Notes
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[*]
Sociologue, consultante-chercheure, elle dirige l’Agence pour le développement de l’économie locale et est co-fondatrice du Mouvement de l’économie solidaire.
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[1]
R. Castel, C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi : entretiens sur la construction de l’individu moderne, Hachette Littératures/Fayard, Paris, 2001, p. 61.
-
[2]
Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux.
-
[3]
L. Fraisse, I. Guérin, J.-L. Laville, « Économie solidaire : des initiatives locales d’action publique », Revue Tiers Monde, n°190, avril-juin 2007, p. 245-253.
-
[4]
M. Hersent, « Économie sociale et économie solidaire : travailler ensemble pour répondre à la crise », Territoire, n° 498, mai 2009.
-
[5]
R. Castel, op. cit., 2001.
-
[6]
Agence pour le développement de l’économie locale, créée en 1983.
-
[7]
Réseau d’activité d’économie solidaire, crée en 1999.
-
[8]
M. Hersent, « Coopération et autonomie des femmes de banlieue », in Multitudes, n°13, été 2003.
-
[9]
G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980.
-
[10]
F. Guattari, Les trois écologies, Galilée, Paris, 1989.
-
[11]
« L’économie solidaire en pratiques dans les Régies de quartier et de territoire », éditions du CNLRQ, 2009, p. 17.
-
[12]
G. Deleuze et F. Gattary, Rhizome, Éditions de Minuit, Paris, 1976.
-
[13]
L. Fraissse « S’organiser en réseau : une mutation de l’espace public associatif », In : J. Haeringer et F. Traversaz (coord.), Conduire le changement dans les associations d’action-sociale et médico-sociale, Dunod, 2002, p.123.
-
[14]
Le CRID est un collectif d’associations de solidarité internationale qui publie la revue Altermonde.
-
[15]
G. Debord, La société du spectacle, Gallimard, Paris, 1967.
1Le Mouvement pour l’économie solidaire fédère de nombreux acteurs qui veulent construire un autre monde ici et maintenant dans une optique de changement politique héritière du courant de mai 1968. Mais il se heurte à plusieurs défis, en particulier comment porter une parole politique légitime pour faire reconnaître un droit à l’initiative économique pour toutes et tous en cohérence avec les micros pratiques locales. Ceci est complexe dans une époque où l’économie sociale et solidaire devient très à la mode mais relève de pratiques très diverses et où les mœurs politiques sont souvent très éloignées de réelles pratiques démocratiques.
2L’économie sociale et solidaire est très à la mode aujourd’hui en France. Tout le monde en parle, mais cela devient un mot-valise [?1] où chacun projette ce qu’il veut. Les consultants fleurissent sans même souvent savoir de quoi il est question mais flairant de futurs marchés. Cette situation est renforcée par le fait que des politiques publiques territoriales se sont emparées du sujet et mettent en place des programmes, des structures mais aussi des moyens dans une période où l’argent public se raréfie. Quand on parle d’Économie sociale et solidaire, il est question de choses très diverses, d’économie sociale et solidaire, d’économie sociale, d’économie solidaire, d’entreprenariat social. Chacun a sa définition selon l’endroit d’où il s’exprime. Mais au-delà des définitions et du consensus selon lesquels la personne est au centre des activités et non le capital, cela renvoie à des pratiques diverses tant dans la manière d’appréhender le public que de gérer les structures.
3Pour éclairer le débat et essayer d’étayer notre propos, nous allons esquisser nos propres définitions. L’économie sociale est un mouvement issu de la fin du XIXe siècle qui rassemble les coopératives, les mutuelles, les fondations et les associations. Il catégorise les organisations par entrée statutaire. Les banques populaires, le Crédit agricole, la Caisse d’épargne, les grandes mutuelles comme la MAIF ou la MACIF, les associations comme la ligue de l’enseignement ou l’Uniopss [?2] font partie de ce champ. L’économie sociale s’est dotée d’organisations représentatives, les Chambres régionales d’économie sociale (CRES) ; Depuis 2006, une partie d’entre elles, environ la moitié, s’ouvrent aux acteurs de l’économie solidaire en rajoutant un deuxième S à leur sigle. Elles se sont récemment pourvues d’un outil de visibilité, les observatoires de l’économie sociale et solidaire conçus avec l’Insee dans une démarche essentiellement quantitative. Ces observatoires initialement déclinés à l’échelle régionale et repris au plan national, ont pour but de montrer le poids de l’ESS dans l’économie. Ils s’appuient pour cela sur un recensement des acteurs intervenant dans le secteur et une analyse des différentes données les concernant en particulier leurs effectifs, leurs masses salariales, leurs chiffres d’affaires. Mais cette orientation ne permet pas d’intégrer la totalité du secteur. Une des difficultés majeures provient du recueil des données qui se fait à partir des entrées statutaires et a pour conséquence de ne pas identifier les pratiques non codifiées.
