Notes
-
[*]
Chargée de recherche, GISCOP93. Université Paris XII.
-
[1]
A. Thébaud-Mony, « Histoires professionnelles et cancer », Actes de la recherche en sciences sociales 2006/3, n° 163, p. 18-31.
-
[2]
P. Davezies, « Cancers : les mauvais calculs de l’Académie de médecine », Santé & Travail, n° 61, janvier 2008.
-
[3]
Hawkins, K. Diane, “Percivall Pott and the Chimney Sweeps Cancer”, 2005.
-
[4]
BASF, 1865 : Badische Anilin und Soda Fabrik, AGFA, 1873 : AktienGesellschaft Für Anilinfarben.
-
[5]
Bureau International du Travail ; ét. et doc., série F, n° 1, 3 février 1921. « Le cancer de la vessie chez les ouvriers travaillant l’aniline ».
-
[6]
Les cancers de la peau des marins furent décrits en 1894. J. Maisin, « Cancer, radiations, virus, environnement ». Tome 2, 1949, cité p. 17.
-
[7]
J. Maisin. op. cit.
-
[8]
1936 : 350 médecins et scientifiques morts de la manipulation de la radiothérapie dont 65 Français sur un monument à la mémoire des martyrs des rayons X et corps radio actifs.
-
[9]
Trib. Civ. Seine, 9e ch. 16 juillet 1916, aff. Demelander contre Europe.
-
[10]
Cette évolution est favorable aux victimes : quel ouvrier blessé ou malade et démuni pouvait engager une procédure longue et coûteuse face à un patron pourvoyeur de travail ?
-
[11]
Non exhaustif.
-
[12]
G. Roussy, Les cancers professionnels, Institut du Cancer, Paris, 1927, p. 22.
-
[13]
Dossier établi par l’Institut syndical européen pour la recherche, la formation et la santé-sécurité, en ligne hhttp:// hesa. etui. rehs. org. Cité par A. Thébaud-Mony, « Histoires professionnelles et cancer », p. 20, op. cit.
-
[14]
Article L461.1 du Code de la Sécurité Sociale - alinéa 3.
-
[15]
Article L 461.1 du Code de la Sécurité Sociale - alinéa 4.
-
[16]
Rapport « Diricq » de la Commission instituée par l’article L.172-2 du code de la Sécurité sociale, juillet 2008, p. 46.
-
[17]
Guide pour les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles institués par la loi n° 93-121 du 27 janvier 1993, chap. X, « La relation de causalité ».
-
[18]
Résultats provisoires d’une étude en cours au GISCOP93.
-
[19]
Rapport Diricq 2008.
-
[20]
Bilan de l’activité des CRRMP, année 2007, CNAMTS, Direction des risques professionnels (DRP), Mission médicale.
-
[21]
World Cancer Report, Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), OMS, 2003.
● L’histoire de la réparation des cancers professionnels
1Une brève incursion dans l’historique bien connu de cette législation pourra permettre d’en faire saillir logiques et idées forces, et révéler que sa construction porte en germe les mécanismes de la sous-reconnaissance qui lui est reprochée.
Travail et cancers : une relation ancienne
2Les cancers sont décrits depuis l’Antiquité. Hippocrate, au IVe siècle avant J.-C. décrira et désignera le « carcinos » (crabe en grec). Le lien existant entre certains travaux et survenue de cancers est soupçonné depuis fort longtemps. Les cancers professionnels existaient au temps des pharaons, identifiés sur les fellahs, que le travail agricole exposait à la bilharziose dans les champs inondés de basse Égypte et qui développaient des cancers de la vessie.
3Dès le XVIe siècle, les maladies professionnelles en général suscitent le questionnement de médecins, la littérature évoque des maladies et souffrances liées à certains travaux (orfèvres, mineurs, fondeurs). La trace des cancers dans ces écrits reste faible. En 1713, le médecin italien Bernardino Ramazzini, précurseur de la notion de pathologie professionnelle, et auteur de l’ouvrage de référence Traité des maladies des artisans observera un excès de cancer du sein chez les religieuses nullipares.
