1 Le 22 septembre dernier, la coalition rouge-verte allemande remportait de justesse les élections au Bundestag, à la différence de la gauche plurielle française. Il est utile de revenir sur ce qui, au-delà de données conjoncturelles, a permis ce succès, d’autant que l’appréciation du bilan conditionne largement ce que pourra être la seconde phase de cette expérience importante pour l’ensemble de la gauche européenne.
2 À son arrivée au pouvoir en 1998, la coalition entre le SPD et les Grünen était porteuse de nombreux espoirs. Le départ de H. Kohl signifiait que prenait fin une décennie ouverte par la réunification et durant laquelle la gauche avait eu le plus grand mal à trouver ses marques. L’état de grâce avait toutefois été de courte durée. Les élections régionales de 1998 et 1999 furent catastrophiques aussi bien pour les Verts que pour la social-démocratie, entraînant la perte de la courte majorité dans la deuxième chambre. Au point que certains se demandaient si la coalition parviendrait à l’échéance de son mandat. La coalition a pourtant tenu. Plus, pour qui accepte de la juger tant du point de vue des initiatives engagées que du point de vue de sa dynamique interne, le bilan est contrasté, sur certains points meilleurs que celui de la « gauche plurielle », sur d’autres en retrait. Au terme d’une campagne riche en rebondissements, la coalition rouge-verte vient d’être reconduite d’extrême justesse, et principalement grâce aux voix venues des nouveaux Länder. Elle a de lourds défis à relever, tant sur le plan interne qu’au niveau européen.
UNE « GAUCHE PLURIELLE » à L’ALLEMANDE ? BREF BILAN DU PREMIER GOUVERNEMENT « ROT-GRüN ».
3 Dans un contexte marqué par la mise sous tension du pacte fédéral, on peut opposer schématiquement l’échec de la stratégie économique et sociale de la coalition rouge-verte à la relative réussite de la politique environnementale ou des réformes dites « de société ». L’affirmation de l’Allemagne sur la scène internationale est sans doute l’autre grande évolution significative au terme de cette première législature.
• Un pacte fédéral soumis à de fortes tensions
4 La République Fédérale d’Allemagne est un État caractérisé par la division de la puissance étatique entre le Bund et les Länder et une forte imbrication entre les différents échelons de gouvernement, et, en même temps, par des traits que l’on prête normalement à un État unitaire : l’unité juridique et économique et un haut degré d’égalisation des conditions de vie. Ces deux dimensions sont au demeurant liées. Or, le pacte social et fédéral allemand traverse depuis plusieurs années une zone de fortes turbulences, soumis qu’il est aux tensions suscitées par la réunification d’une part, par la construction européenne d’autre part. De ce point de vue, le bilan de la première législature du gouvernement Schröder a plus été marqué par l’habileté tactique que par la faculté à dessiner et à mettre en œuvre des lignes directrices pour l’avenir.
5 Tant la répartition des compétences législatives et administratives entre la Fédération et les Länder que l’impératif d’égalisation des conditions de vie contraignent le fédéralisme allemand à l’imbrication politique – « Politikverflechtung » (F. Scharpf) – entre les niveaux de gouvernement et à « l’unitarisation ». Il faut cependant bien voir que cette imbrication des compétences réduit le degré d’autonomie des deux échelons et force à des modalités d’accord quasi-unanimes. Cette imbrication est encore renforcée par un système de financement « lié » (partage des principales recettes fiscales entre la Fédération, les Länder et les communes) et par de très puissants mécanismes de compensation financière verticale (Fédération-Länder) et horizontale (Länder). Sans entrer dans les détails, on peut en retenir l’idée que les mécanismes redistributifs conduisent à niveler considérablement les différences de potentiel fiscal entre les Länder, de sorte qu’avant la réunification l’Allemagne avait atteint un degré d’homogénéité en matière d’offre de biens publics comme peu d’États unitaires comparables. Revers de la médaille, ces mécanismes se voient accusés de conduire à des politiques dispendieuses.
6 Ces traits caractéristiques du fédéralisme allemand, ajoutés à quelques caractéristiques nationales d’ordre politique – les nécessités des gouvernements de coalition notamment –, culturel – cet « individu collectif » dont parle Louis Dumont –, ou institutionnel – le poids des associations professionnelles et des syndicats par exemple – ont conduit par-delà les alternances à une assez grande continuité des politiques conduites, politique de la « voie moyenne » mais assez redistributive. Mais ce système est aussi accusé d’être marqué par l’immobilisme. C’est d’autant plus le cas, dans un contexte de divergence – quasiment continue depuis 1990 – des majorités dans les deux chambres, que les questions en débat deviennent l’objet d’un enjeu de pouvoir entre majorité et opposition.
