Notes
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[1]
J. Korczak, L?école de la vie, 1907.
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[2]
Korczak a été déporté par l'un des premiers convois vers le camp d?extermination de Treblinka, duquel tous les Juifs ont été tués immédiatement en descendant du train. En l'absence de survivants, le but véritable de la déportation a pu être caché plus longtemps.
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[3]
H. Grynberg, P. Nieartystyczna, Berlin, Archipelag, 1984, p. 122. Traduit par I. Löwy.
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[4]
En français, on peut lire les écrits pédagogiques suivants : Comment aimer un enfant suivi de Le droit de l'enfant au respect (Broché), préfacé par S. Tomkiewicz, traduit par Z. Bobowicz, Paris, Robert Laffont, 1998 ; Les Moments pédagogiques, suivi de Moment du journal et journal des moments par J. Korczak, R. Hess, K. Illiade, et L. Colin, Anthropos, Pedagogica, 2006 ; et Journal de Ghetto, Paris, Pavillons, Robert Laffont 1998 ; et encore Le Roi Mathias Premier, (trad. : C. Lapointe, et M. Wajdenfeld), Paris, Folio Junior, 2004 : un livre pour enfants qui est, lui aussi, un exposé fascinant de la pensé pédagogique de Korczak.
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[5]
J. Korczak, S. Zycia, dans J. Korczak, ?uvres, sous la direction de H. Kircher, A. Lewin, S. Woloszyn et M. Ciesielsk, Varsovie, Latona, 1998, tome 4, p. 7 à 141. Ce texte n?a jamais été publié en tant que livre par Korczak ; il est apparu, sous la forme d?un feuilleton, dans le magazine progressiste Przeglad Spoleczny (La Revue sociale).
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[6]
Une seule biographie de Korczak existe en anglais : B. J. Lifton, The King of Children : The Life and Death of Janusz Korczak, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1988 (un récit correct, mais peu analytique). En polonais, deux pédagogues ont écrit des livres sur sa vie et ?uvre, M. Falowska, La pensée pédagogique de Janusz Korczak et M. Grzegozewska, Souvenirs sur Janusz Korczak. L?écrivain polonais I. Newerly, qui fut le secrétaire personnel de Korczak, propose un très beau portait de Korczak dans son livre Un lien vivant, (Zywe wiazanie) Varsovie, 1966. À ma connaissance, ce livre, aux antipodes de l'hagiographie, n?a été traduit en aucune langue étrangère.
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[7]
Korczak a été directement lié au mouvement des kibboutzim en Israël ; lié au sionisme socialiste, et de nombreux pupilles de son orphelinat ont émigré en Palestine. Korczak a lui-même visité la Palestine à deux reprises et a sérieusement considéré de s?y installer. Sa plus proche collaboratrice et co-directrice de l'orphelinat, Stefania Wilczynska, a vécu dans un kibboutz (Ein Harod) entre 1937 et 1939. Elle y a travaillé comme éducatrice. En avril 1939, préoccupée par les menaces de guerre, elle est revenue en Pologne. Déportée avec Korczak et les enfants, elle est absente des statues et autres images canoniques.
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[8]
Traduits du polonais par Ilana Löwy.
1« On dit que notre école a aboli la période heureuse de l'enfance. C?est juste le contraire qui se passe : nous avons imprégné toute la vie de l'enfance. L?enfant est heureux quand il déchiffre les secrets magnifiques de la vie autour de lui ? et notre élève adulte continue à le faire. [...] Les élèves des « écoles de la mort » reçoivent une réponse avant qu?ils s?éveillent à une question, une réponse superficielle, souvent cyniquement affirmative et arrogante. Ils ont donc peu de chances de poser les bonnes questions, et craignent des vérités nouvelles. [...] Un élève de notre école jette autour de lui le regard curieux d?un enfant. Il pose toujours des questions et continue à réfléchir jusqu?à sa vieillesse ; il est heureux si les autres aussi regardent autour d?eux, réfléchissent et agissent. Et il n?est jamais seul [1]. »
2Janusz Korczak est d?abord connu via cette image : celle de l'éducateur qui choisit de mourir pour ne pas abandonner les enfants dont il s?occupait, et qui marche à la tête d?une colonne d?enfants depuis le ghetto de Varsovie jusqu?à Umschlagplatz, d?où partent les trains pour Treblinka. Cette image : la marche fière de Korczak et des enfants, le drapeau vert de l'orphelinat déployé, vers le train de la mort, a été immortalisée par une statue (d?un goût incertain) élevée au centre de Varsovie, par le film d?Andrzej Wajda, par d?innombrables récits hagiographiques. Cette image canonique fut très probablement « améliorée » a posteriori. En outre, le jour de sa déportation, le 6 août 1942, Korczak ne savait vraisemblablement pas que le train allait les mener à un camp d?extermination. Son journal intime, tenu jusqu?au jour-même de la déportation, exprime des craintes de famine et de maladie dans les territoires à l'Est, mais ne fait aucune allusion à la possibilité d?un assassinat de masse [2].