4C’est en 1775 que la visibilité des cancers liés au métier et des agents cancérigènes prendra une autre dimension. Le chirurgien anglais Perceval Pott mettra en évidence le facteur causal professionnel dans le cas de cancers du scrotum chez les jeunes ramoneurs londoniens [3] « sootwart » particulièrement fréquents dans cette population. Les frottements de la corde utilisée pour descendre le long des cheminées, maculée de suie provoquaient ces pathologies. La thèse fut fortement combattue. Sootwart disparut quand les techniques de ce métier évoluèrent et que les enfants cessèrent de le pratiquer.
5Au milieu du XIXe siècle, l’industrie des colorants synthétiques prend son essor, et l’aniline devient en quelques années d’une importance telle que de nombreuses entreprises l’utiliseront dans leur nom [4]. L’excès de cancers de la vessie chez les travailleurs de l’aniline donna lieu à des études dont les conclusions mirent en évidence le lien entre cette substance et cette pathologie [5].
La science admet des cancers que la loi ne reconnaît pas
6Sous la poussée des idées hygiénistes, dans un contexte d’industrialisation et d’émergence de lois sociales, l’indemnisation des maladies professionnelles est à la fin du xixe siècle une préoccupation essentielle du monde du travail. Mais le premier projet, initié par Camille Raspail tendant à les indemniser en juin 1888 sera écarté au profit des accidents professionnels dont la réparation sera effective avec la loi du 9 avril 1898, après seize années de débats houleux. Cette loi va introduire une nouvelle notion, « le risque professionnel », articulée au principe de l’assurance modifiant le droit jusque-là en vigueur. Le système basé sur le code civil (article 1382) qui prévoyait que la victime faisant la preuve du préjudice bénéficiait d’une réparation intégrale est abandonné. La charge de la preuve n’incombe plus au plaignant, en contrepartie de la responsabilité et de l’immunité de l’employeur. Ces notions de risque et d’assurance permettent en outre d’harmoniser la gestion des grandes questions sociales de cette époque : accidents, maladie, vieillesse, chômage.
7Les découvertes tendant à confirmer le lien entre cancers et travail se multiplient [6], mais les confrontations pour la résolution de l’indemnisation des maladies professionnelles se durcissent dans un débat qui va durer encore vingt ans. C’est une question sociale, qui interpelle également les sphères médicales, économiques et législatives, dont les intérêts divergent.
8La découverte des rayons X par Röntgen en 1895 et de la radioactivité en 1898 constituent une autre étape. Les premières descriptions de création de cancers induits par ces rayons eurent lieu en 1902 chez un homme de 33 ans employé dans une usine de construction d’ampoules radiologiques : pour en contrôler le fonctionnement, il employait sa main comme test, provoquant une néoformation cancéreuse qui évolua en cancer épidermoïde [7].
9L’étiologie des cancers liés aux rayons X était admise dès 1905. Cette question avivée par les travaux des époux Curie soulevait d’intenses réactions. Les rayons X avec leur capacité de provoquer et de guérir les cancers, en modifiaient toute la thérapeutique, mais également rendaient visibles les cancers professionnels dans d’autres milieux que celui de l’industrie. Les martyrs des rayons X et des corps radioactifs fut une question de longue haleine [8]….
10Elle s’exprima notamment sur la place publique à travers deux histoires qui émurent l’opinion et firent évoluer le domaine des droits des travailleurs.
11En 1916, deux jeunes chimistes, Demelander et Demenitroux, étudiant les sels de thorium, décèdent d’« anémie pernicieuse » et de « leucémie myéloïde ». Les journaux de l’époque rapportent des obsèques solennelles et émouvantes et la remise de la légion d’honneur à titre posthume. Leurs ayant droits invoquèrent la loi de 1898 sur les accidents du travail dont le bénéfice leur fut refusé au motif qu’il s’agissait d’une maladie du travail [9]. L’opinion publique s’en émut, les avocats s’indignèrent : « juridique ou non, cette décision est inique. Il y a sept ans qu’une commission a été nommée, chargée de préparer les textes nécessaires à l’extension des dispositions de la loi des AT aux MP. Personne ne sait où en sont ces travaux ».