7 Or, la réunification a renforcé le phénomène déjà amorcé depuis le milieu des années quatre-vingt de « non congruence » croissante (Lehmbruch) entre le système des partis et les systèmes de négociation de l’État fédéral coopératif. Le rôle imparti aux grands partis politiques en matière d’intégration des intérêts sociaux liés à la division sociale du travail et des intérêts contradictoires imputables à la division territoriale des pouvoirs a longtemps été décisif. Le raidissement idéologique du parti charnière qu’a longtemps constitué le FDP (libéraux), l’apparition de nouveaux partis (Grünen, PDS, les ex-communistes), le brouillage des frontières idéologiques (avec des Verts qui, sur les questions économiques et sociales, sont souvent proches des libéraux) et la montée en puissance des organisations régionales des partis ont remis en cause la faculté des grands partis à filtrer les conflits entre les Länder, et produit une configuration où le gouvernement fédéral devient minoritaire.
8 Contraintes du fédéralisme et culture de la négociation conduisent à un « gouvernement des commissions » pour traiter des grandes questions sociales, qui a atteint des sommets rarement égalés au cours de ces quatre dernières années. Plus que jamais, l’Allemagne est le pays des tables rondes, des « Alliances tripartites pour le travail », des comités éthiques ou des sages et des Kanzlerrunden. Si cette méthode présente certains avantages, elle n’échappe pas aux arrangements du main- stream, aux dérives de l’expertise, parfois du corporatisme et a tendance à faire du Parlement une chambre d’enregistrement.
9 Dans ce contexte, la réunification a mis à mal à plusieurs égards le pacte social et fédéral. Elle s’est d’abord traduite par un accroissement des conflits de redistribution. En réponse aux inégalités considérables entre les deux parties du pays, l’intégration des nouveaux Länder aux mécanismes de compensation financière, se traduisant par des transferts massifs, a conduit à une ré-interrogation des mécanismes fédéraux redistributifs à l’œuvre. Or, douze ans plus tard, l’expérience est-allemande enseigne que l’importation d’un système institutionnel « clé en mains » et des transferts publics massifs ne garantissent par le succès de la transition. L’économie des nouveaux Länder souffre d’une désindustrialisation aiguë, plus accentuée que dans les autres pays du PECO, le taux de chômage y est encore deux fois supérieur à celui de l’Ouest, et alors que les salaires atteignent près de 90 % des salaires de l’Ouest, les nouveaux Länder souffrent toujours d’un lourd déficit de productivité. Plus généralement, la division sociale et culturelle du pays demeure, même si la ligne de fracture s’est en partie déplacée au sein même des nouveaux Länder (avec les gagnants et les perdants de la réunification), la mixité géographique est encore marginale, et les élites est-allemandes, lorsqu’elles ne sont pas fondues dans celles de l’Ouest, peinent à être reconnues. Une identité Össis commence cependant peu à peu à voir le jour, telle qu’en témoigne par exemple le cinéma (Berlin is in Gemany, Halbe Treppe). Le poids croissant des transferts a provoqué une crispation des riches Länder de l’Ouest (Bavière, Bade-Württemberg), dont l’objectif est désormais d’aller vers un « fédéralisme concurrentiel », donc moins solidaire. Une réforme a bien été adoptée en 2001, mais elle n’a apporté de modifications qu’à la marge. La Constitution financière du fédéralisme allemand demeure en chantier dans un contexte où les collectivités territoriales connaissent une crise de financement sans précédent.
10 Le deuxième effet lié à la réunification est que les intérêts des Länder sont devenus à ce point contradictoires que les efforts effectués en vue d’une stratégie commune vis-à-vis du pouvoir fédéral se heurtent à d’importants conflits de répartition. La réunification s’est notamment traduite par un renforcement du pouvoir des Länder petits et/ou économiquement faibles, qui détiennent une majorité au Bundesrat, au détriment des Länder contributeurs nets. Plus que jamais, le Bund a tactiquement intérêt à jouer les Länder petits ou faibles contre les autres, en procédant à des arrangements bilatéraux. La conséquence en est souvent une nouvelle poussée de la centralisation – qui remet en cause les avantages prêtés à une structure fédérale en terme d’adaptation aux préférences locales, et de respect de la diversité régionale – et une incapacité du fédéralisme à se réformer. Le Chancelier Schröder, qui ne dispose plus de majorité au Bundesrat, a réussi en plusieurs occasions (réforme fiscale en juillet 2000, loi sur l’émigration en mars 2002) à passer outre le pouvoir de veto de la deuxième assemblée en « achetant » les voix de certains Länder. Mais dans d’autres cas, il a été – comme il sera – contraint de s’en remettre au compromis ou de renoncer.
