Notes
-
[*]
Sociologue et psychologue du travail au GISCOP (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle).
-
[1]
R. Linhart, L’établi, Éditions de Minuit, 1ère éd. 1978, Paris, 2006.
-
[2]
E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Le Seuil, Paris, 1988 [1963], p. 15.
-
[3]
L. Munar-Suard et G. Lebeer, « L’engagement subjectif dans les activités de nettoyage et de gardiennage », Travail-Emploi-Formation, n° 6, 2006, p. 105.
-
[4]
F. Peroumal, « L’insécurité sociale et professionnelle des agents de sécurité privée », Revue Interrogations, n° 4, www. revue-interrogations. org/ article. php? article= 84, p. 114. Consulté le 03/03/2009.
-
[5]
D. Martuccelli, Grammaires de l’individu, Gallimard, coll. « Folios essais », Paris, 2002, p. 156-159.
-
[6]
R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Gallimard, coll. « Folios essais », Paris, 1999 [1ère éd. 1995], p. 17.
-
[7]
Voir l’article de S. Platel, dans ce numéro, qui nous éclaire sur la législation des maladies professionnelles pour le régime général.
-
[8]
I. Stengers, Sciences et pouvoirs, 1ère éd. 1997, La Découverte, Paris, 2002, p. 30.
-
[9]
Voir l’article de S. Platel.
-
[10]
Selon les modalités de l’article L236.2 du code du travail.
-
[11]
Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail.
-
[12]
Hexa = 6, « valent » vient de valence. Schématiquement, la valence correspond aux électrons d’un noyau qui réagisent le plus. Les propriétés chimiques et toxicologiques du chrome diffèrent selon l’état de valence du métal.
-
[13]
R. Lauwerys, Toxicologie industrielle et intoxications professionnelles, Masson, Paris, 2003, p. 189-191.
● Une vie de travail sans qualité
1Monsieur Nahal commence sa carrière en 1973 dans l’usine Citroën de Levallois-Perret parmi cinq cents ouvriers. À cette époque, l’entreprise Citroën dévore encore beaucoup de main-d’œuvre, une main-d’œuvre non qualifiée dont les derniers venus sont essentiellement des Turcs ou, comme monsieur Nahal qui vient du Maroc, des Maghrébins. Monsieur Nahal travaille sur presse à la fabrication de pièces métalliques pour la DS. Concrètement, il dispose de deux bacs remplis de pièces métalliques, il doit prendre une pièce de chaque bac et les assembler. Il appuie sur un bouton de la presse et la soudure est automatiquement effectuée. Chaque soudure produit une odeur de ferraille chaude. Il nettoie ensuite la pièce avec un pinceau imbibé d’essence. Ses activités de nettoyage ne s’arrêtent pas là. Il doit balayer les ateliers, ateliers qu’il décrit avec quantité de machines, de poussières métalliques, de caristes dans les allées, de fumées de soudures et de fumées de voiture au démarrage en fin de chaîne. Le week-end, il travaille encore. Il nettoie les ateliers de peinture avec pour seules armes un grattoir métallique, un pinceau, un chiffon, du white-spirit et de l’essence. Il pense à protéger ses mains avec des gants en plastique.
2En 1975, année où l’entreprise commence à débaucher dans certains secteurs, il entre à la fonderie de Citroën à Clichy. Cette fois, il a environ huit cents collègues. D’emblée, dans l’entretien que nous avons effectué avec lui, il donne le ton : « la fonderie, c’est le pire, c’est comme la mine, on ne se voyait pas entre nous ». Les pièces sont des morceaux de ferraille rouge qu’il faut sortir du feu avec de grandes pinces et écraser avec une machine. Il lui faut aussi parfois mettre les pièces dans le four à charbon. Il ne sait que dire de cette fournaise si ce n’est : fumées, poussières et chaleur. Il évoque aussi les odeurs écœurantes, la combinaison qui colle à la sueur. Le travail en fonderie est de toute évidence d’une redoutable dureté.