? Janusz Korczak au-delà du martyr
3Avant tout, la réduction de la personne de Korczak à une image stéréotypée de martyr exemplaire est injuste. D?une part, comme l'a remarqué l'écrivain Henryk Grynberg : « Cette admiration du fait qu?un homme âgé, malade, abandonné par le monde dans lequel il croyait, un professionnel de l'altruisme, un moine et un authentique saint malgré sa grande colère qu?il ne cachait point, n?a pas trahi ses convictions et n?a pas cherché à se cacher dans un trou pour tenter de sauver son existence biologique ? cette admiration ? c?est presque la négation de toute l'?uvre de Korczak. Ces discours, ces conférences sur sa mort héroïque parce qu?il a refusé d?abandonner les enfants dans leur chemin vers les chambres à gaz ? c?est la pire des insultes pour cet homme noble [3]. » D?autre part, parce que la réduction de Korczak à un symbole de l'extermination des Juifs laisse dans l'ombre l'?uvre d?un écrivain, d?un militant et d?un penseur original et innovateur. Les écrits pédagogiques de Korczak, publiés entre les deux guerres et inspirés par son expérience de directeur d?un orphelinat (ou plutôt d?une « maison des enfants »), ont été traduits dans de nombreuses langues [4].
4Ce texte, L?École de la vie, publié en 1907-1908, et qui, à ma connaissance, n?existe qu?en polonais, est différent des autres. Il date d?une période qui précède la décision de Korczak de se consacrer à l'éducation, et reflète sa révolte contre l'ordre social existant, fortement influencé par les idées de la gauche radicale, mais aussi par des approches pédagogiques innovatrices développées au xixe siècle, comme celles de Pestalozzi [5].
5Henryk Goldszmit est né probablement en 1878 dans une famille juive bien intégrée. Il a commencé à s?intéresser à la pédagogie pendant ses études de médecine (1898-1905). Parallèlement, il commence à publier des ?uvres littéraires sous le nom de plume Janusz Korczak [6]. Son premier livre Les enfants de la rue, en 1901, décrit les expériences des enfants pauvres et sans logis de Varsovie. En 1906 son roman semi-autobiographique, L?enfant du salon (qui fut un succès de libraire), reprend le même thème et décrit les pérégrinations d?un jeune médecin dans les bas-fonds de la ville. École de la vie, publié en 1907-1908, date de la même époque. Entre 1905 et 1911, Goldszmit/Korczak hésitait entre une carrière de pédiatre, d?écrivain, et d?éducateur. Il trancha en faveur de cette dernière. En 1912 Korczak est nommé directeur d?un orphelinat pour les enfants juifs (la « Maison des enfants »), puis co-directeur d?un orphelinat pour des enfants polonais fondé par l'éducatrice Maryla Falska. Par la suite, il partagera sa vie entre ses tâches d?éducateur et l'écriture ; il écrit des articles scientifiques, des essais sur l'éducation et des livres pour enfants (son Roi Mathias I reste un grand classique de la littérature enfantine). Korczak fut aussi l'éditeur d?un journal pour les enfants, La petite revue, et avait un programme hebdomadaire à la radio, dédié à l'éducation.
6Les écrits pédagogiques les plus connus de Korczak sont basés sur des observations faites dans l'orphelinat qu?il dirigeait, et l'analyse des principes pédagogiques qu?il y a introduit, avant tout celui de l'autogestion. Les enfants qui résidaient dans cet orphelinat ont participé à la définition des règles de la vie commune, à la répartition des tâches et à l'évaluation de leur exécution. Une des innovations importantes introduites par Korczak fut le « Tribunal des enfants » qui jugeait les transgressions aux règlements (y compris celles commises par le personnel de l'orphelinat) et, si nécessaire, fixait la punition du coupable. L?intérêt principal des écrits plus tardifs de Korczak vient de la description d?une expérience pédagogique unique. Par contre, l'intérêt de L?École de la vie réside dans son utopisme. Il ne s?agit pas d?une analyse des situations vécues ni même d?un programme d?action mais d?un rêve d?une société future, fondé sur le rejet radical de la société capitaliste et de la famille traditionnelle. Aux antipodes d?une vision sentimentale et édulcorée de la famille, et notamment du rôle des mères, Korczak propose une critique sévère de l'éducation au sein du noyau familial. Il explique que le triste état de la société reflète l'échec collectif de l'éducation par les deux institutions qui ont fait faillite : la famille et l'école. L?École de la vie mélange l'exaltation, la colère, la révolte et la réflexion, avec la défense d?une approche scientifique à l'éducation. La vision de Korczak de l'école idéale est une vision incongrue de l'esprit libertaire et autogestionnaire associé à une confiance dans le pouvoir normalisateur du médecin-éducateur.