4Les entrepreneurs sociaux apparaissent plus récemment dans le panorama. Ils ont une vision différente plus moderne, plus décomplexée. Ils se sont regroupés récemment dans une organisation singulière qui bénéficie déjà de nombreux relais dans les médias. Le Mouvement des entrepreneurs sociaux (MOUVES) définit les entreprises sociales non par leurs statuts fiscaux et réglementaires mais par leurs finalités sociales ou environnementales. Cela se traduit notamment par l’embauche de salariés en insertion professionnelle et par le respect du principe de lucrativité limitée. Dans cette mouvance on retrouve des personnes issues des grandes écoles comme HEC ou l’ESSEC qui, séduits par la vision managériale internationale, veulent exercer leur rôle de dirigeant d’entreprise de manière plus humaine ou plus éthique, mais aussi de nombreux représentants de l’économie sociale. Elles créent des entreprises bien intégrées dans le système économique actuel qui retrouvent un rôle social en embauchant des personnes en difficulté d’insertion. Font partie de ce secteur le groupe SOS mais aussi l’organisation internationale ASHOKA créée par Bill Drayton qui promeut dans le monde entier les valeurs des buisness plan à vocation sociale. Les entrepreneurs sociaux veulent offrir un capitalisme à visage humain. Leur conception rejoint celle de l’Adie et des tenants d’un capitalisme aux pieds nus qui ne remet pas en cause les principes de la globalisation et ses conséquences en terme de renforcement des inégalités et de la pauvreté, ni bien sûr la question de la propriété des moyens de production. En un mot, ils veulent moraliser le système économique actuel sans le transformer.
5L’économie solidaire, quant à elle, présente plusieurs visages. Vue par un certain nombre de responsables institutionnels, elle a le visage de l’insertion et de l’insertion par l’activité économique. Des dispositifs sont créés pour prendre en charge des personnes en difficulté d’insertion dans des entreprises, associations ou chantiers d’insertion. Pensées initialement dans les années 1980 pour être des passerelles avec le milieu de l’entreprise classique, ces structures fonctionnent souvent maintenant en milieu fermé car les possibilités pour des personnes peu qualifiées de trouver un débouché sur le marché ordinaire du travail se raréfient. Cette vision rejoint celles défendue par les entrepreneurs sociaux et les grands réseaux comme France active. Parfois, dans ce contexte de paupérisation croissante, l’économie solidaire a également tendance à se confondre avec l’action sociale. Actuellement, ces deux modes d’intervention renvoient à des finalités différentes. Les mettre sur le même plan implique des confusions dommageables sur les moyens et les objectifs. L’action sociale traditionnelle s’occupe des personnes en difficulté et la question de l’emploi et de la démocratie économique n’est pas prioritaire. Elle prend en charge les conséquences d’un état donné de la société sans envisager les causes et les possibilités de transformation.
6Pour d’autres, comme les militants regroupés autour du Mouvement pour l’économie solidaire, l’économie solidaire représente la possibilité de construire de nouvelles pratiques solidaires à partir d’engagements citoyens qui favorisent l’égalité non seulement en principe mais en acte. Ceux-ci s’inscrivent dans un projet politique de transformation sociale. Ils se retrouvent sur la définition de l’économie solidaire de Jean-Louis Laville : « L’économie solidaire peut être définie comme l’ensemble des activités de production, d’échange, d’épargne et de consommation contribuant à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens [?3] ». Ils s’inscrivent dans une économie plurielle en se mobilisant pour faire reconnaître l’utilité sociale des initiatives.