11 L’autre grande évolution qui vient percuter le fédéralisme allemand est bien entendu la construction européenne. Elle ne vient pas seulement contraindre les finances publiques soumises à la charge de la réunification et asséchées par une croissance faible. L’intégration européenne accrue a contraint encore plus fortement les Länder dans leur domaine de compétences propres. De manière plus générale, le deal à l’œuvre au sein du fédéralisme allemand entre la perte de compétences des échelons décentralisés et un droit de codécision étendu des gouvernements des Länder ne peut plus fonctionner si les compétences sont transférées de manière croissante de Berlin à Bruxelles. C’est pourquoi les Länder ont obtenu en 1992 que la nouvelle rédaction de la Loi fondamentale fasse de la politique européenne une nouvelle tâche commune de la Fédération et des Länder, avec des pouvoirs qui varient suivant les domaines concernés, renforçant ainsi les nécessités d’une coopération pourtant de plus en plus conflictuelle.
• Une stratégie économique « sociale-libérale » impuissante à faire reculer le chômage…
12 L’Allemagne souffre d’un problème structurel assez bien identifié mais qui curieusement n’est pas discuté en ces termes outre-Rhin : celui d’une croissance économique durablement faible. Après une décennie d’ajustements macroéconomiques déterminés par les contraintes imposées par la réalisation de l’Union monétaire, l’économie allemande, plus ouverte que ses grands voisins, notamment sur les États-Unis, a été en outre frappée plus durement par le ralentissement de la conjoncture internationale consécutive au 11 septembre 2001. Beaucoup en découle : le niveau du chômage, qui est vécu comme un drame national, le dérapage des déficits publics, la hausse des prélèvements sociaux, etc. De ce point de vue, le bilan du gouvernement Schröder est mauvais : l’Allemagne est devenue, depuis plusieurs années, la lanterne rouge de la croissance en Europe. Si un million d’emplois ont été créés entre 1998 et 2001, permettant un recul du chômage de 400 000 personnes, celui-ci a repassé depuis la barre des quatre millions – cette évolution étant essentiellement imputable à l’Ouest.
13 Comme le souligne le rapport du « conseil des sages » 2002, il y a à cette évolution de l’emploi un certain nombre de facteurs spécifiques, au premier rang desquels il faut compter la réunification, les pertes d’emplois dans le bâtiment et la fonction publique – près d’un million d’emplois en dix ans, dont la moitié à l’Est. Pour autant, la faiblesse de la croissance a une explication majeure, qui est sous-jacente également aux « orientations de politique économique » arrêtées dans le cadre européen (UEM) : le consensus quant au renoncement à toute politique macroéconomique active. Dans cette perspective, le gouvernement Schröder-Eichel a mené une politique de « consolidation des finances publiques » en réduisant notamment la part des investissements publics. L’impulsion budgétaire sur l’activité économique a été presque constamment négative au cours de la législature. Le seul ensemble de mesures censées soutenir l’activité tout en rendant plus attractif le Standort Deutschland (l’Allemagne comme lieu d’investissement et de production), et s’inscrivant en cela de facto dans le cadre libéral de la concurrence fiscale dans l’UEM, a consisté en une série d’allègements fiscaux en faveur des ménages (impôt sur le revenu) et des entreprises aux effets anti-redistributifs. Alors que la politique budgétaire a suivi un cours globalement restrictif, les conditions monétaires dictées avec inertie par la Banque centrale européenne ont été elles aussi restrictives au regard de la situation prévalant en Allemagne, qui a en outre à surmonter le handicap d’un taux de change surévalué au moment du passage à la monnaie unique.
14 Compte tenu de ce policy mix défavorable, le problème du chômage était censé devoir être réglé au moyen du seul instrument de la réforme « structurelle » du marché du travail et d’une baisse du coût direct ou indirect (les prélèvements sociaux) du travail. Jusqu’au printemps 2002, marqué par un mouvement de grèves dans le secteur privé, les évolutions salariales sont demeurées extrêmement modérées. Comme dans le même temps, le rythme de croissance des gains de productivité s’est accéléré, les coûts salariaux unitaires sont quasiment stables en Allemagne depuis 1995 (ils sont augmentés de 10 % en France ou de 15 % aux États-Unis). Dans ce contexte, on peut s’étonner que l’essentiel du débat se concentre de manière obsessionnelle sur le coût du travail. On peut notamment l’expliquer par la majoration des taux de cotisations sociales consécutives au discutable mode de financement des charges de la réunification du système d’assurances sociales.