7Malgré leur caractère clairement utopique, les idées exprimées par Korczak dans L?École de la vie ? et notamment la critique forte d?une séparation rigide entre l'école et la vie, les études et le travail, une enfance sans aucune responsabilité et un âge adulte caractérisé par un passage abrupt vers des responsabilités économiques et légales ? ont trouvé une continuation très concrète dans les « maisons des enfants » du mouvement des kibboutzim en Palestine. Dans les années 1920 et 1930, ce mouvement a adopté de très nombreuses idées développées par Korczak. En effet, les kibboutzim, notamment ceux de gauche, ont appliqué des notions telles que la vie collective des enfants dans des internats, le rôle central de l'autogestion dans ces « maisons des enfants », l'intégration des tâches intellectuelles et manuelles, le travail pour la collectivité et l'acquisition des connaissances [7].
? L?École de la vie
8L?ouvrage est construit comme une fable. Un ouvrier polonais immigré aux USA publie un petit livre qui inclut ses idées au sujet de la l'éducation dans « l'école de la vie », c?est-à-dire à travers des expériences vécues, et en opposition avec celle proposé par « l'école de la mort » ? c?est-à-dire une éducation traditionnelle. « L?école de la mort » impose une éducation dissociée de toute réalité sociale et de toute utilité immédiate. Elle est abstraite, vide, et de ce fait difficile à maîtriser et dépourvue de tout contenu moral. Un milliardaire américain excentrique a lu cet ouvrage, trouve l'idée fascinante, et dans son testament lègue toute sa fortune pour l'auteur du livre ; Ce dernier utilise cet argent pour construire une « école de la vie » à Varsovie. Il s?agit d?un internat modèle qui propose un cadre de vie unique pour ses élèves. Le reste de l'ouvrage décrit cette école. Construite sur un terrain vaste, comportant des salles de classe, de nombreux ateliers de production, une grande bibliothèque qui sert aussi aux habitants de la ville, une crèche et une école maternelle, un hôpital, un asile pour les sans-logis et un service d?emprunt qui prête aux plus démunis (l'idée de micro-credit semble précéder la Grameen Bank de Muhammad Yunus). L?École de la vie ouvre aussi une annexe à la campagne qui sert de lieu de la régénération des individus corrompus par les vices de la vie urbaine.
9Korczak fut un adepte enthousiaste de la puériculture, des sciences de la nutrition et des études de la croissance et du développement des enfants. Son École de la vie applique des règles scientifiques de physiologie à l'instruction des enfants et à l'éducation. Si la science sert à promouvoir le développement physique de l'enfant, son développement intellectuel, spirituel et moral est assuré par l'exercice des responsabilités liées à l'exécution de tâches précises. Le travail est au centre de l'éducation à l'École de la vie, dès le plus jeune âge. Même des enfants de l'école maternelle sont invités à participer au travail productif, sept jours par semaine. Korczak aspire à revaloriser le travail, y compris manuel, mais avant tout à revaloriser les travailleurs : L?École de la vie est destinée aux les enfants des couches défavorisés, et on lit sur son drapeau la devise : « Pour des prolétaires, au service du prolétariat. » ?