7Quant à la réunion de ces deux conceptions dans le terme d’économie sociale et solidaire, ESS, elle englobe des pratiques très diverses. Le regroupement s’est fait pour des raisons stratégiques d’alliance mais la greffe n’a jamais véritablement pris car les conceptions et les pratiques demeurent très différentes. Malgré les discours sur les nécessités d’alliance, c’est un concept qui demeure confus. L’économie sociale dispose de ses chercheurs, ses revues, ses organisations, l’économie solidaire aussi, mais rares sont les théoriciens et les praticiens qui analysent la totalité du champ. Malgré les discours consensuels, les sentiments d’appartenance à un secteur ou un autre demeurent forts et ne facilitent pas les rapprochements [?4]. Les habitudes hégémoniques persistent, d’autant qu’en poste de responsabilité, on retrouve les mêmes personnes. Elles évoluent au gré des événements et des rapports de force et on les retrouve dans les différentes composantes. Ceci ne facilite pas les évolutions, mais au contraire contribue à une calcification des pratiques et des modes de représentation ou bien à des alliances curieuses. L’économie sociale et solidaire est un secteur où la mixité sexuelle et interculturelle est peu de mise. Il demeure managé par d’anciens hauts fonctionnaires qui considèrent savoir ce qui est bien pour les acteurs et ne s’interrogent guère sur les changements et le manque de renouvellement des responsables alors que l’enjeu actuel est de revivifier ce champ pour qu’il réponde réellement aux défis de la société actuelle.
8Revenons sur la vision de l’économie solidaire telle qu’elle est définie par les acteurs qui se sont regroupés autour du Mouvement pour l’économie solidaire. L’économie solidaire s’est construite dans l’action et dans les pratiques, sur la base de « dire ce qu’on fait et faire ce qu’on dit ». Initiées par des citoyens convaincus de la nécessité de lutter au quotidien contre les discriminations et les inégalités sociales et territoriales, ces pratiques peuvent se résumer de la manière suivante : agir ici et maintenant avec une visée de transformation de la société. Les actions menées s’inscrivent dans une perspective critique du système actuel. Les acteurs se positionnent dans une démarche citoyenne en décidant de s’organiser pour mettre en place des services ou des productions répondant à des besoins sociétaux. En s’appuyant sur les capacités, les « capabilités » des personnes selon la définition d’Amartya Sen, elles font l’hypothèse que les projets et les réalisations initiés permettent de développer les potentialités et accroissent la capacité d’action des acteurs.
9L’économie solidaire se situe résolument en complémentarité du service public. Elle peut également lui fournir un certain nombre de pistes de réflexion sur l’organisation du travail, les rapports hiérarchiques… Elle ne cherche pas à le remplacer mais à permettre aux citoyens de s’investir concrètement dans les choix de société. Elle tente de résister à la marchandisation de notre société en développant des actions entre le tout marché et la délégation de service public. La reconnaissance des potentialités et de l’énergie des personnes désaffiliées [?5] peut transformer en profondeur les pratiques qui sont interpellées par une société en crise et favoriser des processus de changement. Par exemple, l’ADEL [?6] et Réactives [?7] soutiennent des projets de création d’activités solidaires initiées par des femmes vivant dans les quartiers populaires. Ces quartiers sont souvent enclavés, en marge des grandes villes, avec une population cumulant plusieurs discriminations, des personnes très éloignées du marché de l’emploi, souvent d’origine immigrée et confrontées à un taux important de chômage. Des associations de femmes, le plus souvent interculturelles, décident de prendre ces contraintes à bras-le-corps et de créer des activités économiques génératrices de revenu. Elles montent des services traiteurs, des ressourceries, des crèches… Elles utilisent leurs compétences et leurs acquis pour la création de lieux leur permettant de mettre en valeur leur savoir-faire, de trouver une place réelle dans la société et de construire un modèle d’intégration positif pour leurs enfants. Le restaurant « Le Flamboyant » à Creil, en assurant une quarantaine de repas journaliers, a permis à six femmes d’origines différentes de construire leur propre démarche d’émancipation socioprofessionnelle, de créer leur emploi et de mettre en place un lieu d’échange interculturel et intergénérationnel sur un quartier en dépression socio-économique.
