Mouvements 2006/1 no 43

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Article de revue

Paroles de pierre, images de feu

Sur les évènements de novembre 2005

Pages 131 à 137

Notes

  • [ *]
    sociologue
  • [ 1]
    J’ai proposé le concept de politicité pour rendre compte des nouvelles formes de mobilisation collective des classes populaires en Argentine. Cf . D. MERKLEN : « Entre ciel et terre : Les sciences sociales et la mobilisation populaire en Argentine », Cahiers des Amériques latines , n° 41, Paris, IHEAL – Université Paris III, 2003, pp. 33-54.
  • [ 2]
    A. Przeworski & J. Sprague , Paper Stones. A History of Electoral Socialism , Chicago, University of Chicago, 1986.
  • [ 3]
    « Des jeunes ont ensuite lancé des slogans et insultes comme « Sarkozy démission ! », « Sarkozy bâtard », « Sarkozy n… ta mère », « Liberté, égalité, fraternité, mais pas dans les cités ». » France2.fr 13 novembre 2005. « Le week-end aura été mitigé pour Nicolas Sarkozy. Le ministre de l’Intérieur, qui s’était rendu samedi soir sur les Champs-Élysées à Paris pour inspecter le dispositif de sécurité, a été copieusement hué. Imprécations et insultes couvrant même les applaudissements. Jeunes et moins jeunes l’ont pris à partie avec des slogans plus ou moins politiques allant de « Sarkozy démission ! », « Liberté, égalité, fraternité, mais pas dans les cités » aux simples insultes « Sarkozy bâtard », « Sarkozy n… ta mère ». » L’Humanité , 14 novembre 2005.
  • [ 4]
    Le Parti socialiste vota la déclaration de l’état d’urgence. Il s’opposa, dans un deuxième temps, à son prolongement pendant trois mois. Le Parti communiste et les Verts, quant à eux, ont voté contre dès la première déclaration de l’état d’urgence.
  • [ 5]
    En Argentine, comme dans tous les pays d’Amérique latine, le vote est obligatoire.
  • [ 6]
    E. P. Thompson , Customs in Common : Studies in Traditional Popular Culture , London, The Merlin Press, 1991.
  • [ 7]
    La question du « respect » apparaît comme un concept toujours révélateur des contours de la culture populaire. Pour des enquêtes récentes à ce propos, on peut citer ici le très connu livre de P. Bourgois sur le Harlem : En quête de respect , Paris, Seuil, 2001 (1 th ed. 1995), et les travaux de D. Vidal sur les favelas au Brésil : La politique au quartier. Rapports sociaux et citoyenneté au Recife , Paris, Fondation de la Maison des sciences de l’homme, 1998, et du même auteur : « La notion de respect : catégorie du social, catégorie du politique dans une favela de Recife », Cultures & Conflits n° 35, Paris, L’Harmattan, automne 1999, pp. 95-124.

1 Comment lire le politique dans les violences de l’automne 2005 ? L’auteur qui a vécu en Argentine des événements non similaires mais comparables tire de son expérience une analyse sur une mobilisation qui est pour lui politique, et non pré-politique ou proto-politique encore moins a-politique. Ce qui se joue est pour lui ni plus ni moins que la constitution de nouvelles classes populaires, ce qui implique dans le même temps un échange conflictuel au sein même de l’univers dit populaire.

2 C’est à partir de l’expérience argentine, de l’émergence des nouvelles classes populaires dans ce pays, que nous proposons une interprétation de la mobilisation de jeunes de quartier en France en novembre 2005. Là-bas nous avons vu les classes populaires décrocher du salariat le mieux protégé de l’Amérique latine, se territorialiser, créer de nouveaux répertoires d’action. Nous avons vu émerger ce que nous avons appelé une « politicité » populaire à côté de la nouvelle sociabilité. Mais nous avons également assisté à la difficulté des intellectuels argentins à accepter l’émergence de cette politicité et à reconnaître du « politique » dans le mouvement de quartiers issus d’occupations illégales de terres, dans le saccage de commerces, les révoltes des villes de province, dans les barrages de routes ayant donné lieu au mouvement des célèbres « piqueteros » , dans des nouveaux rapports avec l’État [ 1] . Ici et là-bas, nous pensons, comme beaucoup, que cette mobilisation réunit des actes politiques. Ni « pré-politiques » ni « proto-politiques », et encore moins « a-politiques ». Il est bien des moments où brûler des voitures relève du politique, tout comme qualifier celui qui les incendie de « délinquant » constitue un acte (de disqualification) politique accompli du fait de la volonté de sortir l’adversaire du champ du légitime.

