Notes
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[*]
Paris Ouest Nanterre, Institut européen du salariat (IDHE-CNRS, MSH-Lorraine).
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[1]
À ne pas confondre avec la valeur anthropologique du travail concret, transverse à toutes les sociétés : la valeur travail, comme forme proprement capitaliste de mesure de la valeur par le temps de travail, renvoie au travail abstrait.
-
[2]
La situation des fonctionnaires décrite ici est celle de leurs droits (pas forcément respectés) avant la réforme menée depuis le gouvernement Rocard et qui a trouvé ses deux expressions majeures dans la Lolf du gouvernement Jospin et la RGPP du gouvernement Fillon. Les réformateurs visent à aligner la logique du grade sur celle de l’emploi, leur ambition étant de réaffirmer la convention capitaliste du travail et donc de vider de son contenu subversif la fonction publique.
-
[3]
Aussi bien les actionnaires et les employeurs, même lorsqu’ils tolèrent la qualification du poste comme fondement du salaire, veillent-ils avec fermeté à ce qu’elle n’associe au poste qu’un salaire minimum et déploient une grande énergie pour introduire dans les salaires réels des primes qui remettent en selle le travail abstrait capitaliste : assiduité, réduction du temps de production, contribution à la survaleur. La réforme est pour eux l’occasion de marginaliser la qualification du poste au bénéfice de l’employabilité des personnes à travers la « sécurisation des parcours professionnels » qui tente de restaurer la place majeure du marché du travail.
-
[4]
Un des objectifs les plus décisifs des réformateurs est évidemment d’introduire le chômage et avec lui « l’emploi public » à la place de la fonction publique.
-
[5]
Ce qui permet de mesurer combien le contraire du chômage n’est pas le plein-emploi mais la qualification personnelle (et donc le salaire à vie) : le plein-emploi ne supprime pas cette institution centrale de la convention capitaliste du travail qu’est le marché du travail.
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[6]
La fonction publique territoriale n’est pas libérée de l’employeur, du fait du rôle d’employeurs des maires.
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[7]
Sur ce point, voir B. Friot, L’enjeu des retraites, La Dispute, Paris, 2010 et L’enjeu du salaire, La Dispute, Paris, 2012.
-
[8]
Pour une histoire détaillée de la cotisation sociale, voir B. Friot, Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, La Dispute, Paris, 2012.
-
[9]
Plus, depuis 1991, la CSG.
Qu’est-ce que la convention de travail ?
1On travaille lorsque l’activité productrice de valeur d’usage – le travail concret d’un chaudronnier ou d’une comptable – se double d’une production de valeur économique (le travail abstrait d’OP2 du chaudronnier ou de cadre B échelon 6 de la comptable). Par exemple, dans une société capitaliste, faire du café n’est pas du travail si on le fait chez soi pour des amis, mais c’est du travail si on le fait comme salarié d’un restaurateur, avec profit pour ce dernier et salaire pour le serveur. L’activité devient donc du travail lorsqu’elle s’inscrit dans des institutions qui, par convention, ajoutent à la valeur d’usage une valeur économique. Autre exemple : l’accompagnement des mourants est devenu du travail, et à ce titre contribue au PIB, depuis qu’il s’inscrit dans des emplois de travailleurs mettant en valeur du capital investi dans le soin aux personnes, ou dans les grades de travailleurs appartenant à la fonction publique hospitalière, ou dans le salaire à vie de « jeunes retraités » présents auprès de leurs parents. Or le travail abstrait dans l’emploi du secteur privé n’est pas celui que l’on trouve dans le grade ou dans le salaire à vie. Il n’y a pas de définition universelle de la valeur économique et du travail abstrait, elle fait même l’objet d’un conflit irréductible car la valeur économique est l’occasion pour une minorité de s’approprier une partie du produit du travail d’autrui.