3En 1978, monsieur Nahal rejoint le site d’Aulnay-sous-Bois où sont alors employées 1 500 personnes ; il fait l’expérience de la chaîne. Les voitures déjà montées défilent et lui, il fait des points de soudure avec de grandes pinces sur les coffres ou les portes. À côté de lui, opèrent les soudeurs à l’arc. Les fumées des soudeurs à pinces et des soudeurs à l’arc finissent par se confondre. Pour sentir les sensations qui délimitent l’univers de monsieur Nahal à Citroën, on peut lire le livre de Robert Linhart [1]. Le titre de cet ouvrage désigne les quelques centaines de militants intellectuels qui, à partir de 1967, sont devenus prolétaires volontaires en s’embauchant dans les usines pour aider à construire la lutte des ouvriers. Robert Linhart décrit très bien l’univers qu’il partage avec des monsieur Nahal, « l’âpre odeur de fer brûlé, de poussière de ferraille ; le bruit : les vrilles, les rugissements des chalumeaux, le martèlement des tôles ». Il décrit avec précision la chaîne, le défilé des voitures, le minutage des gestes, la peur de perdre pied à chaque instant, de « couler », d’être débordé ou blessé. Il explique le fonctionnement des qualifications chez Citroën à cette époque. Le principe de classification y est essentiellement discriminatoire selon l’origine nationale. Il y a six catégories d’ouvriers non qualifiés. De bas en haut : trois catégories de manœuvres (M.1, M.2, M.3) ; trois catégories d’ouvriers spécialisés (O.S.1, O.S.2, O.S.3). Les noirs sont M.1 tout en bas de l’échelle. Les Arabes sont M.2 ou M.3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés européens sont en général O.S.1. Les Français sont d’office, O.S.2. Et on devient O.S.3 selon le bon vouloir des chefs. Monsieur Nahal, l’arabe donc, ne se voit reconnaître aucune compétence particulière. Chez Citroën, il est un employé remplaçable susceptible de remplacer d’autres bras humains. En 1978 et 1979, l’entreprise supprime déjà 1 132 postes mais ce n’est qu’en 1985, si l’on peut dire, après vingt-deux ans de service que monsieur Nahal est licencié. Citroën lui recommande de s’adresser à l’entreprise de gardiennage AES. C’est ce qu’il fait. Les prétentions de monsieur Nahal se limitent depuis le début de son parcours aux offres opportunes qu’il ne laisse pas passer.
4Il entame son travail de gardien au commencement de l’année 1986 pour un bâtiment EDF-GDF à Paris. Le travail de gardien, nous le savons, fait souvent fonction d’emploi refuge assimilable à un espace de relégation professionnelle. En entrant dans ce poste, monsieur Nahal effectue avec nombre de ses contemporains le passage d’une économie industrielle qui réunit sur un même lieu de production des centaines de salariés à une économie urbaine éclatée dans des unités de production dispersées. E. P. Thompson met en mots ce que nous ressentons en contemplant le parcours de monsieur Nahal et des autres patients que nous interrogeons : « si nous arrêtons l’histoire à un moment donné, il n’y a plus de classes, mais simplement une multitude d’individus vivant une multitude d’expériences. Mais, si nous observons ces individus sur une période appropriée de changement social, nous pouvons distinguer des constantes dans leurs relations, leurs idées et leurs institutions. La classe se définit par des hommes vivant leur propre histoire [2] ».
