Notes
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[*]
Professeur de lettres et d’études romanes et directeur du Center for Global Studies and the Humanities à l’université Duke en Caroline du Nord. Son dernier livre s’intitule The Darker Side of Western Modernity : Global Futures, Decolonial Options, Duke University Press, 2011.
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[1]
Cet écrit fait suite à ma conférence à l’Académie des Beaux Arts de Vienne, le 5 octobre 2010.
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[2]
Voir W. Mignolo, Desobediencia epistémica. Retórica de la modernidad, lógica de la colonialidad y gramática de la descolonialidad, Ediciones del Signo, Buenos Aires, 2010.
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[3]
L. R. Gordon, Existentia Africana : Understanding Africana Existential Thought, Routledge, New York, 2000.
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[4]
P. Chatterjee, « Modernity in Two Languages », in A Possible India : Essays in Political Criticism, Oxford University Press, Delhi, 1998. Voir mon « Epistemic Disobedience, Independent Thought and Decolonial Freedom », Theory, Culture and Society, 26/7-8, 2009.
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[5]
M.-R. Trouillot, « North Atlantic Universals : Analytical Fictions, 1492 – 1945 » in South Atlantic Quarterly, 101, 4, 2002, p. 849.
1La (Dé)colonialité [1] est avant tout un concept originaire du tiers monde. Elle apparut au moment même où la division tripartite du monde se démantelait et où se célébraient la fin de l’histoire et l’instauration d’un nouvel ordre mondial. Son apparition eut un impact semblable à celui de la « biopolitique » d’origine européenne. La « biopolitique » occupait une place centrale aux États-Unis et dans ce qui était jadis l’Europe de l’Ouest, (l’actuelle Union européenne), ainsi que chez certaines minorités intellectuelles non-européennes faisant un usage spécifique d’idées issues d’Europe. Comme son équivalent européen, la « colonialité » devint l’objet principal de débats internationaux dans le monde non-européen et dans l’ancienne Europe de l’Est. La « colonialité » procure un certain réconfort aux personnes de couleur issues de pays en voie de développement, aux migrants, et en général, à la grande majorité de ceux dont l’expérience vécue, la mémoire, les langues et catégories de pensée sont aliénées au vécu, à la mémoire, aux langues et catégories de pensée qui introduisirent l’idée de « biopolitique » pour rendre compte des mécanismes de contrôle et de la réglementation de l’État.
2La modernité, la postmodernité et l’altermodernité sont historiquement issues des Lumières et de la Révolution française. La décolonialité naquit lors de la Conférence de Bandung, en 1955. Vingt-neuf pays asiatiques et africains y participèrent. L’objectif majeur de la conférence était d’établir un terrain d’entente et la vision commune d’un futur qui ne soit ni capitaliste, ni communiste. La voie de la « décolonisation » était ouverte. Il ne s’agissait pas là d’une « troisième voie » à la Giddens, mais d’une sortie des deux macro-crécits occidentaux. Lors de la conférence des pays non-alignés à Belgrade, en 1961, plusieurs nations latino-américaines joignirent leurs forces à celles des États asiatiques et africains. 1961 fut aussi l’année de parution des Damnés de la Terre de Franz Fanon. Les fondations politiques et épistémiques de la décolonialité s’établirent en cinquante-cinq ans.
3La décolonialité n’est pas le seul véritable universel qui viendrait remplacer les universels réels ou possibles. En s’offrant comme option, le décolonial propose un mode de pensée indépendant des chronologies établies par de nouvelles épistémès ou de nouveaux paradigmes (moderne, postmoderne, altermoderne, science newtonienne, physique quantique, théorie de la relativité, etc.). Épistémès et paradigmes ne sont cependant pas étrangers à la pensée décoloniale. Ils ne peuvent l’être mais ne constituent plus une référence ou une légitimité épistémique. La conférence de Bandung se situait politiquement dans la décolonisation, non dans le capitalisme ou le communisme. Aujourd’hui, la pensée décoloniale engage l’égalité mondiale et la justice économique, mais affirme que la démocratie occidentale et le socialisme ne sont pas les seuls modèles qui puissent orienter notre pensée et nos actes. Les arguments décoloniaux proposent le communautaire comme alternative au capitalisme et au communisme. Ainsi, dans l’esprit de Bandung, l’intellectuel aymara Simon Yampara précise que les Aymaras ne sont ni capitalistes ni communistes. Ils promeuvent la pensée décoloniale et l’acte communautaire.