2Dans le capitalisme, la valeur économique est réservée aux marchandises et sa mesure, le travail abstrait qu’elles contiennent, est entendu comme le temps de travail en moyenne nécessaire à leur production : c’est ce qu’on appelle la valeur-travail [1]. Le temps de travail comme mesure de la valeur attribuée à des marchandises est l’outil décisif du profit, c’est-à-dire de l’appropriation par des propriétaires lucratifs d’une partie de la valeur créée par autrui (la survaleur). Le profit repose sur la différence entre deux temps de travail. Le premier est le temps de travail nécessaire à la production d’une marchandise « force de travail », reconnu dans le salaire. Le second, reconnu lui dans le prix de vente, est le temps de travail pendant lequel cette force de travail produit des biens et services (réduits eux aussi à l’état de marchandises, c’est-à-dire produits avec la recherche constante de réduction de leur temps de production). Cette différence entre le temps de production de la force de travail et le temps de son usage dans les conditions moyennes de productivité est naturellement récupérée par l’acheteur de la force de travail lorsqu’il vend les marchandises que celle-ci a produites. Là est la source de l’accumulation du capital dans les mains d’une minorité qui va continuer, avec toujours plus de force, à imposer sa définition – et sa pratique !- de la valeur économique. La définition du travail qu’elle induit (est travail toute activité mettant en valeur du capital) n’a rien de naturel : c’est une convention sociale. Elle repose sur des institutions qui n’ont, elles non plus, rien de naturel, contrairement à ce que prétendent les lieux communs selon lesquels « chacun de nous a une force de travail », ou encore « la productivité croît par réduction du temps de travail par unité produite ». Le marché du travail producteur de forces de travail, la mesure de la valeur économique par le temps de travail (la valeur-travail), la propriété lucrative et le crédit lucratif sont autant d’institutions qui expriment au quotidien toute la violence capitaliste. Or cette convention est déjà largement subvertie par la convention salariale de la valeur et du travail.
L’importance de la convention salariale de la valeur et du travail
3Dans la réalité de ce qui est défini comme valeur et donc comme travail aujourd’hui, l’acception capitaliste s’est doublée d’une autre, subversive. Le travail des fonctionnaires par exemple, bien que fait par des non-forces de travail et produisant du non marchand en dehors de tout marché du travail et de toute propriété lucrative, est considéré comme producteur de valeur économique et à ce titre contribue au PIB. Quand on additionne les cotisations sociales, les salaires directs des fonctionnaires et la part du revenu des travailleurs indépendants qui ne relèvent pas de la convention capitaliste du travail, on arrive au tiers du PIB. Revenons à l’exemple du travail d’accompagnement des mourants : cette activité utile, productrice de valeur d’usage, est devenue du travail producteur de valeur économique non seulement parce qu’elle est le fait de soignants employés d’entreprises capitalistes, mais aussi - d’abord même, dans ce cas d’espèce – parce qu’elle est le fait de soignants appartenant à la fonction publique hospitalière et de retraités touchant un salaire à vie.
4Pourquoi l’addition des PIB français et allemand est-elle proche du PIB chinois alors que Français et Allemands sont dix fois moins nombreux ? Leur production de valeur d’usage est évidemment très inférieure à la valeur d’usage produite par la population chinoise. Mais une part beaucoup plus grande de cette valeur d’usage est considérée comme ayant valeur économique. Et cela non seulement parce que le capitalisme, plus développé en France ou en Allemagne, y a conquis plus de place en faisant produire sous la loi de la valeur travail des biens et services qui jusqu’ici ne l’étaient pas ; mais aussi parce que bien des tâches effectuées en France ou en Allemagne comme du travail producteur de valeur dans le cadre de services publics ou de la Sécurité Sociale le sont en Chine comme de l’activité utile sans valeur économique faite par des « femmes » ou des « vieux ». Parce que, contrairement à ce que raconte la doxa fonctionnaliste, par exemple celle qui veut que la Sécurité Sociale ait été une nécessité du capitalisme dans sa phase fordiste, la convention capitaliste de travail est concurrencée en France ou en Allemagne, bien davantage qu’en Chine ou dans d’autres pays nouvellement capitalistes, par une convention salariale qui a été conquise contre elle : les retraités ou les soignants de la fonction publique sont des producteurs titulaires de leur qualification et non soumis à la valeur travail.
5Deux institutions salariales, nées du conflit dont le salaire est l’enjeu, sont au fondement de cette convention salariale du travail, alternative à sa convention capitaliste, déjà si présente dans le travail que mesure le PIB : la qualification et la cotisation.
De la qualification du poste à celle de la personne : le salaire à vie contre l’emploi
6Levons d’emblée une confusion courante : la qualification n’est pas la certification. Alors que le diplôme évalue la capacité à produire des valeurs d’usage par un travail concret (diplôme de chaudronnier ou de comptable), la qualification évalue la capacité à produire de la valeur économique par un travail abstrait (emploi d’OP2, grade de catégorie B 6e échelon). On le voit, la qualification s’est construite selon deux lignes parallèles : les grades de la fonction publique et les grilles d’emplois dans les conventions collectives du secteur privé.