5Mais revenons à monsieur Nahal qui, dans son hangar, surveille les allées et venues des véhicules des employés. Il est chargé d’inscrire chaque entrée et chaque sortie du personnel ou de tout autre visiteur autorisé. Monsieur Nahal respire les fumées des moteurs des voitures et des camions. On pourrait résumer son travail ordinaire à des tâches routinières telles que vérifier les badges des employés et du personnel auxiliaire, ouvrir et fermer des accès, surveiller et réguler les passages. On imagine sans mal l’angoisse qui peut s’épanouir dans ces environnements glauques et austères que sont les lieux de gardiennage entre hangar et parking, entre obscurité et agressivité des éclairages artificiels, seul dans un faux silence peuplé de bruits inquiétants ou de celui familier et désagréable des moteurs de voiture. Isolé physiquement, l’agent de sécurité l’est aussi malheureusement symboliquement. Le gardiennage, c’est souvent du temps de travail flexible (heures supplémentaires, stand-by, temps de travail atypique, horaires de nuit et de week-end). Monsieur Nahal n’y échappe pas. Lorenzo Munar Suard et Guy Lebeer [3] montrent que ce travail que l’on imagine volontiers, et probablement à raison, ennuyeux n’en est pas moins très exigeant. L’agent de sécurité « souvent perçu par le public comme un obstacle à franchir le plus rapidement possible […] devra régulièrement faire face à des situations de tension ». Il se doit d’accomplir son rôle de protection et de contrôle des personnes et de surveillance des biens mobiliers et immobiliers sans avoir de légitimité particulière telle que celle dont peut se prévaloir un agent de police par exemple. Il développe des savoir-faire et des savoir-être pour faire exister son autorité sur la base de la persuasion et de la dissuasion. L’enjeu est de gagner et d’offrir ce respect si facilement bafoué. Frédéric Perou-mal explique que les « agents de sécurité vivent un curieux paradoxe […], la gestion d’une partie du monopole de la violence légitime leur est de plus en plus déléguée, alors que leurs conditions de travail sont fondées sur une insécurité à la fois sociale et professionnelle [4] ».
6En 1990, monsieur Nahal se fait terrassier chez Urbaine de travaux. Il troue les routes goudronnées au marteau-piqueur et fait passer sous ces routes des tuyaux en plastique noir. Son travail est destiné aux branchements pour le gaz. Il prépare le passage des agents de GDF. En 1991, et pour deux ans, il poursuit son chemin de travailleur dans l’intérim en tant qu’aide-maçon. Aucun travail ingrat du bâtiment ne semble lui être épargné. Il prépare le ciment, charge les brouettes, porte des sacs de plâtre, de colle. Il mélange la colle. Il ramasse les gravats lorsque les travaux de construction sont finis. Il fait de la démolition à la masse. Il détruit aussi bien des châteaux en grande région parisienne que des vieux immeubles parisiens. Il casse tout pêle-mêle, des carrelages, des toitures, faux-plafonds, tout type de cloison, sans souci de rien pourrait-on dire. Il n’a alors jamais entendu parler de l’amiante. Il fait beaucoup de marteau-piqueur sur les terrasses et dans les murs de béton. Il se souvient de trois semaines chez Bouygues, d’une semaine passée sur l’autoroute Bobigny-Drancy. Monsieur Nahal y passe derrière les camions et la machine à étaler le bitume avec un râteau et un balai pour égaliser les surfaces. Il se souvient aussi d’une semaine de goudron en plein Paris. Monsieur Nahal, qui, depuis 1990, fait des travaux du bâtiment a finalement troqué les petits bruits inquiétants qui font le quotidien du gardien contre les percussions de marteaux-piqueurs, de perceuses et le grondement des bétonnières. Les odeurs aussi sont plus nombreuses que dans le gardiennage. Le goudron le dispute à la peinture, aux effluves de métal cisaillé ou au néoprène. Quant à la poussière, elle fait oublier le grand air du dehors sans pour autant protéger des caprices du temps. Monsieur Nahal, au bas de l’échelle sociale de la tour de Babel du bâtiment, se coltine les tâches les plus abrutissantes comme le déblayage et la démolition. Ses bras sont plus précieux que ses compétences et il est peu probable qu’il ait profité à l’occasion de ce travail des joies de disposer d’un savoir-faire valorisé et d’appartenir à un corps de métier soudé. Une fois encore, monsieur Nahal ne perçoit dans son travail qu’un horizon bouché.