3 Comment lire le politique dans les violences de l’automne 2005 ? Lors d’une célèbre étude sur le « socialisme électoral », Adam Przeworski avait qualifié les votes de «  paper stones » (pierres de papier) pour analyser le rapport existant entre l’acte politique réalisé dans l’isoloir et celui réalisé dans la rue [ 2] . Il reprenait ainsi à son compte les mots de ces socialistes du XIX ème siècle voulant montrer que le vote pouvait frapper plus fort que les pierres lancées dans la rue. En paraphrase, nous pourrions qualifier de « messages de pierre » les projectiles lancés par les jeunes en direction de la police, et les feux allumés pour punir certaines institutions ou pour alimenter en images la médiatisation du conflit.

4 Mais les images ne parlent pas d’elles-mêmes. Il faut les lire. Pour ce faire, nous choisissons donc un point de vue bien déterminé. Non que les choses soient si nettement tranchées, mais parce que nous voulons proposer une forme d’intelligibilité claire en profitant de notre regard « extérieur ». La révolte des jeunes des banlieues ne trouve pas son origine dans un quelconque « repli communautaire » ou dans une « défense identitaire » trop souvent évoquée, mais dans la formation de nouvelles classes populaires. Il paraît en ce sens évident qu’il s’agit de messages directement adressés au système politique. Mais pas seulement. Ces messages font aussi partie d’un échange conflictuel au sein de l’univers populaire.

? Paroles ambiguës : « Liberté, égalité, fraternité… pas dans les cités ! »

5 Ces paroles se répandent. Elles se répètent de rap en rap. On les entend une et cent fois, elles sont devenues une devise sur la devise [ 3] . Mais elles ne se lisent pas à sens unique. La phrase dénonce certes l’accès inégal à la citoyenneté, le fait que la République s’arrête aux limites du quartier. Là est son sens primordial, celui qui est adressé à l’espace public national. Mais il y a un autre message que ces paroles portent en elles, adressé celui-ci à l’intérieur des quartiers, au sein du monde populaire : « Telle qu’elle est, telle qu’elle s’adresse à nous, nous ne voulons pas de la République dans nos quartiers. » La question doit être lue avec finesse pour ne pas nourrir la fausse idée du repli communautaire.

6 Le sens de la mobilisation ne se comprend pas en l’écoutant seulement à travers les messages qu’elle adresse vers l’extérieur des quartiers, vers la société. La mobilisation agit également à l’intérieur de ceux-ci. Et lorsqu’elle s’oriente vers l’intérieur des classes populaires, la mobilisation répond au besoin de bâtir une force sociale, avec ses leaders et, sa vision des conflits politiques et sociaux. Qui et comment tient le leadership dans les quartiers ? Violentes, ces protestations sont aussi une façon de gérer les conflits internes aux quartiers et une tentative d’articuler les différentes tendances qui y cohabitent. Il s’agit de la légitimation de certains cours d’action, de l’affirmation de certains groupes au détriment d’autres. Le volet générationnel de la mobilisation (il ne faut pas perdre de vue que ce sont de très jeunes gens) paraît exprimer cet aspect.