Extraits? [8]
10« L?École de la vie est une institution qui permet le développement normal de ses élèves. L?élément principal de cette éducation, le seul qui permet l'évolution normale de l'esprit, est un travail au but bien précis. [?] La tâche de l'éducateur est de promouvoir la croissance optimale de l'enfant et d?éliminer tous les obstacles à un développement normal. Le meilleur lieu pour le traitement de tels obstacles est la campagne. Pour cette raison, nous avons besoin d?une annexe à la campagne, là ou l'âme de l'enfant peut retrouver l'équilibre, se reposer, peut panser les plaies déjà infligées par la vie. Ceci est particulièrement important pour nous, puisque la société nous envoie le matériel humain qu?elle perçoit comme étant le pire qui puisse exister. Nous avons discuté de ce problème aujourd?hui avec les enfants et nous avons décidé de louer immédiatement une propriété à la campagne et d?y mettre tous ceux que nous ne connaissons pas assez, dont nous ne sommes pas encore sûrs qu?ils ont le droit de travailler et de vivre en collectivité. Cette annexe sera bâtie loin de ville, et même loin des chemins de fer. Ce sera notre observatoire, et, si nécessaire, notre sanatorium de l'esprit. »
11« Demain, nous allons envoyer à la campagne un deuxième groupe d?enfants. Parmi eux, le jeune voleur Wacek Kurek. Un garçon de 13 ans comprend que la propriété privée est une notion légale, une réminiscence de temps infâmes de violence et d?esclavage. Le voleur Kurek sait que le biologiste ne connaît qu?une seule loi : le droit de chaque individu à un développement normal dans des conditions favorables. Il sait que sa tentative de voler un paquet de tabac a été une toute petite transgression face au crime qu?on a commis à son égard : en le dotant d?un mauvais héritage, transmis par des parents malades, en lui inculquant, tout jeune, le tabagisme et en l'empoisonnant avec le tabac, et, finalement, en tentant de commettre contre lui le crime suprême : le tuer en le mettant en prison. »
12« Le repos dominical est une fiction. Si toutes les couches de la société voulaient se reposer le même jour, celui-ci deviendrait le jour le plus misérable de la vie humaine. Les jours de fête chez nous sont la célébration du printemps, les excursions et les voyages, le changement de poste de travail, et les études elles-mêmes. Chez nous, chaque jour est un dimanche. Les heures et les jours de repos sont dictés par la vie, pas par un calendrier dépourvu de vie. C?est vous qui aviez créé l'esclavage du travail et l'esclavage du temps libre. »
13« L?institution de la famille est-elle si excellente qu?on le dit ? [?] Nous connaissons de très nombreuses familles dans lesquelles les enfants souffrent à cause de la misère, de la maladie, du faible niveau moral des parents, de leur obscurantisme. Notre école est une véritable famille. Chez nous un élève peut choisir parmi de nombreux enfants du même âge, des êtres apparentés à lui par l'esprit et pas imposés par le hasard, ses véritables frères et s?urs. Les liens de la parenté sont une fiction. Chez nous, une puissante fraternité des âmes remplace la faible fraternité du sang qui se constitue accidentellement au sein de la famille. »
14« De nos jours, les individus que la société laisse vivre dans des conditions qu?un animal ne supporterait point, qui sont méprisés et maltraités par tous, et qui n?ont aucun droit de peser sur quoi que ce soit, sont pourtant autorisés à exercer une fonction aussi complexe que celle de l'éducation des enfants. Il s?agit d?une tâche qui demande les qualifications intellectuelles et morales les plus élevées, qui est très difficile à contrôler et qui, quand elle est mal accomplie, produit des dégâts incalculables. Or, on confie à de tels parents la chose la plus précieuse qui soit ? un futur être humain ? l'enfant. »
15« Regardons donc la famille contemporaine. Quand l'enfant, faible et impuissant, a impérativement besoin de protection et de soins, les parents se constituent en seigneurs absolus, et lui font du mal. Le temps passe, les enfants grandissent et les parents vieillissent. Maintenant les parents ont besoin de l'aide des enfants. Les enfants soit se souviennent des torts passés et se vengent brutalement sur les parents, soit prennent sur eux la dure charge du devoir filial, et, en le faisant, se font du tort à eux-mêmes. La tyrannie traditionnelle de l'État est fondée sur la tyrannie traditionnelle de la famille. On ne peux pas fonder l'existence humaine sur des sentiments fallacieux de devoir et de gratitude répandus dans une société dégénérée. Il faut réviser les lois et les coutumes et créer des conditions qui vont permettre aux êtres humains de véritablement devenir libres. »