10Ces initiatives citoyennes fonctionnent sur des agencements complexes où les personnes sont actrices et collectivement responsables de la gestion de leur activité. Elles partagent le travail technique et la gestion [?8]. Ces initiatives font le pari que tout public peut gérer à terme une activité économique s’il est accompagné de manière cohérente et s’il s’appuie sur les désirs des acteurs en intégrant les contraintes économiques. Elles se fondent sur le fait que les collectifs ont le droit de choisir leur modèle de création, leur mode d’organisation et leur statut. Mais ceux-ci, pour survivre, se doivent d’être rompus aux jeux institutionnels ! Les difficultés sont nombreuses pour celles et ceux qui veulent initier des activités solidaires dans un environnement où les lois du marché règnent en maître. Cette difficulté est encore accrue quand il s’agit de personnes ne disposant pas nécessairement des réseaux sociaux nécessaires pour réussir dans la création d’activité économique. Une des spécificités des acteurs de l’économie solidaire tient au fait qu’il s’agit d’acteurs atypiques de la création d’entreprise qui portent de fait une critique en acte du capitalisme dans leurs interventions. Les chômeurs, les habitants, en particulier les femmes immigrées vivant dans des quartiers excentrés des centres villes sont souvent dans des situations compliquées face à l’emploi car les discriminations dans nos sociétés sont nombreuses et frappent en priorité les personnes les plus vulnérables. Des personnes non nanties, souvent marginalisées du système économique majoritaire, veulent créer des activités économiques à leur manière, c’est-à-dire collective, axée sur la polyvalence des responsabilités et des tâches. Elles voient dans ces initiatives la possibilité d’acquérir des moyens de survie et également de trouver une reconnaissance sociale et politique. Or, cette manière de faire se heurte à de nombreux obstacles politiques, institutionnels, économiques et juridiques qui les fragilisent et les délégitiment en permanence. Les risques d’instrumentalisation ou de récupération sont nombreux car il est peu crédible, donc peu accepté, que des gens en difficulté socio-économique fassent reconnaître leurs propres démarches d’innovation hors des cadres prévus pour elles. De fait, on les rabat régulièrement sur les dispositifs de lutte contre l’exclusion qui les freinent et les détournent de leurs objectifs. Les initiatives solidaires ne rentrent pas dans les cases pré-établies mais proposent des alternatives concrètes au modèle libéral et pour cela elles sont violemment combattues. Plus les modèles sont attaqués, plus les cadres se rigidifient et ne favorisent pas l’imagination au pouvoir. Quand les initiatives solidaires ne veulent pas rentrer dans les cadres imposés par l’État, comme par exemple l’insertion par l’activité économique, elles font l’objet de critiques nombreuses et plus encore d’empêchement systématique. Nous le constatons régulièrement dans le cas des initiatives solidaires de femmes qui sont vite confrontées aux tendances majoritairement peu féministes des responsables publics ou d’organisation. L’exemple du restaurant Plein Sud à Rouen est très éclairant sur ce sujet. Dans un premier temps le collectif de femmes avait choisi la forme juridique de SCOP (société coopérative participative) qui leur permettait d’être à la fois salariées et gestionnaires de leur activité, en un mot d’en assumer toutes les responsabilités. Les pouvoirs publics et en particulier le trésorier-payeur général (donc, les services fiscaux) ont imposé le passage de la structure en association pour qu’elle puisse bénéficier de conventions avec les pouvoirs publics, nécessaires pour la survie d’une structure localisée dans un quartier en dépression socio-économique. L’argument juridique avancé a surtout eu comme conséquence que le collectif de femmes a perdu le pouvoir de décision remis à un conseil d’administration de femmes extérieures au quartier. C’est là parfois le lieu du retour des notables, et la renaissance d’un modèle d’organisation soumis au savoir-pouvoir.
