enjeux citoyens en termes de transparence et d’émancipation des citoyens. En théorie, avoir accès aux mêmes données que l’administration permettrait aux militants de réaliser des contre-expertises, d’argumenter avec un appui statistique ou encore de contester les données et catégories sur lesquelles se fondent les décisions publiques. Il est indéniable que l’ouverture des données a le potentiel de renouveler le débat public et d’égaliser les rapports entre les militants et les administrations. Mais le discours commun sur l’open data doit d’abord sortir d’une ornière qui l’associe mécaniquement à l’idée d’empowerment, comme si la mise à disposition volontaire de données publiques produites, sélectionnées et travaillées par les institutions pouvait donner automatiquement du pouvoir aux citoyens sans qu’il ne soit nécessaire d’interroger les conditions d’appropriation de ces informations.
3Après environ dix ans d’existence et alors que les principes de l’ouverture de données publiques sont maintenant mieux définis, l’open data doit parvenir à faire tenir ensemble les opportunités économiques et les espoirs de renouvellement des pratiques citoyennes qu’il suscite sans que les logiques de marché ne prennent le dessus. Au terme d’un bilan critique des premières réalisations, qui montre que nous n’avons parcouru qu’une partie du chemin, comment mettre l’open data au service des militants ? Est-il (encore) possible de transformer les politiques d’ouverture de données de façon à ce qu’elles servent les intérêts de la société civile ? Comment faire de l’open data le vecteur de la « puissance d’agir » des citoyens ? Pour réfléchir à ces questions, nous proposons d’apporter un regard critique et rétrospectif sur la conduite de l’ouverture de données par les institutions et leur appropriation par la société civile. À partir de ces observations, nous formulerons de manière normative plusieurs propositions susceptibles de créer les conditions pour que l’open data puisse devenir une véritable ressource de l’action militante et citoyenne.
La rencontre entre des militants de la transparence et une industrie en émergence
4L’open data s’est développé sur plusieurs scènes en parallèle. Il convient de revenir brièvement sur cette genèse complexe pour mieux comprendre comment les opportunités économiques et les enjeux citoyens ont pu cohabiter au sein du mouvement.
5Rappelons tout d’abord que l’open data s’inscrit dans la continuité de politiques de transparence et dans une longue tradition qui a imposé un droit d’accès des citoyens à l’information produite par les administrations. Déjà, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 stipulait dans son article 15 que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Après la Seconde Guerre mondiale, émerge le concept d’Open Governement qui désigne originellement le droit d’accès des citoyens aux secrets de l’État. Aux États-Unis, la dénonciation de l’opacité de l’armée pendant la guerre du Vietnam aboutit à l’adoption en 1966 du Freedom of Information Act qui oblige les agences fédérales des États-Unis à transmettre leurs documents non classifiés à tout citoyen qui en fait la demande. En 1976, en France, la loi Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) copie ces dispositions et donne à la commission du même nom le dernier mot en cas de litige. La loi concerne uniquement les informations publiques, c’est-à-dire les documents produits ou reçus dans le cadre d’une mission de service public. Le droit d’accès à l’information publique est désormais la norme dans la plupart des démocraties. Le mouvement open data a complété ce droit en définissant des principes qui facilitent la réutilisation technique des données et encouragent l’administration à ouvrir volontairement ces données.
