Mouvements 2014/3 n° 79

Couverture de MOUV_079

Article de revue

Le data journalisme : entre retour du journalisme d'investigation et fétichisation de la donnée

Entretien avec Sylvain Lapoix

Pages 74 à 80

Notes

  • [*]
    Membre du comité de rédaction de la revue Mouvements.
  • [1]
    Owni a déposé le bilan l’an dernier.
  • [2]
    Il enseigne aujourd’hui le data journalisme en école de journalisme.
  • [3]
    Partenariat entre Owni et I-tv le Véritomètre est un projet dans lequel une équipe a vérifié la crédibilité et la véracité des chiffres assénés par les candidats durant la campagne. Le projet s’est terminé par une opération en direct le soir du débat présidentiel où les quelque 400 chiffres assénés par les deux candidats finaux ont été vérifiés et commentés par Internet, notamment via Twitter.
English version

1Mouvements (M.) : Qu’est-ce qu’un data journaliste ?

2Sylvain Lapoix (S. L.) : Un data journaliste, sur le principe, c’est quelqu’un qui fait son métier de journaliste : c’est-à-dire quelqu’un qui va à l’origine des infos. Là on parle d’info dans leur « minimum atomique » c’est-à-dire des données au sens brut du terme. Plus pragmatiquement, avec l’essor des nouvelles technologies et la démocratisation d’un certain nombre d’outils permettant de manipuler les données et les documents, on a désormais à disposition un certain nombre de fonctionnalités qui permettent de faire du tri, du classement, du traitement de données en grande quantité et apportent un niveau de maîtrise du matériau journalistique (statistiques, études, enquête…) assez proche de celui de certains statisticiens et cela ouvre la porte à certain nombre de démarches jusque-là plutôt réservées à des infographistes. Il s’agit donc d’une forme de « réappropriation » de l’outil par les journalistes, avec un objectif supplémentaire : que la donnée ne soit plus simplement un élément illustratif ou de simple argumentation, mais qu’elle soit bien le terreau et le fondement de l’enquête pour aller plus loin.

3M. : En quoi est-ce si différent alors des pratiques du journalisme avant cette accessibilité numérique de la donnée ?

4S. L. : L’un des grands problèmes du journalisme en général, c’est la sous-traitance de l’expertise. Lorsqu’un journaliste travaille sur, par exemple, des questions environnementales, il va se tourner vers des spécialistes de la pollution de l’eau, de l’air, des chimistes, des biologistes etc. Bien sûr, l’idée dans le data journalisme n’est pas de devenir soi-même chimiste, biologiste ou spécialiste de la pollution de l’air. Mais avec ces nouveaux outils, et avec la méthodologie du data journalisme – parce que c’est surtout de la méthode en fait – on va nous-mêmes traiter les chiffres, essayer de leur donner une pertinence et finalement reconquérir un terrain d’expertise et tout un champ de documentation officielle qui auparavant nous était en quelque sorte « arraché » par l’expertise et sur lesquelles nous ne pouvions pas exercer une vigilance critique.

5M. : Ce champ documentaire, ces données étaient « arrachés » par l’expertise ou inaccessibles techniquement ?

6S. L. : C’est évidemment toujours un mélange entre rapports de force et conditions de travail. Concrètement, pour réussir à maîtriser certains domaines, il faut énormément de temps. Historiquement il y avait beaucoup de journalistes qui étaient à même d’interpréter des données très spécialisées parce qu’eux-mêmes étaient spécialisés : c’était de vrais rubricards. Dans les années 1960-1970, un journaliste de l’aéronautique, par exemple, était capable de lire et d’analyser des documents techniques officiels émanant des entreprises, des études scientifiques et techniques relatives à son sujet. Aujourd’hui, le rythme de travail, les conditions économiques et d’organisation du travail journalistique font que les journalistes passent d’un sujet à l’autre dans des temps très courts et traitent donc leurs sujets avec un faible degré de connaissance de la thématique, de compréhension des enjeux et mécaniques internes à chacun des sujets qui empêche d’entrer dans les finesses et les enjeux les plus complexes. C’est là où intervient la sous-traitance de l’expertise, pour compenser cet état de fait. Par exemple, sur un sujet comme l’aéronautique, pour filer l’exemple, le journaliste va faire appel à un ingénieur pour lui expliquer des éléments qui sont dans des documents qu’il peut très bien, pourtant, avoir entre les mains. Les outils du data journalisme permettent une réappropriation de cette expertise technique et ensuite de lui donner sens et forme pour une meilleur lecture. La médiation de l’expertise n’est plus nécessaire.