7En 1993, il atterrit, mauvais jeu de mots, à Nordic Aéro France, à Roissy, en zone entretien à la station lavage. Il travaille dans un hangar dédié à la mécanique et au nettoyage des avions. Il pulvérise avec un pistolet à pression d’air un produit chimique qu’il soupçonne d’être nocif : l’Ardrox. Le produit apparemment acide se présente sous forme de bombonne de 500 litres. Il est appliqué en particulier sur les parties mécaniques de l’avion, les trains d’atterrissage. Monsieur Nahal porte un casque qui ne couvre pas entièrement le visage mais protège les yeux. Le produit se dépose sur le casque et empêche rapidement toute visibilité. Une couche blanche apparaît après quelques instants sur les parties nettoyées de l’avion et c’est à ce moment-là qu’il faut passer l’éponge. Quant aux antennes de l’avion, elles sont décapées avec un détergent assez puissant pour décoller la peinture. Comme le secteur de la sécurité privée que Monsieur Nahal a fréquenté dans les années 1980, celui du nettoyage industriel est un des secteurs de sous-traitance, qui résulte de l’externalisation d’activités auparavant assurées par des services internes aux entreprises. Comme il n’existe pas de lien contractuel entre celui qui prescrit le travail et celui qui le réalise, on trouve une situation de subordination que ne protège guère le contrat de travail. Si les tâches de nettoyage peuvent apparaître d’une redoutable et aliénante simplicité, elles ouvrent sur d’innombrables difficultés. Il faut savoir que le plus souvent le travail à réaliser est tout simplement irréalisable car, dans un contexte de forte concurrence, le marché a été emporté par des offres en dessous du prix du marché ce qui signifie qu’il sera fait appel à un nombre insuffisant de travailleurs pour le travail à réaliser. Le travailleur doit faire face à une obligation de résultats difficilement tenable, en gérant également tous les aléas du réel du travail. Lorsque l’entreprise sous-traitante se promet de répondre à la demande variable de son client, c’est l’imprévu qui devient la routine. Les activités de nettoyage ne permettent plus guère de chantonner en pensant à autre chose et ce d’autant plus que l’on porte un casque et que l’on vaporise des substances agressives vraisemblablement pas seulement pour la peinture et la saleté.
8Monsieur Nahal a rencontré tout au long de sa « carrière » les déboires du travail non qualifié. Il a travaillé sans relâche en marge de l’intégration salariale normative. Les perspectives d’ascension professionnelle ont toujours été hautement improbables, quant aux collectifs de travail, il n’a cessé de les voir s’affaiblir au fur et à mesure des évolutions économiques. Si pour Linhart l’usine suppure la peur, cette dernière est également tapie dans les recoins sombres de l’activité d’agent de sécurité, elle existe sur les chantiers du bâtiment même si nous savons par des auteurs comme Damien Cru ou Christophe Dejours que les ouvriers mettent en place des stratégies de défense pour la déjouer. La peur s’insinue aussi dans le nettoyage. L’employé taylorisé sur sa chaîne craignait de « couler », l’employé autonomisé du nettoyage craint de ne jamais réaliser « ses objectifs contraints, à réalisation fluide [5] ». Si l’autonomie est souvent présentée par les employeurs comme du donnant-donnant, elle a en réalité un caractère tout à fait ambigu. S’il ne fait pas la preuve de sa disponibilité, de sa flexibilité et de son adaptabilité, le salarié non qualifié voit « son employabilité remise en cause ». La peur, dans ce monde volatile, demeure. Monsieur Nahal, qui a changé plusieurs fois d’emplois, n’a fait que traverser « des zones de vulnérabilité sociale [6] ». Il n’a pas été prévenu au sens strict des risques cancérogènes de son travail. Il n’a pas connu la peur du cancer. Ce dernier est arrivé sans prévenir.
9Le « petit » salarié d’origine étrangère a commencé par prendre n’importe quel travail pour n’importe quelle rémunération. Des décennies après son arrivée en France, l’arbitraire d’un travail sans qualité est encore à ses trousses. Un accident de travail (hernie discale) l’arrête finalement dans sa course et un cancer du sinus maxillaire qui pourrait bien être d’origine professionnelle le tue bien avant l’âge de la retraite.