7 Toutes les études montrent une série de lignes de fragmentation à l’intérieur des classes populaires. L’une est de type « national-racial », l’autre est générationnelle, une troisième est sociale (entre les stables et les précaires), une quatrième est plus « attitudinale », de rupture et contestation, ou de participation dans le système institutionnel. Cette dernière traverse profondément l’univers des classes populaires, et semble s’être très fortement exprimée lors de la révolte. Or, ce faisant, elle agit comme une des combinaisons possibles de tous ces clivages. Elle traduit le conflit entre le point de vue de ceux qui ont des liens plus ou moins stables avec l’emploi et les institutions, qui gardent un certain espoir de s’« en sortir », et le point de vue de ceux qui se sentent enfermés dans une situation sans issue. Le conflit oppose en gros ceux qui travaillent au sein du monde associatif, dans les mairies, dans les églises, en un mot dans les institutions, et ceux pour qui la rue est le terrain privilégié de l’action. Une partie importante du conflit s’est jouée sur ce registre. Et la balle est resté en décembre dans le camp des institutionnalisés, dans leur capacité ou dans leur incapacité d’intégrer le camp de la rue.

8 Ces clivages et ces divergences se combinent certainement entre eux dans l’univers hétérogène des classes populaires. Ils donnent lieu aussi à d’autres conflits importants, comme celui qui oppose français blancs et âgés à « étrangers » et jeunes. Mais à côté de celui-ci, il y a ce premier clivage entre les jeunes adultes ayant participé aux dispositifs de la politique de la ville et les très jeunes qui se trouvent avec toutes les portes fermées (ce qui ne peut se résumer en termes de « deuxième » et « troisième » génération car le conflit n’est pas soluble dans la problématique de la migration).

9 Ce conflit semble donc avoir agi avec force dans le mouvement de novembre. Les plus jeunes ont mit le feu aux institutions du quartier pour montrer que de cette République ils ne voulaient pas dans leurs quartiers. Laisser agir les institutions dans le territoire des classes populaires sans rien faire équivaut pour beaucoup à faire comme si l’État remplissait ses devoirs, comme si tout allait bien parce qu’il y a des écoles et des travailleurs sociaux. En cela, les plus jeunes ont montré un sens très aigu de l’opportunité politique qui dément les idées reçues de la « dépolitisation » des classes populaires.

? Ce qui manque : les pierres de papier

10 Regardons à côté de ce premier dessin, la question tellement débattue du vote. Dans ce cadre, des éléments très connus de l’analyse prennent une autre forme – et comme on le sait, l’essentiel du conflit se trouve là. Comment est-il possible que le résultat des dernières élections (présidentielle en 2002, européennes et régionales en 2004, et le référendum sur la Constitution européenne en 2005) n’ait pas servi à empêcher voire à prévenir la crise actuelle ? A ce propos, le cas argentin nous a appris à mettre l’accent sur les rapports entre démocratie et pauvreté. Comment le citoyen peut-il si bien s’accommoder du pauvre ? Comment la démocratie peut-elle être si peu utile au citoyen pour se défendre de la pauvreté ?

11 La (dis)qualification des protestations de la part du gouvernement, par leur réduction à la délinquance, constitue une grossière erreur politique. Car le gouvernement n’est pas confronté à un courant idéologique qui agirait dans l’illégalité mais à une gronde sociale qui tente d’articuler comme elle le peut un message de protestation. Le vote de l’état d’urgence, le couvre-feu, les mesures répressives adoptées par le gouvernement à la demande du président de la République et partiellement soutenues par l’opposition [ 4] , sont venues confirmer la fermeture du système politique, l’incommunication et la paralysie qui le séparent des catégories populaires. Or, tant que ne s’ouvrira pas un espace pour que les nouvelles classes populaires deviennent un acteur politique, nous resterons confrontés à ce genre de révolte. La surdité et l’imperméabilité du système institutionnel sont parmi les principaux obstacles à secouer. À commencer par le profil sociologique des personnels des partis politiques, et à suivre par celui des institutions. Les partis forment et recrutent leur personnel en suivant essentiellement deux objectifs : gagner les élections et gouverner l’État. Une fracture politique qui se structure de manière classique sur fond du fossé séparant les classes moyennes des classes populaires.

