Notes
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[1]
J. E. Stiglitz, « El rumbo de las reformas. Hacia una nueva agenda para América Latina », Revista de la CEPAL, Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), Santiago du Chili, n° 80, août 2003.
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[2]
K. Bayliss, T. Kessler, Can Privatisation and Commercialisation of Public Services help Achieve the Millenium Development Goals ?, Working Paper 22, United Nations Development Programme, International Poverty Centre, Brasilia, 2006.
1L’Amérique latine est-elle vraiment en train de basculer à gauche ? Depuis 1998, année de la victoire de Chávez au Venezuela, les élections ont régulièrement porté au pouvoir des gouvernements de gauche ou de centre-gauche. Le Brésil avec Lula, l’Argentine avec Nestor Kirchner, l’Uruguay avec le Frente Amplio, la Bolivie avec Evo Morales et le succès continué des socialistes chiliens avec Michelle Bachelet... Dans d’autres pays, la gauche, sans être majoritaire, s’est nettement affirmée et a atteint des seuils historiques, comme en Colombie, au Nicaragua et au Salvador ou encore au Mexique, où le résultat du scrutin présidentiel est toujours contesté à l’heure où nous écrivons ces lignes.
2À cette échelle, la vague est sans précédent, et elle est d’autant plus impressionnante qu’elle contraste avec les décennies antérieures, marquées par des politiques néolibérales parfois extrêmement radicales, comme dans le cône sud. En outre, ces expériences ne semblent pas éphémères et paraissent devoir déboucher dans la plupart des cas sur un soutien renouvelé. Chávez a passé avec succès une bonne demi-douzaine de tests électoraux, Lula s’achemine vers la réélection, Bachelet a succédé à un autre président social-démocrate (Ricardo Lagos) et aucun rival sérieux ne paraît pour l’instant pouvoir menacer la solide popularité de Kirchner.
3Ce mouvement intervient dans le contexte d’une certaine stabilisation démocratique. Si plusieurs régimes et présidents ont été chassés par des mobilisations de rue au cours des dernières années, notamment en Argentine, en Équateur et en Bolivie, le coup d’État militaire de 2002 contre Chávez a échoué, des élections libres ont rapidement permis un retour à la normalité institutionnelle, même si des fraudes et des contestations ont marqué certains scrutins (le Mexique en étant l’exemple le plus important). La période des dictatures semble désormais bien loin et les guerres civiles ou les conflits armés qui avaient ensanglanté le continent ne persistent plus guère qu’en Colombie. La revendication désormais publique et sanctionnée par les autorités de la mémoire de la répression et des guerres civiles, souvent accompagnée d’actions judiciaires visant à faire les comptes avec le passé, montre qu’une page est en train de se tourner.
Les raisons d’un tournant
4L’une des raisons de ce tournant politique est l’épuisement des modèles néolibéraux et du « consensus de Washington ». Comme le fait remarquer l’économiste Joseph Stiglitz : « Une stratégie de réforme qui promettait d’engendrer une prospérité sans précédent a connu un échec lui aussi sans précédent. Ses résultats ont été pires que ce que craignaient nombre de ses critiques : pour une grande partie de la région, non seulement la réforme n’a pas engendré la croissance attendue, mais dans bien des pays, elle a contribué à faire augmenter les inégalités et la pauvreté [1]. » De fait, alors que le taux de croissance moyen du PIB latino-américain pendant les années 1960 et 1970 était respectivement de 5,32 % et 5, 86 %, il est passé à 1,18 % pendant la décennie perdue des années 1980 et à 3,05 % durant les années 1990. Même si l’on admet que la croissance vigoureuse de la période précédente, basée sur un modèle de « substitution des importations » par la production locale, était caractérisée par un horizon de soutenabilité limité, la performance du modèle néolibéral est globalement désastreuse.