? La quête de reconnaissance des dégâts du travail sur la santé
10Monsieur Nahal apprend le 8 octobre 2003 qu’il est atteint d’un cancer des sinus. Deux enquêteurs du Giscop (groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle) se rendent à son chevet le 3 novembre 2003 et lui demandent de retracer son parcours de travail, matière première de l’analyse que nous venons d’effectuer. Un groupe d’experts se penchent quelques jours plus tard sur les éléments recueillis. Ils ont pour tâche de recenser les cancérogènes auxquels monsieur Nahal a été exposé dans son activité de travail sans prendre connaissance de la pathologie. Ceux-ci sont nombreux, comme c’est malheureusement souvent le cas dans les parcours de travailleurs manuels. On peut citer parmi d’autres cancérogènes les fumées de soudage (2 ans) auxquelles il a été exposé en tant qu’ouvrier métallurgiste à Citroën, les fumées d’essence et de diesel (5 ans) qu’il a respirées dans son poste de gardien, la silice et l’amiante (6 ans) qu’il a rencontrées aussi bien en fonderie que dans le bâtiment, les hydrocarbures polycycliques aromatiques (3 ans) qui font partie du cocktail respiré par les ouvriers fondeurs et enfin les solvants chlorés (10 ans) qu’il a manipulés dans son travail de nettoyage d’aéronef. Le 8 janvier 2004, le docteur H. rédige un certificat médical indiquant que son patient a été exposé à de nombreux cancérogènes et devrait être reconnu en maladie professionnelle. Le médecin met en avant, sur les conseils de l’équipe du Giscop93, l’exposition de dix ans au chlorure de méthylène (solvant chloré).
11Peu de temps après l’obtention de son Certificat médical initial de maladie professionnelle (CMI), monsieur Nahal fait sa déclaration en maladie professionnelle auprès de son centre de Sécurité sociale et obtient dès le 1er mars 2004 une notification de refus de prise en charge [7]. Selon la caisse, la maladie de monsieur Nahal ne figure pas dans les tableaux des maladies professionnelles prévus par la Sécurité sociale et le dossier ne peut être examiné dans le cadre du système complémentaire car l’état de santé du patient n’est pas stabilisé. Il faut savoir que seul un constat de consolidation effectué par un médecin permet d’établir un taux d’Incapacité partielle permanente (IPP) donnant accès au Comité régional de reconnaissance en maladie professionnelle (CRRMP). (La consolidation est le moment où, à la suite d’un état transitoire que constitue la période active de soins, la lésion se fixe et prend un caractère permanent. La consolidation est nécessaire pour l’arrêt des indemnités journalières et la fixation d’une incapacité permanente donnant accès à la rente de maladie professionnelle.) Pour les cancers, le taux d’IPP est systématiquement supérieur à 25 %, taux d’IPP minimum ouvrant droit au système complémentaire.
12La caisse se désintéresse de l’argument selon lequel le taux d’IPP de monsieur Nahal sera de toute façon supérieur à 25 % et ne veut pas présenter le dossier au CRRMP en l’absence de consolidation. Monsieur Nahal obtient le 2 décembre 2005 du docteur A. du centre hospitalier d’Aulnay-sous-Bois un nouveau certificat médical précisant cette fois que son état de santé doit être considéré comme consolidé bien que très précaire. Le docteur A. ne peut que constater l’évolution du mal et doit pour des raisons administratives fournir un argumentaire de consolidation. Il déclare donc « tous les traitements sont insuffisants et monsieur Nahal présente ce jour une reprise importante de la lésion tumorale se traduisant par une récidive locale avec déformation du visage, diplopie et douleur intense. Monsieur Nahal est au stade des soins palliatifs sous traitement morphinique mais il est tout à fait lucide, conscient et autonome. L’état de santé de monsieur Nahal peut être considéré comme stable ». On peut imaginer combien désagréable est pour un docteur en médecine le fait d’être obligé de parler de consolidation pour un patient de toute évidence en train de mourir. Mais ne pas le faire signifierait priver le patient d’un accès à ses droits. Le docteur A. a tranché en faveur de son patient. Monsieur Nahal décède le 4 mai 2006. Deux ans déjà ont passé depuis le premier CMI, point de départ de la procédure. La maladie a avancé beaucoup plus vite que la machine administrative. Monsieur Nahal est mort sans connaître le fin mot de son histoire.