6Bien plus que les promesses assez anciennes de renouvellement du débat public et de transparence accrue, ce sont d’abord les perspectives de croissance économique qui sont à l’origine de l’engouement politique pour l’open data. C’est cet intérêt pour la création de valeur qui a d’abord rendu possible la conduite des politiques de mise à disposition des données publiques. Ainsi, les travaux de Maurice Ronai [1] rappellent l’influence dans les années 1970 aux États-Unis du lobby de l’industrie de l’information qui est parvenu à imposer dans la législation la doctrine, toujours en vigueur, de la gratuité de l’information publique. Plus tardivement, depuis 2000, la Commission européenne multiplie les études sur le potentiel économique de la libération des données, évaluant jusqu’à 200 milliards d’euros par an la valeur de leur circulation optimale dans les pays de l’Union [2]. L’open data trouve ainsi une justification économique simple : la taxation des revenus prévus financerait la production et l’ouverture des données. L’ouverture des données publiques suscite depuis longtemps un fort intérêt parmi les industriels de l’information et les gouvernants qui y voient un possible « nouveau pétrole. »
7À partir de 2007, on assiste à une surprenante convergence entre les enjeux techniques et politiques. Les acteurs du monde économique et les militants de la transparence vont inscrire l’ouverture des données comme une des priorités des politiques numériques. Libérer les données serait susceptible de créer de la richesse tout en développant la transparence de l’État. Le moment clé de cette convergence est la réunion qui se tient à Sebastopol en Californie en 2007 où émerge le terme d’Open Government Data. Les principes dits de Sebastopol, établis par des activistes numériques bien connus comme Lawrence Lessig, Tim O’Reilly ou Aaron Swartz, demandent la libération des données publiques dès leur production, dans leur intégralité et telles qu’elles sont collectées. Cette demande de données « brutes » vise à l’émergence d’une contre-expertise citoyenne par la réduction des asymétries d’information. Les citoyens comme les entreprises pourraient alors refaire les calculs, disposer de données au niveau local plutôt que de se contenter d’agrégats et contester les décisions publiques avec les mêmes données que l’administration.
8À un niveau plus institutionnel, les principes de Sebastopol ont exercé une grande influence dans la campagne qui a abouti à l’élection de Barack Obama. Ils sont également à l’origine d’une prolifération de portails partout dans le monde avec le lancement de data.gov aux États-Unis en 2008, data.gov.uk au Royaume-Uni en 2009 ou data.gouv.fr en 2011 en France. En 2013, les principes établis à Sebastopol sont repris par le G8 qui, dans sa charte sur l’open data, se fixe les mêmes objectifs de transparence et de création économique et établit que l’ouverture des données deviendra la pratique par défaut des administrations signataires.
De fortes résistances administratives
9Passés les déclarations d’intention et les coups de communication, peut-on dire que l’ouverture des données de l’administration soit parvenue à s’imposer comme une norme de l’action publique ? L’open data est-il vraiment la pratique par défaut des administrations ? En nous appuyant sur une étude ethnographique de projets open data dans les administrations françaises, il ressort que la libération des données ne s’inscrit pas véritablement dans les routines administratives et dans les pratiques quotidiennes des agents. L’impératif d’ouverture imposé « par le haut » constitue un important bouleversement qui n’est pas toujours bien évalué en interne. Ces fortes résistances ont pour effet de limiter l’ouverture systématique des données que détient l’administration. Il est en effet rare que les données publiées sur les portails open data répondent totalement aux exigences définies à Sebastopol, notamment en termes de données publiées dans leur intégralité et telles que collectées. Les fichiers avant leur publication sont des documents de travail difficiles à comprendre hors de leur contexte de production avec leurs catégories, leurs jargons administratifs, leurs mises en forme et leurs commentaires. Les données sont bien souvent sélectionnées et retravaillées pour réduire la complexité et les risques de leur utilisation par un public inconnu.
10Ces résistances de l’administration s’expliquent aussi par le fait que, bien souvent, ce sont les producteurs de données qui se retrouvent en première ligne pour décider quels fichiers publier. Dans la hiérarchie administrative, ce sont eux qui vont proposer à leurs chefs de service les données à ouvrir. Or, ces derniers n’ont pas intérêt à s’exposer en mettant à disposition des données dont ils ne peuvent pas garantir la qualité ou qui sont susceptibles de remettre en cause la légitimité de précédentes décisions. La mission des chefs de service consiste avant tout à répondre à leurs objectifs et missions dont la diffusion de données au grand public ne fait pas officiellement partie. De plus, la circulaire adoptée en 2011 en vue du lancement de data.gouv.fr n’impose pas la publication des données. Elle exige seulement la désignation d’un correspondant open data dans chaque ministère chargé d’identifier et de coordonner l’ouverture des données de son ministère. Des données dont la décision de publication reste à l’appréciation seule des agents et de leur hiérarchie. L’arbitrage entre risques et avantages de la libération de données incite donc l’administration à la prudence.