15 Toujours est-il que ce contexte a été mis à profit par la coalition « rouge-verte » pour introduire une taxe écologique dont le produit a été affecté à la baisse des cotisations-retraites et pour réformer à nouveau ces dernières. La « réforme du siècle » consiste en réalité à programmer une baisse de cinq à dix points du taux de remplacement (le rapport entre la retraite perçue et le salaire de carrière) garanti par les régimes publics et à introduire en compensation un régime d’épargne volontaire puissamment subventionné par l’État, notamment pour les plus bas salaires et les familles nombreuses. Du point de vue de ses intentions, cette réforme marque symboliquement une rupture avec la tradition allemande selon laquelle la retraite était financée et gérée de manière paritaire par les partenaires sociaux. Toutefois, le succès des produits d’épargne certifiés demeure pour l’heure mitigé et c’est plutôt à une relance des dispositifs de pension d’entreprise – où les syndicats pèsent – à laquelle on assiste.
16 La réforme du marché du travail proprement dite s’est jusqu’à présent cantonnée à un ensemble de dispositifs visant à faciliter l’appariement entre les offres et les demandes ; à favoriser l’emploi et « l’employabilité » de certaines catégories de chômeurs. Un assouplissement des accords de branche où demeurent toujours négociées les augmentations de salaires a certes été négocié dans le cadre du Pacte tripartite pour l’emploi. Mais pour l’heure, ce pilier du système social allemand résiste encore – mais pour combien de temps ? – au mouvement de dérégulation. Les propositions de la Commission dite Hartz, que Schröder a suscité en fin de législature pour tempérer son échec, si elles venaient à être appliquées telles qu’elles – ce qui est loin d’être faits – provoqueraient en revanche des changements beaucoup plus profonds dans le sens d’une réforme « sociale-libérale » du marché du travail.
• … un tournant écologiste
17 En entrant au gouvernement fédéral, les Grünen prenaient un gros risque. Non que la participation risque de ressusciter l’affrontement entre Fondis et Realos qui avait dominé le parti dans les années quatre-vingt. La défaite des premiers était déjà consommée bien avant la signature d’un accord électoral avec le SPD et la négociation du contrat de gouvernement. L’enjeu était d’être incapable de peser et de se transformer en annexe verte du SPD. Le risque était toutefois limité à deux égards. Le premier tient au fait que les Grünen avaient une longue expérience institutionnelle et – en regard de leurs homologues français – une forte implantation. Le second élément était la relative facilité à définir des terrains de compétence propre à chaque partenaire : d’une part, l’arsenal du SPD restait en matière d’écologie d’une indigence remarquable ; d’autre part, du côté des Verts, les attentes en matière de politique économique et sociale épousaient l’air du temps. Un second faisceau de problèmes trouve son origine dans la relative efficacité des Grünen à imposer un « tournant » écologique de la politique allemande. Cette efficacité tient non pas à la recherche d’alternatives au marché mais à son utilisation dans le cadre d’une politique qui a pour principal objectif les consommateurs. Deux illustrations de ce qu’on peut appeler un paradigme « écolo-libéral » méritent d’être évoquées, car elles témoignent à la fois des changements réels apportés par la politique environnementale de la coalition et des contradictions que celle-ci suscite.
18 Le premier épisode révélateur de la pratique de négociations en tensions du gouvernement « rouge-vert » a été la discussion sur les conditions de sortie du nucléaire. L’engagement d’un arrêt de la production d’électricité nucléaire était un des points cruciaux du contrat de coalition. Dès sa nomination, Jürgen Tritin, le ministre Grünen de l’environnement, a entamé les échanges sur les modalités d’arrêt de l’ensemble du parc de centrales nucléaires (17 % de la production). Soumis à la pression conjointe des opérateurs de centrales et d’un fort lobby pro-nucléaire social-démocrate, celui-ci a dû faire machine arrière sur de nombreux points. Il reste cependant qu’un compromis a pu être trouvé. Celui-ci prévoit une sortie très graduelle du nucléaire (trente ans pour fermer l’ensemble des centrales, au fur et à mesure de leur vieillissement), c’est-à-dire sans compensations financières mais en laissant le temps aux producteurs de façonner une alternative. L’accord a été fortement critiqué. Il ne s’agit de rien d’autre que d’un blocage des investissements sans aucun signe de remise en cause de la part actuellement donnée au nucléaire. L’aspect le plus intéressant et original du plan est donc moins à chercher du côté du sort fait au nucléaire que du côté de la politique énergétique associée au scénario de sortie. Dans un contexte marqué par les débats sur les accords de Kyoto, on pouvait en effet s’attendre à la mise en avant du risque de voir la consommation d’énergies fossiles augmenter et remettre en cause la contribution allemande à la lutte contre l’effet de serre. Conscient de l’enjeu, le ministère Grünen a inventé une politique destinée à favoriser la production d’énergie renouvelable. Le succès le plus spectaculaire est le développement de l’énergie éolienne à partir d’un dispositif d’incitations économiques. Cette combinaison de mécanismes mettant au centre les choix d’un consommateur « écologiste averti » a eu des effets incontestables : en quatre ans la production d’électricité renouvelable est passée à près de 5 % de la consommation totale. Les critiques mettent en avant la centralisation et la dimension industrielle de ces « parcs à éoliennes », le ralliement à une forme de « productivisme » écologiste.
