Notes
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[1]
Rawls énonce ainsi le second principe de sa théorie de la justice : « Les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société ». Cf. J. Rawls, La justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, traduction française de Bertrand Guillarme, La Découverte, 2003, p. 69-70.
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[2]
Idem, p. 69.
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[3]
Ibid., p. 73.
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[4]
K. Marx, Critique du programme de Gotha, 1891, in Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Éditions Sociales, « classiques du marxisme », 1972, p. 33.
« Vous êtes comme quelqu’un qui demanderait du café bouillant et qui le laisserait refroidir »
1 « Les hommes libres peuvent mourir de faim » observait, dit-on, un des participants aux débats qui ont accompagné l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, résumant ainsi deux siècles d’interrogations sur la tension entre liberté et bien-être et l’opposition entre ces deux valeurs mises en avant par les Lumières, la Liberté et le Bonheur. Ainsi, la question des enjeux d’une analyse du bien-être sous l’angle de la liberté des agents, i.e. de la liberté des individus comme critère d’évaluation du bien-être, est posée tant en termes philosophiques et politiques que pratiques. La place accordée à la liberté dans l’analyse mobilise, en fait, l’ensemble des principes de la devise républicaine car le domaine social et économique, objet de multiples désaccords sur la manière de réaliser l’idéal égalitaire, a des conséquences sur la mise en œuvre des autres valeurs cardinales des sociétés démocratiques contemporaines : liberté et fraternité.
2 Valeur libérale, au fondement même de la philosophie libérale puis de l’économie néoclassique, la liberté est aussi une valeur individualiste mise en avant par les Lumières en même temps que cette autre valeur qu’est « le bonheur ». Alors que les Révolutionnaires s’emparent de la liberté, J. Bentham fait de l’utilitarisme, et donc du bonheur, le concept dominant de la philosophie politique anglaise. Dans un cas comme dans l’autre, l’individu est la seule source de valeur morale. Deux siècles plus tard, le choix d’articuler l’analyse économique autour de l’utilité se trouve confronté à la nécessaire élucidation des questions posées par les principes républicains, notamment par l’opposition entre la liberté formelle (ou potentielle) des droits fondamentaux et la liberté réelle (ou effective). Mais à la différence de la notion de liberté individuelle telle qu’elle est traditionnellement conçue dans la philosophie libérale – dans la tradition de T. Hobbes – et défendue par F. Hayek ou M. Friedman (qui l’associent à une conception du marché considéré comme le seul lieu de socialisation), une conception sociale de la liberté peut être envisagée, dans la tradition républicaine, pour la concevoir non pas comme une simple agrégation de libertés individuelles mais, précisément, comme un produit social : la liberté réelle suppose l’égalité et la justice.
3 De la théorie de la justice de John Rawls, on retiendra sans doute la démarche, sur laquelle on a déjà tellement écrit : inspirée de la « révolution copernicienne » de Kant, elle consiste, partant d’une « position originelle », à adopter un ensemble de principes de justice sociale sur lequel peuvent s’appuyer critiques et réformes des institutions. On a aussi beaucoup écrit sur le principe de différence adopté au terme de cette démarche, tout comme sur le principe (moins original) d’égalité des chances [1]. Mais le premier principe de la théorie de la justice de Rawls, le principe d’égale liberté, a paradoxalement fait l’objet d’une moindre attention, alors qu’il constitue, au sein même de la théorie, un principe prioritaire, lexicalement antérieur aux deux volets qui constituent le second principe. Cette priorité accordée à la liberté, qui protège les buts et les intérêts « fondamentaux », empêche que la liberté puisse être sacrifiée à un avantage en revenus, richesse ou autorité, objets du second principe.
4 Dans sa « Reformulation de Théorie de la justice », Rawls donne du premier principe la définition suivante : « Chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés de base égales, qui soit compatible avec le même système de libertés pour tous [2] ». Ce principe rappelle d’emblée l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui figure en préambule de notre constitution de 1958 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». La liberté se conçoit bien ici comme « exercice de droits naturels » et, tout comme le souligne l’adage selon lequel « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres », cette liberté ne tolère qu’une limite : l’assurance que doivent avoir tous les membres de la société de jouir des mêmes droits. Dans l’énoncé de son premier principe, Rawls, relativement à la Déclaration des droits de l’Homme, insiste sur le fait que les libertés forment un système, un ensemble de droits compatibles entre eux. Il s’agit, pour chacun, de disposer de la même liberté que tous. Par delà ce que l’on pourrait considérer comme une robuste trivialité, il s’agit aussi pour Rawls de préciser les libertés qui peuvent être ici prises en compte. Dès lors, un enjeu essentiel de la théorie réside dans la définition même de ces « libertés de base ».
5 Selon Rawls, on peut établir cette liste soit de manière historique, soit de manière analytique. Dans le premier cas, il s’agit de recenser les libertés fondamentales de régimes démocratiques variés – considérés par le philosophe, au regard de l’histoire, comme « les meilleurs régimes ». Dans le second cas, il s’agit de rechercher dans le cadre de la théorie de la justice les libertés « essentielles pour le développement adéquat et le plein exercice des deux capacités morales caractérisant les personnes libres et égales [3] » : un sens de la justice et une conception du bien. Rawls cherche à montrer qu’un individu doté de ces facultés morales ne peut accepter, par construction, un sacrifice de « respect de soi-même » pour obtenir un intérêt personnel (économique) plus important. Dans ce cadre théorique, le bien de chacun ne peut pas être assuré par la simple défense des intérêts individuels. La priorité accordée à la liberté rejoint ici « les bases sociales du respect de soi-même » car les hommes, égaux dans le cadre de cette théorie du contrat, se considèrent eux-mêmes « comme des fins » et non comme des moyens. C’est pourquoi les principes de justice auxquels les individus peuvent ici souscrire doivent être conçus rationnellement de manière à protéger les « revendications de leur personne ».