11Adopter l’open data nécessite ainsi une transformation ambitieuse du fonctionnement de l’administration, mais son accompagnement n’a pas toujours été à la hauteur des enjeux d’un tel bouleversement. Au niveau national, le lancement de data.gouv.fr a nécessité la mise en place d’Étalas, une structure d’environ huit personnes d’abord sous l’autorité du Premier ministre puis intégrée au Secrétariat général à la modernisation de l’action publique (SGMAP). Étalas a longtemps concentré ses efforts sur le développement de data.gouv.fr afin d’en faire une infrastructure facilitant la réutilisation des données. La dernière version du site, publiée en open source, semble d’ailleurs satisfaire les principales exigences des collectifs qui militent pour l’ouverture des données publiques en France comme Regards Citoyens [3]. L’enjeu principal de cette structure consiste désormais à ancrer l’open data dans les pratiques de l’administration, notamment en lui donnant une assise juridique. La nouvelle secrétaire d’État au numérique, Axelle Lemaire, va dans ce sens et réclame une inscription dans la loi de l’open data pour « en finir avec les actions au coup par coup, les appréciations en pure opportunité et […] des décisions parfois arbitraires [4] ». Le gouvernement vient également de nommer un administrateur général des données (ce que les Anglo-Saxons nomment un Chief Data Officer) qui sera autorisé à inspecter les données de l’administration pour favoriser de nouvelles vagues d’ouvertures.
12Les difficultés sont les mêmes sur les portails open data locaux où de nouvelles données peinent à être ouvertes et mises à jour parmi la cinquantaine de collectivités territoriales de toutes tailles engagées dans une politique d’open data [5]. Peu de collectivités locales ont pris la peine de recruter des agents dédiés à faire perdurer la démarche. Par exemple, seules cinq villes ont publié les résultats des élections municipales au niveau du bureau de vote en open data alors que ces données ont permis des analyses poussées dans la presse [6]. Là aussi, l’ouverture des données locales nécessite une volonté politique forte pour accompagner la transformation des administrations. On suivra donc avec intérêt les conséquences de la nomination à Grenoble d’un adjoint au maire chargé de la libération des données.
Des données « inoffensives » ?
13Dans de nombreux cas, l’ouverture des données se limite à des données qui ne comportent pas de dimension politiquement sensible. Les producteurs de données évaluent sans cesse les risques de la publication d’un jeu de données : « C’est un peu notre propriété, même si ce sont des données du service public et donc, il pouvait y avoir des hésitations, notamment pour les problèmes de sécurité ou pour éviter que l’on tende un bâton pour se faire battre [7] ». Souvent la sélection des données publiées se fait par opportunité et vise à « se distinguer à travers l’ouverture d’un jeu de données que personne n’a encore diffusé, l’intérêt que peuvent représenter certaines données, les difficultés ou facilités techniques de leur diffusion [8] ».
14La transparence de l’action publique n’est pas nécessairement l’effet recherché par la libération des données. Les militants de l’open data se sont longtemps préoccupés d’aspects techniques, mettant au second plan les enjeux politiques majeurs de ce mouvement. L’auteur critique, Evgeny Morozov, dénonce dans son livre To Save Everything Click Here [9] le fait que les activistes de Sebastopol étaient « principalement intéressés par les aspects techniques du processus de révélation et ont posé peu de questions à propos de la politique ». Il souligne également que des politiques d’open data ont été mises en place dans des pays peu ou pas démocratiques comme le Maroc ou Singapour. Même la Russie a publié, suite au G8 de 2013, un plan d’action pour l’open data. Harlan Yu et David Robinson dans un article important sur l’émergence de l’Open Government Data dénoncent le fait que « la libération de données sur la propagande des leaders de Corée du Nord serait susceptible de répondre aux principaux critères du gouvernement ouvert et de l’open data [10] ».