11La difficulté de faire reconnaître localement ces aspirations et ces pratiques singulières a amené les acteurs à s’investir dans des formes de regroupement leur permettant de mieux se faire entendre et d’intervenir collectivement pour dépasser les obstacles et modifier des cadres empêchant la construction de démarches singulières. La notion d’hybridation des ressources, cœur de l’économie solidaire, comme celle de la co-gestion des services, fragilise, sinon empêche, la création et le développement des initiatives d’économie solidaire, car celles-ci se heurtent de plein fouet à la vision hiérarchisée des pouvoirs publics. Une des difficultés, particulièrement en France, provient de la forme d’organisation très pyramidale de la société où les élites éclairées prennent et font appliquer les décisions. Cette forme de hiérarchie traditionnelle se retrouve dans la majorité des organisations. Pourtant les évolutions montrent que cette vision se heurte de plus en plus aux aspirations des personnes qui ne veulent plus rester hors jeu et souhaitent prendre part aux décisions qui les concernent. De plus, promouvoir des organisations collectives autogérées dans un moment d’hyper individualisation et de valorisation de la figure individuelle du créateur d’entreprise ne facilite pas l’émergence des pratiques solidaires. Pour être plus forts tous ensemble et transformer les choses en profondeur, les acteurs se sont fédérés. Le mouvement pour l’économie solidaire rassemble des acteurs atypiques de la création d’entreprise qui font l’hypothèse qu’une démarche collective peut compenser les fragilités individuelles. Dans ce regroupement cohabitent des réseaux d’actions culturelles fédérés dans l’Union fédérale d’intervention des structures culturelles (UFISC), des régies de quartier regroupées dans le Comité national de liaison des régies de quartier (CNLRQ), des mouvements de chômeurs adhérents au Mouvement national des chômeurs et des précaires (MNCP), des regroupements autour du commerce équitable, notamment dans la mouvance d’Artisans du monde ou de la finance solidaire comme les Cigales ou de la consommation responsable et les initiatives solidaires. En effet, depuis l’époque post mai 68 des pratiques de « micro politiques [?9] » émergent. Elles traduisent une autre manière de faire politique et société. Elles montrent à voir de profonds changements institutionnels pour des personnes qui veulent changer la vie quotidienne et questionnent les formes de militance classiques. Ces actions révèlent un engagement qui se veut cohérent avec les évolutions sociétales. Il ne s’agit pas de militer de temps en temps pour des lendemains qui chanteraient, mais de tenter de modifier concrètement les conditions d’existence des personnes. Les acteurs tentent de faire converger les trois écologies dont parle Félix Guattari pour répondre aux enjeux d’un monde en évolution [?10]. L’exemple des régies de quartier est intéressant à observer car elles s’appuient sur une construction politique singulière. Elles prennent appui sur l’implication concrète des habitants dans des organisations co-construites et co-gérées avec les élus et les bailleurs. Ces organisations ont pour but de fournir du travail aux gens vivant dans ces quartiers, en faisant l’hypothèse que la participation des personnes au développement de leur environnement est un point fort de ces démarches. Les régies sont actuellement l’unique dispositif qui tente de réaliser le croisement entre les besoins d’un territoire et des résidents, en leur proposant des solutions en terme d’emplois. Ils utilisent les dispositifs d’insertion par l’activité économique comme outil en faveur du développement social et communautaire local? [11]. Mais ces associations se heurtent à de nombreuses résistances pour obtenir des conventions ou des marchés. Par exemple, quand elles ont essayé d’intervenir sur les clauses d’insertion dans les marchés publics, les grandes entreprises du BTP se sont mobilisées de manière très efficace pour ne pas avoir à embaucher un pourcentage précis de personnes issues de ces territoires.
12Depuis l’origine, ce collectif se veut pluriel, regroupant des acteurs qui font vivre l’économie solidaire : acteurs de terrain, organisations de solidarité internationale, groupes d’appui, chercheurs. Prenant la forme d’inter-réseau au démarrage, il cherche à mettre en cohérence les valeurs, les pratiques et les modes d’organisation. Il s’inscrit clairement dans une perspective politique avec un enjeu majeur : soutenir et fédérer les initiatives. Il veut agir de manière transversale en interpellant les clivages entre chercheurs et acteurs pour outiller les acteurs et renforcer leur capacité d’action. Il privilégie la démocratie participative et les démarches d’implication aux seuls critères de représentativité trop souvent sélectifs.
13Au début, le regroupement fonctionne de manière informelle par choix politique, comme une organisation ouverte, vivante, constructive. Il cherche également à se structurer de manière cohérente avec son projet politique. Malgré les difficultés, il choisit une forme rhizomatique [?12], l’inter-réseau, pour décider collectivement les priorités et les mettre en œuvre. Le réseau [?13] fonctionne sur le volontariat et à la prise de responsabilités personnelle. Il y a une recherche de congruence entre les principes, les objectifs et les pratiques. La visibilité est privilégiée. Des lettres régulières et des dossiers permettent de montrer les réalisations et d’analyser leurs spécificités.
