Notes
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[1]
Sur ce point, voir l’ouvrage posthume de P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Seuil, 2004, p. 21-24.
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[2]
P. Encrevé et R. -M. Lagrave (dir.), Travailler avec Bourdieu, Flammarion, 2003.
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[3]
Ces débats sont en cours de publication aux éditions Fayard.
-
[4]
À paraître chez Odile Jacob.
-
[5]
Awal. Cahiers d’études berbères n° 27-28, « L’autre Bourdieu », Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2003.
-
[6]
Sciences humaines, numéro spécial 2002, « L’œuvre de Pierre Bourdieu. Sociologie. Bilan critique. Quel héritage ? ».
-
[7]
J. Lojkine (dir.), Les sociologues critiques du capitalisme. En hommage à Pierre Bourdieu, Presses Universitaires de France, « Actuel Marx », 2002.
-
[8]
G. Mauger (dir.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Belin, 2004 (à paraître).
-
[9]
Voir P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 78-86.
-
[10]
P. Carles, La sociologie est un sport de combat, film réalisé en 2001, 2 h 30.
-
[11]
P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 127-128.
-
[12]
J. Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2004.
-
[1]
P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité. Cours du Collège de France 2000-2001, Raisons d’agir, 2001, p. 184-220.
-
[2]
P. Bourdieu, Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Seuil, 2002, p. 10-14.
-
[3]
« Il y a aussi un refus de la complaisance psychologique à se raconter, qui est une tradition interne de notre groupe : ne pas s’épancher. Ce qui est une façon de se respecter et de respecter », P. Bourdieu et Y. Delsaut, « Entretien sur l’esprit de la recherche » in Y. Delsaut et M. -C. Rivière, Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu. Suivi d’un entretien sur l’esprit de la recherche, Le Temps des cerises, 2002, p. 189.
-
[4]
« Entretien avec Abdelmalek Sayad. Propos recueillis par H. Arlaoui », Mars, 6, printemps/été 1996, p. 19.
-
[1]
P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Seuil, 2004, p. 5.
-
[2]
On peut penser que Pierre Bourdieu renvoie implicitement ici à un article intitulé « L’illusion biographique » et dans lequel il critique notamment le présupposé selon lequel « “la vie” constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d’une “intention” subjective et objective, d’un projet », P. Bourdieu « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales n° 62/63, 1986, p. 69.
-
[3]
Les Inrockuptibles n° 426, 28 janvier-3 février 2004, p. 32.
-
[4]
Ouvrage traduit en français sous le titre La Culture du pauvre, Les Éditions de Minuit, 1970.
-
[5]
R. Hoggart, 33 Newport street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises (titre original : A local habitation), Hautes Études/Gallimard/Seuil, 1991, p. 258.
-
[6]
J. Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, Marseille, 2003, p. 25.
-
[7]
J. Bouveresse, Le Philosophe et le réel, Hachette Littératures, 1998, p. 16.
-
[8]
Idem, p. 17.
-
[9]
C’est le genre de distinction opérée et explicitée dans B. Lahire, Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Nathan, 2002.
-
[10]
J. Bouveresse a bien mis en évidence l’existence de ce thème dans l’œuvre de Musil : « Musil caractérise la Cacanie comme un pays où, de façon plus évidente que partout ailleurs, la façon dont on agit n’implique rien ou pas grand-chose quant à la façon dont on pense et, inversement, la façon dont on pense n’a guère d’incidence sur celle dont on agit. », J. Bouveresse, L’Homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire, Éditions de l’Éclat, Combas, 1993, p. 92.
-
[11]
B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, 2004.
1 La mort de Pierre Bourdieu en janvier 2002 a suscité de nombreux commentaires et analyses, dans un phénomène éditorial à la mesure de l’œuvre. Mouvements y a participé en consacrant à celui qui avait incarné à la fin de sa vie la posture de l’intellectuel engagé un dossier orienté vers la pensée et le discours critique (« Après Bourdieu. Le travail e la critique », Mouvements n° 24, novembre-décembre 2002). Plusieurs voix sont maintenant convoquées pour faire un bilan des textes posthumes. Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon reviennent sur les hommages dont a fait l’objet le sociologue, évoquant un travail de deuil qui contribue à l’objectivation collective du champ de la sociologie. Mais Pierre Bourdieu lui-même, tout en fustigeant la tentation autobiographique, s’était livré à cet exercice délicat qui consiste à replacer sa vie et son œuvre dans son époque. Monique de Saint-Martin, qui a longtemps travaillé avec lui et pris ensuite quelques distances, présente Esquisse pour une auto-analyse. Dans ce dernier ouvrage, le sociologue retrace son itinéraire de recherche et d’engagement, dans une auto-analyse, sorte de legs qui confine à l’auto-représentation. Bernard Lahire, coordinateur du précieux livre collectif Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques (La Découverte, 1999), commente Esquisse pour une auto-analyse en comparant la posture du sociologue à deux de ses « cousins sociaux et intellectuels » d’envergure, Richard Hoggart et Jacques Bouveresse. C’est l’occasion de présenter le dernier ouvrage de J. Bouveresse, Bourdieu, savant et politique. L’ensemble voudrait ainsi prolonger l’hommage, assumer la nécessité d’une critique constructive.
Un deuil en travail : sur les hommages à Pierre Bourdieu
2 Ces notes tentent une réflexion à partir des multiples hommages qui furent rendus à Pierre Bourdieu, mort le 23 janvier 2002. Sa disparition continue à susciter commentaires et publications, un travail de deuil dont devrait naître une objectivation collective du champ de la sociologie de la deuxième partie du xxe siècle et de la position qu’y occupe le sociologue. La diversité des hommages met en perspective une vie et une œuvre dans son époque. Rançon du succès : cette construction, collective et incontrôlable, s’autonomise de son auteur sous nos yeux, pour passer dans le domaine public.
Une théorie du social en voie de consécration et de banalisation
3 Il est peu de travaux sociologiques qui aient recueilli une aussi vaste audience que ceux de Pierre Bourdieu. Ce dont il se méfiait, soucieux de l’interprétation que l’on pouvait en donner. Aujourd’hui l’œuvre orpheline vit sa vie, célèbre et courtisée par de nombreux prétendants. Les concepts d’habitus, de champ, de capital (culturel, social…), de pouvoir et de violence symboliques, sont utilisés pour analyser les objets les plus divers. D’autres sciences humaines et sociales ont été influencées par P. Bourdieu, dont l’ethnologie, à laquelle il consacra ses premières années de travail, l’histoire et la géographie, et même l’économie. Pierre Bourdieu était agrégé de philosophie : venant d’une discipline noble et dominante, son premier combat fut de donner à la sociologie, alors discipline paria, une légitimité qu’elle n’avait pas encore. Il s’y efforça, en s’appuyant sur sa connaissance de la philosophie des sciences [1]. Il réussit à imposer la sociologie comme science sociale à part entière.