12Dans la même décennie, aux États-Unis, l’histoire de l’indemnisation des victimes de cancers professionnels franchissait un nouveau pas. Un taux anormalement élevé de nécroses du maxillaire et de sarcome osseux fut repéré (23 % de décès) parmi une centaine d’ouvrières de la Compagnie Américaine du Radium employées à la peinture des cadrans et aiguilles de montres lumineuses de 1917 à 1926. Elles utilisaient un mélange de sulfure de zinc et de bromure de radium, de mésothorium et de radiothorium et affinaient les poils du pinceau entre leurs lèvres, s’exposant ainsi une centaine de fois par jour en toute ignorance à des agents cancérogènes. Les propriétaires et techniciens, connaissant les effets nocifs du radium, avaient évité de s’exposer eux-mêmes au danger, utilisant écrans de plomb, masques et pinces. Cinq victimes assignèrent cet employeur devant les tribunaux en dépit de pressions colossales. Ces malheureuses Radium Girls gagnèrent ce procès, qui fut largement médiatisé et aboutit à la création de normes de sécurité. Le radium jaw fut identifié comme maladie professionnelle.
? Un cadre d’indemnisation lent à se construire : 3 étapes décisives
Les premiers tableaux
13En 1919, sous la pression internationale, trente ans de débats et des connaissances scientifiques de plus en plus documentées en matière d’agents toxiques aboutissent, avec la loi du 25 octobre 1919, à l’extension aux maladies professionnelles de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail.
14L’idée forte de cette législation est la présomption d’origine ou d’imputabilité [10], qui évacue pour la victime la question de la preuve à faire du préjudice et qui peut, désormais sous certaines conditions, voir reconnu automatiquement le caractère professionnel de sa maladie. Cela se matérialise sous forme de « tableaux de maladie professionnelle » définissant des conditions d’éligibilité à remplir pour en bénéficier. Si la maladie est inscrite dans un tableau, et si les travaux effectués par la victime correspondent à une liste définie et si la durée d’exposition et le délai de prise en charge édictés dans le tableau sont respectés, alors la maladie sera reconnue automatiquement professionnelle, pourrait-on dire, « sans autre forme de procès » et indemnisée. Ce dispositif transforme la faute de l’employeur en responsabilité. Responsabilité, certes, mais limitée : l’indemnisation perçue par la victime est forfaitaire et non plus intégrale. On reprend d’une main ce qui est donné de l’autre ! Chaque création ou modification de tableaux fera l’objet de négociations entre les partenaires sociaux.
15Les maladies qui symbolisent les affections professionnelles [11] sont à cette époque le saturnisme, l’hydrargyrisme, le nystagmus des mineurs, tremblement oculaire chez les mineurs, le charbon, chez les ouvriers maniant peaux et viandes contaminées par le Bacillus anthracis, la morve chez les personnes en contact avec les chevaux, l’ankylostomiase, la silicose… Le législateur va construire prudemment l’arsenal d’indemnisation des MP en général, et celui des cancers en particulier car en 1919, seulement deux pathologies professionnelles sont indemnisables (le saturnisme et l’hydrargyrisme, liées au plomb et au mercure). Même si les questions autour des irradiations occupaient l’actualité et si, en 1921, le Bureau international du travail considérait que le problème de tumeurs chez certaines catégories d’ouvriers représentait sans doute une des plus intéressantes questions de la pathologie du travail, les cancers ne sont pas au cœur de ces très longs débats. Gustave Roussy estimait en 1927 « désirable que la question de ces cancers professionnels, mal connus en France, attirât le plus tôt possible l’attention des pouvoirs publics [12] ».