5D’autres indicateurs sont encore plus parlants : d’après le FMI lui-même, au cours des 25 dernières années, le revenu par habitant en Amérique latine a augmenté de seulement 10 %, contre 82 % entre 1960 et 1980. Quant à l’inégalité de distribution de ce revenu, elle a presque partout augmenté de manière notable. Enfin, une étude récemment publiée par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) signale que la vague de privatisations dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’énergie et des services des eaux dans les années 1990 a « échoué dans la prestation des services de base aux populations des pays en voie de développement [2] ». Les auteurs de cette étude démentent ainsi l’idée selon laquelle privatiser aurait mené à une efficience accrue, à une indépendance à l’égard des intérêts politiciens et du coup à des améliorations pour les consommateurs. Tandis que les avantages contractuels exorbitants (infrastructure installée, exonérations fiscales, subventions publiques, garanties de bénéfice à long terme) accordées aux entreprises privatisées par l’État éliminaient pratiquement tout risque commercial, les privatisations ne se sont nullement traduites par une baisse des tarifs ou une amélioration de la prestation et ont même souvent engendré d’énormes affaires de corruption. On sait que dans le cas tristement exemplaire de l’Argentine, elles ont donné lieu à un véritable pillage organisé qui a contribué à la banqueroute de l’État et à la débâcle sans précédent de l’économie.
6Un autre facteur de changement, moins perceptible depuis l’Europe mais sans doute non moins important, est la crise du soubassement ethno-racial de l’exclusion sociale. Ce phénomène, que le sociologue péruvien Aníbal Quijano définit comme la « colonialité du pouvoir », alimente une forme d’aliénation culturelle fomentée par des élites qui se vivent comme blanches et « civilisées » et dont la capitale imaginaire est sur d’autres rivages. Le romancier péruvien Alfredo Bryce Echenique a décrit avec humour les angoisses culturelles de la bonne bourgeoisie de Lima, qui maudit le sort d’être née dans « un pays si vaste, si horrible et si éloigné de Paris » (ou bien de Miami). Un pays où, comme dans bien d’autres sociétés latino-américaines, les top-modèles sont souvent blondes et où les appartements de la classe moyenne continuent d’être conçus avec une chambre de bonne de la taille d’un placard à balais réservée à la nourrice quechua ou afro-péruvienne. Le caractère désormais insoutenable de ce modèle de colonialisme interne et de discrimination insidieuse s’exprime à travers la résurgence du vaste univers indigène andin (mais aussi amazonien), symbolisée par les mobilisations et les acquis politiques et sociaux de la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), par l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales et même par la revendication « nativiste » ambiguë d’Ollanta Humala au Pérou. Il explique aussi une bonne partie de l’identification des couches populaires vénézuéliennes à Hugo Chávez, décrit comme un « zambo » (métis d’indien et de noir) barbare et ignorant par les habitants des beaux quartiers. Il nourrit la croissante popularité de Lula, petit prolétaire immigré nordestin dont le gouvernement met en place des politiques de discrimination positive en faveur des Noirs, des Indiens et des populations défavorisées en général, le statut social et symbolique de celles-ci – quel que soit leur phénotype apparent – ayant presque toujours en Amérique latine un arrière-goût d’ethnicité latente ou fantasmée, bien que souvent déniée. Il ne s’agit pas que d’un « réveil des pauvres » : de réelles élites indigènes ou afro-américaines commencent à émerger dans les milieux d’affaires, les autorités municipales ou la sphère culturelle.
7L’émergence d’acteurs sociaux et de dirigeants politiques ou syndicaux issus de ces populations constitue un tournant de portée historique, comparable au processus d’inclusion progressive de la classe ouvrière et des couches paysannes dans le système politique européen du xixe siècle. À la fois plus complexe et plus fluide que ses équivalents européens et nord-américains, l’essor d’un multiculturalisme latino-américain – dont les acteurs soulignent souvent qu’il s’agit aussi d’un « interculturalisme » – suscite bien des débats et s’accompagne d’exigences croissantes de reconnaissance des autres minorités, en particulier sexuelles, au moment même où les thèmes de genre prennent une importance croissante.