4 Devant l’hégémonie de la pensée libérale, les textes de Pierre Bourdieu fournissent aujourd’hui des outils pour analyser les rapports sociaux comme rapports de force et de domination. Nombreux sont ceux qui s’approprient, dans les luttes sociales, ses concepts et ses travaux. Il n’est donc pas étonnant que les hommages aient été aussi nombreux et variés.
Diversité des hommages et diversité de l’œuvre : un rapport d’homologie
5 La recension des hommages présentée ici ne saurait prétendre à l’exhaustivité, le flot n’en étant d’ailleurs pas encore tari. Il s’agit plutôt de construire un mode d’approche raisonné des célébrations publiques et de la littérature foisonnante sur les acquis d’une œuvre scientifique devenue incontournable.
6 Les institutions au sein desquelles travaillait Bourdieu ont chacune organisé des journées de réflexion sur son œuvre. Mais la première à être mise sur pied le fut par sa famille, ses amis, ses collègues, des étudiants. Ils remplirent le théâtre de la Colline, dans le 20éme arrondissement, pour écouter les témoignages de chercheurs et de collaborateurs, en alternance avec des passages de La Misère du monde, dans l’adaptation théâtrale qui en avait été faite quelques années plus tôt. La lecture d’extraits des Méditations pascaliennes donnèrent une densité émotionnelle rare par leur évocation de la finitude humaine.
7 Puis vinrent les célébrations institutionnelles. Elles eurent pour cadre les structures de recherche où Pierre Bourdieu exerça ses activités : l’École des hautes études en sciences sociales, le Centre de sociologie européenne et le Collège de France. En novembre 2002, les enseignants de l’EHESS, où il avait été élu directeur d’études dès 1965, se mobilisèrent pour un ensemble d’interventions publiées sous le titre Travailler avec Bourdieu [2]. On est frappé par la diversité des thèmes abordés, des tonalités différentes, de la variété même dans les émotions. Ces hommages publics furent une occasion de contester en pratique les affirmations selon lesquelles Bourdieu aurait été le gourou d’une secte à la pensée uniforme, modelée, jusque dans son expression, par les canons du maître.
8 Du 22 au 25 janvier 2003, ce fut l’hommage rendu par ses plus proches collaborateurs, ceux de Centre de sociologie européenne [3]. Cette équipe, fondée par Raymond Aron, fut dirigée par Pierre Bourdieu à partir de 1968. Il s’y essaya à la construction de cet « intellectuel collectif », ensemble d’individualités qui trouvent dans la confrontation les bases d’un contrôle mutuel pour une pensée mieux assurée. L’exigence de la réflexivité fut d’ailleurs centrale dans ces journées.
9 L’hommage du Collège de France, où Bourdieu fut élu professeur en 1982, eut lieu les 26 et 27 juin 2003 [4]. Il se tint dans le grand amphithéâtre Marguerite de Navarre où il donnait ses cours. Y prirent la parole des chercheurs du monde entier auxquels se joignirent quelques-uns de ses plus proches collaborateurs.
10 Dans ces trois institutions, les hommages ont réuni des sociologues, des historiens, des statisticiens, des anthropologues, des économistes, des linguistes, dont les pays d’origine étaient divers : Algérie, États-Unis, Pays-Bas, Australie, Brésil, Russie, Allemagne, Canada, Suisse, Grèce, Grande-Bretagne, Italie, Japon. Les thèmes abordés montrent une diversité tout aussi prononcée : des pratiques des agents dans l’entreprise à la notion de champ littéraire, en passant par l’anthropologie au service de la décolonisation ou la sociologie de la sociologie.
11 Le numéro consacré par Awal. Cahiers d’études berbères fondés par Mouloud Mammeri, à « l’autre Bourdieu » confirme cet éclatement des thèmes et des intervenants [5]. La revue reprend les communications présentées le 23 janvier 2002 à l’Institut du monde arabe. Leur centre de gravité est appuyé sur les travaux de Pierre Bourdieu consacrés à l’Algérie et aux paysans kabyles. Mais les relations entre ethnologie et sociologie et leur complémentarité sont aussi appréhendées à partir d’aires culturelles différentes, de la France rurale aux comédies américaines en passant par l’Amérique latine. Et en donnant aussi la parole à quelques témoins non universitaires.
12 L’élargissement hors du champ universitaire devient encore plus manifeste avec les « viiième Rencontres Ina-Sorbonne », organisées à la Sorbonne le 15 mars 2003. L’Institut national de l’audiovisuel avait consacré ces rencontres aux rapports de Bourdieu aux médias, dont il analysait le champ comme étant un lieu de contraintes et d’enjeux. L’émotion était renouvelée entre les interventions par la diffusion d’extraits d’entretiens et d’émissions de radio ou de télévision qui faisaient renaître la voix ou le visage du sociologue. La diversité des intervenants mêlait de proches collaborateurs avec des journalistes de la presse écrite ou audiovisuelle, ou encore un réalisateur de cinéma et le typographiste des Actes de la recherche en sciences sociales.
13 On ne peut comptabiliser toutes les publications, les articles, les dossiers dans les hebdomadaires ou les mensuels, les émissions de radio et de télévision, les ouvrages suscités par cette disparition. Signalons les dossiers importants du Monde et de Libération et le numéro spécial de Sciences humaines [6].
14 Des ouvrages collectifs sont aussi à mentionner. Dont l’un était même déjà à l’impression lors de la disparition de Pierre Bourdieu. Les auteurs, en hommage au sociologue critique du libéralisme, voulurent néanmoins signifier leur dette à son égard en lui dédiant leur publication [7]. À l’inverse, un ouvrage dont la parution est prévue pour le printemps 2004 sera le résultat d’un patient travail de recueil de témoignages de chercheurs ayant eu l’occasion de rencontrer et de travailler avec Pierre Bourdieu, et/ou ayant puisé dans ses travaux des ressources mises en œuvre dans leurs propres recherches [8].