7M. : Mais alors, le data journaliste est-il un « super-documentaliste » ? Un vulgarisateur scientifique ? Le data journalisme ne concerne-t-il du coup que des questions hypertechniques ?

8S. L. : Cela concerne effectivement surtout des questions fortement techniques ; jusqu’ici cela a concerné essentiellement des questions économiques, et même macroéconomiques : le chômage, les échanges commerciaux… Pour ce qui me concerne, au bout de 4 ans de travail sur les gaz de schistes je peux enfin lire et donc utiliser des rapports qui m’étaient inaccessibles jusque-là et je peux comparer des données qui auparavant restaient en dehors de mon champ d’expertise.

9Il y a deux approches du data journalisme : pour certains le data journalisme c’est du journalisme sur la donnée, c’est-à-dire appliquer une démarche journalistique à des données. J’entends par démarche journalistique une démarche analytique, comparative et explicative. Et il y a une autre forme de data journalisme, celui que je pratique, et que l’on appelle en anglais le data-driven journalism, autrement dit le journalisme conduit par la donnée. C’est très éloquent comme formulation car on y ravale la donnée au rang d’outil aidant le journalisme, la donnée n’est plus « premier objet et premier sujet ». Le point de vue en fin de compte c’est quand même de faire du journalisme : on va certes construire des indicateurs et fabriquer des éléments de références à partir de données, ce qui signifie qu’on comprend la donnée – l’idée n’est pas juste de livrer de la donnée brute (au sens informatique du terme) – mais surtout faire de l’enquête de terrain pour recontextualiser. Pour moi, data journalisme ou pas, l’enquête de terrain est essentielle. C’est d’autant plus important que l’utilisation froide de la donnée peut être contre-productive, il ne faut pas non plus fétichiser le chiffre ; il y a évidemment de bons et de mauvais chiffres.

10M. : Le data-driven-journalism serait donc une contre-expertise qui serait l’occasion d’une réappropriation du métier de journaliste.

11S. L. : Tout à fait. Pour moi, c’est clairement une réappropriation du métier. Et même une occasion de recrédibiliser un métier qui, en France, avait vu son capital confiance diminuer sérieusement ces dernières décennies pour tout un tas de raisons liées notamment aux transformations des conditions de travail journalistique.

12M. : Pourtant, il est courant de dire que l’apparition d’Internet a dilué le métier de journaliste, qu’avec le blogging notamment, mais aussi effectivement l’accès à des fonds documentaires plus divers et à l’apparition d’espaces d’expression et de commentaire dans et hors les médias institutionnels, l’identité professionnelle des journalistes aurait été fragilisée.

13S. L. : Pas du tout, j’estime que c’est le contraire. En revanche, il y a clairement un malentendu sur ce qu’on entend parfois par data journalisme, que les supports veulent parfois réduire à de la simple data visualisation, c’est-à-dire à de la mise en forme graphique de données. Ce malentendu est assis sur des enjeux économiques et politiques. Je m’explique : pour certains, faire du data journalisme ce serait simplement faire trois schémas avec de jolis dessins attractifs et faciles à comprendre pour mettre en scène quelques « chiffres clefs ». C’est une démarche marketing qui n’est pas fidèle à ce qu’est et peut être le data journalisme. Derrière il y a la logique plus générale d’intégration des compétences qui travaille clairement l’industrie des informations : l’idée ce serait juste de surfer sur la vague « data » et d’avoir un journaliste qui peut aussi être graphiste. C’est ce qu’on appelle le « journalisme Shiva » c’est-à-dire avoir des journalistes qui, en même temps, écrivent, font des graphs, du son, de l’image, et en plus doivent être généralistes. Aujourd’hui, parfois, on te dit : « Si tu fais le papier, tu fais aussi les graphs ». Cela entre dans la dynamique sociale actuelle de démantèlement du métier de journaliste, de précarisation générale de ceux qui le pratiquent, d’exigences de compétences accrues en même temps que les salaires baissent etc. On le voit bien avec les journalistes de presse quotidienne régionale notamment qui sont maintenant journalistes, photographes, graphistes et secrétaires de rédaction…

14Je ne pense pas qu’aujourd’hui, avec les outils disponibles, il ne soit pas possible d’alléger certaines équipes mais toutes ces compétences restent des compétences très différentes et surtout, la dilution dans le journalisme Shiva de la compétence journalistique qui est une compétence de lecture, recherche, enquête écriture, très spécifique (c’est un métier intellectuel) prive le journalisme de son potentiel critique et donc le prive de son véritable rôle social. Parce que si on est juste des producteurs de jolis contenus et non plus des producteurs de sens – je ne dis pas de vérité évidemment, mais bien de sens c’est-à-dire une aide à l’autodétermination des citoyens – et bien… on n’est rien ! On est juste dans l’entertainment.