8Enfin, le nouveau contexte international donne à cette résurgence parallèle des gauches latino-américaines une dimension sans précédent, qui sera probablement cruciale pour le succès et la durabilité des expériences en cours. Le déclin relatif de la capacité des États-Unis d’exercer un contrôle hégémonique sans faille dans la région ou l’émergence irrésistible de nouveaux acteurs économiques et politiques mondiaux comme la Chine et l’Inde ouvrent la perspective de constitution d’un bloc géopolitique régional qui, malgré les limites et les contradictions non négligeables auquelles il se heurte actuellement, ressuscite le rêve d’intégration continentale de Simón Bolívar dans le cadre d’un nouveau monde multipolaire.
Enjeux et défis stratégiques
9On s’en rendra vite compte à la lecture de ce dossier, la crise du « consensus de Washington » et l’arrivée au pouvoir de coalitions progressistes ne se traduit nullement par le dépassement automatique des politiques monétaires et fiscales orthodoxes, même de la part des gouvernements censément les plus radicaux. Pour autant, on assiste partout à une indéniable réaffirmation du rôle de l’État dans le pilotage de l’économie et de la société, en particulier sur deux fronts : celui de programmes « développementistes » de relance et de promotion des infrastructures matérielles et financières de la croissance ; celui de la montée en puissance de politiques sociales qui, malgré leurs limites manifestes, sont d’autant plus appréciées par les citoyens qu’elles interviennent après une phase où elles avaient été réduites à la portion congrue.
10Dans le premier cas, le débat porte sur les limites que le poids du service de la dette et de l’orthodoxie financière imposent à la dynamique de relance (Brésil), sur la distorsion rentière du processus (Venezuela) ou encore sur les pesanteurs, l’inefficacité et la corruption de l’appareil administratif hérité (un peu partout). Dans le domaine du social, les critiques en provenance de divers camps tendent à remettre en cause nombre de ces programmes comme une forme de clientélisme de gauche basé sur un assistanat et des mesures compensatoires qui sont loin d’être à la hauteur des problèmes des pays concernés. L’évaluation de la performance des divers gouvernements en la matière est souvent brouillée par les préjugés idéologiques. Si l’on s’en tient aux critères de non conditionnalité des droits, de cohérence de l’architecture des interventions, d’efficacité administrative, de soutenabilité à moyen et long terme et de couverture de l’espace social, les programmes mis en place par le gouvernement brésilien, malgré les limites que leur impose le modèle économique, sont sans doute parmi les plus prometteurs.
11Le débat entre politiques ciblées ou « focalisées » sur les groupes les plus défavorisées et politiques « universelles » est passablement abstrait dans le contexte latino-américain, étant donné l’ampleur des disparités de revenu et de consommation, la profondeur de l’exclusion et l’énorme poids du secteur informel dans l’économie. En outre, il faut bien comprendre que, dans la région, le discours de critique des « avantages acquis » n’est pas nécessairement un simple masque de l’idéologie néolibérale. L’accumulation de disparités héritées du passées, irrationnelles en termes de niveau de revenu et de protection, concerne certains corps de fonctionnaires ou du secteur nationalisé mais aussi de salariés du secteur privé (même si l’État a moins de moyens d’intervenir dans ce dernier cas). Elle incite souvent à un corporatisme qui complique singulièrement la tâche des réformateurs sociaux et la reconstruction d’un minimum vital d’État providence. Elle rend aussi plus difficile l’évaluation globale des politiques sociales actuellement menées.
12Va-t-on vers un véritable État social pour tous, une forme de compromis social-démocrate adapté aux conditions locales ? Ou bien ne s’agit-il que de politiques visant à compenser à la marge les effets d’orientations macro-économiques fondamentalement néolibérales, d’un social-libéralisme ne touchant pas les équilibres globaux tout en se préoccupant de maintenir à moindre coût la paix sociale ? Sans trancher de manière catégorique, les différentes perspectives réunies dans ce dossier permettent d’y voir un peu plus clair, et aussi d’espérer que la probable prolongation des expériences en cours au-delà d’un mandat électoral influera favorablement sur la qualité à long terme des dynamiques amorcées. Reste qu’au-delà des rhétoriques des uns et des autres, aucun de ces pays n’est engagé dans un processus révolutionnaire ou particulièrement radical susceptible de déboucher à court terme sur un modèle économique alternatif crédible.