15 Ce foisonnement de témoignages sur Pierre Bourdieu constitue un corpus qu’il serait souhaitable de voir sauvegarder, le moment venu, dans une édition du type de la collection « Bouquins » afin que ces textes puissent rester accessibles aux étudiants. Les acquis de ce travail considérable auraient ainsi une plus grande chance d’être sauvegardés.
La sociologie faite corps
16 Toutes ces initiatives, prises une à une, n’auraient rien que de très ordinaire après la disparition d’un intellectuel connu et reconnu si leur nombre et leur débordement du champ universitaire, ne venaient mettre en évidence l’importance sociale de ce sociologue, à bien des égards exceptionnel. Ainsi il reste présent dans les luttes sociales où il était devenu une composante des rapports de force. Cette permanence, dans les références des manifestants et des articles de presse, peut prendre des formes inattendues : dans l’un des cortèges anti-Le Pen, en mai 2002, une banderole portait cette exhortation : « Contre la barbarie libérale, votez Bourdieu ».
17 Dans le film d’Emmanuel Bourdieu, l’un des fils du sociologue, « Vert paradis », sorti en 2004, la tension parfois intense qui peut régner dans les relations entre enquêteur et enquêtés est mise en scène. Dans le cas d’espèce, le terrain est celui de l’enfance du sociologue qui y retrouve des amis de longue date, doctorant parisien prétendant analyser le célibat de ses compagnons d’enfance. Situation extrême, mais toujours présente dans le travail du sociologue, qui doit gagner contre ses enjeux personnels et ses représentations l’objectivation de son objet qui suppose la sienne propre [9].
18 Loin d’enfermer le sociologue dans un mausolée lénifiant, les multiples hommages et sa présence dans la vie sociale inscrivent sa mémoire dans le vivant, dans les luttes d’aujourd’hui, pour une sociologie rigoureuse et une société meilleure. La diversité de ces manifestations répond à ce qu’il disait de son « habitus clivé », ayant à occuper des positions institutionnelles au Collège de France et à l’EHESS, tout en n’étant jamais comme un poisson dans l’eau dans ces institutions. Il y est revenu à plusieurs reprises, dans son Esquisse pour une auto-analyse ou dans le film que lui a consacré Pierre Carles [10]. Pourquoi lui fallait-il toujours payer aussi cher, se demandait-il souvent. Enfance béarnaise dans une famille de paysans et de petits fonctionnaires, rien ne semblait le destiner à occuper la chaire de sociologie du Collège de France. Mais cette traversée de l’espace social lui a permis la lucidité sur les honneurs et les pouvoirs en favorisant l’objectivation, malheureuse mais efficace, du sujet objectivant. Ce « très fort décalage entre une haute consécration scolaire et une basse extraction sociale » conduit à un « habitus clivé ». Tel que « la certitude de soi liée au fait de se sentir consacré était rongée, en son principe même, par l’incertitude la plus radicale à propos de l’instance de consécration, sorte de mauvaise mère, vaine et trompeuse [11] ».
19 Le film de Pierre Carles met en évidence le désarroi du sociologue, aussi bien dans une salle du Val Fourré à Mantes-la-Jolie, face à une population jeune issue de l’immigration, que prenant la parole dans une vidéoconférence d’une université américaine. Dans les deux cas l’habitus clivé est violemment sollicité, d’où un trouble physique visible : visage tendu, mais crispé, bouche sèche même, confie Pierre Bourdieu. La société a à voir avec le corps, qu’elle pétrit et modèle à travers le rapport à l’école, à la santé, à la culture, au travail. Le concept d’habitus désigne cette incorporation du social, cette société faite corps. On comprend les difficultés des habitus clivés, mis en présence de situations où le corps dispose de réponses concurrentes pour répondre aux exigences d’un champ.
Connaissance et changement
20 L’engagement de P. Bourdieu dans des luttes concrètes, son soutien aux militants et son travail éditorial utilisent la sociologie, conçue comme instrument de connaissance mais aussi de changement du monde. Cette possibilité de changer le monde à partir de la connaissance des rapports de domination a fait l’objet de réflexions récurrentes dans les hommages mentionnés. Jacques Bouveresse pense que, si la connaissance de la logique des rapports sociaux est nécessaire à leur transformation, elle n’est pas suffisante. Il se demande si cette connaissance ne peut pas encourager parfois « au contraire à la résignation et au cynisme [12] ». Pierre Bourdieu lui-même ne faisait allusion qu’avec une grande modestie à cette possibilité de hâter les changements par la connaissance. Il conclut ainsi son Esquisse (p. 142) : « Et rien ne me rendrait plus heureux que d’avoir réussi à faire que certains de mes lecteurs ou lectrices reconnaissent leurs expériences, leurs difficultés, leurs interrogations, leurs souffrances, etc., dans les miennes et qu’ils tirent de cette identification réaliste, qui est tout à fait à l’opposé d’une projection exaltée, des moyens de faire et de vivre un tout petit peu mieux ce qu’ils vivent et ce qu’ils font ».
21 L’habitus, c’est l’incorporation de la société : en conséquence, la connaissance des rapports de force et des inégalités ne peut déboucher sur une prise de conscience et un engagement que si, en même temps, ce que la sociologie met au jour est éprouvé dans le corps. L’analogie avec la psychanalyse peut être utile. La cure analytique n’est pas d’abord une explicitation des traumatismes au principe des troubles de comportement et de la souffrance psychique. Pour qu’une analyse réussisse, la connaissance intellectuelle de la névrose ne saurait suffire. Il faut en passer par le divan de l’analyste, dans cette situation si spécifique où tout est suspendu pour permettre le transfert, pour autoriser que le corps puisse revivre au plus intime les émotions, catharsis indispensable pour espérer pouvoir maîtriser sa vie.
22 Comme le cynisme des dominants s’entretient dans des organisations collectives, les syndicats patronaux ou les cercles, les organisations dont les dominés ont pu s’armer jouent un rôle décisif dans l’intériorisation d’un habitus de classe non dominé. Produit de l’expérience concrète et intime de la domination, et des luttes sociales, cet habitus doit aussi se construire par la connaissance, par la formulation explicite de ce que le corps sait bien, mais n’est pas en mesure de formuler sans l’aide d’une conceptualisation armée par le savoir. La sociologie de P. Bourdieu, comme base théorique de cette incorporation au sein des habitus de dispositions critiques, a un bel avenir. •
23 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
Un livre testament. À mi-chemin entre l’auto-analyse et l’auto-représentation
24 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Seuil, 2004, 142 pages, 12 €.