12 Comme on le sait, c’est l’extrême droite qui réussit le mieux à représenter une portion des catégories populaires à travers son discours nationaliste, adressé aux anciens ouvriers (blancs). Ceux-ci peuvent ainsi se doter d’un opposant dans la peau des immigrés, leurs descendants et leurs « alliés ». Débordant amplement vers la droite traditionnelle, la réussite xénophobe de ce discours ne fait évidemment qu’aggraver les choses car cette position agit dans le sens d’une « ethnicisation » très marquée du conflit.

13 Mais la difficulté à intégrer politiquement les nouvelles classes populaires revêt des aspects dramatiques à gauche. Pensons aux hommes politiques que nous sommes habitués à regarder à la télévision, lequel d’entre eux est-il à même de pouvoir dialoguer franchement avec les nouvelles classes populaires ? Manifestement, aucun ne semble prédisposé à entendre et encore moins à parler la langue des barbares. En effet, sur le terrain du conflit, les grands absents de l’automne ont été les partis de gauche. Ils se sont quasi totalement désengagés de leur rôle de catalyseurs de forces sociales. Plus généralement, ils déchargent sur l’État toute la responsabilité de traiter avec les catégories populaires, contribuant ainsi à une « dépolitisation » des foules, qui est en train de leur tomber dessus. La gauche semble regarder dans l’impuissance la formation de ce trou politique, tellement grand qu’il provoque un tourbillon, et qu’il aspire une bonne partie des énergies populaires. Centrée sur l’action gouvernementale et médiatique, et un peu moins sur le travail associatif, la gauche est coincée. Elle ne peut que regarder comment se consomme peu à peu son divorce avec une bonne partie des classes populaires (précisément celle qui semble avoir alimenté la protestation).

14 Tout ceci est bien connu. Mais comment les hommes politiques de gauche peuvent-ils répondre à cette demande populaire de protestation ? Sont-ils en condition de devenir protestataires et de redéployer leurs talents d’organisateurs populaires ? Pour ce faire, les partis politiques devraient intégrer les clivages qui traversent le monde des classes populaires au sein de leurs formations, et surtout dans leurs modalités d’action. Et pour cela ils devraient cesser de craindre toute possibilité de conflit. Les conflits sont déjà là et une partie des classes populaires est en train d’envoyer la gauche partager la place du grand parti de l’ordre. Le veut-elle ?

15 Le vote est donc une question centrale. S’il y a eu besoin de descendre dans la rue pour se faire entendre, c’est parce que les « pierres de papier » ne frappent point. Nous connaissons le problème de la désaffection populaire vis-à-vis de l’acte électoral. Mais, que se passe-t-il du côté de l’offre ? Pensons un instant à l’un de ces « jeunes habitants de quartier » descendu se révolter dans la rue. Imaginons-le en 2007. Il avait seize ans, il en a dix-huit. Il est maintenant dans l’isoloir de l’école publique de son quartier (celle qu’il a dû quitter sans diplôme ou celle où il a réussi à en obtenir un mais qui ne lui a guère servi de passeport vers l’emploi). Il regarde les bulletins des différents partis. Il tente d’y trouver un projet politique qui le représente. Pour qui votera-t-il ?

16 Il est en réalité peu probable que nous le voyions entrer dans l’isoloir. Moitié méfiant, moitié réaliste, il ne prendra peut-être pas la peine de s’inscrire aux listes électorales. Surtout si le rejet en bloc des « politiciens » demeure une attitude valorisée dans son groupe de pairs, dans son quartier ; et que voter, c’est-à-dire soutenir l’une des formations politiques en place, est vécu comme une trahison. « Mais, tu vas voter pour ceux ont voté le couvre-feu et qui nous ont envoyé les flics ? »

17 Dans la conjoncture actuelle, tout le monde était persuadé que les élections se gagnaient par la conquête du « centre », en le tirant plus ou moins à gauche ou à droite. Mais cette certitude électorale cache la forêt de l’abstention, et une conjoncture qui est en train de changer. Les extrêmes s’agitent et le centre s’affaiblit, entre autres suite à la demande de « changement » du modèle. Que se passerait-il lors d’un rendez-vous électoral suivant une telle émeute si le vote était obligatoire [ 5]  ? Que se passerait-il si les « banlieues » se rendaient massivement dans l’isoloir ? Cela ne risque pas d’arriver – ce qui conforte la position des structures partisanes. Mais c’est peut-être là que l’on peut trouver une raison politique du divorce social entre les classes moyennes et les classes populaires. À entendre le discours « social » de la gauche des dernières années, on s’aperçoit qu’il y a peu de « populaire ». Et il n’y a guère de populaire parce que ce peuple qui est dans la rue ne vote pas. Les pierres ici s’opposent au papier.