15Les données déjà publiées en open data parviennent rarement à révéler des faits jusqu’alors inconnus. L’enquête de Sylvain Parasie et Eric Dagiral sur le journalisme de données dans une rédaction à Chicago [11] rapporte que, passé la mise en place de portails open data, le nombre d’articles ayant recours à des données ouvertes volontairement par l’administration a considérablement diminué. Pourtant, l’espoir que les journalistes fassent des données publiques un support d’enquête dans la vague du journalisme de données a participé à l’essor de l’open data. Or, bien souvent les données publiées se révèlent décevantes pour conduire une enquête comme nous l’a confirmé le journaliste de données du Monde, Alexandre Léchenet : « aujourd’hui, les données publiées sont souvent les plus inoffensives. En terme d’investigation, il n’y a pas trop de révélations à faire, ni de choses à chercher ». Il souligne toutefois que les données publiées en open data permettent un journalisme « de contexte » comme le projet Les Décodeurs [12] qui vise à « rétablir les faits » par notamment la cartographie et la visualisation de données. Dans le cas du journalisme de données, l’open data sert peu de « machine à scandale » mais plutôt de point d’appui à l’argumentation. Ce sont plus des références accessibles et utilisables par tous selon la définition même d’une donnée : « ce qui est connu ou admis comme tel ».
16Hors des rédactions, du côté des militants de la transparence, les données publiées de manière volontaire par l’administration en open data sont encore peu utilisées. Le cas de l’association Regards Citoyens qui milite depuis plusieurs années de manière vigilante pour que l’ouverture des données de l’État serve la transparence de l’action publique est éclairant sur ce point. Cette association militante composée en grande partie de développeurs adeptes du logiciel libre a créé plusieurs outils citoyens d’évaluation des politiques publiques et de l’action publique des élus. Leurs outils les plus célèbres, nosdeputes.fr et nossenateurs.fr, dépendent d’une extraction automatique de l’activité parlementaire sur le site de l’Assemblée nationale et du Sénat et du bon vouloir de l’administration des deux chambres qui peuvent facilement couper l’accès à l’association [13]. Leur autre site, NosFinancesLocales.fr, dépend lui de l’extraction automatique des données du site collectivites-locales.gouv.fr. Le travail bénévole de militants est indispensable pour extraire et traiter ces informations qui sont en ligne mais très difficilement exploitables. Regards Citoyens en 2013 a aussi publié dans des formats ouverts les données de la réserve parlementaire largement reprises dans la presse nationale et locale. Elles ont été obtenues grâce au travail de l’association Pour une Démocratie directe qui a dû porter plusieurs plaintes contre le ministère de l’Intérieur pour obtenir la publication directe de ces données par le Parlement.
17Il ressort ainsi que l’ouverture des données telle qu’elle est conduite actuellement peut difficilement servir la transparence de l’action publique. Cela s’explique par la fragilité du processus politique de libération des données qui limite les risques pris par l’administration. Obtenir des données pour faire émerger un contre-pouvoir citoyen nécessite bien souvent un travail militant difficile et une bataille juridique contre l’administration.
Comment l’open data peut servir la « puissance d’agir » des citoyens ?
18Le constat que nous avons dressé à travers cet examen rétrospectif reste nuancé. Le passage à l’open data peut être une opportunité pour les militants mais l’activité réelle ne témoigne certainement pas de l’émergence d’un contre-pouvoir citoyen qui tirerait appui des données ouvertes. En d’autres termes, l’open data ne crée pas mécaniquement de l’empowerment. Il nous semble pourtant qu’un chemin vertueux soit possible. Qu’il soit possible de proposer au débat public un certain nombre de préconisations, susceptibles de mettre la libération des données publiques au service des citoyens. Si la fenêtre est étroite, elle n’en reste pas moins accessible. Il s’agit d’éviter que l’open data ne serve qu’à renforcer le pouvoir des puissants (« empower the empowered » selon l’expression du chercheur canadien Michael Gurstein [14] qui a dénoncé ce risque des politiques actuelles d’open data de n’offrir des opportunités de développement qu’aux acteurs dominants). Faisant le constat de la fragilité politique du processus de l’ouverture, nous formulons ici trois propositions pour que l’ouverture des données soit mise au service du pouvoir d’agir des citoyens et stimule la mise en place de nouvelles pratiques citoyennes. Ces propositions tendent vers un idéal normatif qui replace le citoyen au cœur des politiques publiques, et considère l’open data comme un support pour de nouvelles formes d’actions de la société civile. Elles sont organisées autour de trois thèmes : d’une part la question des infrastructures de l’open data (comment organiser techniquement la libération des données ?) ; ensuite la définition du cadre juridique nécessaire au développement de l’open data (quelles lois mettre en place pour s’assurer que les « bonnes » données sont libérées et que les acteurs concernés peuvent les utiliser ?) et enfin la question de la formation à l’usage des données, préalable essentiel et trop souvent négligé pour un usage plus large des données libérées.