25 Ce livre testament a été rédigé par P. Bourdieu entre octobre et décembre 2001 peu avant son décès. Avec ce livre s’achève son œuvre ; c’est sans doute le livre qu’il lui fallait absolument écrire, ce qu’il voulait que ses lecteurs et surtout ceux qu’il appelle ses « jeunes lecteurs » retiennent de lui, un livre qui nécessita un travail de lucidité sur lui-même, un livre sobre, d’une émotion contenue, non pas une autobiographie, ni une confession – il s’en défend – mais « des éléments » pour ce qu’il appelle « une auto-socioanalyse », à laquelle il réfléchissait depuis plusieurs années, au moins depuis les Méditations pascaliennes (Seuil, 1997). P. Bourdieu avait d’ailleurs écrit plusieurs versions de cette esquisse auparavant et l’avait en quelque sorte testée au cours de conférences orales, au moins à deux reprises, devant un public de proches et de fidèles, d’abord lors de son dernier cours au Collège de France le 27 mars 2001, publié sous le titre « Esquisse pour une auto-analyse » dans Science de la science et réflexivité [1], ensuite à l’occasion d’un colloque sur « La réception internationale du travail de Pierre Bourdieu » réunissant une soixantaine de chercheurs, étrangers dans leur très grande majorité, à Cerisy en juillet 2001 où il réaffirma la nécessité pour tout sociologue d’effectuer une auto-socioanalyse. La publication du Bal des célibataires, ouvrage réunissant ses articles sur la crise de la société paysanne au Béarn, s’inscrit sans doute aussi dans cette longue réflexion ; dans l’introduction précédant les articles, il analysait « la conversion qui le conduisit de la phénoménologie de la vie affective à une vision du monde social à la fois plus distancée et plus réaliste » et se montrait soucieux de « se réapproprier intellectuellement et affectivement la part sans doute la plus obscure et la plus archaïque de lui-même [2] ». Apprendre à se connaître, à se situer, réfléchir sur sa position dans l’espace social et dans l’espace scientifique, constituait un impératif pour P. Bourdieu. Nul doute qu’il ait ressenti fortement cette exigence à la fin de sa vie. La connaissance des déterminismes peut, rappelait-il souvent, aider à la liberté et à l’action, et la sociologie peut ainsi être instrument de libération ; la tentative d’auto-analyse entreprise dans ce livre a sans doute eu un effet libérateur sur Bourdieu.
26 Il s’agit bien en effet d’une esquisse et qui n’a pu être achevée. P. Bourdieu l’avait confiée à un éditeur allemand (Suhrkamp) qui la publia en 2002 – des bonnes pages avaient été publiées sans autorisation expresse de la famille dans Le Nouvel Observateur au moment de son décès, ce qui fit grand bruit – et envisageait de la retravailler pour l’édition en France.
27 Le livre retient l’attention du lecteur et pas seulement parce que ce dernier en attendrait des révélations mais sans doute aussi en raison de la force de l’écriture et de l’effort fait pour livrer sans emphase, mais avec beaucoup d’« appréhension » « quelques éléments » pour cette socioanalyse. P. Bourdieu exprime d’entrée de jeu la crainte de ne pas être compris ou plutôt de ne pas être compris comme il le voudrait. « Je ne puis pas gager […] que le lecteur saura porter sur les expériences que je serai amené à évoquer, le regard qui convient, selon moi ». Tout se passe ainsi comme s’il avait éprouvé une fois encore des difficultés pour reconnaître et accepter la liberté et l’indépendance du lecteur, sans cependant exclure que son expérience soit livrée à la « confrontation critique ».
28 Fidèle à sa démarche et à sa méthode, P. Bourdieu se propose d’adopter à propos de lui-même le point de vue de l’analyste, d’être ainsi le sujet et l’objet de l’analyse et se situe d’abord dans le champ universitaire et scientifique au moment où il commence à faire de la recherche dans les années 1950. « Comprendre, c’est comprendre d’abord le champ avec lequel et contre lequel on s’est fait ». Il raconte comment il s’est construit « contre tout ce que représentait l’entreprise sartrienne » en résistant à l’existentialisme sans cependant se ranger « dans le camp de ceux qui chantent la mort de Sartre ». C’est Georges Canguilhem, prolongeant l’œuvre de Bachelard qui l’a aidé à « concevoir la possibilité réaliste de vivre la vie intellectuelle autrement ». La sociologie, au moment où il la découvre, est un monde clos avec des places assignées strictement selon les générations, une « discipline paria », dit-il, comme pour montrer qu’il n’a pas hésité à abandonner le haut de la hiérarchie et la philosophie pour aller vers les parias, les choses sociales auxquelles il est alors mal vu de s’intéresser. La sociologie américaine est alors dominante et P. Bourdieu s’attarde sur l’empire scientifique et social de Lazarsfeld auquel il ne juge pas opportun de se soumettre. L’histoire de ses relations avec Aron ou avec Foucault éclaire aussi l’histoire du champ des sciences sociales.
29 P. Bourdieu précise qu’il s’est obligé à « retenir tous les traits pertinents du point de vue de la sociologie, c’est-à-dire nécessaires à l’explication et à la compréhension sociologique, et ceux-là seulement », et qu’il livre les informations qu’il aurait aimé trouver lorsqu’il essayait de comprendre les écrivains ou les artistes du passé. Il n’est cependant pas sûr qu’il ait retenu tous les traits pertinents ; si on se réfère aux travaux qu’il réalisait, au soin avec lequel il a analysé par exemple l’espace social et l’espace géographique de L’Éducation sentimentale. Pourquoi ne pas avoir évoqué et analysé ses lieux de résidence, son mariage, ses pairs, – les condisciples de l’École normale supérieure, les autres sociologues, les collègues – qu’il ne cite qu’au passage et sans analyser les effets de champ ?
30 Un sentiment profond de rébellion ou de révolte contre l’ordre universitaire, l’enfermement scolastique mais aussi contre les inégalités, les injustices, le néo-libéralisme, la domination économique et symbolique animait P. Bourdieu, qui dérangeait souvent, et qui avait souvent de bonnes raisons de déranger. Ce sentiment s’enracine, on le saisit fortement dans le livre, dans son enfance et son adolescence.