16L’indemnisation de ces cancers se construit autour de deux idées : il s’agit d’une interaction néfaste avec UN agent toxique qui produit UNE affection. La réparation s’inscrit dans un principe de justice, elle est une nécessité, certes, mais ponctuelle, car l’agent causal identifié supprimé, éradique la maladie. On considère que les avancées scientifiques apportent la résolution de la situation exposante, que les connaissances nouvelles sur les agents cancérigènes vont se traduire en termes de prophylaxie et de prévention des expositions.
17Cette vision idéaliste a rapidement été dissoute dans, d’une part, les réalités de la production industrielle et technologique utilisant de plus en plus de substances et procédés toxiques pour la santé [13] et ce jusqu’à aujourd’hui, et, d’autre part, l’application toute relative des règles de prévention. C’est un réel fossé entre connaissances scientifiques en santé et sécurité au travail et intérêts économiques patronaux. Le pont sur ce fossé, symbole des intérêts contradictoires en lice entre protection de la santé des travailleurs et production, est construit sur la notion de risque professionnel et la logique assurantielle de la réparation des maladies professionnelles qui en a découlé.
18C’est en 1931, douze ans après la promulgation de la loi sur les maladies professionnelles en 1919, que furent établis les premiers tableaux indemnisant des cancers liés au travail : le tableau 4 (leucémies provoquées par le benzène) et le tableau 6 (leucémie, cancer broncho-pulmonaire primitif par inhalation, sarcome osseux provoqués par rayonnements ionisants).
19Puis, douze ans s’écoulèrent encore entre ce premier volet de création et le second pendant la guerre, avec en 1942 le tableau 20 (épithélioma cutané primitif, angiosarcome du foie, maladie de Bowen dus à l’arsenic).
20La caractéristique de la mise en place de ces tableaux, c’est cette réglementation irrégulièrement féconde, alternant de longues périodes stagnantes et muettes (pas de nouveau tableau entre 1931 et 1942, entre 1950 et 1967, entre 1972 et 1984). À partir de 1984, le rythme sera plus régulier : 1 en 1985, 3 en 1987, un en 1988, 1989, 1992, 1995, 1996, 1997, 2000.
21Le dernier tableau 61bis (cancer broncho pulmonaire provoqué par l’inhalation de fumées ou poussières renfermant du cadmium) créé en 2007, après sept ans de « jachère » législative en matière de production de nouveaux tableaux, a de surcroît suscité de vives polémiques, puisqu’un recours en Conseil d’État a été porté. La polémique porte sur l’adoption d’un nouveau critère (délai de latence entre expositions et survenue du cancer) qui fait de ce tableau un cadre d’indemnisation extrêmement verrouillé constituant davantage un effet d’annonce qu’un nouvel élément à l’arsenal de reconnaissance des cancers.
22Ce mécanisme lent en pointillé consacrera l’invisibilité sociale de ces cancers professionnels qui, n’existant pas sous leur forme administrative et juridique, n’en terrassent pas moins pour autant de nombreux travailleurs.
23Les tableaux constituent un périmètre restreint de la reconnaissance.
24Confronter ces possibilités de cancers professionnels avec le nombre de cancérogènes utilisés sur les lieux de travail en 2008 donne à voir l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir en matière de reconnaissance. Même si, fort heureusement, toutes les personnes exposées ne développeront pas de cancers, la science admet la possibilité de cancers d’origine professionnelle que la loi ne reconnaît pas.
? La Sécurité sociale
25La seconde partie de l’histoire de la législation des risques professionnels intervient avec la création de la Sécurité sociale (ordonnance de la Sécurité sociale du 4 octobre 1945, loi du 30 octobre 1946), à laquelle sera intégrée la couverture des risques professionnels. C’est un réaménagement innovant du système, mais le principe de la loi assurantielle est conservé. Le « délai de prise en charge » remplace le « délai de responsabilité patronale », la Sécurité sociale prend désormais à sa charge les indemnisations.