4La décolonialité est originaire du tiers monde, dans la diversité de ses histoires locales et de ses époques. Les pays occidentaux impériaux ont empiété sur ces histoires locales – qu’il s’agisse des Tawantinsuyu au XVI siècle, de la Chine au XIX siècle ou de l’Irak du début du XX siècle (France et Royaume-Uni) jusqu’au début du XXI siècle (États-Unis) –. Pour cela, la pensée frontalière est la singularité épistémologique de tout projet décolonial. Elle est l’épistémologie des anthropoi, qui refusent de se soumettre à l’humanitas, mais ne peuvent toutefois y échapper. La décolonialité et la pensée / la sensibilité / l’acte frontalier sont rigoureusement liés les uns aux autres : la décolonialité ne peut être cartésienne ou marxiste. La naissance dans le tiers monde de la décolonialité est liée à la « conscience immigrante » actuelle en Europe occidentale et aux États-Unis. Cette conscience se trouve sur les routes de la dispersion de la pensée décoloniale et frontalière.
Sociogénèse et déprise décoloniale
5Origine et routes de dispersion sont des concepts clés pour tracer la géopolitique du savoir / du sentir / du croire tout autant que la corpopolitique du savoir / sentir / comprendre. Franz Fanon clôt son Peau noire masques blancs avec la prière :
Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !
7Il formule ainsi en une seule phrase toutes les catégories de base de l’épistémologie frontalière : la perception biographique du corps noir dans le tiers monde, fixant ainsi une politique de la connaissance ancrée à la fois dans le corps et dans les histoires locales. C’est une pensée géo et corpo-politique. Si la pensée, la sensibilité et l’acte frontaliers viennent du tiers monde, si ses routes de dispersions sont transmises parmi les migrants du tiers monde au premier monde, la pensée frontalière crée les conditions d’une liaison de l’épistémologie frontalière et de la conscience immigrante. Elle permet de dissocier cette épistémologie des épistémologies territoriale et impériale reposant sur des politiques de connaissance théologiques (Renaissance) et égologiques (Lumières). La théo- et l’egopolitique de la connaissance sont basées sur la suppression de la sensibilité, du corps et de son enracinement géo-historique. Cette suppression permit à la fois à la théo-politique et à l’ego-politique de la connaissance de se prétendre universelles.
8L’épistémologie frontalière va de pair avec la décolonialité. Celle-ci se concentre sur la modification des termes de la discussion et non pas seulement sur son contenu. L’héritage le plus durable de la Conférence de Bandung est la « déprise » d’avec le capitalisme et le communisme ie d’avec la théorie politique des Lumières (libéralisme, républicanisme – Locke, Montesquieu) et de l’économie politique (Smith) ainsi que de son adversaire, le socialisme-communisme. Une fois cette déprise effectuée, il faut se tourner vers les modes de vie et de pensée disqualifiés depuis la Renaissance par la théologie chrétienne, laquelle poursuit son expansion à travers la philosophie séculière et la philosophie des sciences, car il n’y a pas d’issue dans la modernité (Grèce, Rome, la Renaissance, les Lumières). S’y engager c’est sombrer dans l’illusion qu’il n’y a pas d’autre manière de penser, de faire, ou de vivre.