31 De fait P. Bourdieu, qui se livrait peu [3], et qui avait dénoncé « l’illusion biographique », évoque quelques moments forts de sa trajectoire sociale et scolaire. Ce que nous en retiendrons, c’est une enfance et une adolescence plutôt dures, l’expérience de l’internat au lycée de Pau qui ne laisse aucun espace, aucun recoin pour s’isoler, et l’incline à une vision réaliste et combative des relations sociales, les nombreux démêlés disciplinaires, puis l’internat plus libéral de Louis-le-Grand, l’École normale supérieure, le décalage entre la famille paternelle, le père, fils de métayer, devenu facteur puis facteur-receveur, travaillant dur, et la famille maternelle, la mère étant issue de la branche appauvrie d’une « grande famille » paysanne, plus respectueuse des convenances, ce décalage étant source de tension. L’évocation d’« un malheur très cruel qui a fait entrer l’irrémédiable dans le paradis enfantin de ma vie et qui, depuis le début des années 1950, a pesé sur chacun des moments de mon existence » saisit également le lecteur d’autant plus qu’il ajoute « toutes mes conduites étaient surdéterminées (ou sous-tendues) par la désolation intime du deuil solitaire : le travail fou était aussi une manière de combler un immense vide et de sortir du désespoir en prenant intérêt aux autres ». Les nombreuses tensions et contradictions sur lesquelles il met l’accent dans son récit sont à la base de ce qu’il appelle « un habitus clivé » et « une vie dédoublée ».
32 Dans ce cheminement vers la sociologie, l’Algérie et les enquêtes en Algérie, en pleine guerre, occupent une large place ; sans ce passage en Algérie, il n’y aurait peut-être pas eu de conversion de la philosophie vers l’ethnologie et vers la sociologie, ni de transformation de la vision du monde. La socioanalyse, l’effort pour expliciter la démarche d’enquête menée avec passion pour ce pays, cette société et pour la recherche s’accompagnent ici d’une tentative de justification et de neutralisation de son expérience. Après un passage dans une unité affectée à la garde d’une réserve d’explosifs, P. Bourdieu a en effet été affecté au cabinet militaire du gouvernement général de Lacoste, ce qui n’était pas anodin. Sayad, lors d’un entretien en 1996, raconte que P. Bourdieu a bénéficié de quelques mois de « planque » au service de presse du Gouvernement général de l’époque et que tous ceux qui étaient là ont « bien accueilli ce normalien à qui on ne demandait que d’écrire. Il était aux premières loges pour l’information » précise-t-il, et « il avait le temps de lire [4] ». P. Bourdieu passe assez rapidement sur cette expérience et se présente comme un « témoin impuissant d’une guerre atroce », un « deuxième classe employé aux écritures (rédaction de courrier, contribution à des rapports) », ce qui est exact, mais n’est sans doute pas sociologiquement le plus pertinent.
33 Il y a bien dans ce livre un essai de socioanalyse mais c’est aussi, après le film de Pierre Carles La sociologie est un sport de combat, un dernier essai d’auto représentation, de justification de sa démarche scientifique et politique, de sa manière propre d’exercer son métier et de son entreprise. Cette esquisse de socioanalyse est aussi un plaidoyer et s’accompagne de justifications. Cherchant à justifier aussi les pratiques de son groupe de recherche et dénonçant les pratiques des autres groupes, P. Bourdieu se place comme chef d’orchestre, metteur en scène ou entraîneur, il faudrait ajouter entrepreneur ou manager, puisque c’est une véritable entreprise scientifique avec de nombreuses ramifications nationales et internationales qu’il a constituée et développée.
34 C’est assurément la genèse d’une vocation scientifique pour les sciences sociales, d’« un investissement total, un peu fou dans la recherche » mais aussi dans l’écriture, d’une rage d’écrire que P. Bourdieu analyse, c’est aussi une tentative de socioanalyse non menée complètement à laquelle font défaut plusieurs éléments et au total assez peu éloignée d’une forme d’ego histoire qu’il avait pourtant fortement récusée. On ne peut qu’être frappé par le fait que l’analyse et le regard sont sans cesse tournés vers lui-même, ce qui est un peu la règle dans l’exercice, mais qui n’en revêt pas moins une allure obsessive, comme s’il lui fallait convaincre une dernière fois de ce qu’il s’était fait seul ou presque seul contre tous ou presque tous et qu’il devait occuper une place à part, singulière, exceptionnelle dans l’histoire des sciences sociales, tout en espérant que ce livre permette à quelques-uns de ses lecteurs de reconnaître leurs expériences, leurs difficultés dans les siennes et de tirer de là « des moyens de faire et de vivre un tout petit peu mieux ce qu’ils vivent et ce qu’ils font ». •
35 Monique de Saint Martin
Analyse sociologique de soi et cousinages intellectuels. Autobiographe ou auto-analyste ?
36 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Seuil, 2004, 142 pages, 12 €. Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2004, 192 pages, 15 €.
37 En exergue de son Esquisse pour une auto-analyse, publiée après sa mort, Pierre Bourdieu a écrit la phrase suivante : « Ceci n’est pas une autobiographie [1] ». Clin d’œil au fameux « Ceci n’est pas une pipe » de René Magritte accompagnant la représentation de ce que tout le monde reconnaît comme étant « une pipe », il peut paraître à son tour déconcertant dans la mesure où le lecteur y trouve des éléments sur son enfance et son adolescence (certes, placés en fin de texte), sur sa famille et sur l’école, sur son expérience en Algérie, sur son parcours intellectuel, philosophique puis anthropologique et sociologique. Pourquoi donc un tel avertissement au lecteur qui a fait déjà dire à certains commentateurs que Pierre Bourdieu cherchait à échapper aux lois du genre autobiographique (« Je n’ai pas l’intention de sacrifier au genre, dont j’ai assez dit combien il était à la fois convenu et illusoire, de l’autobiographie » (p. 11) [2]) au moment même où il s’y soumettait ?
38 La raison essentielle en est que Pierre Bourdieu entendait livrer une analyse sociologique sur lui-même, comme il l’aurait fait sur d’autres, plutôt que d’entreprendre de « se raconter » avec pour seul guide le plaisir d’égrainer des souvenirs marquants ou émouvants. Il s’agissait par conséquent pour lui de prendre pour objet d’analyse sociologique les éléments pertinents de son parcours et de donner à lire les produits de cette analyse plutôt que de participer au mythe de l’authenticité, de la vérité subjective ou de l’écriture intime et personnelle, et donc nécessairement juste, de soi.