13La question de savoir si la transformation sociale passe davantage par une mobilisation populaire ou par une transformation par en haut fait couler beaucoup d’encre en Amérique latine. Énoncée sous cette forme, elle reste passablement abstraite. Au Brésil comme au Venezuela, en Bolivie comme en Argentine, le succès électoral de la gauche serait incompréhensible si on ne le rapportait pas aussi aux puissantes vagues de mobilisation sociale « par en bas » qui ont marqué ces pays au cours des années ou des décennies précédentes. Le moment du cycle où intervient l’accès au gouvernement est d’ailleurs une donnée importante pour comprendre les différences entre ces processus : les mouvements sociaux sont dans une phase descendante au Brésil et en Argentine, alors qu’ils sont encore très présents en Bolivie et qu’ils ne font peut-être que débuter au Venezuela. Par ailleurs, ce dernier pays ne fait que pousser à l’extrême une tension, partout présente, entre démocratisation de la société et de la politique d’une part, et soutien à la figure du leader charismatique d’autre part. La dynamique est également différente lorsque le gouvernement paraît favoriser la mobilisation sociale, comme au Venezuela ou en Bolivie, ou semble au contraire ne pas l’appeler de ses vœux, comme au Brésil ou au Chili. Les articles de notre dossier montrent que la réalité est en fait encore plus complexe et nuancée.
14La question du développement de l’autonomie de la société civile par rapport à l’État et, simultanément, de la capacité de celui-ci d’intégrer les demandes des mouvements sociaux sans les instrumentaliser, est étroitement liée à la dynamique et au rôle des mécanismes participatifs dans la « démocratisation de la démocratie ». La démocratie participative relativement exemplaire développée par les municipalités de gauche brésiliennes est restée cantonnée au plan local, tout comme en Argentine, tandis que sa promotion au Venezuela est pour l’instant marquée par une confusion inquiétante entre État et société civile. De même, le passage d’une démocratie communautaire à une démocratie participative à l’échelle nationale est encore embryonnaire en Bolivie.
15Face à ces enjeux et ces défis, le niveau d’élaboration théorique et stratégique des gauches latino-américaines est pour le moins contrasté. Des avancées notables, aussi bien sur le terrain pratique que sur celui des idées, méritent d’être signalées dans des domaines comme la question ethnique, la démocratie participative ou le rôle possible de l’économie solidaire et des structures communautaires. Elles sont susceptibles de nourrir les réflexions de la gauche sur d’autres continents. Mais on manque toujours d’un cadre stratégique et intellectuel un tant soit peu cohérent, ce qui favorise diverses fuites en avant dans le fétichisme anti-étatique de l’autonomie des mouvements sociaux (très présent chez un secteur des piqueteros et plus largement des mobilisations en Argentine, par exemple, avec le célèbre mot d’ordre « Que se vayan todos ! », « Qu’ils s’en aillent tous ! »), dans le pragmatisme sans rivage d’un « possibilisme conservateur » qui s’adapte au jour le jour aux rapports de force existants, ou dans une rhétorique inconsistante sur le « socialisme du xxie siècle ».
Rompre avec les clichés
16Le présent dossier a un double objectif. Il entend tout d’abord donner des éléments d’information et d’analyse sur ce tournant à gauche régional, à travers des entrées thématiques ou nationales et en essayant d’engager quelques raisonnements comparatifs. Il veut aussi re-poser les termes du débat pour interpréter et évaluer les expériences en cours. Les auteurs ici rassemblés – qui vont d’acteurs politiques de premier ordre, comme le président brésilien Lula da Silva ou le vice-président bolivien Alvaro García Linera, à une gamme variée de « spectateurs engagés », militants, journalistes ou chercheurs – ne sont pas nécessairement convergents dans leurs jugements, qu’il s’agisse du bilan du gouvernement brésilien, des progrès de l’intégration régionale, de l’évaluation de l’action des ONG ou de l’articulation entre clivages sociaux et clivages ethniques. Par ailleurs, les lacunes du dossier sont manifestes : nous avons dû négliger le Chili, l’Uruguay et l’Amérique centrale ainsi que des thèmes importants comme la culture et le développement soutenable. Mais la richesse et la diversité des contributions ici rassemblées permettent cependant d’aller au-delà des idées toutes faites et de couvrir une partie substantielle du terrain exploré.