7Le grade des fonctionnaires [2], inscrit dans un statut qui a fait l’objet de longues luttes entre 1906 et 1946, est acquis par concours, il leur garantit un niveau de traitement et des droits à carrière quels que soient les postes sur lesquels ils seront nommés à ce grade. Le grade ne préjuge pas du poste et donc du contenu concret des tâches qui seront effectuées. Attribuer une qualification et donc un salaire à la personne déconnecte radicalement salaire et mesure ex post du travail fourni, ce qui laisse au fonctionnaire une large marge d’appréciation du contenu et du calendrier de son travail. Le travail abstrait qui préside au statut de la fonction publique répartit les fonctionnaires aux multiples métiers (travail concret) en quelques niveaux de qualification, avec une progression d’échelon à l’ancienneté à l’intérieur d’un niveau, ou au choix selon des critères d’activité professionnelle appréciés par les pairs dans des commissions élues, et une progression au niveau supérieur par concours. Rien à voir donc avec un travail abstrait qui mesurerait le temps de dépense d’énergie humaine, d’autant plus, rappelons-le, que ce que mesure le grade est une capacité potentielle de produire de la valeur économique à un certain niveau.
8Quant à l’emploi du secteur privé, il s’est construit au cours du XXe siècle en associant au poste de travail une qualification, c’est-à-dire une définition du travail abstrait antinomique de celle du capital. Les conventions collectives ont été, comme le statut de la fonction publique, l’objet de conflits considérables au lendemain de la Première Guerre mondiale, puis sous le Front populaire, puis dans les années 1950-1970 et sont à mettre à l’actif d’un mouvement syndical en lutte pragmatique contre la réduction des travailleurs à de la force de travail. La qualification attachée au poste codifie le salaire sur la base d’un travail abstrait qui n’est pas défini par le temps de travail nécessaire à la production et reproduction d’une force de travail en mesure de tenir le poste : les différents critères de la qualification ne peuvent pas être ramenés à cette quantité (même s’il n’a pas manqué de lectures allant en ce sens, pour rapporter la qualification au travail abstrait capitaliste, comme la durée de fabrication d’un diplômé ou la pension de retraite comme besoin nécessaire de reproduction de la force de travail !). Pas davantage, le travail abstrait défini par la qualification du poste n’est le temps de travail nécessaire à la production des biens et services produits dans ce poste : la qualification est définie ex ante, avant toute production [3].
9Pourtant, si le grade et l’emploi ont en commun la qualification comme alternative au type d’abstraction pratiquée pour la valeur travail, il s’agit des deux situations de qualification opposées.
10Au contraire de leurs collègues du privé, ce n’est pas leur emploi qui transforme en travail l’activité des fonctionnaires, c’est la qualification personnelle qui leur est attribuée à travers un grade après un concours professionnel. La qualification personnelle vaut salaire quelles que soient l’implication, la productivité ou l’assiduité car elle assume la reconnaissance de son titulaire comme source de travail abstrait, comme producteur de valeur économique quoi qu’il en soit de son travail concret. Contrairement à une formule répétée, si les fonctionnaires ne connaissent pas le chômage [4], ce n’est pas parce qu’ils ont un emploi à vie, c’est au contraire parce qu’ils ne relèvent pas de la logique de l’emploi [5] mais de celle du salaire à vie : la qualification, et donc le salaire, est l’attribut du fonctionnaire, et non pas de son poste de travail comme dans le secteur privé. A contrario, il n’y a « emploi » que lorsque c’est au poste de travail, et non pas à son titulaire, qu’est affectée la qualification : c’est le cas du secteur privé, avec des conventions collectives qui qualifient des postes, pas des personnes. Le capitalisme implique que la propriété lucrative soit doublée d’un marché du travail, c’est le cas si c’est le poste de travail qui est qualifié et donc payé. Jamais un salarié du privé n’est payé, c’est son poste. L’emploi et le marché du travail qui lui est consubstantiellement lié sont des institutions cohérentes avec la valorisation du capital, au contraire du salaire à vie qui pose la personne comme productrice de la valeur économique, libérée du passage par le marché du travail pour produire cette valeur.