14Le regroupement s’inscrit dès son origine dans une perspective internationale et rassemble en son sein plusieurs associations de solidarité internationales (Peuples solidaires, Artisans du Monde, Terre des Hommes). Pour favoriser l’interconnaissance, différentes actions sont menées dans ce domaine : un échange franco-mexicain, un chantier France-Québec, une évaluation croisée avec le Mali et le Burkina Fasso en lien avec le réseau Aoudaghost 2000. Le mouvement cherche des légitimités pour favoriser la reconnaissance des initiatives citoyennes qui le composent. L’aspect international est privilégié. Il a du sens par rapport aux engagements politiques de plusieurs de ses membres. Le mouvement tiers-mondiste a bercé de nombreuses initiations politiques. De plus, des expériences parallèles se construisent dans plusieurs pays (Réseau global au Brésil, Groupe réseau d’économie solidaire [GRESP] au Pérou, mise en place d’un secrétariat d’État au Brésil, Réseau national d’appui à la promotion de l’économie sociale et solidaire [RENAPESS] au Mali, Chantier d’économie sociale au Québec). Dans un souci de convergence et de diffusion des problématiques et des pratiques, il participe régulièrement à des ateliers sur l’économie solidaire, en particulier lors des universités d’été du centre de recherche et d’information pour le développement (CRID) [?14].
15Le premier symposium international « Globalisation de la solidarité », qui se déroule à Lima (Pérou) en 1997, a lieu en même temps que la structuration de l’inter-réseau. Les réseaux d’économie solidaire se dotent de leur propre organisation avec les rencontres « globaliser la solidarité » qui ont lieu tous les 4 ans. En 2001, elles se déroulent à Québec, en 2005 à Dakar, en 2009 à Luxembourg. Les prochaines rencontres auront lieu en Asie en 2013. L’enjeu est de se mobiliser pour réunir les conditions pour la négociation et la gestion partagée au Nord et la reconstruction d’États de droit au Sud. Mais mettre en place des rencontres, c’est aussi se structurer dans une organisation internationale. Les acteurs créent alors le Réseau intercontinental de l’économie sociale et solidaire (RIPESS). La question posée est de savoir comment organiser un regroupement efficace et en même temps démocratique, respectueux des différences. Le comité décisionnel est composé de commissions de liaison continentales. La perspective internationale est passionnante, mais elle peut aussi renforcer les inégalités si elle est pensée sans intégration des différences. Dans ces lieux, il est important de maîtriser les différentes langues, les nouvelles technologies. Les universitaires et les chercheurs ont, de ce fait, la part belle dans ces regroupements et les acteurs de terrain se sentent souvent exclus des circuits de décision. Différentes visions s’affrontent sur le modèle de regroupement. Celui-ci doit-il renforcer les initiatives ou les réseaux ou bien peser sur les décisions internationales ? Les stratégies ne sont pas les mêmes ; les priorités non plus et les discussions sont nombreuses surtout quand on veut tenir compte des disparités continentales.
16Sur l’aspect international, les réseaux d’économie solidaire ont trouvé important de réaliser des croisements avec le mouvement altermondialiste pour élargir les alliances et faire reconnaître l’économie solidaire comme une composante du mouvement altermondialiste. L’inter-réseau d’économie solidaire (IRES) a participé au deuxième FSM à Porto Alegre en janvier 2002 pour faire reconnaître cette thématique, qui était loin d’être acquise. Pour mémoire, nous rappellerons que les premiers forums étaient anti mondialistes et non alter et que présenter des alternatives n’était pas dans les priorités du mouvement. Cet enjeu de croisement a été réussi et un important chemin a été parcouru depuis, car au dernier Forum de Porto Alegre qui s’est déroulé en 2006 dans toute la ville pour favoriser la participation du plus grand nombre à cet événement, 10 % du Forum était assuré par des organisations brésiliennes de l’économie solidaire qui montraient leurs réalisations et assuraient des prestations.