16« Les gens se surpassent dans l'art de faire du mal aux jeunes enfants. Et je ne parle pas uniquement des pauvres, chez lesquels la source du mal est la misère et l'impossibilité d?accéder à des règles scientifiques d?instruction des petits, mais chez les plus riches aussi. L?attitude envers les bébés reflète un mépris généralisé envers les êtres humains faibles, incapables de se défendre. Les riches confient leurs enfants à des femmes incultes et ne font attention à eux qu?uniquement en tant que source d?amusement passager. Ils semblent ignorer le rôle de la balance, celui de la ventilation et de la lumière. [?] C?est grâce à notre école que les gens commencent à comprendre qu?une école modèle peut plus facilement se passer d?un laboratoire de physique que d?une crèche et d?une école maternelle et qu?une couche souillée peut donner des sensations esthétiques qui ne sont pas moindres que celles produites par des tableaux exposés au Salon de printemps [?]. »
17« Notre crèche, c?est la poésie pure. Une série des magnifiques tableaux vivants. Les jeunes mains d?une travailleuse lavent et changent un bébé. L?une chauffe le lait, une autre note des observations. Chaque mouvement et chaque son est observé et noté, puis analysé par le médecin et le psychologue. Ici il n?y a pas des esclaves payés ; notre crèche est un observatoire ; ici des travailleurs qualifiés et dévoués conduisent des recherches en puériculture sous la surveillance des scientifiques. »
18« Dans l'école maternelle, les enfants jouent, s?amusent dans le jardin, mais ils sont aussi employés pour faire du travail utile qui correspond à leur niveau de développement physique et mental. Ils mettent des savons dans des boîtes, préparent des pansements, collent des étiquettes et des images, ferment des boîtes. Ils s?occupent d?oiseaux domestiques qui vivent dans la basse-cour, cousent des boutons, plient des papiers, certains aident à surveiller des couloirs. Tous les départements de l'École de la vie, sans exception, peuvent utiliser le travail des enfants de cinq ans. »
19« Celui qui désire travailler dans le département des conseils juridiques doit apprendre à écrire correctement et d?une manière lisible. Chez nous, l'apprentissage de l'écriture n?est pas un but en soi, mais un moyen. Et il faut voir la vitesse avec laquelle nos enfants apprennent, l'enthousiasme pour maîtriser la grammaire, l'assiduité pour les exercices de calligraphie réputés ennuyeux. Ils le font parce qu?ils ont un but bien défini : travailler dans la bibliothèque, dans le bureau des conseils juridiques, comme réceptionnistes de l'asile, ou à tout autre poste qui nécessite la maîtrise de l'écriture. L?élève sait pertinemment qu?il ne peut pas avancer sans une bonne connaissance de l'écriture, il sait quel est l'obstacle à son progrès dans la hiérarchie des tâches, et il décide de surmonter cet obstacle, pour pouvoir occuper un nouveau poste. Même s?il se décourage temporairement et abandonne à mi-chemin, il va y revenir dans un an ou deux quand il va grandir, mûrir ? plus déterminé et plus conscient. »
20« Avec l'intégration du travail manuel, l'atelier d?artisan est devenu un laboratoire au même titre que le lieu de travail d?un chimiste. Les mêmes règles gouvernent ces deux lieux : respect de la santé des travailleurs, efforts pour bien organiser le temps, obligation d?un travail bien fait. Nous fabriquons des bancs ergonomiques pour les écoles publiques, des outils de travail efficaces pour des artisans, des livres bien brochés pour les bibliothèques. Nos ateliers s?efforcent de perfectionner les objets de la vie quotidienne [?]. De nombreuses inventions qui facilitent la vie des gens ont été élaborées dans nos ateliers. Un réfrigérateur à glace, un produit de luxe, a été fabriqué à partir d?une boîte de fer qui coûte quelques dizaines de kopecks. Nous simplifions, pour donner aux pauvres les avantages des riches [?]. Quand un travailleur de l'hôpital a besoin d?un nouvel instrument, il met un tablier et s?assoit à côté d?un tourneur ? et travaille avec lui. Ils s?entraident, puisque chacun a une expérience dans un domaine différent. Ils sont véritablement égaux, parce qu?ils partagent le même but. Ils sont aussi égaux parce qu?ils ne songent point à breveter leur invention pour glorifier leur nom ou ? ce qui est souvent perçu comme la chose la plus importante ? pour vendre leur innovation à un industriel qui va fixer un prix élevé pour cette invention et ne permettra pas qu?elle se diffuse largement et qu?elle serve le bien commun. [?] Si le tourneur travaille aujourd?hui sur sa machine, il pourra l'abandonner demain pour poursuivre des buts plus élevés, ou peut-être que demain son fils ou son petit-fils va tracer des chemins nouveaux pour l'humanité. »