19Ces éléments portés au débat public sont le fruit de notre travail de recherche et du dialogue mis en place avec les acteurs de terrain afin de construire des questionnements cohérents avec leurs préoccupations.
Des infrastructures qui facilitent l’usage des données par un public large
20Tout d’abord il nous semble qu’une attention redoublée doit être portée aux infrastructures de libération des données si l’on veut s’approcher de l’idéal de données brutes, libérées « en l’état ». L’enjeu consiste ici à disposer des mêmes données que l’administration pour réduire les asymétries d’information entre l’État et les citoyens. Mais ces données doivent également être proposées sous une forme intelligible et facilement exploitable. Pour se faire, les données pourraient être proposées en deux versions : un fichier « brut », tel qu’utilisé par l’administration et une version simplifiée par son format, ses catégories et sa mise en forme pour cibler un public large et faciliter sa réutilisation. Il sera nécessaire d’engager des moyens pour soutenir les producteurs de données, notamment par la création de nouveaux métiers comme celui d’éditeur de données (data editor). On suivra avec attention la création récente de ce poste au sein de l’équipe d’Étalas.
21Actuellement, pour accéder à un fichier sur data.gouv.fr, il est nécessaire d’ouvrir un tableur, une contrainte qui peut rebuter de nombreux utilisateurs. Conformément aux revendications des militants de l’open data, de nombreuses données sont disponibles au format csv, un standard de données ouvert qui facilite leur utilisation par des machines mais nécessite des compétences techniques relativement avancées ne serait-ce que pour ouvrir le fichier. Tant que les portails open data ne proposent pas un accès direct aux données, il sera difficile de faire en sorte que ces informations servent à l’émancipation d’un large public qui est réduit à utiliser des médiations (infographies, services, cartes) qui sont chargées de sens et perdent l’idéal d’objectivité d’une donnée « brute ».
Le besoin d’une impulsion juridique forte
22Atteindre un plus large public ne suffit pas. Encore faut-il que les données sensibles puissent être libérées. Cela nécessite l’impulsion du législateur qui pourra profiter de la transposition de la directive européenne Public Sector Information (PSI) qui régit le droit des données publiques. La publication des données doit devenir une pratique systématique et régulière plutôt qu’une initiative volontaire dépendant des volontés politiques et administratives passagères.
23Aboutir à une ouverture par défaut des données nécessitera une instance administrative dédiée. La sélection et le travail des données en vue de leur publication volontaire par les administrations ne sont pas pour le moment encadrés par la loi alors que ces opérations mettent en œuvre concrètement la transparence de l’action publique. L’évolution de la loi vers l’ouverture par défaut des données pourrait s’inspirer directement du cadre légal de la statistique publique. Ce dernier est strictement encadré depuis 1972 par un organisme de concertation, le Conseil national de l’information statistique (CNIS) composé de représentants des institutions, des syndicats, des organisations patronales, de la recherche et de la société civile. Pour arbitrer les litiges dans la production et l’ouverture d’une information publique, il est nécessaire de créer un Conseil national de l’information publique (CNIP) avec une composition similaire. Il permettra d’éviter une trop grande prudence de l’administration dans l’ouverture de ses données par une évaluation collégiale des risques d’anonymisation des données ou du coût financier de l’ouverture qui restreignent souvent leur publication.
Former les citoyens aux données
24Mais pour que cette impulsion par le haut fonctionne, il est également essentiel que les citoyens soient en capacité de s’emparer des données, qu’ils y soient formés notamment dans un cadre scolaire. Les enjeux autour de cette formation sont de deux ordres. Le premier consiste à réussir à former l’ensemble de la société aux enjeux de la production et de l’utilisation des données qui « colonisent » le monde social. Cet objectif est atteignable par le développement de dispositifs types « infolabs », espaces hybrides où techniciens et citoyens interagissent pour apprendre à utiliser les données, ou par la mobilisation des espaces publics numériques (EPN) pour réaliser cette « éducation aux données ». Le second consiste à exploiter les données disponibles en open data dans les programmes scolaires pour illustrer par des cas réels des problèmes rencontrés en classe. Ainsi, des données sur l’environnement, la citoyenneté ou encore la géographie sont d’ores et déjà disponibles et pourraient être mobilisées pour fournir des études de cas.