Le CRRMP : une procédure à fort potentiel
26La loi du 27 janvier 1993 introduit la possibilité d’indemnisation des victimes d’affections liées au travail non éligibles aux tableaux, par une expertise individuelle dans le cadre d’une procédure complémentaire menée par un Comité régional de reconnaissance en maladie professionnelle (CRRMP). Deux options dans ce système : si un ou plusieurs critères des tableaux sont manquants, c’est une instruction dans le cadre de l’alinéa 3 [14] ; s’il s’agit d’une affection hors tableaux et ayant entraîné le décès ou une incapacité permanente d’un taux au moins égal à 25 %, le dossier relève de l’alinéa 4 [15].
27« Voie non standard », « système complémentaire », « système de rattrapage », ce dispositif d’inspiration communautaire semble constituer une riposte au phénomène bien connu de sous-reconnaissance des maladies professionnelles et un « facteur d’adaptation et de fluidification du dispositif de reconnaissance, en compensant notamment ce que les tableaux pourraient avoir de trop rigide [16] ».
? Ambiguïtés du système complémentaire et freins à la reconnaissance des cancers
28Mais sa mécanique interne offre plusieurs particularités qui s’avèrent plus défavorables à la victime. Dès lors que l’instruction du dossier sort de la voie « royale » mais si étroite, des tableaux, elle se voit appliquer un autre prisme d’analyse.
29La présomption d’imputabilité, idée forte du régime de réparation des maladies professionnelles, ne s’applique plus pour les maladies hors tableaux. La victime doit faire la preuve que sa maladie est « essentiellement et directement causée par le travail habituel » (Article L 461.1 alinéa 4 du code de la Sécurité sociale). Statuer sur ce lien direct et essentiel (ou exclusif ne devrait-on pas dire ?) permet la prise en compte des facteurs individuels et extraprofessionnels.
30Les experts du CRRMP peuvent-ils choisir parmi les cancérogènes professionnels et les autres une cause essentielle de la maladie déclarée ? La référence aux facteurs extraprofessionnels, le tabagisme notamment, est fréquente dans les motifs de refus au titre du CRRMP, comme l’atteste l’enquête GISCOP. Pour être reconnu comme étant directement imputable au travail, le cancer doit-il être exempt de tout autre élément causal que les cancérogènes professionnels ? Cela constitue un recul par rapport aux instructions par tableaux, mais également une démarche plus politique que scientifique.
31Les CRRMP peinent à reconnaître le caractère multifactoriel des pathologies. Or, la pathologie cancéreuse est par définition une affection dont les causes de survenue, plurifactorielles, ne sont connues que sur une base probabiliste. Les proportions dans lesquelles ces causes ont pu jouer sont impossibles à déterminer.
32Si un co-facteur extraprofessionnel comme le tabagisme est identifié, comment affirmer qu’il est davantage responsable de la survenue du cancer que le ou les facteurs professionnels ?
33Un arrêt de Cour de Cassation (Arrêt Cour de Cass. (Ch. Soc.) 19 décembre 2002, CPAM de Lille contre Lecleire) a estimé que le caractère multifactoriel du cancer du poumon d’un salarié fumeur exposé au bichromate de potassium n’était pas opposable au lien de causalité directe exigé. En outre, en termes de prévention, refuser le caractère professionnel du cancer pulmonaire d’un travailleur ayant été exposé à l’amiante, aux hydrocarbures polycycliques aromatiques, silice, benzène, solvants chlorés et ayant fumé, concourt à faire dissimuler par le tabac le rôle d’autres cancérogènes présents dans le monde du travail.