19 Le second changement d’ampleur est la politique de « tournant agricole ». Loin d’avoir été planifié dans les accords de coalition, celui-ci est un pur produit du pragmatisme rouge-vert. Le point de départ a en effet été le scandale de la « vache folle » qui éclata à l’automne 2000. En réaction à l’annonce des premiers cas d’encéphalopathie spongiforme bovine, Schröder décida, en décembre 2000, de sacrifier non seulement son ministre de l’agriculture, directement impliqué dans la politique de non-prévention mais aussi la ministre verte de la santé. En compensation, les Grünen obtinrent la création d’un puissant ministère de l’agriculture et de la protection des consommateurs. Sa titulaire Renate Künast, un pur produit du milieu vert-alternatif berlinois, a significativement changé les priorités, remettant en cause l’osmose entre ministère de l’agriculture et organisations professionnelles agricoles au profit d’une « politique des consommateurs » visant au changement des pratiques de production. Au-delà de la gestion de l’épidémie d’ESB par la multiplication des tests et mesures de « traçabilité », la protection des consommateurs est ainsi devenue synonyme de changement des conditions d’élevage, de remise en cause des grandes exploitations, et de soutien à une agriculture moins gourmande en engrais, pesticides et aliments industriels. La politique du risque alimentaire est toutefois un jeu aux limites évidentes dont témoigne la succession de mini-scandales qui sont intervenus depuis l’été dernier dans la filière bio. Parallèlement, le tournant agricole a eu des effets sensibles au niveau européen puisque l’Allemagne est aujourd’hui le pays le plus engagé dans la tentative de remise à plat de la PAC. Là encore, l’efficacité des Grünen tient à une conjonction d’écologie et de mécanismes de marché. Celle-ci rencontre un écho privilégiɠdu côté des nouvelles couches moyennes. C’est ce qu’ont montré les dernières élections.
• … alors que l’Allemagne s’est affirmée sur la scène internationale
20 Marquée sans aucun doute par la campagne électorale, la prise de position du gouvernement Schröder-Fischer sur le refus de principe de participer à la guerre contre l’Irak s’inscrit néanmoins dans la continuité d’une politique étrangère où l’Allemagne réunifiée se doit, au nom de son passé mais sans ignorer les nécessités de la Realpolitik, d’assumer sa responsabilité politique sur la scène internationale. Avec le tournant écologique, c’est sans doute en ce domaine que la coalition rouge-verte laissera les traces les plus durables. L’équation était, sur le plan interne, pourtant difficile à résoudre à la fois au regard de la culture politique prévalant dans la République fédérale d’après guerre, mais aussi pour des raisons internes à la majorité gouvernementale. J. Fischer, le ministre Vert des affaires étrangères et le partenaire privilégié de Schröder, a été à de multiples reprises le principal artisan d’imposition des choix faits et cela au prix de multiples crises internes à son parti (les deux premières années ont été celles d’une hémorragie militante) et d’une réorganisation privilégiant la constitution d’un cercle dirigeant restreint fonctionnant à l’autorité de fait sinon de droit. La pilule était dure à avaler, mais elle est passée : l’Allemagne est redevenue une puissance diplomatique presque « normale » tandis que la culture héritée des grandes mobilisations pacifistes des années quatre-vingt (laquelle liait écologie, non-violence et investissements dans les projets Nord-Sud) a été sérieusement mise à mal.