17Depuis la création du regroupement en 1997, les choses ont beaucoup évolué. En France, en 2000, un Secrétariat d’État à l’économie solidaire a permis une reconnaissance du champ et donné des moyens de fonctionnement aux réseaux mais dans le même temps, les confrontations avec les enjeux politiques liés à des logiques de gouvernement ont été rudes. En 2002, l’inter-réseau s’est transformé en un mouvement plus large, le Mouvement pour l’économie solidaire, pour consolider les regroupements régionaux et agréger plus largement les initiatives. Le Mouvement s’est beaucoup mobilisé sur les questions de légitimité et de reconnaissance de pratiques différentes. Il attache une importance singulière aux démarches initiées par les acteurs eux-mêmes et non à celles mises en place pour eux. Les alliances avec les acteurs du mouvement social sont essentielles pour le développement et la consolidation des activités. Pour remplir cet objectif, il s’est beaucoup investi sur le Forum social européen de Paris Saint-Denis en novembre 2003. Il a été un membre actif du Village de l’économie sociale et solidaire qui a regroupé plus de deux cents organisations, présenté de nombreuses expériences et tenu divers débats. Plusieurs raisons expliquent ce fort investissement. D’une part l’événement se déroulait sur son territoire d’intervention et permettait un suivi réel de l’opération, d’autre part cela permettait d’enclencher des dynamiques communes avec d’autres acteurs engagés dans cette dynamique, acteurs qui ne sont pas toujours facilement mobilisables. Cet événement représentait une occasion de tisser un lien avec le mouvement syndical pour élaborer de manière conjointe des démarches de construction critique. En France, la tradition syndicale demeure dans une position contestatrice et se défie des initiatives solidaires qu’elle n’encourage pas, alors qu’au Québec ou au Brésil les centrales syndicales ont appuyé les initiatives solidaires comme force de changement et comme alternative possible aux défis sociétaux.
18Depuis ces dernières années, le panorama s’est transformé. De marginale, mal comprise l’économie solidaire a vu sa cote monter dans les discours sans que pour autant la création et le développement des initiatives solidaires en aient été facilités. Lors de sa création en 1997, l’IRES était le seul interlocuteur à s’exprimer au nom de l’économie solidaire. Aujourd’hui, une pléthore d’acteurs se réfèrent à ce domaine. Dans ce contexte surinvesti, il est difficile de se repérer pour pouvoir agir car les représentations et les pratiques sont nombreuses et très diverses. Différents regroupements existent. Des réseaux comme le Réseau des Territoires pour l’économie solidaire rassemble des élus de différents niveaux territoriaux qui essaient d’influer sur les choix politiques en faisant reconnaître les points forts de l’économie sociale et solidaire. Mais on trouve aussi des organisations parapubliques comme les centres de ressource. Tout ce paysage évolutif ne facilite pas les alliances qui ne peuvent se construire qu’à partir d’enjeux clairement définis et de convergence.
19Les objectifs qui ont conduit à la création du regroupement sont toujours à l’ordre du jour. Ils se posent sans doute avec encore plus d’acuité dans un contexte traversé par la crise économique et par le triomphe des logiques libérales. Le cynisme en politique est de rigueur. Les décalages entre les valeurs revendiquées et les pratiques sont nombreux. La décentralisation et la régionalisation n’ont pas rapproché les citoyens des circuits de décision. Le dire remplace souvent le faire. Et le sens des mots évolue dans une époque où le tout discours règne en maître et où la communication remplace l’action [?15]. Même la crise financière et ses conséquences dramatiques en terme d’accroissement de la paupérisation et de précarisation n’ont pas réussi à inverser ces tendances lourdes. La fédération des initiatives et leur renforcement demeurent un objectif stratégique essentiel dans une époque où les marges d’intervention se rétrécissent surtout pour les regroupements de petite taille et pour les personnes ne maîtrisant pas les rouages institutionnels et administratifs. Ce soutien passe par le fait de peser sur les décisions concernant le secteur. Cela demande la mise en œuvre de stratégies opérationnelles pour consolider les activités. Mais celles-ci se doivent d’être en cohérence avec les valeurs et les pratiques des promoteurs de l’économie solidaire. Ceci est impossible s’il n’y a pas création d’un rapport singulier au pouvoir et au savoir. Malheureusement le mouvement s’inscrit dans les jeux politiques actuels avec ses règles favorisant la personnalisation et l’exercice d’un pouvoir autocratique.