34Ce caractère multifactoriel pose aussi la question de la poly-exposition aux cancérogènes, inégalement prise en compte selon les CRRMP. La poly-exposition ne figure dans aucun tableau et constitue une réalité de nombreuses carrières marquées par la précarité, la mobilité, la polyvalence, et l’adaptation aux offres du marché en vue de se soustraire au chômage. Dans l’enquête GISCOP93, sur 829 patients ayant eu une reconstitution de leur parcours professionnel, 135 n’ont subi aucune exposition, 109 ont été exposés à un cancérogène et 585 ont subi des expositions multiples : 113 à 3 et à 4 cancérogènes, 85 à 5 cancérogènes, 60 à 6 cancérogènes, 83 ont subi une exposition de 7 à 11 cancérogènes, 1 à 12.
35Il arrive que l’on n’ait pas établi scientifiquement avec certitude que les maladies non inscrites aux tableaux soient liées à l’exposition à un ou plusieurs risques carcinogènes. Le menuisier atteint d’un cancer de l’ethmoïde se verra indemnisé au titre de la législation des risques professionnels, mais, en l’absence de littérature, le sera-t-il s’il souffre d’un cancer broncho-pulmonaire ?
36C’est aux experts médicaux (médecin conseil régional pour la Sécurité sociale, médecin inspecteur régional du travail, professeur d’université-praticien hospitalier ou praticien hospitalier particulièrement qualifié en matière de pathologie professionnelle) des CRRMP de se prononcer au cas par cas sur ces épineuses questions. Pour statuer, ces experts s’appuient sur un guide de procédures. Leur pouvoir est colossal et ils sont souverains : « Seule la sagesse dans le discernement permettra au comité de conclure au nécessaire caractère “hautement probable” de la relation de causalité, sans méconnaître toutefois les exigences légales en la matière (relation directe et essentielle) [17] ». Cette expertise souveraine doit se déterminer selon une démarche « orientée vers l’établissement de la preuve de l’exposition et plus précisément de la réalité de la situation à risque », particulièrement ardue pour les victimes. Les agents suspectés d’être en cause sont souvent non identifiés par les victimes ; les procédés de travail voire les entreprises n’existent plus ; les cursus laboris sont difficiles à reconstituer auprès de personnes mobilisées par un état de santé dégradé, ou auprès d’ayant-droits ignorant des réalités du travail de la victime décédée ; les situations de travail multiples ont conduit à des expositions multiples qui, cumulées dans le temps, ont un effet synergique échappant à la logique de preuve.
37D’autres particularités relevées dans le fonctionnement des CRRMP interrogent sur l’efficacité du dispositif.
38Le délai d’instruction des dossiers est déraisonnablement long au regard de la gravité d’un cancer. Pour les cas instruits à Bobigny et participant à l’enquête permanente GISCOP, la survenue du décès survient fréquemment au cours de la procédure, ou dans les mois suivant la notification [18]. Après ce parcours de longue haleine, dans le cas de décisions négatives, peu d’ayant-droits s’engagent dans une procédure de contestation longue, opaque et aléatoire. Pourtant, il n’est pas rare de voir un CRRMP émettre un second avis favorable après un avis défavorable rendu dans une autre région. Le Rapport Diricq 2008 retient d’ailleurs une « persistance des disparités dans la sélectivité des 17 CRRMP ».
39Pour être éligible à l’expertise d’un CRRMP, un taux d’incapacité permanente (IP) supérieur à 25 % et un avis de consolidation (la lésion « se stabilise »… et prend un caractère permanent) doivent être établis par le médecin-conseil. Le taux IP est bien malheureusement toujours acquis pour un cancer, mais que penser de la « consolidation » d’une pathologie aussi grave et souvent de mauvais pronostic ?
40Intrinsèques au système complémentaire, ces faiblesses qui s’impriment à diverses étapes de l’instruction du dossier, sont en contradiction avec les caractéristiques de la pathologie cancéreuse. Elles ont un effet mécanique d’exclusion de la réparation pour de nombreux cancers professionnels.
? Constats et données statistiques
41Les données statistiques donnent à voir la faible capacité de reconnaissance du CRRMP qui ne constitue « pas d’entrave globale à la reconnaissance, mais […] n’assume pas non plus une pleine fonction correctrice [19] ».