15M. : Oui, mais la mise en forme de la donnée, elle a du sens, c’est même ce qui donne du sens à la donnée…

16S. L. : Oui bien sûr… Ce que je veux dire c’est que notre travail chez Owni s’inscrivait dans une démarche très particulière ou en gros on réunissait plusieurs métiers autour d’une enquête : journaliste, développeur et graphiste. Mais cela prend du temps et de l’énergie. Un gros projet de data journalisme implique de mobiliser une équipe aux compétences chères pendant plusieurs semaines. Ce qui, du point de vue des industries médiatiques traditionnelles, n’est pas nécessairement rentable.

17M. : Est-ce qu’on peut dire alors que c’est simplement l’entrée du journalisme dans l’ère numérique ? Parce que les métiers que vous citez : graphiste, développeur sont des métiers de l’écran.

18S. L. : Oui et non. La numérisation est transversale, elle n’est pas liée au média Internet. Par exemple, aujourd’hui le processus de fabrication des médias papiers est totalement numérisé. La numérisation n’est ni plus ni moins que la méthode industrielle actuelle de production des contenus culturels. Le problème du journalisme Shiva et de la data visualisation est que cela amène certes à une réflexion sur la mise en forme – qui a son utilité – et en cela ce n’est que la continuité de la démarche stylistique du journalisme où on va chercher avant tout la clarté du message. Mais le problème de la data-visualisation est qu’on demande au journaliste de consacrer un temps démesuré, mais alors DÉ-ME-SU-RÉ à des gestes qui ne relèvent pas en fait d’une réflexion sur la forme, mais à sa réalisation… au détriment parfois du travail journalistique en tant que tel. Quand j’étais chez Owni, je me suis intéressé à la cartographie, qui est une forme, pour le coup, extrêmement signifiante et efficace rhétoriquement. J’ai voulu faire des cartes interactives (notamment sur le gaz de schiste), et pour ça je me suis tourné vers les outils disponibles comme Google Map, sauf que c’est un outil… Concrètement, il m’a fallu des semaines pour réaliser une carte très moyenne, ces semaines de travail étaient retranchées de mon travail de recherche et d’enquête. Un développeur fait ça en une journée…

19M. : Donc le véritable data journalisme serait une pratique citoyenne qui se distingue d’un certain nombre d’initiatives plus communicationnelles. En parlant de rôle critique et citoyen, la figure qui a, en quelque sorte popularisé la thématique du data journalisme c’est Julian Assange avec l’initiative WikiLeaks, qui est souvent rapprochée, d’ailleurs des pratiques d’open data, puisqu’il a tout bonnement « ouvert » des données étatiques au public.

20S. L. : Attention, WikiLeaks, ce n’est pas du data journalisme et ce n’est pas non plus de l’open data : c’est ce qu’on appelle un « dump ». Ce qu’il a fait c’est qu’il a mis à disposition une masse documentaire gigantesque – environ 400 000 documents – mais brute, sans classement, sans nomenclature. Et dans cette masse documentaire se trouvaient d’ailleurs des documents très divers, dont le niveau d’intérêt et de sensibilité pouvait être très différent. En tant que tel, un dump n’est pas un problème en soi pour une autorité… WikiLeaks est devenu problématique pour l’État-major états-unien à partir du moment où des journalistes se sont associés à Julian Assange et ont assuré le traitement, la qualification, le classement et le commentaire des données. C’est toujours la même chose, la data en tant que telle n’a pas tant d’intérêt que ça.

21M. : Owni a participé à ce travail en France, comment cela s’est-il passé ?