6 Quelles « libertés de base » égales découlent alors de ces considérations ? Au sein de la liste établie par Rawls, on trouvera par exemple la liberté de pensée, de conscience, ou d’association, les libertés politiques, ainsi que les droits liés à l’intégrité physique et psychologique de la personne et ceux qui relèvent de l’État de droit. Ces libertés garantissent aux individus l’exercice même de leurs facultés morales : leur sens de la justice leur donne la possibilité d’évaluer la justice des institutions et des politiques sociales. Ces libertés permettent également à chacun de défendre sa propre conception du bien. Notons que, même s’il ne le fait pas explicitement dans l’énoncé de sa théorie de la justice, Rawls reconnaît qu’un principe lexicalement prioritaire à ce premier principe puisse être adopté : un principe affirmant que les besoins de base soient satisfaits dans toute la mesure où leur satisfaction peut être nécessaire à l’exercice de ces droits et libertés de base.
7 Le détour philosophique auquel Rawls ouvre la voie conduit – loin d’un néo-libéralisme radicalisant (ou caricaturant) la pensée libérale pour la réduire au fonctionnement concurrentiel des marchés – à une rénovation, un enrichissement, de cette pensée. Il permet de souligner, en particulier, l’existence d’une responsabilité sociale en matière de liberté qui dépasse l’égalité des droits ou l’égalité des chances. Mais la question de la justice sociale, dont il s’agit avec Rawls de définir les principes, ne dérange pas que la pensée libérale. Et l’on peut, paradoxalement, rapprocher Karl Marx du très libéral Friedrich Hayek.
8 Si, dans ses objectifs fondateurs, le courant marxiste contient une opposition radicale aux injustices sociales, le terme lui-même est absent des œuvres de son fondateur. La justice sociale apparaît comme un élément d’hétérogénéité : elle s’oppose à la justice politique et donc à l’égalité au niveau politique considérée comme prioritaire par la pensée marxiste. Ainsi, dans sa Critique du programme de Gotha (1891), K. Marx souligne : « Le socialisme vulgaire […] a hérité des économistes bourgeois l’habitude de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition [4] ». Les inégalités économiques, liées à l’extorsion de la plus-value – à l’exploitation – apparaissent dès le stade de la production et c’est à ce stade qu’elles doivent être combattues.
9 Conformément à la pensée de John Locke, le courant libéral le plus pur donne la priorité à la justice commutative car la justice sociale apparaît comme une menace pesant sur la liberté de l’échange contractuel. Le « danger » ne provient plus ici d’un risque d’hétérogénéité, mais d’un dirigisme inhérent à toute volonté de construire un ordre social. Là où Marx évoque l’égalité, la pensée libérale insiste sur la liberté. Le « tour de force » théorique consistant à inscrire, comme le fait John Rawls, la solidarité au cœur d’une conception libérale de la justice peut être apprécié en référence à l’état de la pensée libérale « pré-rawlsienne » en matière de justice sociale. On peut ainsi prendre la mesure du chemin parcouru au cours des trente dernières années pour affirmer la fraternité comme fondement de l’équité.
10 Si l’efficacité s’impose toujours à l’égalité, la fraternité acquiert avec Rawls une dimension sociale. Elle apparaît, en effet, non plus comme relevant du domaine individuel, et finalement de la charité, de l’assistance ou de l’altruisme mais directement de la structure sociale – ce qui est finalement plus conforme à l’histoire de l’État-social. Elle apparaît comme un enjeu de cette coopération sociale à laquelle les individus sont contraints, dans la conception rawlsienne de la société, par leur naissance même. En maintenant la priorité de la liberté, Rawls s’inscrit dans la tradition libérale. En posant le « principe de différence » comme un élément central de la coopération sociale, il s’en écarte en même temps. Dans les termes de Hayek, il concilie ainsi « ordre spontané » et « ordre construit », i.e. l’existence d’un État social qui ne s’oppose pas à « l’ordre spontané » du marché. Il apporte une réponse à ce grand dilemme entre efficacité économique et justice sociale.
11 L’introduction de considérations de justice politique, destinée à préserver la liberté individuelle, complète cette construction d’une « troisième voie » sociale-libérale et l’on mesure à quel point la théorie rawlsienne a pu contribuer, dans le champ intellectuel, à asseoir ou à légitimer la « rénovation » d’une certaine pensée « de gauche ».
12 Il reste aujourd’hui la nécessité de penser la liberté de chacun dans toute sa dimension sociale, comme un construit social. Sans considérer que cette valeur appartient exclusivement à la pensée libérale, sans oublier, dans l’histoire du mouvement ouvrier, les revendications pour « le pain et la liberté », sans oublier aussi que c’est précisément cette valeur que le capitalisme piétine encore chaque jour et que le stalinisme a allègrement piétinée. Il reste, pour tous ceux qui conservent une quelconque volonté de transformation sociale, la nécessité de penser la liberté dans ses dimensions individuelles et sociales et de réconcilier liberté et égalité. Rawls n’a fait qu’ouvrir la voie. •
Notes
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[1]
Rawls énonce ainsi le second principe de sa théorie de la justice : « Les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société ». Cf. J. Rawls, La justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, traduction française de Bertrand Guillarme, La Découverte, 2003, p. 69-70.
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[2]
Idem, p. 69.
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[3]
Ibid., p. 73.
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[4]
K. Marx, Critique du programme de Gotha, 1891, in Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Éditions Sociales, « classiques du marxisme », 1972, p. 33.