Couverture de MOUV_045

Article de revue

Le nouvel esprit utopique

Pages 7 à 10

English version

1Dans les débats et les dossiers de Mouvements, « Critique » est un mot qui vient sans cesse à la bouche et à la plume. Au nom de quoi critiquons-nous ? Sommes-nous capables de dire ce nom ? Pourquoi et surtout pour quoi critiquons-nous ? Sommes-nous capables de montrer ce « pour » à l’horizon de nos positions « contre » ? Enfin pour qui critiquons-nous ? Sommes-nous capables de désigner, et, mieux, de mobiliser le « public » ou la « communauté » de cette critique ? Sans doute beaucoup des motifs de la lutte figurent-ils dans les textes et programmes des différentes organisations, associatives, syndicales et politiques, locales, nationales et internationales, auxquelles nous adhérons ou desquelles nous nous sentons proches. Mais leur diversité ou même leur fragmentation dit assez la difficulté de réunir les aspirations, de s’allier sur les priorités, de s’entendre sur une stratégie ou de s’accorder sur une tactique. Dans leur extrême profusion, les connaissances et les savoirs empilent des mots sur des controverses, et chacun peut facilement trouver les arguments et les formulations qui expriment ce qu’il pense et ce qu’il désire. Mais leur réunion aboutit à la confusion des langues, tandis que l’exposé des motifs de la lutte réduit cette profusion à des vérités partielles, dévouées à la désignation d’un ennemi commun ou d’un mauvais objet. Le temps de la lutte est lui-même clivé, reflétant la plus grande hésitation : l’horizon temporel de la critique est-il encore le futur ? Un futur de progrès inspirant le présent de la lutte et la réinterprétation continue du passé ? Ou bien nous faut-il déjà convenir, avec la perspective écologique d’un devenir invivable de la terre, que la critique doit s’inscrire sur un horizon conservateur, inscrire l’obligation de la conservation et de la transmission du monde lui-même dans les prémisses de tout projet d’émancipation ?

2Le dossier de Mouvements sur les utopies entend augmenter la difficulté, accroître la complexité de ces simples questions, mais contribuer aussi à leur faire de la place, montrer leur caractère indispensable et passionnant, nous aider enfin à trouver une méthode, à nous orienter dans une riche tradition utopique, le plus souvent oubliée. Encore faut-il s’entendre, sinon sur tous les mots, au moins sur celui-ci : depuis bien longtemps, et, d’une manière accentuée, depuis l’effondrement du « socialisme réel », le mot d’utopie en est venu à désigner une chose à la fois irréaliste et dangereuse, un rêve et un cauchemar, une illusion et un enfer. Qu’une chose puisse être à la fois irréaliste et dangereuse, voilà qui est assez paradoxal, car enfin, si l’utopie est irréaliste, on ne voit pas comment elle serait dangereuse, et si elle est dangereuse, c’est qu’elle n’est pas aussi irréaliste que ça. Or le sens commun, qui associe en l’occurrence le rêve et sa réalisation, recèle comme toujours la vérité profonde de ce paradoxe. Chacun l’a compris, ce qui donne à l’utopie sa force paradoxale, c’est le fait que les hommes s’attachent à leurs rêves et désirent leur réalisation. Autrement dit, l’utopie est essentiellement politique. Que les hommes puissent désirer la réalisation de leur rêve au point de l’imposer, lorsqu’ils en sont capables, à tous les récalcitrants, cela est la réalité des dictatures à l’origine des grandes tragédies politiques mais ne relève pas de l’utopie. L’utopie se situe entre le rêve et l’éveil, elle est ce moment qui précède la venue d’une nouvelle topie, que le même rêveur ou un autre viendra à nouveau critiquer. Elle se situe essentiellement dans le camp de la non-domination. Les dictatures ne sont pas des utopies réalisées, elles commencent invariablement par liquider les entreprises utopiques et tentent de toutes leurs forces d’en éradiquer l’esprit. D’où le titre donné à ce dossier : « le nouvel esprit utopique », c’est l’esprit que nous sommes tenus de faire vivre après les tragédies politiques du xxe siècle, et sans doute cet esprit ne se déploie pas de la même manière et sur les mêmes domaines que les utopies de l’Antiquité, de la Renaissance ou que les utopies socialistes des siècles industriels.