13Le dossier finit par être envoyé au CRRMP, qui émet un avis défavorable le 12 juin 2006 « en l’absence de confirmation de l’exposition à des cancérogènes rattachés à la survenue de cancers naso-sinusiens que sont les poussières de bois, certains dérivés du nickel et du chrome ainsi que les formaldéhydes » pour reprendre la terminologie de la lettre reçue. Étrange argumentaire finalement qui revient à dire que le cas de monsieur Nahal ne figure dans aucun tableau. Mais n’est-ce pas la raison d’être du CRRMP que d’examiner plus avant la possibilité d’une maladie professionnelle dans des situations échappant au « scénario le plus connu », celui d’une pathologie correspondant à un tableau de Sécurité sociale ? La leçon de ce premier CRRMP selon laquelle seules certaines expositions d’origine professionnelle ont été rattachées à la survenue de cancers sinusiens (poussières de bois, certains dérivés du nickel et du chrome et le formaldéhyde) est comprise par l’équipe du Gis-cop93. Cette dernière conseille désormais à la veuve de monsieur Nahal de faire valoir une exposition à l’un de ces toxiques. Il ne s’agit pas d’inventer au gré de la procédure des expositions mais simplement de changer de stratégies à partir d’expositions bien réelles.
14Nous avions vu que, lors de l’expertise, les experts se penchaient sur un parcours professionnel et qualifiaient les expositions en fonction des activités professionnelles décrites et cela sans prendre connaissance de la pathologie afin de ne pas se limiter à l’identification de cancérogènes déjà connus comme pouvant avoir un lien direct avec la maladie. Maintenant, après un refus de reconnaissance en maladie professionnelle, les experts qui aident le patient font le chemin inverse. Ils partent à leur tour de la pathologie et essaient d’identifier dans le parcours du patient les cancérogènes susceptibles de l’avoir déclenché. Ils appliquent à la lettre le raisonnement proposé par le CRRMP.
15Ainsi, lorsqu’on a affaire à un cancer des sinus, on songe prioritairement à trois tableaux de maladie professionnelle par ordre de certitude décroissante sur la base des données épidémiologiques : le bois, le chrome 6 et le nickel. Or, dans le parcours de monsieur Nahal, aucune exposition au bois n’apparaît. À partir de 1993, apparaît une évidente exposition au chrome. C’est sur le chrome qu’il faudra donc « jeter son dévolu ». Entre 1993 et 2003, le patient lave et décape les avions avec de l’ardrox, un dichloro phényl tolyl éther sur lequel il n’existe aucune donnée de toxicité. Quoi qu’il en soit, le produit est utilisé pour le décapage de peintures à base de chromates. Le patient utilisait de grandes quantités de ce produit qu’il inhalait sous forme de brouillard chargé de résidus de pigments, très probablement à base de chrome puisque le produit est spécialement conçu pour décaper chrome et chromates. Nous avons donc une exposition au chrome à partir de 1993, ce qui fait dix ans de latence pour un cancer déclaré en 2004. C’est un peu court. Il faut donc faire valoir les multiples expositions subies en fonderie entre 1975 et 1977 (silice, amiante, HPA, bitume, poussières de fer mais aussi chrome et nickel). Il ne faut pas non plus oublier que les patients avaient une activité de peinture le week-end de 1973 à 1985, ce qui correspond à une première exposition aux chromates dans les pigments. Selon un des experts Giscop, « la période la plus ancienne aura quasi obligatoirement laissé des cellules “initiées” et les expositions plus récentes auront joué leur rôle dans l’étape dite de promotion de la maladie ».