? « Un peu de respect, mesdames et messieurs ! »

18 Avec leurs manifestations, les émeutiers ne se sont pas limités à donner un sens à leur action. Ils ont aussi signifié l’action des autres, ceux qu’ils considèrent comme leurs opposants, mettant au premier rang le ministre de l’Intérieur. Le refus de ce qui a été perçu comme une insulte s’inscrit dans le cadre de la production de ce qu’Edward Palmer Thompson appelait une « économie morale des foules » [ 6] . En imposant une limite morale à ce qui est intolérable, ils contribuent à stabiliser un sens du juste. Mais en répondant par la limite du feu aux propos du ministre, ils politisent également une série d’autres actes quotidiens qui n’ont habituellement pas de parole pour s’exprimer sur la place publique. A commencer par les outrages de la police, mais aussi par ce que beaucoup ressentent également comme des affronts voire des vexations au sein des institutions, l’école et le logement étant à ce propos les terrains les plus « sensibles ». C’est par la pierre et le feu qu’ils tentent d’ouvrir une place à ces questions dans l’espace public.

19 Au cœur de cette économie morale se trouve le respect[ 7] . Paramètre moral de toutes les interactions sociales, le respect a été élevé à la catégorie de limite politique par l’émeute. En ce sens, l’action des jeunes vise très juste en pointant le ministre de l’Intérieur. Celui qui doit garantir l’ordre, la sécurité et le respect de la citoyenneté a franchi toutes les bornes en lançant des déclarations en pierre qui ne visaient, celles-ci, qu’un calcul électoral. La réaction populaire des adolescents agit comme un juste rappel à l’ordre et elle présente – maladroitement – les enjeux des prochaines élections.

? Citoyens contre le repli communautaire

20 Cette descente dans la rue donne un démenti assez fort aux hypothèses du « repli communautaire ». La défense identitaire n’a pratiquement eu aucun poids dans les événements. Les jeunes ne se sont pas manifestés au nom d’une identité ethnique, et ils ont encore moins été mus par des convictions religieuses. Les questions raciales et culturelles liées au « problème de l’immigration » jouent un rôle important dans la configuration de la sociabilité et de la politicité dans les quartiers. Mais elles n’agissent point dans le sens d’un repli communautaire. Les jeunes sont en train de mettre les points sur les « i » à ce propos : ce sont les établis, les classes moyennes et la société représentée par les institutions qui font de la discrimination raciale et culturelle une forme de traitement de la question sociale. Les classes populaires se voient renvoyées vers leur « ethnicité », disqualification quotidienne qui n’est autre chose qu’un déclassement du pauvre. Elle enlève à celui-ci la possibilité de contester les rapports sociaux qui le subjuguent et l’enferment. Mais paradoxalement, cette violence symbolique pousse à la révolte. C’est peut-être là une piste pour comprendre pourquoi ceux qui se mobilisent violemment sont majoritairement des non-blancs.

21 Qui sont ces « jeunes de banlieue » ? Sont-ils des immigrés ? Il est fréquent de voir citée l’importante proportion d’habitants de quartiers défavorisés ou de jeunes ayant participé aux mobilisations, ayant une « origine migratoire ». Mais malgré l’insistance de maintes études, on oublie d’opposer à cette réalité une autre donnée : ils sont quasiment tous des enfants d’ouvriers ou de travailleurs du bas de l’échelle sociale qui, massivement, n’ont pas de travail, et s’ils en ont un, n’ont quasiment pas d’espoir d’être sur la voie d’accès d’un quelconque progrès social, peut-être même pas d’une stabilisation de l’avenir. Avant d’être des enfants d’immigrés, ce sont des enfants d’ouvriers sans travail. Ignorer une chose au profit de l’autre c’est participer aux combats politiques, et il faut avoir conscience de ce parti pris. Les papiers des sociologues et des journalistes sont aussi des pierres, et elles peuvent taper fort.