39 Analyse sociologique de soi et autobiographie ne relèvent pas du même genre d’exercice et ne répondent donc pas aux mêmes exigences. Lu comme une autobiographie, le livre posthume de Pierre Bourdieu pourrait être jugé très décevant, car trop « sec » et ne proposant ni confessions ou aveux, ni épanchements sentimentalistes, ni anecdotes touchantes, bouleversantes, drôles ou plaisantes sur sa vie personnelle. En revanche, lu comme une analyse sociologique – i.e. une analyse objectivante et contextualisante – de soi, l’ouvrage remplit en partie sa fonction et ne déçoit plus complètement les attentes du lecteur. On y lit ses propriétés sociales, culturelles et scolaires, les propriétés sociales principales d’une partie des personnes qui l’ont marqué, l’état structurel ou conjoncturel des possibles au moment où il était amené à faire tels « choix » d’orientations scolaire, professionnelle, scientifique, institutionnelle, etc. À chaque fois, Pierre Bourdieu s’efforce de ne pas être le centre psychologique, sensible et émotif du « problème » et de l’« attention », mais un point particulier situé (et se situant) dans des espaces structurés (et structurants).
Cousinage 1 : Bourdieu/Hoggart
40 « L’alliance d’une modestie délicate et d’un engagement rigoureux dans la vie intellectuelle. Admirable » (Richard Hoggart, à propos de Esquisse pour une auto-analyse) [3].
41 L’auto-analyse de Pierre Bourdieu n’est cependant pas sans rappeler la démarche autobiographique de Richard Hoggart, lui aussi transfuge de classe. Issu d’un autre pays (l’Angleterre) et d’une autre génération, Richard Hoggart, né en 1918 à Leeds, est connu en France depuis la traduction de son fameux ouvrage The Uses of Literacy [4] dans la collection dirigée alors par Pierre Bourdieu aux Éditions de Minuit. Dans ce livre, l’auteur parvenait à convertir une traversée de l’espace social, véritable expérience anthropologique, en dispositions scientifiques à interroger le monde social, évitant le double écueil du misérabilisme et du populisme.
42 Le cousinage social et intellectuel entre Pierre Bourdieu et Richard Hoggart est frappant et éclairant. Comme Bourdieu, Hoggart a toujours exprimé sa méfiance à l’égard du verbiage intellectuel et de la rhétorique manifestant davantage l’intention de séduire que de convaincre ou de prouver. R. Hoggart ironise ainsi à propos d’un « collègue » d’Oxford sur « le même air de confiance totale, le même plaisir à manier une dialectique qui ne fonctionnait si facilement que parce qu’elle ignorait et éludait les complexités culturelles qu’elle n’était pas préparée à prendre en compte [5] ». Sa conception du travail intellectuel était plus modeste, mais plus proche des contraintes du travail scientifique et, en fin de compte, plus exigeante. Et ce sont, bien sûr, ses origines sociales qui étaient au principe du rapport plus « technique » (mais non « utilitaire ») à la culture qu’il entretenait. De son côté, Bourdieu critique la « certitude de soi confinant maintes fois à l’inconscience de l’ignorance triomphante » et « la croyance dans la toute puissance de l’invention rhétorique » qui régnaient en khâgne (p. 17). Il écrit une phrase dans laquelle Hoggart se retrouverait probablement sans difficulté : « Peut-être qu’en ce cas le fait de sortir des “classes” que certains aiment à dire “modestes” procure des vertus que n’enseignent pas les manuels de méthodologie : l’absence de tout dédain pour les minuties de l’empirie, l’attention aux objets humbles, les refus des ruptures éclatantes et des éclats spectaculaires, l’aristocratisme de la discrétion qui porte au mépris du brio et du brillant récompensés par l’institution scolaire et aujourd’hui par les médias » (p. 131).
43 On trouve chez R. Hoggart une philosophie assez cousine de celle attachée à l’auto-analyse chère à Pierre Bourdieu, lorsqu’il écrit son livre A local habitation, traduit en France sous le titre 33 Newport street. Toutefois, à la différence de Pierre Bourdieu, Richard Hoggart ne s’est pas opposé à l’idée de rattacher son projet au genre autobiographique (le sous-titre de la traduction française étant : Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises). Plutôt que de contester ouvertement le genre, il avait choisi de le transformer et de l’aménager de l’intérieur. Car 33 Newport street était bien une autobiographie d’un type très particulier. Loin du genre littéraire consistant à mettre sans cesse en avant la vie personnelle et les sentiments intimes de l’auteur, R. Hoggart écrivait une autobiographie qui n’était pas exclusivement fondée sur un parcours « individuel » isolé, mais qui fournissait, par un travail de reconstruction minutieux, les différentes conditions sociales de production de sa personne. L’autobiographie ne pouvait donc être, dans sa conception, que la description de soi pris et sans cesse formé dans un tissu de relations sociales, de liens d’interdépendance multiples.
44 La comparaison de Pierre Bourdieu et de Richard Hoggart permet de s’interroger sur le choix des « traits pertinents » de la description et de l’analyse de son propre parcours opéré par Pierre Bourdieu, d’autant que ce dernier revendique une analyse de soi comme il le ferait d’autres savants, et qu’il entend « livrer cette expérience, énoncée aussi honnêtement que possible, à la confrontation critique, comme s’il s’agissait de n’importe quel autre objet » (p. 12). Il écrit ainsi d’emblée : « En adoptant le point de vue de l’analyste, je m’oblige (et m’autorise) à retenir tous les traits qui sont pertinents du point de vue de la sociologie, c’est-à-dire nécessaires à l’explication et à la compréhension sociologiques, et ceux-là seulement » (p. 11-12).