16Madame Nahal, veuve de monsieur Nahal, forte de nos conseils saisit la Commission de recours amiable. Cette dernière confirme en septembre 2006 le refus de prise en charge. Madame Nahal ne se décourage pas, et saisit le 20 octobre 2007 le tribunal des affaires de Sécurité sociale (TASS) de Bobigny. Elle sollicite par ailleurs, en juin 2007, auprès de la CPAM le bénéfice d’une rente de conjoint survivant. Le passage au TASS a pour objectif un passage devant un deuxième CRRMP. Cela suppose pour la femme de la victime et les personnes qui lui viennent en aide de ré-argumenter la demande de reconnaissance en maladie professionnelle. Cette fois, nous l’avons vu, c’est l’exposition au chrome dans un contexte d’intense poly-exposition qui est retenue. Il s’agit désormais d’examiner le dossier en CRRMP alinéa 3 sur le tableau 10ter. Ce tableau correspond « aux affections cancéreuses causées par l’acide chromique et les chromates et bichromates alcalins ou alcalinoterreux ainsi que par le chromate de zinc ». Le dossier de monsieur Nahal est présenté en alinéa 3 car une condition administrative du tableau tenant à la liste limitative des travaux susceptibles de provoquer la maladie fait défaut. L’exposition de monsieur Nahal ne résulte pas comme prévu dans le tableau 10ter d’une activité de « fabrication, manipulation et conditionnement de l’acide chromique, des chromates et bichromates alcalins », ni de la « fabrication du chromate de zinc » mais de son activité de nettoyeur d’avions le mettant en contact avec des produits chimiques cancérigènes pour les sinus.
17En résumé, monsieur Nahal a dans un premier temps demandé la reconnaissance en maladie professionnelle au titre du CRRMP alinéa 4 en argumentant sur une poly-exposition à des cancérogènes avec une exposition longue au chlorure de méthylène (dix ans). Suite à un refus de prise en charge de son cancer au titre de la législation des maladies professionnelles, une seconde stratégie est mise en place par la famille de la victime et les personnes qui l’entourent. Comme les experts du Giscop, les experts de la Sécurité sociale devront se réunir encore une fois. Comme le dit Isabelle Stengers, « toi qui as le pouvoir de convoquer des experts, montre-moi quels experts tu réunis, et je te dirai comment tu entends poser le problème, et quel type de réponse tu cherches en toute objectivité à obtenir [8] ».
18Dans le domaine de la reconnaissance en maladie professionnelle, les savoirs scientifiques, les préoccupations sociales et politiques interfèrent. Les savoirs scientifiques font partie de la complexité et ne livrent pas clé en main les décisions à prendre. Les cancers professionnels n’ont médicalement pas d’expression particulière. Un cancer est dit d’origine professionnelle s’il est la conséquence directe de l’exposition au risque cancérogène rencontré dans le travail. Une telle définition est acceptable par la logique mais est d’une redoutable imprécision et se cogne à la complexité du réel. Dans les faits, la cause professionnelle de la maladie est rarement évidente et il est plus que difficile de trouver parmi les multiples produits manipulés ou inhalés celui ou ceux qui peuvent être responsables du cancer. En somme « la matérialité » d’une maladie professionnelle ne peut généralement pas être établie par la preuve. Le droit à réparation, nous l’avons vu, fait avec cette réalité et compose avec des critères médicaux et techniques de probabilité, avec la notion de présomption. Il compose également, pourrait-on dire, avec ses nombreuses limites [9].
19Le passage devant un deuxième CRRMP n’a toujours pas eu lieu à l’heure où j’écris ces lignes. Le TASS a considéré qu’il n’était pas qualifié pour déterminer si la nature de la maladie présentée par monsieur Nahal était bien celle inscrite au tableau 10ter. Le tribunal, avant de statuer, a demandé la mise en œuvre d’une expertise médicale. Nouvelle péripétie qui éloigne au moins dans le temps la perspective de la reconnaissance en maladie professionnelle.
20Monsieur Nahal est décédé d’un cancer du sinus maxillaire droit qui ne doit probablement rien à la fatalité. Sa maladie devrait servir d’alerte pour protéger davantage les autres travailleurs du secteur. En effet, suite à la rencontre avec ce patient, l’équipe a pris conscience de la gravité des risques encourus par les salariés chargés du décapage et nettoyage des avions. L’équipe a pu se procurer un rapport d’expertise [10] « risques graves » effectuée par le cabinet ERETRA, en octobre 2001, à la demande d’un CHSCT [11] d’une entreprise spécialisée comme celle de monsieur Nahal dans la protection d’aéronef : décapage, anticorrosion, peinture, décoration. Le rapport souligne que parmi les principaux constituants des peintures d’avion figurent les chromates. Un des signes d’exposition aux chromates est une ulcération nasale (reconnue en maladie profesionnelle au titre du tableau 10). Plusieurs salariés ont souligné aux experts qu’ils souffraient d’ulcérations nasales. Selon le délégué du personnel de l’entreprise Nordic Aéro France, les collègues de monsieur Nahal se plaignaient également de saignements de nez. Monsieur Nahal est à ce jour la seule personne connue de l’équipe Giscop travaillant dans le nettoyage des avions victime d’un cancer des sinus. S’il y en a une ou plusieurs autres, qui donnera l’alerte ? Qui pourra faire le lien ? Le cancer de monsieur Nahal ne figurera, si la reconnaissance n’a pas lieu, dans aucune statistique.