? Final : Les jeunes auront-ils réussi ?

22 Rien n’est moins sûr, et il est trop tôt pour le dire – je finis d’écrire ces lignes le 20 novembre 2005. L’enjeu est majeur car l’expérience des catégories populaires est pour beaucoup encadrée par la politique de la ville depuis trente ans, et c’est son héritage qui se retrouve mis en question. Il profitera à la formation des classes populaires dans le sens d’une « accumulation originaire », ou il s’émiettera dans l’inefficacité. Il y a, de ce point de vue, un grand danger à faire porter le chapeau des violences à l’échec de trente ans d’interventions sociales. Cette accusation risque de condamner injustement cette accumulation et de jeter aux orties une partie importante du capital organisationnel.

23 Souhaitons-leur la bienvenue. Tant attendues, les « nouvelles classes populaires » sont là. S’il est légitime que nous, sociologues, les comparions encore avec la vieille classe ouvrière pour essayer de mieux comprendre, ou que nous le fassions avec ce qui se passe en Argentine par exemple, « eux », les protagonistes, font de leur expérience sédimentée de trente ans leur principal référentiel. Et ces classes populaires se donnent à voir notamment avec une nouvelle « politicité ». Cette politicité résulte d’un mode de socialisation politique, d’un répertoire spécifique de l’action collective, de leur inscription dans un champ conflictuel déterminé. Ce n’est pas d’un « rapport au politique » qu’il s’agit, car il n’y a pas d’extériorité entre les sujets des classes populaires et la politique. Tout comme il serait absurde de prétendre qu’ils n’ont pas une vie culturelle, sociale ou économique (parce qu’ils sont pauvres), il y a du non-sens à prétendre que les habitants des banlieues n’ont pas une vie politique.

24 Or, au-delà du plan individuel, tout semble indiquer qu’il y a tant de l’action collective que de l’apprentissage commun. Cette politicité populaire est en train de se structurer à côté de la sociabilité qui s’est forgée dans le cadre d’un mélange hétérogène de désaffiliation, d’inscription territoriale, de discrimination, de solidarité, de conflits locaux et de précarité. En ce sens, les politiques publiques (la politique de la ville, la décentralisation, la réorientation des politiques sociales, la politique éducative), ont agi sur un double registre. Elles ont contribué à l’inscription territoriale des catégories populaires en bâtissant des supplétifs territoriaux à la désaffiliation provoquée par les transformations du salariat, et elles ont contribué à une localisation importante de la politicité populaire.

25 Du point de vue des classes populaires, nous ne pouvons concevoir l’action publique seulement dans le sens d’une aide aux individus vers l’intégration sociale. Il faut également l’évaluer dans sa capacité à soutenir la production d’une force sociale. En ce sens, c’est dans une bonne mesure au quartier qu’a lieu la socialisation politique, et c’est là qu’une partie des ressorts de l’action collective prennent appui. Mais pas plus que la sociabilité ne se réalise entièrement dans la ville, la politique ne se restreint pas entièrement au quartier. Preuve en est que les jeunes écoutent très attentivement la télévision et ne sont pas indifférents aux déclarations des ministres ou des candidats. Malheureusement, ils bénéficient de très peu d’aide de la part des partis politiques pour inscrire leur action sur la scène nationale, européenne ou internationale. Il est nécessaire d’insister sur ce point : en déchargeant la responsabilité de l’intégration sociale sur le dos de l’État, des collectivités territoriales et des associations, les partis politiques commettent une faute grave. Les formations politiques remplissent un rôle social majeur en travaillant à la production d’acteurs de protestation et de formes de mobilisation.