11De fait, le grade supprime la fonction concrète d’employeur et la renvoie à cette instance abstraite qu’est l’État organisateur des concours de recrutement : la hiérarchie bien sûr existe, mais un capitaine ne sera jamais l’employeur d’un lieutenant, c’est-à-dire qu’il ne décide pas de sa contribution ou non à la valeur économique comme le fait un employeur. Distinguons bien « employeur » et « entrepreneur ». Entrepreneur, c’est une fonction qui renvoie au travail concret, lequel suppose des personnes qui impulsent des productions et des collectifs de travail. Tout autre chose est la fonction d’employeur, qui n’existe que dans la convention capitaliste de travail. Un employeur, en embauchant ou en débauchant un salarié, décide non seulement de son travail concret, comme le fait tout responsable hiérarchique y compris bien sûr dans la fonction publique ou dans une coopérative, mais aussi de sa capacité ou non à créer de la valeur économique, déterminée par la qualification du poste qu’il lui attribue ou lui refuse. N’ayant pas d’employeur et n’étant pas défini par son emploi, le fonctionnaire d’État [6] ne connaît pas cette situation d’otage où la (nécessaire) autorité hiérarchique se double du pouvoir de faire exister ou disparaître autrui comme producteur de valeur économique. C’est un concours professionnel qui décide une fois pour toutes s’il travaille ou non, il n’est pas au quotidien confronté à un chef qui détient, directement ou par délégation, le droit de l’envoyer dans les ténèbres du « hors emploi ».
12Nous mesurons ainsi tout l’enjeu de l’affrontement entre ces deux conventions du travail. L’une qui veut que « travailler », ce soit « être sur le marché du travail » : c’est la convention capitaliste, dominante. L’autre, anticapitaliste, qui veut que « travailler » ce soit « avoir une qualification personnelle et donc un salaire à vie » : elle est dominée mais bien réelle du fait de sa présence dans la fonction publique et de son extension récente aux retraités [7]. Quand un salarié du privé prend sa retraite, ce qui était jusqu’alors la qualification de ses postes devient la sienne : il n’a plus besoin de passer par le marché du travail pour être payé parce qu’il est enfin reconnu comme porteur d’une qualification. On mesure le pourquoi de l’acharnement des réformateurs contre la pension comme salaire continué et leur obstination à en faire la contrepartie des cotisations passées. Dans le premier cas, c’est la convention salariale du travail qui est affirmée : les pensions sont la reconnaissance de la qualification et donc du travail actuel des retraités, l’ajout de valeur qu’elles expriment est explicitement affirmé. Dans le second cas est restaurée la convention capitaliste du travail, qui veut qu’on ne produise de valeur que dans l’emploi et qu’ensuite on bénéficie du revenu différé constitué par la part non dépensée de son salaire, qui certes est allée aux pensionnés de l’époque mais dont on récupère l’équivalent dans les cotisations des employés actuels, les seuls à produire de la valeur. On sait combien cette convention a été intériorisée par ses victimes. Par exemple, la mobilisation contre la réforme des pensions en 2010 s’est faite au nom de la « solidarité intergénérationnelle », c’est-à-dire de la cécité sur la reconnaissance du travail des retraités.
13A contrario, on devine la portée émancipatrice d’un projet d’extension à toute personne d’un salaire à vie, y compris si elle est porteuse d’un handicap congénital profond, par attribution à chacun, le jour de sa majorité, d’une qualification personnelle et donc d’un salaire irrévocable qui ne pourra que progresser au fur et à mesure des épreuves de qualification qu’elle choisira de passer au cours d’une carrière salariale.
La cotisation, démonstration de la possibilité de financer l’investissement sans propriété lucrative
14La seconde institution salariale, à savoir la cotisation finançant du salaire socialisé, est née elle aussi du conflit salarial, souvent au départ comme réponse patronale à la revendication de hausse des salaires directs [8]. Il n’empêche que ces initiatives patronales sont devenues la hantise du patronat dès lors que la hausse du taux (passé de 16 % du salaire brut dans les années 1930 à 32 % en 1945 et à 66 % au milieu des années 1990) a posé les cotisations comme un élément décisif du PIB présentant de fortes dimensions anticapitalistes. Examinons-les brièvement.