21« Il y a une série des travaux désagréables et perçus comme inférieurs et que personne ne veut faire : par exemple, laver le linge sale. Les gens ont pourtant oublié qu?avec le développement de la technique, cette tâche peut être de nos jours accomplie par une machine, que la « saleté » est une notion esthétique ou métaphysique et pas scientifique et que tout travail efficace et utile peut devenir une source de satisfaction. Chez nous le tri du linge est fait dans une salle bien éclairée et équipée par de puissants ventilateurs électriques. Les travailleurs du lavoir savent manier les éprouvettes et le microscope, ont regardé des sécrétions et des déchets du corps sous le microscope, connaissent les causes des odeurs émises par des corps humains et le rôle des parasites dans la diffusion des maladies. Il est criminel de forcer les gens ? qui autrement risquent de mourir de faim ? à travailler dans les lavoirs. Chez nous ce travail, comme tous les autres, est fait uniquement par les volontaires. Dans nos lavoirs, nous conduisons des recherches bactériologiques sur le linge qui vient de notre internat, celui des habitants des logements pour les ouvriers, celui qui vient des maisons privés, celui des institutions charitables, enfin celui de notre asile pour les sans-logis et de notre hôpital. Nous avons graduellement construit un véritable laboratoire du lavoir dans lequel travaillent un chimiste, un biologiste, un technicien et un mécanicien. Le lavoir de l'école est devenu un département à part entière, ayant les mêmes droits et la même importance que d?autres départements et services, ce qui conduit à une véritable émancipation de cette activité. »
22« La nécessité, l'habitude, ou l'abrutissement ? ou, finalement, l'abnégation et le sens de sacrifice ? ont obligé des gens à faire des tâches que la superstition et l'ignorance ont reléguées au niveau des activités indignes des êtres humains. Et, bizarrement, au lieu de simplifier ces activités, de créer les conditions les plus favorables à leur exécution par le nombre le plus restreint possible des travailleurs ? on a fait précisément le contraire. Les cuisines et les lavoirs sont les exemples les plus frappants de notre Moyen Âge spirituel et de l'organisation chaotique de l'économie sociale. Des dizaines de milliers des femmes sont obligées de faire pendant des heures une des activités les plus imbéciles et abrutissantes que ce soit : frotter dans leurs mains une pièce de linge sale. Ceci montre le peu de prix qu?on accorde au travail manuel, et indique à quel point on méprise les ressources morales et intellectuelles des humains. »
23« Parfois le sort d?une famille nombreuse dépend d?une toute petite somme d?argent. Parfois cinq roubles, parfois trois, parfois même un seul, peuvent les sauver, bien qu?à court terme seulement. Il est difficile d?imaginer la fragilité de l'existence des petits commerçants et des marchands ambulants. Un seul achat malheureux, une seule journée de chômage involontaire, un seul accident parmi les milliers possibles ? et ils risquent une ruine ? Un travailleur indépendant peut ainsi de devenir l'esclave d?un usurier ou être obligé de faire la manche. [?] Notre caisse d?emprunts rend d?innombrables services. Grâce à elle nous avons pu pénétrer des milliers de secrets de vie des prolétaires, nous avons éduqué des milliers des travailleurs sobres et consciencieux, finalement nous avons réussi à réveiller une masse inerte de miséreux déprimés et apathiques. Dans des cas urgents ? pour un médicament, un repas, une nuit à l'abri ? nous accordons un emprunt immédiat, sans frais, sous la forme de bons de service. [?] Pour des sommes plus importantes, nous accordons des emprunts qui sont remboursés par de tout petits paiements, deux kopeck par mois. L?emprunteur reçoit un livret avec une photo, et il doit venir lui-même chaque semaine pour effectuer les paiements, et en même-temps pour discuter avec les élèves de l'école [?]. Une telle conversation et l'établissement d?un plan d?utilisation de l'emprunt, c?est un véritable cours pour les élèves qui s?occupent de son cas. Ils se familiarisent avec les problèmes de la production artisanale et de son financement, avec la gestion des questions commerciales et légales. »
24« Le travail en contact direct avec des gens nécessiteux fatigue certains élèves. Ces élèves ressentent le besoin d?un changement radical de leurs conditions de travail après quelques mois. Certains choisissent alors de se dédier à des recherches scientifiques, d?autres choissent un travail manuel, d?autres encore vont à la campagne pour y travailler avec les élèves nouvellement recrutés. Certains récupèrent rapidement et reviennent travailler avec le public avec un enthousiasme renouvelé ? d?autres séjournent longtemps parmi les livres. »