45 La première question que l’on peut se poser est, par conséquent, celle de savoir où commencent et où s’arrêtent l’explication et la compréhension sociologiques. On voit bien que Pierre Bourdieu cherche le plus possible à éviter le pathos, le sentimentalisme, l’explication des situations ou des actions par des motifs psychologiques, mais on sait aussi que les propriétés pertinentes pour sa sociologie sont autant des propriétés incorporées qu’objectivées, autant subjectives qu’objectives, autant dispositionnelles qu’institutionnelles ou matérielles. Or, il est sans doute beaucoup plus difficile de conduire son auto-analyse d’un point de vue dispositionnel que du point de vue des propriétés déjà objectivées (professions et niveaux de diplôme de ses parents, institutions fréquentées, nature et volume du capital scolaire possédé, positions professionnelles successivement occupées, etc.). Pierre Bourdieu évoque lui-même les conditions relationnelles dans lesquelles il a commencé à prendre conscience de ses dispositions : « J’ai découvert peu à peu, surtout peut-être à travers le regard des autres, les particularités de mon habitus » (p. 114). Comme le regard des autres et ce que l’on apprend alors de soi et sur soi dépendent des propriétés de ceux que l’on fréquente et de la nature des liens qui sont noués, cela ne rend pas la tâche facile. Une bonne manière de procéder pour se saisir soi-même consiste à s’efforcer de décrire le plus précisément possible des pratiques, des relations, des situations ou des figures typiques (dans le cas de R. Hoggart, son père, sa mère, sa grand-mère paternelle, ses tantes Ethel et Annie, son oncle Walter, un directeur d’école primaire, un professeur de l’université de Leeds, sa femme Mary, etc.). Richard Hoggart livre ainsi au lecteur une multitude de récits de scènes ou de situations familiales, amicales, scolaires ou professionnelles. Pierre Bourdieu le fait à quelques reprises (à propos de l’expérience de l’internat par exemple), mais encore insuffisamment (ce n’était qu’une esquisse) pour que l’on puisse émettre des hypothèses sur les dispositions principales et secondaires, des plus fortes aux plus faibles, qui caractérisaient son patrimoine individuel de dispositions.
46 L’autre question, qui reste en suspens, est de savoir ce que précisément Pierre Bourdieu souhaitait expliquer et comprendre. S’agissait-il de rendre raison d’une trajectoire sociale dans son ensemble ou de la seule trajectoire intellectuelle ? S’agissait-il plutôt de donner des éléments d’explication de la nature de sa conception sociologique ? Selon la réponse que l’on apporte à cette question de l’objet, on sera plus ou moins gêné de ne trouver aucune information sur les propriétés sociales de ses amis (aux différents moments de sa vie), de son épouse, de ses adversaires intellectuels (et notamment sociologues) ou encore de ses divers collaborateurs – ceux qui l’ont « quitté » comme ceux qui sont restés, ceux qui l’ont connu à ses débuts dans le métier de sociologue ou ceux qui s’en sont rapprochés plus tardivement, alors qu’il était déjà très consacré scientifiquement. Sur ce dernier point, parlant de « notre groupe de recherche » ou « du groupe que j’ai formé » (p. 32), Pierre Bourdieu a tendance à homogénéiser et à réifier un groupe qui s’est formé et transformé en trente ou quarante ans de collaborations. Or, une grande partie de sa trajectoire intellectuelle est incompréhensible sans la prise en compte des propriétés sociales, scolaires et institutionnelles de l’ensemble de ceux qui ont travaillé plus ou moins durablement « avec », « au côté de » ou « pour » lui.
Cousinage 2 : Bourdieu/Bouveresse
47 Proximité avec Richard Hoggart, mais aussi avec Jacques Bouveresse, son collègue philosophe au Collège de France, qui partageait avec lui une « méfiance instinctive » à l’égard de certaines « grandes idées » ou « grandes théories philosophiques [6] », et au fond, à l’égard de tout ce qui relève du verbiage théorique, de tout ce qui « fait savant », profond, complexe, mais n’est en définitive qu’un dérèglement du langage ordinaire. Dans un livre hommage à Pierre Bourdieu, J. Bouveresse écrit que « sous des dehors de sublimité et de profondeur inégalables, [ces grandes idées ou ces grandes théories] sont en réalité le produit de confusions et d’illusions qui sont d’un type assez élémentaire » (p. 25).
48 L’intérêt de cet ouvrage est de faire apparaître les proximités (liées à des origines sociales analogues, à une formation scolaire semblable et à une position institutionnelle finale commune) et les différences (l’un étant philosophe et l’autre sociologue, ils n’ont donc pas été soumis aux mêmes effets de champs) entre deux savants.
49 Côté différences assez facilement objectivables, on constatera tout d’abord que les deux chercheurs n’ont pas « réagi » de la même façon à la figure de la « grande ambition philosophique » que représentait Sartre : d’un côté, J. Bouveresse a préféré abandonner totalement ce genre d’ambition ; de l’autre, malgré le fait qu’il ait eu la volonté de se construire contre « tout ce que représentait pour [lui] l’entreprise sartrienne » (p. 37), Pierre Bourdieu – vivant son passage de la philosophie (discipline reine à l’époque de sa formation) à la sociologie comme un déclassement symbolique – reconnaît que sa manière de toucher à tout et d’étudier des objets très variés (avec des « dispositions éclectiques » et une « humeur « papillonne »), était une façon de réaliser « les ambitions démesurées de l’intellectuel total », même si « sur un autre mode, plus exigeant et aussi plus hasardeux » (p. 89). Au risque, admet-il volontiers, « de laisser parfois des programmes de recherche plutôt que des recherches accomplies » (p. 90).
50 Les différences sur fond de profondes ressemblances permettent ainsi au lecteur de voir comment des dispositions morales et intellectuelles très communes (même si jamais totalement identiques) peuvent néanmoins déboucher sur des divergences d’appréciation sur des points importants. L’un de ces points concerne le rapport entre la connaissance rationnelle du monde et sa transformation politique.
51 J. Bouveresse avoue tout d’abord son scepticisme spontané quant à la « possibilité de parvenir, dans le domaine de la connaissance sociale et politique, à des constructions théoriques à la fois ambitieuses et convaincantes » (p. 10). La lecture de Pierre Bourdieu et le dialogue régulier avec lui l’a néanmoins amené à réviser son jugement : « Aussi ai-je été obligé, la plupart du temps, de penser contre une inclination naturelle pour me convaincre qu’il est réellement possible d’en savoir - et d’en savoir sur un mode qui peut être qualifié de scientifique – beaucoup plus sur la réalité sociale qu’on n’est généralement disposé à l’admettre » (p. 10). En revanche, un point sur lequel il demeure dubitatif est la question du rôle de la connaissance de la réalité sociale pour changer l’état des choses existant. Il expliquait dans un bel entretien avec Jean-Jacques Rosat que ce savoir « peut malheureusement très bien être utilisé simplement sur le mode de l’intériorisation cynique [7] » et que les acteurs « finissent peut-être par penser autrement, mais continuent à agir de même [8] ». Et il réitère cette analyse dans Bourdieu, savant et politique : « Bourdieu m’a dit à différentes reprises qu’il avait été profondément choqué par ce que j’avais écrit, dans Rationalité et cynisme, à propos de la façon dont une meilleure connaissance comme celle que nous devons à la sociologie et aux sciences humaines en général peut, dans les faits, encourager non pas à un effort d’émancipation, mais, au contraire, à la résignation et au cynisme. C’est sûrement choquant, mais cela n’est malheureusement guère contestable. […] Penser d’une certaine façon et agir d’une autre peut malheureusement aussi devenir un habitus et même constituer l’habitus moderne par excellence » (p. 74). Il reconnaît, par exemple, rester « plutôt sceptique sur les résultats auxquels a conduit jusqu’à présent la sociologie critique des médias » (p. 76).