21À l’heure actuelle, la toxicologie rassemble peu de connaissances sur la toxicité du nettoyage des avions mais elle est capable de nous renseigner sur les mécanismes de cancérogénicité des chromates. Lauwerys souligne que « la toxicité systématique du chrome est due aux dérivés hexavalents [12] qui peuvent pénétrer aisément dans l’organisme par toutes les voies, et notamment par la peau intacte [13] ». Lauwerys cite plusieurs revues d’études épidémiologiques montrant que l’exposition aux chromates entraîne la survenue de cancer des cavités nasales. Tout cela ne signifie pas que monsieur Nahal soit mort suite à ses expositions professionnelles. Nul ne saurait le prouver. Tout cela en revanche justifie que nous en fassions très sérieusement l’hypothèse et que nous tâchions de la rendre féconde en faisant reconnaître monsieur Nahal en maladie professionnelle.
22Monsieur Nahal n’aura pas eu le temps de tirer un quelconque bénéfice d’une reconnaissance en maladie professionnelle, mais sa famille pourrait y trouver une certaine réparation. Quant aux nettoyeurs d’avion, ils pourraient à terme faire l’objet d’une meilleure protection. À l’heure actuelle, selon l’ancien chef d’équipe de monsieur Nahal, les équipements de l’avion font l’objet d’une meilleure protection que les hommes. Il raconte que « lors des opérations antigivrage, il fallait bâcher les pneus parce que le produit utilisé attaquait la gomme ». Le nez de monsieur Nahal, lui, a peut-être souffert de n’être pas bâché. ?
Notes
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[*]
Sociologue et psychologue du travail au GISCOP (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle).
-
[1]
R. Linhart, L’établi, Éditions de Minuit, 1ère éd. 1978, Paris, 2006.
-
[2]
E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Le Seuil, Paris, 1988 [1963], p. 15.
-
[3]
L. Munar-Suard et G. Lebeer, « L’engagement subjectif dans les activités de nettoyage et de gardiennage », Travail-Emploi-Formation, n° 6, 2006, p. 105.
-
[4]
F. Peroumal, « L’insécurité sociale et professionnelle des agents de sécurité privée », Revue Interrogations, n° 4, www. revue-interrogations. org/ article. php? article= 84, p. 114. Consulté le 03/03/2009.
-
[5]
D. Martuccelli, Grammaires de l’individu, Gallimard, coll. « Folios essais », Paris, 2002, p. 156-159.
-
[6]
R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Gallimard, coll. « Folios essais », Paris, 1999 [1ère éd. 1995], p. 17.
-
[7]
Voir l’article de S. Platel, dans ce numéro, qui nous éclaire sur la législation des maladies professionnelles pour le régime général.
-
[8]
I. Stengers, Sciences et pouvoirs, 1ère éd. 1997, La Découverte, Paris, 2002, p. 30.
-
[9]
Voir l’article de S. Platel.
-
[10]
Selon les modalités de l’article L236.2 du code du travail.
-
[11]
Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail.
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[12]
Hexa = 6, « valent » vient de valence. Schématiquement, la valence correspond aux électrons d’un noyau qui réagisent le plus. Les propriétés chimiques et toxicologiques du chrome diffèrent selon l’état de valence du métal.
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[13]
R. Lauwerys, Toxicologie industrielle et intoxications professionnelles, Masson, Paris, 2003, p. 189-191.