21 La coalition gouvernementale a eu en effet à relever des défis historiques : les Balkans, l’Afghanistan, la guerre « anti-terroriste ». Abandonnant la diplomatie du carnet de chèque qui avait encore prévalu au moment de la guerre de 1991 contre l’Irak, le gouvernement Schröder a défendu la nécessité de l’intervention militaire pour défendre la paix. Il a pour ce faire dû engager sa responsabilité politique devant le Bundestag. Pour la première fois dans l’après-guerre, des avions allemands ont pris part au bombardement contre Belgrade. Le nettoyage ethnique du Kosovo fut combattu au nom d’un « Nie wieder Auschwitz ! », qui peut laisser songeur. Dans la foulée, Berlin prit une part active au pacte de stabilité en Macédoine. Mais, après le 11 septembre, c’est surtout en Afghanistan que l’Allemagne, redevenue une puissance parlant d’égal à égal avec les autres puissances, a joué un rôle majeur en organisant à Berlin une conférence sur la paix et les élections libres. C’est d’ailleurs elle qui devrait prochainement assumer pour six mois la responsabilité sur place. Au total, ce sont près de 10 000 soldats allemands qui participent actuellement à des opérations de l’ONU aux quatre coins de la planète. Une situation inimaginable il y a à peine quatre ans.
22 C’est une même affirmation décomplexée des intérêts allemands qui a imprégné la politique européenne de Schröder, marquée par ailleurs par le flirt idéologique avec Tony Blair, resté sans lendemain mais pas sans signification. Pour des raisons géopolitiques évidentes, l’Allemagne a poussé les feux de l’élargissement à l’Est, ce qui la ramène au centre de l’Europe historique. Mais lorsque J. Fischer prononça en mai 2000 à l’université Humboldt un discours sur l’avenir d’une Europe fédérale, il fut prié de le faire à titre personnel. Au moment où la coalition gouvernementale est reconduite, l’Allemagne dispose pourtant d’atouts majeurs pour peser sur les débats de la « Convention sur l’avenir de l’Europe », dans laquelle Fischer a récemment décidé de s’investir.
LA RECONDUCTION DE LA COALITION « ROUGE-VERTE »
23 L’enjeu de la campagne était de savoir si la coalition rouge-verte avait été un accident de parcours imputable à la fin du trop long règne du père de la réunification, qui plus est empêtré dans « les affaires », ou si, au contraire celle-ci allait pouvoir imprimer durablement sa marque à la société allemande. On sait ce qu’il en est advenu. Mais la reconduction de la coalition en place fut acquise d’extrême justesse, presque par un concours de circonstances, et, ce qui est assez remarquable, principalement en raison du comportement de l’électorat des nouveaux Länder.
• Une campagne à rebondissements
24 La campagne fut d’abord marquée des mois durant par l’atonie. Les deux grands partis ont en effet commis au départ des erreurs stratégiques. Au moment de son entrée en campagne en début d’année, Schröder, incontesté dans son parti, se présente avec quelques lignes de force : comme « modernisateur » de l’Allemagne, il affiche initialement un positionnement politique suivant lequel le SPD est, en principe, prêt à gouverner avec « tous les partis (démocratiques) susceptibles de former une coalition » (« Koalitionsfähig ») – ce qui revenait à exclure le PDS, les anciens communistes. Il compte surtout sur une popularité toujours forte et son indéniable habileté médiatique pour personnaliser la campagne et s’imposer à son rival, propulsé par les sondages d’opinion et les jeux d’appareil. La CDU et la CSU (en Bavière) cette fois fermement réunies derrière Stoïber axèrent leur campagne presque exclusivement sur le thème de l’échec économique du gouvernement Schröder. Le FDP (les libéraux) joua pour leur part la carte de l’indépendance, en refusant d’indiquer leur préférence pour une coalition, afin d’atteindre un objectif bien ambitieux de « 18 % des voix ». Ils le firent au moyen de promesses monomaniaques de baisses d’impôt.
25 La campagne fut donc longtemps assez morne puisque sur les grandes questions économiques et sociales, il existe, aux nuances près, en Allemagne, un quasi consensus typiquement « social-libéral » sur les solutions à adopter – au moins parmi les élites politico-médiatiques. Résultat, en juin, le SPD se voit ramener à un étayage d’à peine plus de 30 %. À ce moment-là, Schröder sut ne pas commettre l’erreur du candidat Jospin : il réajusta insensiblement son axe de campagne, en redécouvrant les valeurs classiques de la sociale-démocratie allemande, au cours de discours où les termes de « solidarité » et de « justice sociale » revinrent comme une antienne. De leur côté, les Grünen abandonnèrent rapidement leurs velléités de compétition avec le SPD sur les questions sociales. Ils menèrent une campagne très médiatique, fortement appuyée sur la mise en avant de la popularité de Joska Fischer et centrée sur leur bilan gouvernemental.