42Pour 2007, pour le régime général de la sécurité sociale, plusieurs éléments sont visibles à la lecture du bilan de l’activité des CRRMP [20] : la faible part des cancers dans l’ensemble des pathologies instruites, ceux qui sont reconnus sont, pour la plupart, en lien avec un seul agent pathogène, le plus souvent l’amiante.
43Cela s’inscrit dans la tendance générale du CCRMP, marquée par la modicité des chiffres des dossiers reconnus. L’activité se fait essentiellement au titre de l’alinéa 3, l’alinéa 4 représentant une minime part (8 289 avis rendus au titre de l’alinéa 3 et 649 en alinéa 4). Pour les deux alinéas, le taux de refus est supérieur au taux d’acceptation (51 % d’avis défavorables en alinéa 3 et 73 % en alinéa 4). La reconnaissance en maladie professionnelle au titre de l’alinéa 4 est refusée dans la majeure partie des cas. Les disparités de reconnaissance selon les CRRMP sont déroutantes.
44L’ensemble de ces données conforte les éléments présentés dans le rapport Diricq pour les années précédentes. Notamment pour l’alinéa 4 qui rejette depuis 1997 la majorité des dossiers, avec un taux de pourcentage d’avis favorables maximal de 35 % atteint une seule fois en 2003, les autres années avoisinant autour de 25 %.
45Le faible taux de décisions positives du CRRMP, notamment pour les cancers hors tableaux, malgré une augmentation des « candidats » interroge sur l’usage de cette option de reconnaissance. Pourquoi un tel fossé entre la vocation et les résultats ?
? Conclusion
46Que le lien entre cancer et travail soit complexe à déterminer, que les intérêts des protagonistes soient contradictoires, l’affaire n’est pas nouvelle !
47La réparation des cancers professionnels dans le cadre des tableaux est limitée par leur nombre. Mais la quasi-totalité des maladies professionnelles reconnues le sont via le système de tableaux. Le CRRMP devrait permettre une indemnisation plus large des cas non-inscrits aux tableaux (partiellement ou en totalité). Or, même si le nombre de cancers indemnisés augmente depuis 1995, c’est si modestement au regard des estimations de pathologies concernées que cela questionne l’usage qui est fait de ce dispositif supposé « de rattrapage ». Dans le cadre restreint du CRRMP, le principal domaine de réparation demeure celui des Troubles musculo squelettiques. Dans celui encore plus réduit des cancers indemnisés, les affections liées à l’amiante sont prépondérantes. Les cancers professionnels, avec leurs spécificités (forte latence entre exposition aux agents cancérogènes et survenue de la pathologie, gravité du pronostic, caractère multifactoriel) semblent être des candidats idéaux pour l’alinéa 4 « hors tableaux ».
48Les obstacles structurels se multiplient : on oscille désormais entre les limites des tableaux et les freins du système complémentaire.
49L’esprit initial du CRRMP prévoyait une interaction logique entre les taux de reconnaissance en alinéa 3 (qui baisseraient) et la révision des tableaux (qui augmenterait). Un mouvement naturel de répercussions des conclusions de l’alinéa sur l’extension et l’élaboration de nouveaux tableaux était attendu. Les mises à jour et création de tableaux ne reflètent pas cette interaction.
50Les malades d’aujourd’hui, exposés hier, sont soumis à une réglementation calibrée pour répondre aux nécessités d’un autre temps. Dans ce schéma, qu’adviendra-t-il des malades, malheureusement annoncés demain, exposés aujourd’hui dans des circonstances de travail encore radicalement différentes de celles d’antan ? Selon différentes études disponibles (SUMER, CAREX) de 1 à 3 millions de salariés seraient exposés en France à des agents cancérogènes (chimiques, physiques ou biologiques).