17Nous espérons en particulier avoir contribué à déconstruire les clichés commodes d’une politologie convenue qui ne s’embarrasse guère d’étayer son argumentaire sur des données tant soit peu solides. Il en est ainsi de l’usage incontinent du concept mou de « populisme », dont le pouvoir explicatif est proportionnellement inverse à la fréquence de son invocation stigmatisante. Dans le même ordre d’idées, la ritournelle des « deux gauches » latino-américaines (la « modérée » et la « radicale », la « réaliste responsable » et la « populiste aventuriste » ou, à l’inverse, la « vendue au néolibéralisme » et « l’authentique »), complaisamment reprise par des médias sans imagination, répond sans doute à certaines formes d’auto-stylisation politique des gouvernements respectifs de Chávez, Lula, Kirchner, Evo ou Bachelet. En cela, elle n’est « même pas fausse », comme disait Bourdieu. Mais une telle grille de lecture dichotomique ne résiste pas à une enquête approfondie sur les politiques publiques concrètes, les rapports entre État et société civile, les configurations spécifiques de forces sociales, les trajectoires historiques locales et les contextes géopolitiques. Sous le projecteur d’une analyse comparée rigoureuse, les mirages rhétoriques de la radicalité fantasmée ou de la trahison fustigée se dissipent pour laisser place à des paradoxes parfois surprenants. Il n’y a pas une seule gauche en Amérique latine mais, comme le signale Franklin Ramírez, il y en a certainement plus de deux, et les clivages pertinents traversent le plus souvent les lignes de démarcation imaginaires de cette opposition binaire.
Le miroir latino-américain
18Pour des raisons historiques tenant à sa colonisation précoce, l’Amérique latine est sans doute la région la plus semblable à l’Europe et à l’Amérique du Nord. Le clivage droite/gauche, dont on oublie souvent qu’il est au fond minoritaire à l’échelle de la planète (ni la Russie, ni la Chine, ni la majorité des pays d’Afrique, ne le connaissent vraiment ; et même aux États-Unis ou en Inde, il n’existe pas sous sa forme classique), y est presque partout présent, même s’il a pu disparaître de façon traumatique au Pérou ou s’il est brouillé en Argentine par la massivité et la versatilité politico-idéologique du bloc péroniste. Certains font l’hypothèse que la distinction entre une gauche et une droite relativement discernables concerne essentiellement les pays de matrice culturelle chrétienne et de taille moyenne et moyenne-grande. Cela pourrait expliquer une partie de l’affinité entre l’Europe et l’Amérique latine. Quoi qu’il en soit, malgré les énormes différences de développement économique et social entre les deux continents, le syndicalisme et le mouvement ouvrier ont une tradition solide dans nombre de pays latino-américains, tandis que le cadre institutionnel de la démocratie représentative y prédomine aujourd’hui de façon écrasante.
19Sans qu’ils en soient toujours très conscients, pour les Européens, l’extrême-Occident latino-américain est le lieu où la rencontre traumatique avec l’Autre (l’Indien, le Noir), malgré sa violence prédatrice, se fait de façon précoce et à travers un médium culturel latin et catholique qui autorise toutes les pièges de l’identification, y compris quand cette dernière passe par l’exaltation d’une altérité compensatrice ou consolatrice. En ce sens, l’Amérique latine est le lieu d’une exotisme étrangement familier et l’espace de projection privilégié de toutes les pulsions utopiques de la gauche européenne, la popularité disproportionné du sous-commandant Marcos en constituant un bon exemple. On pourrait aussi évoquer par contraste, après le confort culturel relatif de Porto Alegre, le dépaysement des contingents altermondialistes européens au Forum social de Mumbai, où ils se voyaient confrontés à une mosaïque obscure d’identités ethniques et de caste indéchiffrables, de différences religieuses et régionales impénétrables. Au moins, en Amérique latine, des termes comme syndicat, parti, mouvement social, démocratie ou révolution ont l’air de signifier à peu près la même chose qu’en Europe. Et même la polémique stérile des « deux gauches » sert souvent à solder de très anciens règlements de compte sur le vieux continent.