3Ce dossier fera place tout d’abord à des interrogations sur le sujet de l’utopie : un autre être humain ? Celui-ci pourrait être un cyborg, un humain que son hybridation avec l’animal et avec la machine conduit à cartographier d’une manière différente sa propre réalité corporelle, sexuelle et politique. Au-delà de la biopolitique, conçue comme la manière de gouverner le vivant, le sien propre et celui des autres, s’ouvre, dans le langage ironique de Donna Haraway, une politique du cyborg et un horizon post-genres. Mais si l’espèce humaine n’est plus ce champ clos, cette espèce à la fois unique, dominante et totalisante, de tout le savoir et de toute l’action, ne convient-il pas d’interroger les frontières établies par l’homme entre les espèces, par exemple entre ce singe très particulier qu’est l’homme, et les autres singes ? Mouvements se fait ainsi l’écho des débats qui mettent en question ces frontières, de part et d’autre de l’Atlantique, et projettent de fonder des droits communs à plusieurs espèces, incluant le droit à ne pas être privé de liberté sans motif, ni utilisé inconsidérément au profit du bien-être d’une autre espèce (Paola Cavalieri et Peter Singer). Le rêve d’un autre être humain s’inscrit dans un thème utopique fondamental et sans cesse renaissant : celui du refus de la mort. Vincent Barras et Francesco Panese montrent comment l’utopie de la résurrection des morts a pu nourrir la production des savoirs sur le corps et celle des techniques de réanimation, au point de déplacer, par ruptures successives, les définitions de la vie et de la mort. Ainsi les noces de la technique et de l’utopie engendrent-elles des réalités sans cesse nouvelles.

4Mais aussi un autre monde. Altermonde ou altermondialisation ? Cette seconde partie du dossier interroge les mouvements et les idées altermondialistes. Un autre monde ou plusieurs ? Ramón Grosfoguel développe les thèses d’Immanuel Wallerstein en faveur d’une « utopistique » et prolonge cette réflexion vers le déploiement de plusieurs autres mondes. Parmi ces autres mondes peut figurer celui de la gratuité. Le marché mord sur toutes les activités mais ne réussit pas à les manger. La gratuité est une utopie « réalitaire » (Jean-Louis Sagot-Duvauroux), c’est-à-dire mieux que réaliste, présente dès maintenant, avant, et non après, « la grande évasion ». Ces mondes s’opposent à la fausse utopie du marché autorégulateur ; Bernard Guerrien montre que, malgré les multiples mises en évidence des forces sociales qui actionnent la main soi-disant invisible permettant la formation de la valeur, le marché autorégulateur continue à fonctionner comme une métaphysique dans les discours économiques, y compris les plus critiques.

5Un autre réel, ou autrement que le réel ? La troisième partie de ce dossier a pour objet de différencier et de confronter l’idéologie et l’utopie. À travers un entretien avec Miguel Abensour, Mouvements interroge la tradition et l’actualité de l’utopie, en sa dimension politique essentielle, d’où ressort le motif de l’association, du lien humain qui relie les utopiens, à ne pas confondre avec l’apolitisme de la « société réconciliée ». Mouvements publie ensuite des extraits significatifs du grand livre de Karl Mannheim, Idéologies et utopies, accompagnés d’un commentaire sur les différentes formes de la « mentalité utopique » dans leur rapport au temps (Anne Kupiec). L’utopie et l’idéologie se confondent aisément lorsque le passé les commande (comme dans le conservatisme) et aussi lorsque le futur les aspire (comme dans les différentes versions, des libérales aux socialistes, du « progrès ») ; c’est dans « l’ici et maintenant » que s’exprime le plus visiblement la puissance de l’utopie. Ici et maintenant, l’utopiste veut réaliser le rêve du collectif, qui est d’abord et toujours le rêve du peuple. Mais le peuple se dérobe au rêve de l’utopiste, il est toujours absent (Florent Perrier). Or cette absence, loin de signer l’échec de l’utopie, est son principal ressort, ce qui l’amène au refus persistant du monde tel qu’il est.

6Il restait à ce dossier la tâche de mener une critique des représentations qui font croire à l’existence d’une utopie réalisée. L’entreprise incontestablement utopique du zapatisme a été reçue en Europe d’une manière particulièrement a-critique, ce qui conduit Bernard Duterme à mobiliser les sources d’un vrai débat sur le zapatisme et à plaider pour la nécessité d’un retrait critique, qui ne signifie pas un refus d’engagement mais le simple respect du réel. S’il est vrai que la tradition et la légende de l’utopie ont souvent situé celle-ci dans la ville, il devrait être évident que l’esprit de système caractéristique des élaborations architecturales ou urbanistiques et l’obsession de l’ordre qui l’accompagne comme son ombre sont contradictoires avec l’idée même d’utopie (Philippe Godard). Une ligne de fuite est envisageable : au lieu de l’utopie, qui s’oppose à la topie : l’hétérotopie qui s’en décale. À partir d’une lecture des films de Gus Van Sant, Bernard Chamayou montre que les hétérotopies peuvent être mises en valeur par le jeu entre certains lieux (comme le désert) et des dispositifs filmiques.

7Ce dossier se conclut par une réflexion sur la technique, désignée comme la grande utopie négative de notre siècle. À partir des textes de Günther Anders, le critique de L’obsolescence de l’homme, Christophe David développe l’idée que l’utopie de l’abondance, du pays de Cocagne, devient une utopie négative en se réalisant par la technique, en réalisant la domination de la technique sur le monde. Ce dossier de Mouvements est une invitation à poursuivre la réflexion et le rêve du collectif, à inventer les associations et les expériences dont nous avons besoin, malgré la régression actuelle, ou plutôt à cause de cette régression. Les colonnes de Mouvements continueront à se faire l’écho de l’entreprise utopique.

8Mouvements

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