26 Puis surgirent les circonstances inattendues : les « crues du siècle » à l’Est, la question irakienne. Le gouvernement en place orchestra avec détermination sa politique d’aide aux victimes des inondations auprès d’une population des nouveaux Länder qui attend plus du pouvoir politique que son homologue de l’Ouest. Il annonça un plan de financement des aides au moyen d’un report d’un an de la baisse jusqu’alors programmée de l’impôt sur le revenu. Parallèlement, Schröder et Joska Fischer firent part de leur refus de principe de participer à une guerre contre l’Irak qu’ils condamnaient par avance ; une position qui s’inscrit dans une évolution plus longue (voir supra) mais qui est aussi imputable au souci de court terme de soigner la fibre pacifiste d’une partie de l’électorat allemand, et notamment de l’électorat à l’Est. L’opposition de droite tout entière fut prise en défaut par ces évènements et ne sut renouveler ni son discours ni sa stratégie. La question de la paix (en même temps que la question américaine) fut aussi l’occasion pour les deux principaux acteurs de la coalition sortante d’afficher enfin explicitement leur volonté de poursuivre le travail en commun. Pour la première fois dans l’histoire de la République fédérale, deux dirigeants de partis – Schröder et Fischer – tinrent en fin de campagne un meeting commun dans la capitale, avec pour intention de bonifier leur popularité et d’afficher clairement leur volonté de reconduire en cas de victoire la coalition « rot-grün ». Un « Persan » ne pourrait manquer de trouver décidément singulier ce pays où un débat de politique étrangère peut faire basculer une élection, alors que les questions d’insécurité, pourtant mises en avant par les nouveaux populistes (le parti de Schill), ne sont quasiment pas évoquées – bien que les chiffres de la délinquance soient très comparables à ceux de la France.
• Une victoire courte, heureuse et très « Össis »
27 Comment la coalition rouge-verte a-t-elle gagné ? La CDU fait structurellement entre 40 et 44 % des voix, c’est dire si elle ne peut être écartée du pouvoir que dans un contexte spécifique, comme l’alliance SPD-FDP dans les années 1974-1982. Plus précisément, si on calcule le score moyen des différents partis entre 1949 et 2002, on obtient : 43,7 %, des voix pour la CDU, 37,6 % pour le SPD, 8,6 % pour le FDP, 6,1 % pour les Verts (depuis leur apparition) et 4,0 % pour le PDS (idem). Les deux grands partis ne recueillent cependant qu’une part décroissante quoique stabilisée des voix (90 % dans les années soixante-dix, 81 % en 1987, mais 77 % en 1990, 1994 et 2002).
28 Si par rapport à sa défaite historique de 1998, la CDU-CSU a regagné globalement, avec 38,5 % des voix, 3,4 points et plus d’1,2 millions de voix, elle réalise là son troisième plus mauvais score dans l’histoire de la République Fédérale. Qui plus est, son allié naturel quoique non déclaré, le FDP, a réalisé une performance d’autant plus médiocre qu’elle se situe loin de l’objectif à deux chiffres visé : 7,4 %, soit 1,2 points de plus qu’il y a quatre ans. Le SPD a, pour sa part, avec 38,5 % des voix, perdu 2,4 points par rapport à 1998, mais il a pu limiter les pertes en mordant dans l’électorat du PDS à l’Est (qui y a perdu près de 5 points). Au-delà des facteurs conjoncturels, l’échec cinglant de ce dernier atteste d’une mutation ratée, ce qu’a confirmé depuis le congrès qui a suivi les élections, où c’est la ligne conservatrice, incarnée par Gabi Zimmer, qui l’a emportée contre les « réformateurs ».
29 La coalition doit sa performance globale au très bon score des Verts, qui, avec 8,6 % des voix, ont gagné deux points et réalisé leur meilleure performance historique ; symboliquement marquée par la conquête, pour la première fois, d’un mandat direct (à Berlin). Qu’il s’agisse du SPD ou des écologistes, la popularité du ticket Schröder-Fischer – ce dernier étant, de très loin, l’homme politique le plus estimé en Allemagne – a sans doute conféré une prime aux deux partis, même si en moyenne deux tiers des électeurs disent s’être prononcés d’abord en fonction des programmes et valeurs des partis. Les Grünen ont surtout électoralement réussi leur mue de parti protestataire en parti de gouvernement, ce qui était l’objectif poursuivi par Fischer. Il faut enfin, pour compléter ce panorama global, souligner le faible score des divers partis d’extrême droite : au total, pas plus de 3 % des voix.