51Comment traiter les risques émergents ? Les cancers professionnels peuvent être envisagés comme sentinelles de risques professionnels inédits et sans cesse renouvelés dans des situations de travail marquées par la précarité, la polyvalence. Les statistiques du CRRMP pourraient constituer une solution de défrichage, faisant émerger d’autres pathologies devenues légitimement indemnisables. Ces conclusions pourraient être traduites en mesures protectrices sur le terrain même du travail, là où tout se joue. Car réparation (en tant que principe de justice) et prévention (droit collectif de préservation de la santé) constituent les deux facettes de la santé au travail.
52La dimension sociale de la réparation des cancers professionnels se reconfigure dans une optique de santé publique. Le cancer est un fléau international. Selon le World Cancer Report [21], leur fréquence pourrait encore augmenter de 50 % et il y aurait alors 15 millions de nouveaux cas par an en 2020. En France, il est la deuxième cause de mortalité après les maladies cardiovasculaires. ?
Les cancers indemnisables par la Sécurité sociale (Régime Général) en 2008
14 localisations de cancers sont indemnisables, imputables à 19 cancérogènes, dont 13 reconnus dans la genèse de cancer du poumon.
La localisation tumorale la plus inscrite aux tableaux reste le poumon (13 fois) suivie par la leucémie, l’ethmoïde et autres sinus de la face, ainsi que la vessie qui justifient chacun à deux reprises une étiologie professionnelle.
Notes
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[*]
Chargée de recherche, GISCOP93. Université Paris XII.
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[1]
A. Thébaud-Mony, « Histoires professionnelles et cancer », Actes de la recherche en sciences sociales 2006/3, n° 163, p. 18-31.
-
[2]
P. Davezies, « Cancers : les mauvais calculs de l’Académie de médecine », Santé & Travail, n° 61, janvier 2008.
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[3]
Hawkins, K. Diane, “Percivall Pott and the Chimney Sweeps Cancer”, 2005.
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[4]
BASF, 1865 : Badische Anilin und Soda Fabrik, AGFA, 1873 : AktienGesellschaft Für Anilinfarben.
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[5]
Bureau International du Travail ; ét. et doc., série F, n° 1, 3 février 1921. « Le cancer de la vessie chez les ouvriers travaillant l’aniline ».
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[6]
Les cancers de la peau des marins furent décrits en 1894. J. Maisin, « Cancer, radiations, virus, environnement ». Tome 2, 1949, cité p. 17.
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[7]
J. Maisin. op. cit.
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[8]
1936 : 350 médecins et scientifiques morts de la manipulation de la radiothérapie dont 65 Français sur un monument à la mémoire des martyrs des rayons X et corps radio actifs.
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[9]
Trib. Civ. Seine, 9e ch. 16 juillet 1916, aff. Demelander contre Europe.
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[10]
Cette évolution est favorable aux victimes : quel ouvrier blessé ou malade et démuni pouvait engager une procédure longue et coûteuse face à un patron pourvoyeur de travail ?
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[11]
Non exhaustif.
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[12]
G. Roussy, Les cancers professionnels, Institut du Cancer, Paris, 1927, p. 22.
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[13]
Dossier établi par l’Institut syndical européen pour la recherche, la formation et la santé-sécurité, en ligne hhttp:// hesa. etui. rehs. org. Cité par A. Thébaud-Mony, « Histoires professionnelles et cancer », p. 20, op. cit.
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[14]
Article L461.1 du Code de la Sécurité Sociale - alinéa 3.
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[15]
Article L 461.1 du Code de la Sécurité Sociale - alinéa 4.
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[16]
Rapport « Diricq » de la Commission instituée par l’article L.172-2 du code de la Sécurité sociale, juillet 2008, p. 46.
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[17]
Guide pour les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles institués par la loi n° 93-121 du 27 janvier 1993, chap. X, « La relation de causalité ».
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[18]
Résultats provisoires d’une étude en cours au GISCOP93.
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[19]
Rapport Diricq 2008.
-
[20]
Bilan de l’activité des CRRMP, année 2007, CNAMTS, Direction des risques professionnels (DRP), Mission médicale.
-
[21]
World Cancer Report, Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), OMS, 2003.