25« On nous dit : il y a trop des caissiers dans votre école, trop de bruit de monnaie. ? Voyons, écrit un journaliste, une mère n?a pas pu obtenir un médicament pour son enfant malade dans la pharmacie, parce qu?elle n?avait pas les trois kopeck pour le paiement. Et qui a décrété cela ? pas un commerçant endurci ou un usurier sans c?ur ? oh non, c?est une fillette de 13 ans de cette fameuse École de vie ? une entreprise pédagogique nouvelle dirigée par des réformateurs étrangers [?] ? La vérité est toute autre. La ? fillette de treize ans ? a donné à cette femme un bon pour la caisse d?emprunt qui, dans des cas urgents, prête de l'argent sans aucune vérification de la possibilité de rembourser cette somme. La femme, Marianna Blyskosz, a toutefois déclaré qu?elle n?a jamais emprunté une telle somme et qu?elle ne va pas user ses chaussures dans une queue de la caisse d?emprunt pour trois misérables kopeck. Le surveillant de la pharmacie a essayé de la persuader que le vrai problème n?est pas la question des quelques kopeck, mais la santé de son enfant. Si elle a pu venir de loin pour demander un conseil médical, elle peut aussi faire une démarche administrative simple qui va prendre, au grand maximum, huit minutes. Le surveillant a même proposé de l'accompagner à la caisse. Marianna Blyskosz a refusé ; elle a aussi refusé de laisser son enfant à l'hôpital [?]. Un ouvrier qui a assisté à cette scène a proposé d?avancer l'argent pour le médicament lui-même, mais la femme a refusé : ? Peut-être qu?au lieu du médicament ils vont me donner un poison et vont empoisonner mon enfant. ? [?] Le surveillant de la pharmacie a fait une erreur : il a reproché à la femme d?être têtue, et de ne pas se préoccuper suffisamment de la santé de son enfant. En le faisant, il a provoqué sa colère. Cette femme a été maltraitée pendant de longues années et elle est devenue méfiante. Habituée a une bagarre permanente, elle se sentait menacée dans l'exercice du seul droit ? illusoire ? qui lui reste, celui de s?entêter, et ceci par rapport à sa seule propriété ? son enfant. Elle ne veut pas soigner son enfant ? et qui pourra la forcer ? Elle s?entête et refuse d?emprunter les trois kopeck ? et qu?est ce qu?on peut lui faire ? Elle perçoit l'imposition des règles de l'École de la vie comme une menace pour sa personne et sa propriété ? mais au fond d?elle-même elle sait qu?elle a tort. »
26« Trop de caissiers dans notre école, trop des bruits de monnaie. Cette remarque est juste. Mais c?est précisément au son de cette monnaie, sale, tâchée de sang, que nous apprenons à nos élèves à mépriser l'argent et à respecter l'homme et la science. Que dira notre élève, qui a vu des innombrables tragédies et crimes à cause du manque de quelques pièces d?argent quand il verra tout le gaspillage qui existe dans la société. Il va peut-être demander ? pourquoi dans votre vie il y a tellement de bruit de monnaie et tellement de caisses partout. »
27« Toutes les tâches de l'asile : la caisse, la surveillance des affaires personnelles, la cantine, le bain, le lavoir, l'aide aux examens médicaux, les gardes de nuit et la surveillance des salles, des couloirs, des sanitaires et des cours ? sont faites par nos élèves. Ici chaque toux sèche, un soupir douloureux, une plainte, un gémissement, un crachat ? tout cela enseigne et éduque. »
28« L?hôpital est devenu une part si centrale de notre école que si on l'enlève tout l'édifice va s?écrouler. La souffrance est si étroitement liée à la vie que sans l'hôpital on ne peux même pas concevoir une éducation de base. [?] L?hôpital, c?est le plus beau manuel de sciences naturelles et de sociologie. [?] Il n?y a pas un domaine de la vie qui, ici, sous une pression forte, ne se cristallise pas en un problème perceptible, bien formé, très clair et brûlant. [?] Ceux qui ont considéré le travail des mineurs dans notre hôpital comme une expérimentation monstrueuse ont oublié que notre élève, bien que mineur pour la loi, est souvent plus mûr qu?un jeune médecin avec une tête pleine de théories et vide d?expérience de la vraie vie. [?] De nos jours, l'hôpital, aussi imparfait qu?il soit, coûte trop cher pour être pleinement pris en charge par la municipalité ou la commune. La seule solution est de transformer l'hôpital en une institution d?enseignement général. »
29« Une école pour des handicapés mentaux, pour des sourds ou des aveugles, est le meilleur endroit pour apprendre les fondements de la didactique, mais aussi de la patience. Celui qui n?a jamais travaillé dans une telle école ne sera pas un vrai enseignant. »
30« On nous reproche d?éduquer des gens instables, qui n?ont que des connaissances superficielles et des aspirations volatiles. On dit que nos élèves passent trop facilement d?un département à un autre, sans aucun plan, sans une méthode, et qu?ils n?acquièrent que des bribes du savoir. [?] Mais l'instabilité des aspirations n?est qu?illusoire. Les élèves apprennent tout le temps ; sans perdre de temps ils cherchent l'occupation qui convient le plus à leurs inclinaisons. Et, en chemin, ils sont en train d?acquérir une éducation générale, mais aussi une expérience de la vie et une maturité. Ils finissent donc par être mûrs pour une spécialisation. Certains arrivent à ce stade plus tôt, et d?autres plus tard, mais rarement aussi tard que les élèves des écoles d?État. ».