20Consolider, soutenir et fédérer les initiatives solidaires nécessite une confrontation à l’exercice du pouvoir. Comment instituer un rapport démocratique dans des systèmes gérés par des notables et des experts ? Comment inscrire un autre rapport au politique dans des organisations convaincues de la nécessité de direction des mouvements par des élites ? La cohérence entre pratique, valeur et mode d’organisation est essentielle pour la survie d’actions innovantes fortement bousculées actuellement. Mais cette dynamique se heurte aux pratiques institutionnelles marquées par le réalisme politique, l’exercice du rapport de force brutal et la défense d’intérêts corporatistes. Trop souvent, le respect des règles démocratiques est considéré comme une faiblesse ou pire comme une naïveté. Comment construire un mouvement ouvert, dynamique et efficace dans un moment où l’idéologie et le politiquement correct sont privilégiés, sans se soucier de réelles pratiques démocratiques. En particulier comment porter une parole politique légitime pour faire reconnaître un droit à l’initiative économique pour toutes et tous en cohérence avec les micros pratiques locales. Celles-ci sont souvent considérées comme contestatrices et favorisant des contre-pouvoirs par les élus et comme trop singulières pour les pouvoirs publics. Dans ces conditions, construire des alternatives locales dans un environnement hostile est complexe. Cela a souvent pour conséquence un repli des initiatives sur elles-mêmes. Populariser ces pratiques, véritables critiques en acte du modèle dominant, est un enjeu majeur pour une démocratie vivante, mais il se heurte aux tentations de nombreux acteurs de résister seuls. Résister et construire est le mot d’ordre des rencontres internationales de « globaliser la solidarité ». La stratégie de résistance est utile pour des actions dans des secteurs limités, mais rendre possible « un autre monde » nécessite des alliances, des stratégies de lutte et des constructions collectives critiques transversales sans lesquelles les initiatives demeurent isolées sans véritable potentialité de changement. Populariser les actions comme celles menées dans les régies de quartier ou par les collectifs de femmes s’articule difficilement avec les nécessités de se regrouper pour peser sur les choix stratégiques politiques. Les acteurs engagés dans les actions locales se défient des regroupements qu’ils considèrent souvent comme des tentatives de récupération politique. La balkanisation des luttes est un véritable souci. L’articulation de ces deux priorités, populariser des critiques en acte et les fédérer, est un véritable enjeu pour pouvoir agir, faire reconnaître et diffuser des pratiques alternatives productrices de solidarité et d’anticipation sociale. C’est à ce défi que les acteurs mobilisés dans le mouvement pour l’économie solidaire tente de répondre. Depuis une quinzaine d’années, le mouvement a réussi une diffusion des pratiques et la sensibilisation de nombreux acteurs à des modes d’intervention particuliers. La force du mouvement provient de la construction d’une culture commune politique de ses membres axée sur le développement local, la lutte contre les inégalités et l’émancipation des personnes engagées dans les initiatives. Si ces dernières années, cette culture commune a été partagée par les acteurs, elle ne suffit pas pour faire reconnaître celle-ci auprès des décideurs nationaux afin de modifier les législations d’une société qui, de fait, renforce les inégalités et ne se donne pas tous les moyens pour les combattre. Concevoir une organisation politique efficace respectueuse des singularités et des aspirations des acteurs qui la font vivre est un véritable enjeu démocratique.
Notes
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[*]
Sociologue, consultante-chercheure, elle dirige l’Agence pour le développement de l’économie locale et est co-fondatrice du Mouvement de l’économie solidaire.
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[1]
R. Castel, C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi : entretiens sur la construction de l’individu moderne, Hachette Littératures/Fayard, Paris, 2001, p. 61.
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[2]
Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux.
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[3]
L. Fraisse, I. Guérin, J.-L. Laville, « Économie solidaire : des initiatives locales d’action publique », Revue Tiers Monde, n°190, avril-juin 2007, p. 245-253.
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[4]
M. Hersent, « Économie sociale et économie solidaire : travailler ensemble pour répondre à la crise », Territoire, n° 498, mai 2009.
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[5]
R. Castel, op. cit., 2001.
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[6]
Agence pour le développement de l’économie locale, créée en 1983.
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[7]
Réseau d’activité d’économie solidaire, crée en 1999.
-
[8]
M. Hersent, « Coopération et autonomie des femmes de banlieue », in Multitudes, n°13, été 2003.
-
[9]
G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980.
-
[10]
F. Guattari, Les trois écologies, Galilée, Paris, 1989.
-
[11]
« L’économie solidaire en pratiques dans les Régies de quartier et de territoire », éditions du CNLRQ, 2009, p. 17.
-
[12]
G. Deleuze et F. Gattary, Rhizome, Éditions de Minuit, Paris, 1976.
-
[13]
L. Fraissse « S’organiser en réseau : une mutation de l’espace public associatif », In : J. Haeringer et F. Traversaz (coord.), Conduire le changement dans les associations d’action-sociale et médico-sociale, Dunod, 2002, p.123.
-
[14]
Le CRID est un collectif d’associations de solidarité internationale qui publie la revue Altermonde.
-
[15]
G. Debord, La société du spectacle, Gallimard, Paris, 1967.