15D’une part la cotisation s’oppose au profit et la propriété lucrative, et démontre leur inutilité à grande échelle. Jusqu’à l’invention de la cotisation sociale, non seulement l’activité des soignants ou des retraités était niée comme travail producteur de valeur, mais la fin d’activité ou tout accident de santé obligeaient à emprunter, à tirer des revenus d’un patrimoine lucratif, à alimenter la rente des actionnaires des compagnies d’assurance. En reconnaissant directement dans le salaire socialisé la valeur ajoutée par les soignants ou les retraités au nom du salaire socialisé pour financer la santé ou la vieillesse qui l’étaient jusque-là par le prêt ou l’investissement des propriétaires, la cotisation sociale met en évidence l’inutilité de la propriété lucrative et du crédit lucratif. De même, tant en tout cas que la hausse régulière du taux de cotisation maladie a permis de reconnaître toute l’activité des soignants, c’est la cotisation qui a financé l’investissement hospitalier, sans appel au marché financier. C’est une expérience fondamentale, et qu’il reste encore à mettre en mots contre la croyance dans l’épargne comme accumulation de valeur pour que le caractère parasitaire des « investisseurs » sur les marchés financiers ou par crédit lucratif devienne évident. De ce point de vue, la cotisation joue le même rôle émancipateur de la propriété lucrative que l’impôt qui finance les investissements scolaires par exemple.
16D’autre part, comme nous l’avons vu au point précédent et là aussi de même que l’impôt qui paie les salaires des fonctionnaires, la cotisation reconnaît le travail de personnes qui ne relèvent pas du marché du travail. Elle s’oppose ici à la part de la valeur ajoutée qui va aux salaires directs du privé, qui entretient la convention capitaliste du travail en entretenant le marché du travail. Qu’il s’agisse des retraités dont la pension prolonge à vie leur salaire, des soignants du service public hospitalier, qui ont un grade, ou, sous une forme atténuée de salaire maintenu, des intermittents du spectacle ou des chômeurs, ou des parents sous la forme des allocations familiales, la cotisation est un ajout de valeur qui affirme donc, contre le marché du travail créateur de forces de travail, la contribution de ceux qu’elle finance à la création de la valeur économique.
17En même temps – et après la propriété lucrative et le marché du travail c’est la troisième institution capitaliste que la cotisation conteste – elle montre a contrario combien l’emploi mutile tant le travail concret que le produit et le producteur. Comme l’impôt, elle nourrit la convention salariale du travail qui, définissant la valeur économique non pas par le temps de travail abstrait nécessaire à la production des biens mais par la qualification des producteurs, libère le travail de l’absurde dictature du temps et conforte les personnes au lieu qu’elles soient réduites à de la force de travail toujours menacée de marginalisation. Augmenter la cotisation sociale au nom du salaire pour la distribuer à des personnes qui vont produire du non-marchand tout en étant non pas des forces de travail mais les porteurs de la qualification, c’est libérer la valeur de sa définition capitaliste et ouvrir au travail des contenus inédits : les retraités, les parents, les chômeurs produisent plus de lien social que de kilomètres d’autoroute, et reconnaître que ce faisant ils travaillent, c’est-à-dire produisent de la valeur économique, est une émancipation décisive.
18L’apparent paradoxe d’une cotisation (ou d’un impôt) correspondant à la valeur produite par le travail des soignants, des retraités, des parents, des chômeurs ou des fonctionnaires et pourtant versée par des cotisants (ou des contribuables) qui ne sont pas ces producteurs est facile à lever. Comme l’administration ou la Sécurité Sociale produisent du non marchand, c’est dans le prix des marchandises que la valeur de leur production est incluse : impôts et cotisations sociales vont ainsi du marchand vers le non marchand (et y retournent puisque salaires des fonctionnaires et pensions des retraités vont servir à acheter des marchandises) mais ne sont en aucun cas une partie de la valeur des marchandises qui serait « ponctionnée » pour reconnaître des activités utiles mais non productives. C’est là la fable du récit capitaliste du réel, qui veut qu’il n’y ait de valeur produite que selon la convention capitaliste, et on comprend l’acharnement que mettent les réformateurs à désigner impôts et cotisations comme des « prélèvements obligatoires » et à rabâcher ad nauseam leurs sermons sur la nécessité de les réduire et/ou d’en faire un instrument de redistribution. En réalité, les impôts qui financent les salaires des fonctionnaires et les cotisations qui financent du salaire socialisé sont des ajouts de valeur qui augmentent le PIB, et des ajouts révolutionnaires puisqu’ils confortent une convention salariale du travail antagonique de la convention capitaliste. Et si nous sommes depuis si longtemps en récession, c’est précisément parce que depuis la réforme, c’est-à-dire depuis les années 1990, nos pays ont abandonné la progression des cotisations sociales et de l’impôt. Prenons l’exemple français : entre 1935 et 1995 la cotisation sociale [9] est passée de 16 % du salaire brut plafonné à 66 % du salaire brut total et depuis cette date, non seulement ce taux est gelé pour les salaires supérieurs à 1,6 Smic, mais il a considérablement régressé pour les salaires inférieurs (40 % seulement du salaire brut dans le cas du Smic). Quant aux recettes fiscales, elles sont passées de 23 % du PIB en 1997-1998 à 21 % en 2008. C’est l’interruption par les réformateurs de la dynamique de reconnaissance de valeur économique à des productions non capitalistes, pour tenter de restaurer la convention capitaliste du travail, qui est la source de la récession structurelle de nos pays, une récession qui dure depuis 30 ans et que ne peut expliquer l’actuelle crise financière.