9Pour préserver le privilège énonciatif des institutions, des hommes et des catégories de pensée de la Renaissance et des Lumières, le racisme moderne/colonial, autrement dit la logique de racialisation apparue au XVI siècle, a deux dimensions (ontologiques et épistémologiques) et un seul but : classer comme inférieure et extérieure au domaine de la connaissance durable toute langue autre que le grec, le latin et les six langues européennes modernes. Les langues impropres à la pensée rationnelle (théologique ou séculière) démontraient l’infériorité de leurs locuteurs. Une personne dont la langue maternelle n’était pas une de ces langues privilégiées, et qui n’avait pas été éduquée dans une de ces institutions privilégiées, soit acceptait son infériorité soit s’efforçait de démontrer qu’elle était un être humain au même titre que ceux qui l’avaient placé(e) au second rang. Les deux choix impliquaient l’acceptation de l’humiliation d’être inférieur à ceux qui en avaient décidé ainsi, ou l’assimilation. S’assimiler signifiait accepter son infériorité et se résigner à jouer un jeu qui n’était pas le sien, mais qui était imposé. La troisième option est celle de la pensée et de l’épistémologie frontalières.
10Supposons que l’on appartienne à la catégorie de l’anthropos, c’est-à-dire à la catégorie de « l’autre », bien qu’il n’existe pas ontologiquement et soit une invention discursive. Car qui inventa « l’autre » sinon le soi, dans le processus de création de lui-même ? Une telle invention découle de l’énonciation. L’énonciation ne nomme pas une entité existante, elle la crée. Elle nécessite un énonciateur (un agent) et une institution (tout le monde ne peut pas inventer l’anthropos). Mais pour imposer l’anthropos comme « autre » dans l’imaginaire collectif, il faut être en mesure d’imposer le discours (oral, visuel) grâce auquel on nomme et décrit une entité (l’anthropos ou « l’autre »), et réussir à faire croire qu’elle existe. Aujourd’hui l’anthropos (« l’autre ») affecte la vie d’hommes et de femmes de couleur, de gays et lesbiennes, de peuples et de langues du monde non-européen et non-états-unien, de la Chine au Moyen-Orient et de la Bolivie au Ghana. Les Boliviens, Ghanéens, les Moyen-Orientaux et les Chinois sont ontologiquement inférieurs, même si rien ne peut empiriquement le fonder. Seule une épistémologie territoriale et impériale peut inventer et instituer de telles catégories et de tels rangs.
11Ainsi donc, on se déprend une fois qu’on a réalisé que son infériorité n’est autre qu’une fiction créée pour dominer, et qu’on ne désire ni s’assimiler ni accepter avec résignation la malchance d’être né égal à tous les êtres humains mais d’avoir rapidement perdu cette égalité du fait de son lieu de naissance. Se déprendre signifie refuser les options disponibles. Tel est l’héritage de Bandung : déprise et décolonialité, démonstration de la possibilité d’une voie alternative. Il se limita cependant à une déprise au niveau politique et économique. Bien que les conditions fussent réunies, la question épistémologique ne fut pas soulevée. Elle ne le fut que trente-cinq ans plus tard par Orlando Fals Borda, sociologue colombien très impliqué dans les débats sur la théorie de la dépendance. Apparue en Amérique lusophone et hispanophone, dans le contexte de Bandung et de l’invention du tiers monde, cette théorie était comparable à la pensée caribéenne et au souci de décolonisation du groupe du nouveau monde, Il est significatif que le tiers monde ne fut pas inventé par les habitants du tiers monde, mais par des hommes et des institutions, des langues et des catégories de pensée du premier monde.
12La théorie de la dépendance était une réponse au mythe du développement et de la modernisation qui occultait le fait que les pays du tiers monde ne pouvaient se développer et se moderniser dans des conditions impériales. Des arguments similaires furent avancés par un groupe d’économistes et de sociologues des Caraïbes, connus sous le nom de groupe d’études du nouveau monde. Le fil conducteur de leur recherche était la pensée indépendante et la liberté caribéenne. La pensée frontalière est nécessaire à la pensée indépendante pour la simple raison que celle-ci ne peut être atteinte par le biais des systèmes de pensée et d’expérience occidentaux.