26 Nous assistons à une surenchère à droite qui laisse présager un tournant très dur avec les élections présidentielles de 2007. Il ne faudra pas tirer des conclusions hâtives en attribuant la responsabilité d’un virage longuement annoncé à « l’irresponsabilité des jeunes de banlieue ». Par le feu et par la pierre, les jeunes classes populaires ont réussi à faire parler d’elles. Y compris sur la scène internationale. Jeunes parmi les jeunes, ces hommes qui ont brûlé, « caillassé » et cassé, mais qui ont aussi discuté, parlé à la télé et raconté, se donnent à voir en ce qu’ils sont, des êtres politiques. Par leurs actes et leurs paroles, ils ont signifié leur existence sociale, l’action du gouvernement et de l’État, les discriminations. Ils ont mis en évidence le vide social et politique dans lequel les laissent les partis – notamment ceux de gauche. Ils prolongent une lutte à l’intérieur des classes populaires dans le sens de la définition de leur propre politicité (Quelles formes d’action ? Qui est notre ennemi ? Quelles sont les limites de l’acceptable ?). « Liberté, égalité, fraternité, pas dans les cités » , quel mépris que de ne pas considérer ce dialogue direct avec les devises de notre citoyenneté comme relevant du politique. C’est précisément là que ces jeunes ont inscrit leur action. ?

Notes

  • [ *]
    sociologue
  • [ 1]
    J’ai proposé le concept de politicité pour rendre compte des nouvelles formes de mobilisation collective des classes populaires en Argentine. Cf . D. MERKLEN : « Entre ciel et terre : Les sciences sociales et la mobilisation populaire en Argentine », Cahiers des Amériques latines , n° 41, Paris, IHEAL – Université Paris III, 2003, pp. 33-54.
  • [ 2]
    A. Przeworski & J. Sprague , Paper Stones. A History of Electoral Socialism , Chicago, University of Chicago, 1986.
  • [ 3]
    « Des jeunes ont ensuite lancé des slogans et insultes comme « Sarkozy démission ! », « Sarkozy bâtard », « Sarkozy n… ta mère », « Liberté, égalité, fraternité, mais pas dans les cités ». » France2.fr 13 novembre 2005. « Le week-end aura été mitigé pour Nicolas Sarkozy. Le ministre de l’Intérieur, qui s’était rendu samedi soir sur les Champs-Élysées à Paris pour inspecter le dispositif de sécurité, a été copieusement hué. Imprécations et insultes couvrant même les applaudissements. Jeunes et moins jeunes l’ont pris à partie avec des slogans plus ou moins politiques allant de « Sarkozy démission ! », « Liberté, égalité, fraternité, mais pas dans les cités » aux simples insultes « Sarkozy bâtard », « Sarkozy n… ta mère ». » L’Humanité , 14 novembre 2005.
  • [ 4]
    Le Parti socialiste vota la déclaration de l’état d’urgence. Il s’opposa, dans un deuxième temps, à son prolongement pendant trois mois. Le Parti communiste et les Verts, quant à eux, ont voté contre dès la première déclaration de l’état d’urgence.
  • [ 5]
    En Argentine, comme dans tous les pays d’Amérique latine, le vote est obligatoire.
  • [ 6]
    E. P. Thompson , Customs in Common : Studies in Traditional Popular Culture , London, The Merlin Press, 1991.
  • [ 7]
    La question du « respect » apparaît comme un concept toujours révélateur des contours de la culture populaire. Pour des enquêtes récentes à ce propos, on peut citer ici le très connu livre de P. Bourgois sur le Harlem : En quête de respect , Paris, Seuil, 2001 (1 th ed. 1995), et les travaux de D. Vidal sur les favelas au Brésil : La politique au quartier. Rapports sociaux et citoyenneté au Recife , Paris, Fondation de la Maison des sciences de l’homme, 1998, et du même auteur : « La notion de respect : catégorie du social, catégorie du politique dans une favela de Recife », Cultures & Conflits n° 35, Paris, L’Harmattan, automne 1999, pp. 95-124.

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