19Cela dit, il y a entre la cotisation sociale et l’impôt une opposition de taille. La cotisation relève de la répartition primaire, elle reconnaît un ajout de valeur qui marginalise l’emploi (pour le salaire direct du privé) et la propriété lucrative (pour le profit) et appelle leur disparition par affectation de tout le PIB à la cotisation. L’impôt, quant à lui, les légitime. Il a une fonction redistributive, après répartition de la valeur ajoutée entre le profit et les salaires du marché du travail. « Taxer le capital comme le travail » pour financer la Sécurité Sociale, c’est justifier le profit et le marché du travail en les corrigeant. L’existence d’une autre pratique du travail et de la valeur, affirmée par la cotisation sociale dans la répartition primaire, est niée par la nature redistributive de l’impôt. Du coup, l’objectif assigné à l’impôt n’est pas d’émanciper la valeur économique de sa pratique capitaliste : c’est de réduire les inégalités et de modifier la répartition de la valeur ajoutée au bénéfice des travailleurs sans remettre en cause l’existence de la propriété lucrative, du marché du travail et de la mesure de la valeur par le temps de travail. L’impôt est une institution à mi-chemin : il reconnaît une autre valeur que la valeur capitaliste tout en laissant croire qu’il n’y a de valeur que capitaliste. Il empêche le passage, si décisif, de la réalité de la valeur non capitaliste « en soi » à sa réalité « pour soi », assumée comme telle dans les représentations populaires et donc en mesure de se généraliser dans la réalité. L’impôt cantonne la valeur non capitaliste à un espace minoritaire à la légitimité toujours contestée parce qu’il en propose une lecture aliénée. C’est pourquoi l’impôt est aujourd’hui l’outil essentiel des réformateurs dans leur entreprise de restauration de la convention capitaliste de la valeur. Ils veulent remplacer la cotisation par un impôt, TVA sociale ou CSG.
20A contrario, on mesure l’intérêt de remplacer l’impôt, le profit et le salaire du marché du travail par des cotisations en généralisant l’invention géniale de la cotisation : à l’exception de l’autofinancement, tout le PIB peut donner lieu à cotisation pour financer le salaire universel et donc aussi l’investissement et les services publics. À grands traits, on pourrait à terme affecter 50 % de la valeur ajoutée à une cotisation « salaire » allant à des caisses qui verseront à tous un salaire à vie ; 30 % à l’investissement répartis entre 15 % d’autofinancement et 15 % de cotisation « investissement » allant à des caisses qui subventionneront les entreprises sans taux d’intérêt et sans remboursements ; 20 % à une cotisation « gratuité » allant à des caisses qui financeront les dépenses courantes (ne relevant ni des salaires ni de l’investissement) des services communs d’éducation et de santé étendus au logement, aux premières tranches de consommation d’eau et d’énergie, aux transports de proximité et à d’autres secteurs dont la gratuité serait décidée.