52 En soulignant le fait que la transformation des dispositions à penser ou à croire n’entraîne pas nécessairement une modification analogue des dispositions à agir [9], Jacques Bouveresse se révèle, à mon sens, plus réaliste sur le fonctionnement des dispositions mentales et comportementales que ne l’était, sur ce point, Pierre Bourdieu. En ajoutant que cette cohabitation de dispositions discursives critiques et de dispositions à agir ordinairement conservatrices pourrait bien être une propriété centrale des patrimoines individuels de dispositions caractéristiques de nos sociétés [10], il ouvre de nouvelles pistes de recherche aux sociologues dispositionnalistes [11].
53 De la même façon, J. Bouveresse dissociant beaucoup plus que ne le faisait Bourdieu la tâche de connaissance du monde, de l’action de transformation de ce monde, il peut combiner un radicalisme critique en philosophie et un plus grand pragmatisme politique. Il écrit ainsi : « Mais il reste encore, après avoir justifié le droit à la critique radicale, à décider de l’attitude à adopter à l’égard de tentatives de réforme qui, par définition, ne le sont pas. Bourdieu savait que lui et moi n’étions pas d’accord et faisions des choix différents sur ce point. Mais il acceptait sans difficulté la façon dont j’essayais de concilier le radicalisme dans la critique philosophique ou satirico-philosophique avec le pragmatisme et l’acceptation du principe du moindre mal dans l’action, et ma tendance à faire preuve, au nom du réalisme, d’une indulgence nettement plus grande que la sienne pour la « mollesse » social-démocrate » (p. 14).
54 Si des cousins sociaux et intellectuels parlaient et débattaient de ces questions sans que cela n’entame la force de leur amitié, alors l’ensemble très varié des chercheurs en sciences sociales qui ont trouvé de quoi s’enrichir à la lecture de l’œuvre de Pierre Bourdieu devraient pouvoir aussi y parvenir, sur ce genre de sujet comme sur bien d’autres. •
55 Bernard Lahire
Notes
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[1]
Sur ce point, voir l’ouvrage posthume de P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Seuil, 2004, p. 21-24.
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[2]
P. Encrevé et R. -M. Lagrave (dir.), Travailler avec Bourdieu, Flammarion, 2003.
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[3]
Ces débats sont en cours de publication aux éditions Fayard.
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[4]
À paraître chez Odile Jacob.
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[5]
Awal. Cahiers d’études berbères n° 27-28, « L’autre Bourdieu », Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2003.
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[6]
Sciences humaines, numéro spécial 2002, « L’œuvre de Pierre Bourdieu. Sociologie. Bilan critique. Quel héritage ? ».
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[7]
J. Lojkine (dir.), Les sociologues critiques du capitalisme. En hommage à Pierre Bourdieu, Presses Universitaires de France, « Actuel Marx », 2002.
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[8]
G. Mauger (dir.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Belin, 2004 (à paraître).
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[9]
Voir P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 78-86.
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[10]
P. Carles, La sociologie est un sport de combat, film réalisé en 2001, 2 h 30.
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[11]
P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 127-128.
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[12]
J. Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2004.
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[1]
P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité. Cours du Collège de France 2000-2001, Raisons d’agir, 2001, p. 184-220.
-
[2]
P. Bourdieu, Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Seuil, 2002, p. 10-14.
-
[3]
« Il y a aussi un refus de la complaisance psychologique à se raconter, qui est une tradition interne de notre groupe : ne pas s’épancher. Ce qui est une façon de se respecter et de respecter », P. Bourdieu et Y. Delsaut, « Entretien sur l’esprit de la recherche » in Y. Delsaut et M. -C. Rivière, Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu. Suivi d’un entretien sur l’esprit de la recherche, Le Temps des cerises, 2002, p. 189.
-
[4]
« Entretien avec Abdelmalek Sayad. Propos recueillis par H. Arlaoui », Mars, 6, printemps/été 1996, p. 19.
-
[1]
P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Seuil, 2004, p. 5.
-
[2]
On peut penser que Pierre Bourdieu renvoie implicitement ici à un article intitulé « L’illusion biographique » et dans lequel il critique notamment le présupposé selon lequel « “la vie” constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d’une “intention” subjective et objective, d’un projet », P. Bourdieu « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales n° 62/63, 1986, p. 69.
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[3]
Les Inrockuptibles n° 426, 28 janvier-3 février 2004, p. 32.
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[4]
Ouvrage traduit en français sous le titre La Culture du pauvre, Les Éditions de Minuit, 1970.
-
[5]
R. Hoggart, 33 Newport street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises (titre original : A local habitation), Hautes Études/Gallimard/Seuil, 1991, p. 258.
-
[6]
J. Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, Marseille, 2003, p. 25.
-
[7]
J. Bouveresse, Le Philosophe et le réel, Hachette Littératures, 1998, p. 16.
-
[8]
Idem, p. 17.
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[9]
C’est le genre de distinction opérée et explicitée dans B. Lahire, Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Nathan, 2002.
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[10]
J. Bouveresse a bien mis en évidence l’existence de ce thème dans l’œuvre de Musil : « Musil caractérise la Cacanie comme un pays où, de façon plus évidente que partout ailleurs, la façon dont on agit n’implique rien ou pas grand-chose quant à la façon dont on pense et, inversement, la façon dont on pense n’a guère d’incidence sur celle dont on agit. », J. Bouveresse, L’Homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire, Éditions de l’Éclat, Combas, 1993, p. 92.
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[11]
B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, 2004.