25Il ne s’agit pas de tomber dans une posture naïve qui considérerait que nous sommes tous susceptibles de devenir journalistes de données, loin de là. Notre propos est plutôt d’insister sur la nécessité d’initier les citoyens aux enjeux sociopolitiques liés à l’usage des données. Une prise de conscience par la pratique sensibiliserait au pouvoir des données et apprendrait à ne pas se laisser « éblouir » par les infographies et autres visualisations de données, devenues l’instrument privilégié des communicants.
26Comme nous avons pu le voir, le mouvement open data doit être compris comme le fruit d’une rencontre entre différents milieux socio-économiques, d’une tension entre la recherche de profits économiques et la défense de valeurs politiques liées à l’empowerment citoyen et à la plus grande transparence de l’action publique. Plusieurs conditions d’ordres techniques et politiques sont nécessaires pour que les données publiques puissent se transformer en outil d’émancipation des citoyens. La partie n’est pas encore perdue pour qui veut bien s’atteler à ce défi, et ces conditions peuvent constituer l’horizon normatif des politiques de libération des données. S’engager pour les mettre en place peut, en soi, être considéré comme un objet de lutte.
Notes
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Doctorant en sociologie à Telecom ParisTech et cofondateur de l’Open Knowledge Foundation France, une association qui milite pour l’ouverture du savoir et des données.
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Doctorant et Ater à l’université de technologie de Compiègne. Il explore particulièrement la manière dont Internet est utilisé dans les débats publics sur les grandes controverses sociotechniques.
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M. Ronai, « Données publiques : accès, diffusion, commercialisation », Problèmes politiques et sociaux, Paris, La Documentation Française, 1997, 773-774, p. 68.
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G. Vickery, « Review of recent studies on PSI re-use and related market », Rapport pour la Commission européenne, Paris, 2011.
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[3]
« Nouvelle version de data.gouv.fr et libération de la DILA ? Un nouveau souffle pour l’open data gouvernemental ? », Regards Citoyens, décembre 2013. http://www.regardscitoyens.org/nouvelle-version-de-data-gouv-fr-et-liberation-de-la-dila-un-nouveau-souffle-pour-lopendata-gouvernemental/
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« Open data : Axelle Lemaire veut inscrire dans la loi la gratuité ou le partage par défaut », Libération, 25 avril 2014.
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Voir le travail de recensement de l’association Libertic : http://www.opendata-map.org/
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[6]
« Peu de villes donnent les résultats électoraux en open-data », LeMonde.fr, 25 mars 2014, http://data.blog.lemonde.fr/2014/03/25/quatre-villes-seulement-donnent-les-resultats-electoraux-en-open-data/
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Entretien avec un agent dans une collectivité locale, mai 2013.
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J. Denis, S. Goëta, « La fabrique des données brutes. Le travail en coulisses de l’open data », in C. Mabi, J.-C. Plantin, L. Monnoyer-Smith (dir.), Penser l’écosystème des données. Les Enjeux Scientifiques et Politiques des données numériques, Paris, Éditions FMSH, à paraître. Accessible en ligne : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00990771.
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E. Morozov, To Save Everything Click Here, New York, PublicAffairs, 2013.
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H. Yu, D. G. Robinson, « The New Ambiguity of “Open Government” », UCLA Law Review, 2012, 178, p. 178-208.
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S. Parasie, E. Dagiral, « Data-driven journalism and the public good : “Computer-assisted-reporters” and “programmer-journalists” in Chicago », New Media & Society, 2012.
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Le Sénat a toutefois lancé en octobre 2013 data.senat.fr pour encourager à la réutilisation de certaines de ses données mais Regards Citoyens continue d’extraire des données depuis le site de l’institution.
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M. Gurstein, « Open data. Empowering the empowered or effective data use for everyone ? », First Monday, 16(2), 2011.