Conclusion
21Puisque le conflit salarial a produit des institutions d’un émancipateur déjà-là tel qu’il rend possible la sortie du capitalisme par attribution de tout le PIB à la cotisation et, à tous, d’une qualification personnelle, pourquoi régresser par l’instauration d’un revenu de base qui, laissant intacts le marché du travail, la valeur travail et la propriété lucrative, s’inscrit comme correctif dans la domination capitaliste ? Il est à la portée d’un peuple assumant ce déjà-là d’instituer un droit politique de qualification qui va enrichir considérablement la citoyenneté. Chacun disposera à sa majorité à la fois du premier niveau de qualification (et donc du salaire à vie qui lui est associé), d’un droit à carrière salariale (dans un premier temps d’un à quatre, pour reprendre l’actuel écart interdécile des conventions collectives et statuts les mieux négociés), de la copropriété d’usage de son lieu de travail (et donc du droit de décider de la production et de la hiérarchie de l’entreprise ou du service), de la maîtrise de l’investissement (par participation à la délibération de l’autofinancement et des caisses d’investissement) et de la création monétaire (par participation, là aussi, à la délibération des caisses de monnaie). Le premier peuple qui osera s’émanciper de ses maîtres capitalistes et affirmer sa maîtrise sur la valeur économique sera porteur d’un double mouvement, assurément fort complexe :
- d’internationalisation conflictuelle, nécessaire et imposée de toute façon tant par la réaction du capital que par celle des autres peuples que ce signal enthousiasmera
- d’affirmation conflictuelle d’autres valeurs d’usage que celles que valorise la convention capitaliste, produites selon la dynamique de la qualification des personnes et non de la réduction du temps par unité produite : on peut supposer que cette dynamique conduira à la fois à la réduction de la hiérarchie des qualifications et à l’extension de la gratuité. Par exemple (et là encore les chiffres ne sont donnés que pour faire image), tout en conservant les 30 % du PIB à l’investissement, la cotisation salaire pourrait passer de 60 à 50 % du PIB, avec une fourchette des salaires passant de 1 500 à 6 000 euros mensuels à un écart de 1 500 à 3 000, en même temps que la gratuité, du logement en particulier, ferait passer la cotisation gratuité de 10 à 20 % du PIB.
Notes
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[*]
Paris Ouest Nanterre, Institut européen du salariat (IDHE-CNRS, MSH-Lorraine).
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[1]
À ne pas confondre avec la valeur anthropologique du travail concret, transverse à toutes les sociétés : la valeur travail, comme forme proprement capitaliste de mesure de la valeur par le temps de travail, renvoie au travail abstrait.
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[2]
La situation des fonctionnaires décrite ici est celle de leurs droits (pas forcément respectés) avant la réforme menée depuis le gouvernement Rocard et qui a trouvé ses deux expressions majeures dans la Lolf du gouvernement Jospin et la RGPP du gouvernement Fillon. Les réformateurs visent à aligner la logique du grade sur celle de l’emploi, leur ambition étant de réaffirmer la convention capitaliste du travail et donc de vider de son contenu subversif la fonction publique.
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[3]
Aussi bien les actionnaires et les employeurs, même lorsqu’ils tolèrent la qualification du poste comme fondement du salaire, veillent-ils avec fermeté à ce qu’elle n’associe au poste qu’un salaire minimum et déploient une grande énergie pour introduire dans les salaires réels des primes qui remettent en selle le travail abstrait capitaliste : assiduité, réduction du temps de production, contribution à la survaleur. La réforme est pour eux l’occasion de marginaliser la qualification du poste au bénéfice de l’employabilité des personnes à travers la « sécurisation des parcours professionnels » qui tente de restaurer la place majeure du marché du travail.
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[4]
Un des objectifs les plus décisifs des réformateurs est évidemment d’introduire le chômage et avec lui « l’emploi public » à la place de la fonction publique.
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[5]
Ce qui permet de mesurer combien le contraire du chômage n’est pas le plein-emploi mais la qualification personnelle (et donc le salaire à vie) : le plein-emploi ne supprime pas cette institution centrale de la convention capitaliste du travail qu’est le marché du travail.
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[6]
La fonction publique territoriale n’est pas libérée de l’employeur, du fait du rôle d’employeurs des maires.
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[7]
Sur ce point, voir B. Friot, L’enjeu des retraites, La Dispute, Paris, 2010 et L’enjeu du salaire, La Dispute, Paris, 2012.
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[8]
Pour une histoire détaillée de la cotisation sociale, voir B. Friot, Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, La Dispute, Paris, 2012.
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[9]
Plus, depuis 1991, la CSG.