13On peut reprocher aux théoriciens de la dépendance et au groupe du nouveau monde de s’être exprimés (pour les premiers) en espagnol et en portugais ainsi qu’en anglais (pour les seconds). Comment se déprendre si on est toujours enfermé dans les catégories des langues modernes et impériales occidentales ? La déprise et la pensée frontalière se réalisent dès que les circonstances s’y prêtent et qu’il y a prise de conscience de la colonialité (même sans utiliser ce terme). Si les théoriciens de la dépendance et le groupe du nouveau monde écrivent en espagnol, en portugais et en anglais, c’est parce qu’ils ont été des sujets coloniaux dont l’histoire locale avait été coloniale. L’espagnol et le portugais d’Amérique latine ont la même structure grammaticale qu’en Espagne et au Portugal, mais ils sont incarnés dans des corps, des sensibilités, et en particulier des sensibilités au monde, des mémoires différents.
14« Sensibilité au monde » et non pas « vision du monde » : cette expression privilégiée par l’épistémologie occidentale fait barrage aux affects et aux champs sensoriels par-delà la vision. Les corps qui avaient une pensée indépendante et pensaient l’indépendance économique s’exprimaient dans des langues modernes/coloniales. Ils avaient besoin de créer des catégories de pensée qui n’étaient pas dérivées de théories politiques et économiques européennes. Il leur fallait se déprendre et penser à l’intérieur de leurs frontières épistémologiques et ontologiques propres – non celles des États nation, mais du monde moderne/colonial. Le groupe nouveau monde s’exprimait en anglais, mais habitait la mémoire de la route et de l’histoire de l’esclavage, d’esclaves fugitifs et de l’économie de la plantation. Cette expérience n’était pas nourrie par la pensée libérale d’Adam Smith ou la pensée socialiste de Marx. Ce sont l’expérience de la plantation et l’héritage de l’esclavage qui alimentèrent la pensée frontalière.
15Nous, anthropoi, qui habitons et pensons dans les frontières avec une conscience décoloniale, sommes déjà en train de nous déprendre. Il nous faut donc être épistémologiquement désobéissants. Il faudra en payer le prix, car les revues, les magazines, les sciences humaines et sociales de même que les écoles professionnelles, sont territoriales. La pensée frontalière est la condition même de la pensée décoloniale. Et lorsque nous, les anthropoi, écrivons dans des langues modernes, occidentales et impériales (espagnol, anglais, français, allemand, portugais, ou italien), nous le faisons avec nos corps à la frontière. La vie a aiguisé nos sens pour que nous puissions percevoir la différence, et ressentir que nous avons été faits anthropoi, que nous n’appartenons pas ou qu’en partie à la sphère et aux yeux qui nous perçoivent comme anthropoi, comme « autres ». La pensée frontalière est ainsi pensée de nous-même, les anthropoi, qui n’aspirons pas à devenir humanitas, puisque c’est cette énonciation qui nous a faits anthropoi. Nous nous déprenons de l’humanitas, devenons épistémologiquement désobéissants, pensons et agissons de manière décoloniale, habitant et pensant aux frontières d’histoires locales confrontées à des desseins globaux.
16La généalogie de la pensée frontalière, de la pensée et de l’acte décoloniaux, s’élabore sur plusieurs plans. On a cité la dernière ligne de Peau noire masques blancs de Fanon, publié trois ans avant Bandung sans être étranger aux circonstances mondiales à l’origine de Bandung. La « sociogénèse », concept sans doute le plus radical introduit par Fanon, incorpore tout : la déprise, la pensée frontalière et la désobéissance épistémologique ; la déliaison des options phylogénétiques et ontogénétiques, la dichotomie de la pensée territoriale et moderne. La sociogénèse (dans la sphère de la corpo-politique), tout comme la logique de Bandung (dans la sphère de la géo-politique), n’est pas une heureuse union entre les deux en une sorte de concept hybride, mais une ouverture sur la grammaire de la décolonialité [2]. Comment cette grammaire fonctionne-telle ? La sociogénèse est un concept qui n’est pas basé sur une logique de la dé-notation (comme la phylo- et l’ontogénèses), mais sur une logique de classification, sur le racisme épistémologique et ontologique. Si on est inférieur ontologiquement on l’est épistémologiquement ; si on est inférieur épistémologiquement on l’est ontologiquement.
17Le concept de sociogénèse est contemporain de la conscience d’être « Nègre », non en raison de sa couleur de peau, mais de l’imaginaire raciste du monde colonial moderne. On est rendu « Nègre » par un discours dont on ne peut contrôler les règles, qu’on ne peut (Josef K. dans Le Procès de Kafka) contredire. La sociogénèse, née de la pensée et de la résidence aux frontières et de la réflexion décoloniale, est issue de l’Existentia Africana [3], ou autre expérience similaire d’individus racialisés. Mis à part le cas des immigrés aujourd’hui, il est peu probable que l’idée de sociogénèse puisse être tirée de l’expérience européenne. Fanon lui-même était déjà un immigré du tiers monde en France.
18Cette situation révéla l’impossibilité de la phylogénèse et de l’ontogénèse à rendre compte de l’expérience du sujet colonial et racialisé. Celle-ci pouvait être transmise dans son « contenu » (expérience en tant qu’objet) par des disciplines existantes (sociologie, psychologie, histoire, etc.) capables de parler du « Nègre » et de « décrire » son expérience, sans pouvoir toutefois se substituer à la pensée « nègre » (expérience subjective) lorsqu’on s’aperçoit qu’on a été rendu « Nègre » par l’imaginaire impérial du monde occidental. L’imaginaire chrétien contenait déjà l’image du Noir comme être humain inférieur et descendant de Canaan mais la traite atlantique et l’assimilation entre esclaves et Africains le resémantisa au XVIe siècle.
19La sociogénèse est soutenue par et dans l’épistémologie frontalière, non pas par et dans l’épistémologie territoriale sur laquelle reposent les disciplines existantes. Elle permet de se déprendre des pensées occidentales, même si Fanon écrit en français impérial/colonial et non en créole français. En se déprenant, Fanon s’engage dans la désobéissance épistémologique. Il n’y a pas d’autre moyen de penser, d’agir et d’être décolonialement qu’en s’engageant simultanément dans la pensée frontalière, la déprise et la désobéissance épistémologique. La pensée frontalière est présupposée par la sociogénèse mais si la sociogénèse changeait de terrain, elle ne répondrait plus à la logique, à l’expérience et aux besoins qui poussèrent à la conception de la phylogénèse chez Darwin et de l’ontogénèse chez Freud. La sociogénèse n’est plus subsumable à la conception linéaire des ruptures épistémologiques de Foucault.
Postmodernité et postcolonialité versus pensée décoloniale
20Questionner ce qui questionne l’énonciation (quand, pourquoi, où, pour quoi) mène à la connaissance de la création et des transformations au sein des enquêtes décoloniales nécessaires pour imaginer et construire des futurs globaux. Cela répond aussi aux désirs et besoins des acteurs ainsi qu’aux demandes institutionnelles. La connaissance en tant que telle est toujours ancrée dans des projets, historiques, économiques et politiques. La « colonialité » révèle ainsi la dimension impériale de la connaissance occidentale construite, transformée et diffusée au cours des 500 dernières années. Elle disparaît dans la célébration des ruptures épistémologiques et des changements de paradigme qui relèvent de la conception de la connaissance inventée par la Renaissance européenne (dans cette période et cet espace), et diffusée en Europe (Allemagne, Angleterre, France) par les Lumières.
21L’origine de la « modernité » et la « postmodernité », des ruptures épistémologiques et des changements de paradigme est à situer dans l’histoire interne de l’Europe. Ces idées ne sont ni universelles ni globales mais régionales. Leur valeur propre est celle d’une configuration régionale du savoir et d’une transformation de la connaissance. Mais l’histoire locale des concepts européens devint dessein global : des concepts furent nécessaires afin de donner un sens aux désirs des acteurs et aux demandes institutionnelles. La postmodernité, les changements de paradigme devinrent des concepts voyageurs qui suivirent des chemins de dispersion et atteignent l’Argentine ou l’Iran, la Chine ou l’Algérie avec l’expansion de la civilisation occidentale.
22Les acteurs de la périphérie remarquèrent bien que la postmodernité n’avait pas la même signification en France, en Allemagne ou en Angleterre qu’en Argentine ou en Chine. Mais dire que la postmodernité en France n’est pas la même qu’en Chine, présuppose l’existence de la « postmodernité » en tant que telle. L’important tient moins à ce qu’elle est qu’à ce qu’en pensent les personnes, pour ou contre, engagées dans le débat. L’énoncé importe moins que son énonciation. Une fois la « postmodernité » établie, un ensemble de concepts complémentaires vit le jour : modernités périphériques, alternatives ou subalternes, ruptures épistémologiques, changements de paradigme appliqués aux histoires coloniales locales.
23La modernité n’est pas le déroulement ontologique de l’histoire mais le récit hégémonique de la civilisation occidentale. Ainsi, il n’est pas besoin d’être moderne. Mieux encore, il est urgent de se déconnecter du rêve dans lequel n’être pas moderne est synonyme d’être hors de l’histoire. En défendant leur droit d’exister, les modernités alternatives ou subalternes réaffirment l’impérialisme de la modernité occidentale déguisée en modernité universelle. À accepter la modernité en tant que récit et non qu’ontologie, il faudrait revendiquer « notre modernité », comme le fait Partha Chatterjee en reformulant le passé et le rôle de l’Inde dans l’histoire globale. La notion du « pré-moderne », au lieu du « nonmoderne » a servi la modernité impériale. Le non-moderne exige déprise et pensée frontalière pour faire valoir sa légitimité à penser et à bâtir des futurs justes et équitables au-delà de la logique de la colonialité constitutive de la rhétorique de la modernité.
24De tels concepts sont la matérialisation du point d’origine et des routes de la dispersion qui maintiennent la dépendance épistémique. Au lieu de quoi la réponse décoloniale a simplement été de dire « c’est notre modernité », comme l’a vigoureusement soutenu de manière convaincante le théoricien de la politique Partha Chatterjee [4]. L’option décoloniale, apparue une fois que la pensée/la sensibilité frontalière ont vu le jour, et en tant qu’option, démontra que la modernité (périphérique ou non, subalterne ou non, alternative ou non) n’est elle aussi qu’une option et non pas le déroulement « naturel » du temps. La modernité et la postmodernité sont des options, non des moments ontologiques de l’histoire universelle, au même titre que les modernités subalterne, alternative et périphérique. Toute refusent et tentent d’empêcher le déploiement de la pensée frontalière et de l’option décoloniale.
25La postmodernité ne prit pas le même chemin que la modernité. Il n’y avait pas de concepts complémentaires, des postmodernités périphériques, alternatives, ou subalternes. Mais le vide fut rapidement comblé par la concrétisation du concept de « postcolonalisme ». Il est intéressant de noter que le postcolonialisme n’est pas originaire du tiers monde, mais de l’Angleterre et des États-Unis, c’est-à-dire de l’Euro-Amérique et du monde anglophone. Les auteurs qui l’introduisirent venaient néanmoins du monde non-européen. Il aurait été assez difficile (non impossible mais très peu probable) pour un intellectuel britannique, allemand ou français, d’inventer le concept de « postcolonialisme ». Car les héritages des expériences coloniales ne font pas partie de la vie et la mort des théoriciens postmodernes et poststructuralistes.
26Inversement, la postmodernité et le poststructuralisme ne sont pas au centre des intérêts des intellectuels indiens ou africains (second arrimage du postcolonialisme). Les travaux d’Ashis Nandy ou de Vandana Shiva en Inde relèvent de la pensée décoloniale plutôt que de la théorie postcoloniale. En Afrique, Paulin J Houtondji et Kwasi Wiredu sont plus proches de l’héritage de la décolonisation que du postcolonialisme. En Bolivie, Aymara Patzi Paco ou Lewis Gordon en Jamaïque et aux États-Unis raisonnent en termes décoloniaux plutôt que postcoloniaux.
27L’Angleterre et les États-Unis sont les lieux d’origine du postcolonialisme ; ses acteurs principaux sont, comme le dirait Arif Dirlik, des intellectuels du tiers monde. Pour cela, il est plus facile à intellectuels européens de souscrire au postcolonialisme (ce qui est en train de se produire en Allemagne) qu’à la décolonialité. Car la pensée décoloniale s’apparente davantage à la peau et aux emplacements géo-historiques des migrants du tiers monde, qu’à la peau des « Européens de souche » du premier monde. Rien n’empêche un corps blanc en Europe occidentale de sentir, rationnellement et intellectuellement, non empiriquement, comment fonctionne la colonialité dans des corps non-européens. Un corps européen blanc qui pense décolonialement est un corps qui donne : qui donne de manière similaire au corps de couleur formé par des histoires coloniales si celui-ci veut habiter les théories postmodernes et poststructuralistes.
Réoccidentalisation, désoccidentalisation, décolonialité
28Les futurs globaux se déroulent aujourd’hui selon trois scénarios : celui de la réoccidentalisation et du projet inachevé de la modernité occidentale ; de la désoccidentalisation et des limites de la modernité occidentale ; de la décolonialité et de l’émergence de la société globale politique qui se déprend de la réoccidentalisation et la désoccidentalisation.
29La réoccidentalisation et la désoccidentalisation sont des luttes pour le contrôle de l’autorité et de l’économie. Le projet de Barack Obama qui cherche à réparer les dégâts causés chez les dirigeants des États-Unis et de l’Occident par le gouvernement de George W. Bush et Dick Cheney relève de la première. La seconde renvoie à la politique des puissantes économies émergentes (Chine, Singapour, Indonésie, Brésil et Turquie puis Japon).
30La décolonialité définit et motive l’émergence d’une société politique globale distincte et de la réoccidentalisation et de la désoccidentalisation. Malgré l’aspect complexe, ambigu, mixte et changeant de la « réalité », il est déjà possible de distinguer les orientations des trois projets principaux dans lesquels les futurs globaux se construisent.
31La pensée frontalière est à la base de la désoccidentalisation et de la décolonisation. Toutefois, leurs objectifs diffèrent radicalement. La désoccidentalisation suppose d’être extérieur à l’occidentalisation moderne même. Cette extériorité n’est pas un dehors du capitalisme et de la civilisation occidentale, mais un extérieur créé dans le processus même de création d’un intérieur. L’intérieur de la modernité occidentale a été construit depuis la Renaissance à partir de la colonisation double, simultanée, et continue de l’espace-temps.
32L’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot, l’explique ainsi : « Si la modernisation est liée à la création du lieu – telle une relation au sein d’un espace défini – la modernité a à voir avec la projection de ce lieu – le local – dans un contexte spatial qui est théoriquement illimité. La modernité est liée à la fois à la relation entre le lieu et l’espace, et la relation entre le lieu et le temps. Afin de concevoir un espace théoriquement illimité – contrairement à l’espace dans lequel se déroule la gestion – il faut lier l’espace au temps ou ne se référer qu’à la temporalité du sujet se trouvant dans ce lieu. La modernité est liée aux aspects et événements du développement du capitalisme mondial qui requièrent la projection d’un individu ou d’un sujet collectif à la fois dans l’espace et le temps. Elle est liée à l’historicité [5] ».
33Les gens ne sont pas seulement tombés hors de l’histoire (dans l’extériorité) en général, mais aussi hors des formes non-modernes de gouvernement et d’organisation économique. Sont « non-modernes », par exemple, les Incas du Tawantinsuyu, la Chine sous la Dynastie des Ming et la Révolution maoïste, l’Afrique en général, la Russie et le Japon. Les États et économies non-modernes (tels la Chine et le Brésil) ne sont pas uniquement en train de croître économiquement, mais sont aussi confrontés aux directives reçues par le passé des institutions occidentales.
34Le marxisme ne fournit pas les outils nécessaires pour penser dans l’extériorité. Cette invention européenne moderne confronte, en Europe même, la théologie chrétienne et l’économie libérale (c’est-à-dire le capitalisme). Le marxisme dans les colonies et le monde non-moderne en général est limité, car il demeure au sein de la matrice de pouvoir coloniale qui crée les extériorités dans l’espace-temps (les barbares, les primitifs, et les sous-développés). C’est pourquoi le marxisme offre une aide limitée aux migrants originaires du monde non-européen en Europe et aux États-Unis. Penser dans l’extériorité nécessite une épistémologie frontalière. Elle sert à la fois à la désoccidentalisation et à la décolonialité quoique la désoccidentalisation n’aille pas jusqu’à inclure la décolonialité.
35La pensée frontalière qui mène à l’option décoloniale est en train de devenir une manière d’être, de penser, et de faire de la société politique globale. Celle-ci se définit par ses processus de pensée et d’action décoloniaux. Ses acteurs et ses institutions relient la société politique et le monde non-européen/étasunien avec ceux qui émigrent de ce monde vers « l’Europe occidentale de jadis » (l’Union européenne, par exemple) et aux États-Unis. La société politique globale transforme l’organisation et les réglementations établies par les autorités politiques (les monarchies occidentales et les États bourgeois laïcs), les pratiques économiques et la politique économique (le capitalisme pas exemple) et la société civile nécessaire à l’existence de l’État et de l’économie.
36La société politique globale émergente, y compris les luttes des immigrés qui rejettent l’assimilation et promeuvent la décolonisation, porte l’héritage de Bandung. Pendant la Guerre froide, la décolonisation n’était ni communiste ni capitaliste. Au début du XXIe siècle elle n’est ni réoccidentalisation ni désoccidentalisation, mais décolonialité. La décolonialité suppose la désobéissance épistémologique, car la pensée frontalière est par définition la pensée en extériorité, dans l’espace et le temps que l’auto-narration de la modernité inventa en guise d’extériorité pour légitimer sa logique coloniale propre.
37La décolonialité n’est pas un projet qui cherche à s’imposer en tant que nouvel universel abstrait qui remplacerait et « améliorerait » la réoccidentalisation et la désoccidentalisation. Il s’agit d’une troisième force qui se déprend de ces deux projets, et revendique son existence dans la construction des futurs qui ne peuvent pas être laissés dans les mains de desseins réoccidentalisants ou désoccidentalisants. Il est encore trop tôt pour prédire ce qui viendra.
38Article traduit de l’anglais par Vanessa Lee, révisé par Seloua Luste Boulbina.
Notes
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[*]
Professeur de lettres et d’études romanes et directeur du Center for Global Studies and the Humanities à l’université Duke en Caroline du Nord. Son dernier livre s’intitule The Darker Side of Western Modernity : Global Futures, Decolonial Options, Duke University Press, 2011.
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[1]
Cet écrit fait suite à ma conférence à l’Académie des Beaux Arts de Vienne, le 5 octobre 2010.
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[2]
Voir W. Mignolo, Desobediencia epistémica. Retórica de la modernidad, lógica de la colonialidad y gramática de la descolonialidad, Ediciones del Signo, Buenos Aires, 2010.
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[3]
L. R. Gordon, Existentia Africana : Understanding Africana Existential Thought, Routledge, New York, 2000.
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[4]
P. Chatterjee, « Modernity in Two Languages », in A Possible India : Essays in Political Criticism, Oxford University Press, Delhi, 1998. Voir mon « Epistemic Disobedience, Independent Thought and Decolonial Freedom », Theory, Culture and Society, 26/7-8, 2009.
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[5]
M.-R. Trouillot, « North Atlantic Universals : Analytical Fictions, 1492 – 1945 » in South Atlantic Quarterly, 101, 4, 2002, p. 849.