20Cette familiarité est à la fois réelle et trompeuse. Les syndicalismes péroniste ou mexicain ont des caractéristiques et des fonctions sociologiques et politiques parfois surprenantes. Le Mouvement des sans terre brésilien est un mouvement social qui ressemble sous certains aspects à un parti léniniste. Le comportement de certaines organisations piqueteras argentines brouille la frontière entre mouvement social et réseau clientéliste. En termes de transformations structurelles, la « révolution » bolivarienne n’arrive pas pour l’instant à la cheville des nationalisations travaillistes ou gaullistes de l’après-guerre. Et si le régime castriste gouvernait un pays d’Asie centrale ou du Sahel – au lieu d’une île caribéenne fascinante, non dénuée de fortes connotations érotiques et porteuse d’une culture largement latine et occidentale bien que métissée –, sa critique ou sa défense ne déchaîneraient certainement pas autant de passions.
21Il est donc difficile de trouver la bonne distance et de ne pas se laisser aveugler par les jeux de miroir de l’apparente continuité culturelle. L’émergence géopolitique et économique du Brésil a peut-être plus à voir avec celle de pays-continents comme l’Inde ou la Chine, voire de l’Afrique du Sud, qu’avec une problématique latino-américaine trompeusement familière. Mais l’illusion de la proximité n’est pas non plus complètement illusoire : culturellement, le PT brésilien (surtout dans ses bastions de São Paulo et du sud du pays) ressemble étrangement à un Parti communiste italien post-soviétique qui n’aurait pas éclaté entre Rifondazione (PRC) et les Democratici di Sinistra (DS). Les socialistes chiliens combinent des traits familiers des social-démocraties française et allemande. Et même s’ils sont liés à une réalité sociale beaucoup plus violemment inégalitaire, les dilemmes du multiculturalisme et de l’égalité républicaine en Amérique latine évoquent plus les débats français ou britanniques que la complexité des conflits communautaires du sous-continent indien.
22C’est pourquoi, au-delà des exigences de la solidarité élémentaire avec les luttes et les mouvements de transformation progressistes et sans céder à la fascination douteuse du bon sauvage ou du bon révolutionnaire d’Outre-atlantique, il reste légitime de tester les interrogations de la gauche européenne au miroir de l’effervescence de ses homologues latino-américaines, une effervescence qui marque sans aucun doute une étape nouvelle de l’invention démocratique et des équilibres internationaux. Comment proposer une perspective d’intégration régionale crédible et progressiste ? Quel peut être le modèle de développement durable qui tournerait définitivement la page du néolibéralisme, dans une époque qui interdit le simple retour au passé des trente Glorieuses ? Comment faire avancer la démocratisation de l’État et du système politique ? Comment formuler de nouvelles stratégies, en combinant expérimentations pratiques et réflexions plus théoriques ? Comment combler l’écart croissant entre la gauche et les classes populaires ? Ces questions nous sont communes ; les doutes et les espoirs qu’elles soulèvent méritent d’être pensés en solidarité avec nos « cousins » d’Amérique.
Notes
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[1]
J. E. Stiglitz, « El rumbo de las reformas. Hacia una nueva agenda para América Latina », Revista de la CEPAL, Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), Santiago du Chili, n° 80, août 2003.
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[2]
K. Bayliss, T. Kessler, Can Privatisation and Commercialisation of Public Services help Achieve the Millenium Development Goals ?, Working Paper 22, United Nations Development Programme, International Poverty Centre, Brasilia, 2006.