31« On dit que notre école a aboli la période heureuse de l'enfance. C?est juste le contraire qui se passe : nous avons imprégné toute la vie de l'enfance. L?enfant est heureux quand il déchiffre les secrets magnifiques de la vie autour de lui ? et notre élève adulte continue à le faire. [?] Les élèves des « écoles de la mort » reçoivent une réponse avant qu?ils s?éveillent à une question, une réponse superficielle, souvent cyniquement affirmative et arrogante. Ils ont donc peu de chances de poser les bonnes questions, et craignent des vérités nouvelles. [?] Un élève de notre école jette autour de lui le regard curieux d?un enfant. Il pose toujours des questions et continue à réfléchir jusqu?à sa vieillesse ; il est heureux si les autres aussi regardent autour d?eux, réfléchissent et agissent. Et il n?est jamais seul. »
Notes
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[1]
J. Korczak, L?école de la vie, 1907.
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[2]
Korczak a été déporté par l'un des premiers convois vers le camp d?extermination de Treblinka, duquel tous les Juifs ont été tués immédiatement en descendant du train. En l'absence de survivants, le but véritable de la déportation a pu être caché plus longtemps.
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[3]
H. Grynberg, P. Nieartystyczna, Berlin, Archipelag, 1984, p. 122. Traduit par I. Löwy.
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[4]
En français, on peut lire les écrits pédagogiques suivants : Comment aimer un enfant suivi de Le droit de l'enfant au respect (Broché), préfacé par S. Tomkiewicz, traduit par Z. Bobowicz, Paris, Robert Laffont, 1998 ; Les Moments pédagogiques, suivi de Moment du journal et journal des moments par J. Korczak, R. Hess, K. Illiade, et L. Colin, Anthropos, Pedagogica, 2006 ; et Journal de Ghetto, Paris, Pavillons, Robert Laffont 1998 ; et encore Le Roi Mathias Premier, (trad. : C. Lapointe, et M. Wajdenfeld), Paris, Folio Junior, 2004 : un livre pour enfants qui est, lui aussi, un exposé fascinant de la pensé pédagogique de Korczak.
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[5]
J. Korczak, S. Zycia, dans J. Korczak, ?uvres, sous la direction de H. Kircher, A. Lewin, S. Woloszyn et M. Ciesielsk, Varsovie, Latona, 1998, tome 4, p. 7 à 141. Ce texte n?a jamais été publié en tant que livre par Korczak ; il est apparu, sous la forme d?un feuilleton, dans le magazine progressiste Przeglad Spoleczny (La Revue sociale).
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[6]
Une seule biographie de Korczak existe en anglais : B. J. Lifton, The King of Children : The Life and Death of Janusz Korczak, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1988 (un récit correct, mais peu analytique). En polonais, deux pédagogues ont écrit des livres sur sa vie et ?uvre, M. Falowska, La pensée pédagogique de Janusz Korczak et M. Grzegozewska, Souvenirs sur Janusz Korczak. L?écrivain polonais I. Newerly, qui fut le secrétaire personnel de Korczak, propose un très beau portait de Korczak dans son livre Un lien vivant, (Zywe wiazanie) Varsovie, 1966. À ma connaissance, ce livre, aux antipodes de l'hagiographie, n?a été traduit en aucune langue étrangère.
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[7]
Korczak a été directement lié au mouvement des kibboutzim en Israël ; lié au sionisme socialiste, et de nombreux pupilles de son orphelinat ont émigré en Palestine. Korczak a lui-même visité la Palestine à deux reprises et a sérieusement considéré de s?y installer. Sa plus proche collaboratrice et co-directrice de l'orphelinat, Stefania Wilczynska, a vécu dans un kibboutz (Ein Harod) entre 1937 et 1939. Elle y a travaillé comme éducatrice. En avril 1939, préoccupée par les menaces de guerre, elle est revenue en Pologne. Déportée avec Korczak et les enfants, elle est absente des statues et autres images canoniques.
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[8]
Traduits du polonais par Ilana Löwy.