22S. L. : Un data journaliste, des développeurs et un journaliste de la rédaction d’Owni avaient créé une interface pour consulter les télégrammes et les SMS du site WikiLeaks. Suite à cela Julian Assange a contacté l’équipe pour mettre en place une collaboration autour des documents révélés. Owni a donc travaillé à les mettre à disposition de manière réfléchie. Cela a été fait en collaboration avec les internautes, puisque certains ont participé au classement des documents. C’était une forme du data journalisme collaboratif. Cela a donné warlogs.owni.fr, une interface qui permettait de naviguer grâce à un moteur de recherche, une cartographie, un système de notes et de commentaires pour que les internautes participent. Le travail fait était pédagogique et complétait celui, plus traditionnel, des douze autres journaux associés, et qui montrait que n’importe quelle information, aussi massive soit-elle, peut se partager en ligne grâce à un design et un code informatique adaptés. L’application a permis à 600 000 visiteurs d’aller et venir parmi les textes. Cela a fait la renommée européenne d’Owni.

23M. : Et pour le travail que vous avez fait autour des gaz de schiste, y a-t-il eu une dimension collaborative ? Et d’ailleurs, la lutte autour des gaz de schiste n’est-elle pas un bon exemple de l’usage militant qui peut être fait de la data et de cette réappropriation de l’expertise dont vous parliez plus tôt ?

24S. L. : Sur les gaz de schiste, j’ai enquêté plusieurs années et à Owni on a construit une véritable plateforme. Nous avons fait une carte, une application interactive, qui permettait de reconstituer la méthode de fracturation hydraulique à partir d’informations glanées dans des manuels de géologie, d’entretiens avec des ingénieurs géologues. Du fait de la faible couverture du sujet et de ma persévérance à traiter le sujet en profondeur et de manière continue, nous avons acquis un statut de média de référence sur cette question.

25M. : Le data journalisme, repose en partie sur la révélation de données et d’informations jusque-là souvent inaccessibles ou difficilement, est-ce que le développement actuel de l’open data va changer quelque chose à la pratique du data journalisme ? La faciliter ?

26S. L. : C’est une question intéressante. Dans les pays anglo-saxons le data journalisme s’appuie beaucoup sur les données publiques, sur l’open data justement, il y a même une organisation dans les services de presse anglo-saxons de la mise à disposition de la donnée. Sauf qu’on peut alors se demander où est l’intérêt d’une donnée que l’on donne si facilement et qui sans doute est formatée à des fins de communication. L’open data en gros peut servir à faire, lâchons le mot, de la propagande. En France, pour le moment c’est vraiment un mot sans beaucoup de contenu… Les portails open data ne mettent à disposition que des données avec peu d’intérêt quand ils en mettent en ligne… Le Conseil régional d’Auvergne, par exemple, prétend faire de l’open data et il y sur leur portail environ 40 documents… d’intérêt relatif. Ce n’est pas de l’open data. L’open data devrait être la mise à disposition de données, à la demande des citoyens, pas la sélection communicationnelle de données par les administrations. On assiste à une dépolitisation sourde de l’open data et de tout ce qui entoure l’open-government. Reconquérir ce champ, le rendre vraiment participatif et démocratique est un enjeu central. Il y a des exemples de pays où ça se passe autrement mieux, comme au Brésil. Là-bas, les citoyens ont la possibilité de demander l’information qu’ils souhaitent consulter et l’État a l’obligation de la mettre en ligne.

27Mais on en est loin en France, non seulement pour les raisons de politique de communication que je viens d’expliquer mais aussi compte tenu de l’organisation administrative des projets open data : aujourd’hui ce sont généralement des agents de catégorie B qui mettent en ligne et gèrent les données sur les portails. Résultat, ces agents résistent aux dispositifs car, ils ont peur que ces informations servent à juger leur travail quotidien et que la démarche de les ouvrir se retourne contre eux. Du coup la donnée les menace en tant qu’individus travaillant pour l’État et la responsabilité est concrètement transférée des politiques aux fonctionnaires.

Notes

  • [*]
    Membre du comité de rédaction de la revue Mouvements.
  • [1]
    Owni a déposé le bilan l’an dernier.
  • [2]
    Il enseigne aujourd’hui le data journalisme en école de journalisme.
  • [3]
    Partenariat entre Owni et I-tv le Véritomètre est un projet dans lequel une équipe a vérifié la crédibilité et la véracité des chiffres assénés par les candidats durant la campagne. Le projet s’est terminé par une opération en direct le soir du débat présidentiel où les quelque 400 chiffres assénés par les deux candidats finaux ont été vérifiés et commentés par Internet, notamment via Twitter.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.82

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions