Mouvements 2012/4 n° 72

Couverture de MOUV_072

Article de revue

Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos

Pages 42 à 53

Notes

  • [*]
    Sociologue, professeur au département d’études ethniques de l’université de Californie-Berkeley On trouve en traduction française certains de ses nombreux écrits dans Hommes et migrations, Mouvements, Multitudes, Cahiers des Amériques latines, et dans le volume collectif Ruptures postcoloniales, La Découverte, Paris, 2010.
  • [1]
    B. De Sousa Santos, Renovar la teoría crítica y reinventar la emancipación social (Encuentros en Buenos Aires), CLACSO, Buenos Aires, 2006, p. 16.
  • [2]
    Voir mon analyse du système-monde moderne dans « Decolonizing Post-Colonial Studies and Paradigms of Political-Economy : Transmodernity, Decolonial Thinking and Global Coloniality ». Transmodernity : Journal of Peripheral Cultural Production of the Luso­Hispanic World. Vol. 1, n° 1, 2011, p. 1-38.
  • [3]
    F. Fanon, « Peau noire, masques blancs » [1952], in Œuvres, La Découverte, Paris, 2011.
  • [4]
    Ibid., p. 64. Fanon écrit : « Il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d’où un surgissement peut prendre naissance ».
  • [5]
    Voir A. Quijano, « Coloniality of Power, Ethnocentrism, and Latin America », NEPANTLA, Vol. 1, n° 3, 2000, p. 533-580.
  • [6]
    K. Crenshaw, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review. n° 43, 1991, p. 1241-1279.
  • [7]
    R. Grosfoguel, op. cit.
  • [8]
    B. De Sousa Santos, Epistemologias del Sur, Siglo XXI, Mexico, 2010.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    A. Quijano, « Colonialidad y Modernidad/ Racionalidad », Perú Indígena, n° 29, 1991, p. 11-21.
  • [12]
    B. De Sousa Santos, 2006, op. cit., p. 20.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Ibid., p. 21.
  • [15]
    Ibid., p. 23.
  • [16]
    Ibid., p. 23-25.
  • [17]
    Ibid., p. 26.
  • [18]
    Ibid., p. 26-29.
  • [19]
    Ibid., p. 31.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid., p. 32.
English version

1 Boaventura de Sousa Santos, directeur du Centro de Estudos Sociais (CES) à l’université de Coimbra, dont les contributions au processus du Forum social mondial en tant qu’organisateur et théoricien sont bien connues, plaide depuis plusieurs années pour le développement d’« épistémologies du Sud » comme point de départ de la décolonisation des sciences sociales « nordo-centriques ». Son décoloniale produite depuis l’Europe en dialogue critique avec la pensée des pays du Sud (global South). Il est aujourd’hui inadmissible pour des penseurs du Nord de continuer à produire de la théorie critique sans dialogue, en restant sourd aux épistémologies du Sud. Compte tenu de l’œuvre de Sousa Santos, on ne peut plus soutenir qu’il est impossible pour des penseurs du Nord de penser avec le Sud.

2 Depuis Jean-Paul Sartre il n’y a pas eu de penseur européen aussi engagé vis-à-vis du Sud que Boaventura de Sousa Santos. Mais il dépasse Sartre dans la mesure où celui-ci n’a jamais remis en cause l’eurocentrisme de sa propre pensée et ne s’est pas laissé « contaminer » par les pensées du Sud. Sousa Santos, en revanche, s’est donné comme priorité la production de connaissances en science sociales en conjonction avec le Sud. Il part du principe que « la compréhension du monde est beaucoup plus ample que la compréhension occidentale du monde [1] ». Sa sociologie, en rupture avec l’universalisme eurocentré, revendique la production d’une épistémologie du Sud à travers ce qu’il appelle une écologie des savoirs qui inclut les sciences sociales et épistémologies « autres » produites depuis le Sud. L’écologie des sa voirs, principe épistémique fondamental dans son œuvre, constitue le point de départ dialogique permettant d’échapper au monologue monoculturaliste eurocentrique.

3 Cet article vise à faire ressortir la signification de cette œuvre à travers un dialogue avec l’œuvre de Frantz Fanon. Commençons par la mise en lumière du concept de racisme chez Fanon.

• La conception fanonienne du racisme

4 Pour Fanon, le racisme est une hiérarchie de supériorité et d’infériorité située sur la ligne séparant l’humain du non-humain. Cette hiérarchie est politiquement produite et reproduite depuis plusieurs siècles par le système impérialiste/occidentalocentrique/capitaliste/patriarchal/moderne/ colonial [2]. Les personnes situées au-dessus de cette ligne sont reconnues socialement comme des êtres humains ayant accès non seulement à des droits (humains, citoyens, civils, sociaux) mais aussi à la subjectivité. L’humanité des personnes situées au-dessous de cette ligne est questionnée ou niée [3].

5 Cette définition nous permet de concevoir diverses formes du racisme en évitant le caractère réducteur de certaines autres définitions. Selon les histoires coloniales des différentes régions du monde, la hiérarchie par rapport à l’humain peut être construite à travers diverses catégories. Le racisme peut prendre comme marqueur la couleur, mais aussi l’ethnicité, la langue, la culture ou la religion. Dans l’histoire coloniale irlandaise, les Britanniques ont construit leur supériorité raciale sur les Irlandais, non pas à travers des marqueurs de couleur mais à travers la différence religieuse. Ce qui apparaissait comme un conflit religieux entre protestants et catholiques était en réalité un conflit racial de type colonial. Dans l’islamophobie contemporaine en Europe ou aux États-Unis, l’identité religieuse musulmane constitue le marqueur privilégié de la supériorité/ infériorité par rapport à la ligne de l’humain. Les élites occidentalisées du tiers monde (africaines, asiatiques ou latino-américaines) reproduisent des pratiques racistes à l’encontre de groupes infériorisés qui, en fonction de chaque histoire coloniale locale, sont infériorisés selon des distinctions de religion, d’ethnicité, de culture ou de couleur. Il va de soi que le racisme de couleur continue d’avoir une grande importance et peut, dans certaines situations, se mêler de façon complexe aux racismes religieux.

6 La racialisation se produit à travers le marquage des corps. Certains corps sont racialisés comme supérieurs, d’autres comme inférieurs. Pour Fanon, l’idée essentielle est que les sujets situés au-dessus de la ligne de l’humain vivent dans ce qu’il appelle la « zone de l’être », tandis que les sujets situés au-dessous de la ligne se trouvent dans la zone de non-être [4].

• Intersectionnalités différenciées : la zone de l’être, la zone de non-être

7 Dans un monde capitaliste, impérial et colonial, la race constitue une ligne de division qui traverse les relations de classe, de sexualité et de genre à l’échelle mondiale : c’est ce qu’Aníbal Quijano appelle la « colonialité du pouvoir [5] ». L’intersectionnalité des relations de pouvoir de race, de classe, de sexualité et de genre [6] se manifeste dans les deux zones dont parle Fanon.

8 Cependant, l’expérience vécue des diverses oppressions et la manière particulière dont l’intersectionnalité se manifeste sont différentes selon qu’on se situe dans la zone de l’être ou dans la zone de non-être. Dans la zone de l’être, les sujets, racialisés en tant que sujets supérieurs, ne vivent pas l’oppression raciale mais le privilège racial. Comme nous le verrons plus loin, ceci a des implications fondamentales sur la manière dont est vécue l’oppression de classe, de genre ou d’orientation sexuelle. Dans la zone de non-être, puisque les sujets sont racialisés en tant qu’êtres inférieurs, ils vivent l’oppression raciale et non le privilège racial. L’oppression de classe, de genre et d’orientation sexuelle vécue dans la zone de non-être est qualitativement distincte de celle vécue dans la zone de l’être. Il y a donc une différence qualitative entre la manière dont les oppressions intersectionnelles sont vécues dans la zone de l’être et dans celle du non-être dans le système-monde moderne, colonial, capitaliste, patriarcal, occidentalocentrique et christiano-centrique [7].

9 Pour Fanon, aucune des deux zones n’est homogène. À l’intérieur de la zone de l’être il existe des conflits en permanence entre ce que la dialectique hégélienne caractérise comme le « soi » et l’« autre ». Dans cette zone, les conflits entre ces deux termes ne sont pas à caractère racial puisque l’humanité de l’ « autre » opprimé est reconnue par le « soi » oppresseur.

10 Le « soi » dans un système capitaliste, impérialiste et patriarcal, signifie les élites métropolitaines hétérosexuelles et les élites périphériques hétérosexuelles occidentalisées. Il existe un colonialisme interne, tant dans le centre que dans la périphérie. L’« autre », ce sont les populations occidentales des centres métropolitains ou occidentaux au sein de la périphérie, dont l’humanité est reconnue mais qui en même temps vivent des oppressions non-raciales liées à leur classe, leur sexualité ou leur genre, dominés par un « soi » impérial dans leurs régions ou pays respectifs. Les zones de l’être et du non-être ne sont pas des lieux géographiques spécifiques mais des positionnalités dans les relations raciales du pouvoir qui se manifestent à l’échelle mondiale entre centres et périphéries, mais aussi à l’échelle nationale et locale à l’encontre de divers groupes infériorisés par la racialisation. Il existe donc des zones de l’être et du non-être à l’échelle mondiale, entre centres occidentalisés et périphéries non occidentalisés (il s’agit de la colonialité globale), mais aussi au sein des centres métropolitains et au sein des périphéries (colonialités internes). La zone de non-être à l’intérieur d’un pays correspond à la zone de colonialisme interne. C’est ici que la théorie critique décoloniale de Boaventura de Sousa Santos contribue à clarifier la différence entre les deux zones [8].

• Les zones de Fanon et la ligne abyssale de Sousa Santos

11 Pour Sousa Santos, il existe dans la modernité une ligne dite abyssale entre deux sortes d’êtres de la planète : ceux qui vivent au-dessus de cette ligne et ceux qui y vivent en-dessous [9]. Si nous comprenons cette ligne comme la « ligne de l’humain » et si nous appelons « zone de l’être » ceux qui vivent au-dessus et « zone de non-être » ceux qui vivent au-dessous, nous pouvons ainsi enrichir notre compréhension de la modernité et du système-monde capitaliste, impérial, patriarcal, racial/colonial dont nous faisons partie. Pour Sousa Santos, les conflits qui ont lieu au-dessus de la ligne sont gérés à travers de ce qu’il appelle les mécanismes de régulation et d’émancipation : il s’agit de codes de droits (humanitaire, civil ou social), relations de civilité, formes d’action politique ou espaces de négociation ouverts aux « autres » opprimés dans leurs conflits avec le « soi » impérial dans la zone de l’être. L’émancipation se réfère à des concepts de liberté, d’autonomie et d’égalité qui font partie des dispositifs discursifs, institutionnels et légaux de gestion des conflits dans la zone de l’être. Les conflits dans la zone de l’être sont traités en général par des méthodes non violentes, la violence étant l’exception.

12 En revanche, comme l’affirme Sousa Santos, en-dessous de la ligne abyssale, les méthodes utilisées par le « soi » impérial/capitaliste/masculin/hétérosexuel et son système institutionnel pour gérer les conflits, passent par l’usage de la violence et par la dépossession ouverte et éhontée [10]. En règle générale, ces conflits sont gérés avec des méthodes qui seraient inacceptables dans la zone de l’être, car c’est seulement à des moments exceptionnels qu’on emploie des méthodes relevant de la régulation ou de l’émancipation.

• Intersectionnalité et stratification dans les zones marquées par la ligne abyssale

13 Les formes d’oppression de classe, de genre et de sexualité vécues dans la zone de l’être ne sont pas égales à celles vécues dans la zone de non-être. Puisque les conflits de classe et les conflits avec les élites dominantes dans la zone de l’être sont à caractère non racial, il en résulte que dans les conflits de classe, de genre et de sexualité, l’Être « autre » partage les privilèges de l’ordre des droits impériaux, des discours émancipateurs des Lumières et des processus de négociation et de résolution des conflits. Dans la zone de non-être, en revanche, où les conflits de classe, de genre et de sexualité sont, en même temps, conditionnés par l’oppression raciale, ces conflits sont gérés par la violence et la dépossession. Par exemple, tandis que les travailleurs dans la zone de non-être, qui gagnent des salaires très bas et travaillent 10 ou 14 heures par jour, risquent leur vie lorsqu’ils tentent d’organiser un syndicat, les travailleurs de la zone de l’être jouissent de droits sociaux, de salaires élevés et de meilleures conditions de travail. Si un ouvrier dans une usine de montage de Ciudad Juárez, gagnant 2 dollars par jour, est formellement un travailleur salarié, son expérience vécue n’a rien à voir avec celle d’un ouvrier salarié chez Boeing à Seattle qui gagne 100 dollars de l’heure. Les mêmes principes s’appliquent à l’oppression de genre et de sexualité. Les femmes et les gays/lesbiennes occidentaux jouissent d’un accès à des ressources, des richesses, des droits et du pouvoir autrement plus importants que les femmes ou gays/lesbiennes dans la zone de non-être. En dépit de l’oppression de genre dans la zone de l’être, les femmes occidentales, qui constituent une minorité démographique dans le monde, ont plus de pouvoir, de ressources et de richesses que la majorité des hommes d’origine non occidentale et vivant dans la zone de non-être. Dans l’ordre impérial occidentalo-centrique, l’ « autre » dans la zone de l’être n’est pas la même chose que l’autre dans la zone de non-être.

14 Pour Fanon comme pour Sousa Santos, la zone de non-être est hétérogène et stratifiée, ce qui signifie que dans cette zone, au-delà des oppressions que les sujets vivent de la part des sujets de la zone de l’être, il y a également celles exercées au sein de la zone de non-être entre sujets stratifiés. Un homme hétérosexuel non occidental de la zone de non-être vit des privilèges en opprimant des femmes hétérosexuelles ou des gays/ lesbiennes non occidentaux de la zone de non-être. En dépit du fait que l’homme hétérosexuel non occidental est un opprimé dans la zone de non-être dans sa relation avec la zone de l’être, la situation sociale est encore pire pour une femme, un gay ou une lesbienne de la zone de non-être. Le problème est que les femmes non occidentales ainsi que les gays et les lesbiennes non occidentaux de la zone de non-être sont opprimés non seulement par les peuples occidentaux de la zone de l’être mais aussi par d’autres sujets appartenant à la zone de non-être. Cela implique pour ces sujets une double, triple ou quadruple oppression qui ne peut pas se comparer à l’accès aux droits humains, civils et sociaux, aux normes de civilité et aux discours émancipateurs reconnus aux sujets occidentaux opprimés dans la zone de l’être.

• Épistémologie coloniale et y décolonisation du savoir

15 Quelle est la pertinence des zones de l’être et de non-être pour la discussion à propos de la décolonisation épistémique en lutte contre l’eurocentrisme ? Cette décolonisation implique, comme le dirait Aníbal Quijano [11], la déconnexion avec l’eurocentrisme. Mais on peut se demander : se déconnecter de quoi ? Ce que nous reconnaissons aujourd’hui comme la théorie ou pensée critique est celle produite à partir de l’expérience historico-sociale de l’« autre » dans de la zone de l’être. Ses modalités s’appellent marxisme, théorie critique de l’École de Francfort, post-structuralisme, psychanalyse, etc. L’infériorité raciale de la zone de non-être se manifeste non seulement par rapport aux processus de domination et d’exploitation économiques, politiques et culturels, mais aussi par rapport aux processus épistémologiques. Le racisme épistémique se réfère à une hiérarchie de domination coloniale où les connaissances produites par les sujets occidentaux (impériaux et opprimés) dans la zone de l’être sont considérées a priori comme supérieures aux connaissances produites par les sujets coloniaux non occidentaux dans la zone de non-être. La connaissance produite par les sujets appartenant à la zone de l’être, que ce soit d’un point de vue de droite du « soi » impérial ou du point de vue de gauche de l’« autre » opprimé, est supposée automatiquement et universellement valide pour tous les contextes et toutes les situations dans le monde.

16 Ce qui conduit à une épistémologie impériale/coloniale, tant de droite que de gauche, dans la zone de l’être, lorsqu’on ne prend pas au sérieux la production théorique depuis la zone de non-être, en imposant les schémas théoriques pensés à partir de réalités très différentes. La théorie critique produite à partir des conflits sociaux vécus par l’« autre » opprimé dans la zone de l’être, où il existe un recours à des processus de régulation et d’émancipation, où la domination raciale se vit comme un privilège et non comme une oppression, est pris comme la référence pour comprendre l’expérience historico-sociale des sujets qui vivent la continuelle violence et dépossession produites par les conflits racialisés dans la zone de non-être.

17 Le problème est que la théorie produite depuis la zone de l’être n’est pas en mesure de penser les conflits ni les particularités coloniales de la zone de non-être. Et si elle les pense, elle le fait à partir de l’expérience historico-sociale de la zone de l’être, de telle façon que l’imposition de cette théorie critique constitue une forme de colonialité du savoir, bien qu’elle soit produite depuis la gauche. Lorsque les sujets coloniaux de la zone de non-être adoptent de manière acritique et exclusive la théorie sociale produite depuis l’expérience de l’« autre » dans la zone de l’être, et sans prendre au sérieux la théorie critique produite à partir de leur propre réalité, ils se soumettent à une forme de colonisation mentale qui passe par la subordination à la gauche occidentale ou occidentalisée.

18 Les théories critiques de la gauche occidentalisée dans la zone de l’être, à très peu d’exceptions, sont aveugles face aux problèmes vécus dans la zone de non-être et à la différence qualitative entre l’oppression vécue dans la zone de l’être et celle dans la zone de non-être. Le racisme épistémique dans cette théorie critique fonctionne de telle façon que la théorie produite depuis le Nord est considérée comme devant s’appliquer de la même façon au Sud. Cependant, les théories produites par les « autres » dans la zone de l’être tendent à être aveugles face à l’expérience sociale du Sud vécue dans la zone de non-être. Cette cécité conduit à l’invisibilité de l’expérience de la domination et l’exploitation vécues dans la zone de non-être en tant que violence perpétuelle. Ces phénomènes sont ignorés ou sous-théorisées par la théorie critique produite dans la zone de l’être. Par conséquent, le projet de décolonisation épistémique implique une déconnexion tant de la théorie de droite que de celle de gauche produite depuis l’expérience sociale de la zone de l’être qui sont aveugles face à l’expérience sociale de la zone de non-être. Mais la décolonisation doit se produire depuis une théorie critique décoloniale qui rende visibles les expériences oubliées ou rendues invisibles par les théories critiques nordo-centriques de la zone de l’être. C’est à ce titre que la sociologie des absences et des émergences de Boaventura de Sousa Santos constitue une contribution fondamentale à la décolonisation des sciences sociales.

• La sociologie décoloniale de Sousa Santos

19 La sociologie de Boaventura de Sousa Santos représente une intervention hautement importante pour la décolonisation des sciences sociales par rapport à son biais eurocentré. Il explique ainsi son projet :

20

« la rationalité qui domine dans le Nord a eu une influence énorme sur toutes nos manières de penser, nos sciences, et nos conceptions de la vie et du monde. Suivant Gottfried Leibniz, j’appelle cette rationalité «indolente», paresseuse. C’est une rationalité qui ne travaille pas beaucoup, qui n’en a pas besoin. À partir de là j’ai écrit le livre Crítica de la razón indolente. Contra el desperdicio de la experiencia (Critique de la raison indolente. Contre le gaspillage de l’expérience) [12].» La « raison indolente » qu’il entend critiquer est celle
« qui se considère comme unique, exclusive, qui ne fait pas un effort suffisant pour regarder la richesse inépuisable du monde. Je crois que le monde possède une diversité épistémologique inépuisable et que nos catégories sont très réductrices [13] ».

21 La raison indolente se manifeste sous deux formes essentielles : la raison métnonymique et la raison proleptique.

22

« La raison indolente a donc cette double caractéristique : en tant que raison métonymique, elle diminue le présent ; en tant que raison proleptique, elle dilate à l’infini le futur. Ce que je vais vous proposer est la stratégie opposée : dilater le présent et contracter le futur. Élargir le présent pour inclure en lui beaucoup plus d’expériences et contracter le futur pour mieux le soigner [14]

23 Pour combattre la raison métonymique, Sousa Santos propose la sociologie des absences, qui élargit le présent pour mettre en valeur l’expérience perdue, gaspillée, ou rendue invisible, par les théories sociales du Nord. Il écrit :

24

« La sociologie des absences est un procédé transgressif, une sociologie insurgée (insurgente), qui vise à montrer que ce qui n’existe pas est produit activement comme inexistant, comme alternative non crédible, qu’on peut écarter, qui est invisible à la réalité hégémonique du monde. C’est ce qui produit la contraction du présent, ce qui diminue sa richesse [15]. »

25 Sousa Santos identifie ensuite cinq modes de production des absences dans la rationalité occidentale [16], qui sont reproduites dans les sciences sociales :

  1. Monoculture du savoir et de la rigueur, c’est-à-dire « l’idée selon laquelle le seul savoir rigoureux est le savoir scientifique et que d’autres formes de connaissance n’ont par conséquent pas la validité ni la rigueur de la connaissance scientifique ».
  2. Monoculture du temps linéaire : « l’idée selon laquelle l’histoire a un sens, une direction, et que les pays développés avancent ».
  3. Monoculture de la naturalisation des différences, en particulier celles « qui occultent les hiérarchies, dont la classification raciale, ethnique, sexuelle, et de castes en Inde sont aujourd’hui les plus persistantes ».
  4. Monoculture de l’échelle dominante, c’est-à-dire l’idée selon laquelle « il existe une échelle dominante des choses. Dans la tradition occidentale, cette échelle dominante a eu historiquement deux noms : universalisme et, aujourd’hui, mondialisation (globalización) ».
  5. Monoculture du productivisme capitaliste, c’est-à-dire « l’idée selon laquelle la croissance économique et la productivité mesurée dans un cycle de production déterminent la productivité du travail humain ou de la nature, tandis que tout le reste ne compte pas ».
À chacune de ces formes d’absence correspond, dans la raison métonymique, un sujet absent : l’ignorant, le résiduel, l’inférieur, le local/particulier et l’improductif. Les sujets ainsi désignés ne sont pas considérés comme des alternatives crédibles face aux pratiques considérées comme « scientifiques, avancées, supérieures, globales, universelles, et productives » :

26

« Cette idée selon laquelle ils ne sont pas crédibles engendre ce que j’appelle la soustraction du présent, parce qu’elle exclut comme inexistante, invisible, «décrédibilisée», beaucoup d’expérience sociale. Si nous voulons retourner cette situation, à travers la sociologie des absences, il faut faire en sorte que cet absent soit présent, c’est-à-dire que les expériences qui existent déjà mais sont invisibles ou non crédibles, soient disponibles. Autrement dit, il faut transformer les objets absents en objets présents. Notre sociologie n’est pas préparée pour cela, nous ne savons pas travailler avec des objets absents, mais seulement avec des objets présents, c’est l’héritage du positivisme [17]. »

27 La solution proposée par Sousa Santos à travers la sociologie des absences consiste à confronter à chacune des « monocultures », une « écologie » qui permet de renverser la situation de l’invisibilité et de créer la possibilité de rendre présent ce qui est produit comme absent. Les cinq écologies sont les suivantes [18] :

  1. Écologie des savoirs : il s’agit de promouvoir un « usage contre hégémonique de la science hégémonique », ce qui ouvre à celle-ci la possibilité de fonctionner « non pas comme monoculture mais comme partie d’une écologie plus large des savoirs, où le savoir scientifique peut dialoguer avec le savoir ordinaire (laico), le savoir populaire, le savoir des indigènes, le savoir des populations urbaines marginales, le savoir des paysans ».
  2. Écologie des temporalités, où « l’important est de comprendre que si le temps linéaire est une forme du temps, il en existe aussi d’autres ».
  3. Écologie de la reconnaissance, qui consiste à « décoloniser nos esprits pour pouvoir produire quelque chose qui distingue, dans une différence, ce qui est produit de la hiérarchie de ce qui ne l’est pas » car « nous devons accepter seulement les différences qui restent une fois que les hiérarchies sont rejetées ».
  4. Écologie de la trans-échelle, à savoir « la possibilité d’articuler dans nos projets les échelles locales, nationales et globales ».
  5. Écologie des productivités, qui « consiste en la récupération et la valorisation des systèmes alternatifs de production, des organisations économiques populaires, des coopératives ouvrières, des entreprises autogérées, de l’économie solidaire, etc., que l’orthodoxie capitaliste productivistes a occultés ou discrédités ».
Pour combattre la raison proleptique, Sousa Santos propose une autre forme de sociologie insurgée : la sociologie des émergences, qui « contracte » l’avenir pour pouvoir rendre visible le « pas encore », l’inattendu et les possibilités « autres » qui émergent du présent :

28

« La raison, face à la sociologie des absences, rend présentes des expériences disponibles, mais qui sont produites comme absentes et qu’il faut rendre présentes. La sociologie des émergences produit des expériences possibles, qui ne sont pas données parce qu’il n’existe pas pour cela des alternatives, mais qui sont possibles et qui existent déjà en tant qu’émergences. [19] »

29 En élargissant le présent et en contractant le futur à travers la sociologie des absences et des émergences, on peut « produire une énorme quantité de réalité qui n’existait pas avant [20] ».

30 La décolonisation épistémique, tout en ouvrant l’horizon à la reconnaissance d’expériences ignorées et rendues invisibles par les sciences sociales occidentalisées, n’écarte pas la possibilité d’apprendre des contributions de la théorie critique produite à partir de la zone de non-être. Elle représente un dépassement des limites et des cécités en subsumant les contributions critiques venant de la zone de l’être sous les épistémologies critiques décoloniales produites depuis la zone de non-être. Cette subsomption implique une décolonisation de la théorie critique de la zone de l’être pour la rendre plus utile aux projets de libération décoloniale.

• Critique de l’anti-essentialisme radical

31 Les théories critiques produites depuis la géopolitique et la corpo-politique de la connaissance de ceux qui vivent la violence et la dépossession dans la zone de non-être sont moins connues, et sont considérées comme inférieures aux théories critiques produites par la gauche occidentalisée dans la zone de l’être. Le problème n’est pas seulement celui d’une colonisation épistémique mais aussi d’une incompréhension politique. Le défi politique est le suivant : comment construire des coalitions et des alliances politiques entre les sujets opprimés en tant qu’« autres » dans la zone de l’être et les sujets opprimés dans la zone de non-être contre le « soi » occidental/capitaliste/masculin/hétérosexuel/militaire de la zone de l’être ? L’incompréhension des opprimés de la zone de l’être à propos de la situation vécue dans la zone de non-être peut mener à des impasses quand il s’agit de réaliser des alliances politiques. Comment peut-on développer une politique de solidarité qui va dans les deux sens, et qui ne soit pas fondée sur une relation unilatérale et paternaliste, coloniale et raciste, de la gauche occidentalisée par rapport aux peuples de la zone de non-être ? Si les sujets opprimés de la zone de l’être produisent une théorie critique qu’ils considèrent comme la seule valide pour comprendre, critique et transformer le monde, en rendant invisibles ou en traitant comme inférieurs d’autres modes de théorisation critique produits à partir de l’expérience de la zone de non-être, les conditions de possibilité n’existent donc pas pour la formation d’alliances d’égaux à égaux. L’avenir dépend de la construction de projets politiques pluriversels plutôt qu’universels sur le plan épistémique, c’est-à-dire des projets où il y a de la place pour la diversité épistémique. Cela implique une décolonisation de la subjectivité de l’« autre » dans la zone de l’être.

32 Cependant, la décolonisation dans la zone de l’être n’est pas l’équivalent de la décolonisation dans la zone de non-être. Face à ce problème, le concept de traduction proposée par Boaventura de Sousa Santos permet de construire des ponts entre divers mouvements sociaux dans le respect des différences. La traduction au sens où il l’entend est « un processus interculturel et intersocial ». Il s’agit de « traduire des savoirs en autres savoirs, de traduire des pratiques et sujets en autres [pratiques et sujets], de chercher de l’intelligibilité sans “cannibalisation ”, sans homogénéisation [21] ».

33 Il existe beaucoup d’idées intraduisibles mais non incommensurables, ce qui n’exclut pas des espaces de traduction, de négociation et de respect permettant d’agir ensemble politiquement à partir de différentes situations et projets politiques. En tant que travail politique, la traduction est également un travail intellectuel. Elle se complète par la sociologie des absences et des émergences. Comme le dit Sousa Santos, en s’enrichissant d’une multiplicité d’expériences disponibles, il est fondamental de disposer de méthodes d’intelligibilité, de cohérence et d’articulation. La traduction constitue, dans l’œuvre de Sousa Santos, une méthodologie fondamentale pour rendre compte de l’intelligibilité et la cohérence face à l’augmentation du nombre d’expériences possibles et visibles que la sociologie des absences et des émergences produit.

34 Cependant, les mêmes méthodes décoloniales ne peuvent pas être appliquées de la même façon dans la zone de l’être et dans la zone de non-être, si nous voulons éviter de tomber dans une autre forme de colonialisme depuis la gauche. Dans la zone de non-être, construire et défendre des identités et des épistémologies fortes avec des métarécits solides est nécessaire dans le processus de reconstruction et de décolonisation. Reconstruire des identités et des épistémologies fortes est un sine qua non pour reconstruire dans la zone de non-être ce que la colonialité a détruit ou réduit à l’infériorité, par des siècles d’expansion coloniale. De nombreux postmodernes, poststructuralistes et même des marxistes appliquent de façon réactionnaire la méthode de l’anti-essentialisme radical contre les peuples indigènes, aborigènes, afros, immigrés du Sud, citoyens non occidentaux et autres sujets coloniaux qui produisent des métarécits décoloniaux depuis la zone de non-être. La gauche occidentalisée, au lieu de traduire les propositions, visions et conceptions des sujets coloniaux, les disqualifie en s’appuyant sur un anti-essentialisme radical. Ces méthodes de la gauche occidentalisée finissent par être complices du racisme colonial historique en traitant comme inférieures les connaissances et épistémologies produites par les sujets coloniaux. L’œuvre de Sousa Santos constitue un antidote important à cet d’anti-essentialisme radical. Son d’anti-essentialisme s’accompagne d’un grand respect et de beaucoup de précautions face aux cultures et épistémologies du Sud. Cela est implicite dans son appel à l’écologie des savoirs. Pour lui, la diversité épistémique implique un dialogue des savoirs permettant l’incorporation de connaissances et d’expériences de cultures non occidentales en tant que point de départ pour réclamer les expériences gaspillées par la raison occidentale, d’où la position d’antiessentialisme modéré qu’il défend.

35 La déconstruction, la désessentialisation et la dé-totalisation radicales sont des méthodes fondamentales de décolonisation dans la zone de l’être. Tant qu’elles ne s’extrapolent pas à la pensée critique des sujets colonisés afin de les disqualifier, elles constituent un pas important par lequel les sujets impériaux commencent leur processus décolonial. Dans la zone de l’être, où les identités et les épistémologies ont été enflées, exagérées, construites comme « supérieures », l’anti-essentialisme radical a une fonction décoloniale crucial qui consiste à désenfler et à « provincialiser » ces identités et épistémologies universalistes/occidentalo-centriques.

36 Mais c’est seulement un premier pas : décoloniser l’Occident et les privilèges de la blanchité en suppose beaucoup d’autres, parmi lesquels : le renoncement aux privilèges (sociaux, politiques, économiques, épistemologiques, etc.) face aux sujets coloniaux en quête de relations égalitaires ; le transfert de ressources de la zone de l’être vers la zone de non-être ; l’opposition radicale aux agressions militaires impériales ainsi qu’à la violence policière dans la zone de non-être ; l’antiracisme radical ; la prise au sérieux des connaissances critiques produites par et depuis le Sud global. Il s’agit de créer un monde où le pouvoir change de base, où l’Occident ne domine ni n’exploite le reste du monde. En réalité cependant, nous commençons à peine à savoir ce que signifie la décolonisation pour les sujets occidentalisés, mais la sociologie décoloniale de Boaventura de Sousa Santos constitue un pas fondamental dans ce sens.


Date de mise en ligne : 01/02/2013

https://doi.org/10.3917/mouv.072.0042

Notes

  • [*]
    Sociologue, professeur au département d’études ethniques de l’université de Californie-Berkeley On trouve en traduction française certains de ses nombreux écrits dans Hommes et migrations, Mouvements, Multitudes, Cahiers des Amériques latines, et dans le volume collectif Ruptures postcoloniales, La Découverte, Paris, 2010.
  • [1]
    B. De Sousa Santos, Renovar la teoría crítica y reinventar la emancipación social (Encuentros en Buenos Aires), CLACSO, Buenos Aires, 2006, p. 16.
  • [2]
    Voir mon analyse du système-monde moderne dans « Decolonizing Post-Colonial Studies and Paradigms of Political-Economy : Transmodernity, Decolonial Thinking and Global Coloniality ». Transmodernity : Journal of Peripheral Cultural Production of the Luso­Hispanic World. Vol. 1, n° 1, 2011, p. 1-38.
  • [3]
    F. Fanon, « Peau noire, masques blancs » [1952], in Œuvres, La Découverte, Paris, 2011.
  • [4]
    Ibid., p. 64. Fanon écrit : « Il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d’où un surgissement peut prendre naissance ».
  • [5]
    Voir A. Quijano, « Coloniality of Power, Ethnocentrism, and Latin America », NEPANTLA, Vol. 1, n° 3, 2000, p. 533-580.
  • [6]
    K. Crenshaw, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review. n° 43, 1991, p. 1241-1279.
  • [7]
    R. Grosfoguel, op. cit.
  • [8]
    B. De Sousa Santos, Epistemologias del Sur, Siglo XXI, Mexico, 2010.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    A. Quijano, « Colonialidad y Modernidad/ Racionalidad », Perú Indígena, n° 29, 1991, p. 11-21.
  • [12]
    B. De Sousa Santos, 2006, op. cit., p. 20.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Ibid., p. 21.
  • [15]
    Ibid., p. 23.
  • [16]
    Ibid., p. 23-25.
  • [17]
    Ibid., p. 26.
  • [18]
    Ibid., p. 26-29.
  • [19]
    Ibid., p. 31.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid., p. 32.

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