Le mode de scrutin en Allemagne
Le calcul des sièges attribués à chaque parti est uniquement fonction de la somme des deuxièmes voix au niveau fédéral, selon le principe de la proportionnelle (aménagée selon la méthode dite Hare-Niemeyer). Il en résulte donc un nombre de sièges par parti au niveau national. Puisque les listes sont présentées par Land, il est nécessaire, dans un deuxième temps, de répartir – toujours à la proportionnelle – le nombre de mandats revenant à chaque liste dans chaque Land. Dans un troisième temps, est soustrait à ce nombre de sièges par parti dans un Land le nombre d’élus directs. La première voix ne sert donc en réalité qu’à déterminer la personnalité de celui qui siègera (un candidat battu dans sa circonscription, mais suffisamment bien placé sur la liste présentée par son parti au niveau du Länd peut cependant être malgré tout élu). S’il advient qu’un parti obtienne plus de mandats directs dans un Land qu’il ne s’est vu attribué de sièges (à la proportionnelle), il envoie cependant tous ces élus au Parlement. Sont alors créés des mandats supplémentaires (Überhangsmandate), de sorte que le nombre total de députés élus au Bundestag peut dépasser le nombre de sièges à pourvoir.
30 Au regard d’un score droite-gauche arithmétiquement très serré au niveau fédéral (droite : 46 %, contre 47 % pour les SPD et les Verts et 4 % pour le PDS), deux facteurs, que l’on doit comprendre au regard du mode de scrutin, ont contribué de manière décisive à assurer à la coalition « rouge-verte » sa très courte majorité (306 députés sur 603). Le premier est lié à la dynamique unitaire à gauche : une partie plus importante qu’en 1998 de l’électorat écologiste a accordé sa première voix (pour le mandat direct) à un candidat SPD, qui a, de manière plus générale, bien résisté dans ses bastions traditionnels. Ce comportement a eu pour effet de permettre aux socio-démocrates d’avoir un nombre significativement plus élevé de mandats directs que la CDU (171 contre 125) et, surtout, de lui fournir quatre mandats « supplémentaires » (Überhangsmandate). Par contraste, à droite, un certain nombre d’électeurs se sont refusés à accorder leur « deuxième voix » au FDP, qui avait refusé de se lier par avance les mains avec la CDU-CSU. Le second facteur est lié à l’échec des ex-communistes à franchir la barre des 5 % – ce qui était attendu – mais aussi à obtenir trois mandats directs – ce qui l’était moins. En 2002, seules deux circonscriptions berlinoises ont élu directement un candidat PDS. À maints égards, la victoire SPD-Verts a donc tenu à un fil.
31 Dans un contexte dont le moins qu’on puisse dire est qu’il était « peu porteur », à la fois sur le plan national et au niveau européen, la reconduction de la coalition gouvernementale sortante est toutefois remarquable, et atteste que le clivage gauche-droite continue, sous des formes certes renouvelées, à marquer la société allemande. Il est de ce point de vue intéressant de considérer quelques-uns des principaux mouvements de l’électorat par rapport à 1998. Le SPD a perdu deux millions de voix, dont 1,25 millions au profit de la CDU-CSU et 500 000 voix au profit de ses alliés Grünen. Ces voix ont fait principalement défaut dans l’électorat salarié (moins huit points chez les ouvriers, moins sept chez les employés et cadres), où il ne dispose plus que d’une courte majorité relative, et chez les 25-44 ans (moins sept points). En revanche, il n’a perdu que deux points dans l’électorat féminin. Pour l’essentiel, les gains de la CDU-CSU sont logiquement symétriques aux pertes du SPD. Les Verts ont progressé auprès de leur électorat-souche. Ils font leurs meilleurs résultats dans les centres urbains (plus de 15 % dans la plupart des grandes villes) peuplés de couches moyennes diplômées. Ils restent peu implantés à l’Est. Ils bénéficient des faveurs de l’électorat trentenaire et quarantenaire ; ainsi que du vote féminin.
32 Dans un pays qui est très loin, douze ans après, d’avoir réalisé son unification économique, sociale et culturelle, il est surtout frappant de constater que si les élections avaient eu lieu uniquement à l’Ouest, la droite aurait reconquis une majorité. Par rapport à 1998, la CDU y progresse de 4 points et le SPD y perd 4,6 points.
33 C’est donc bien, une fois encore, l’électorat des nouveaux Länder, qui pèse environ 20 % du total, qui a fait basculer la décision. Si la plupart des partis – exception faite du cas particulier des anciens communistes – sont parvenus à égaliser leurs performances dans les deux moitiés du pays, la CDU – hormis les élections de 1990 où le Chancelier de la réunification pouvaient encore promettre des « paysages fleurissants » à l’Est – souffre d’un manque à gagner structurel dans les nouveaux Länder. Le SPD y a pour sa part a gagné cinq points, en prenant 300 000 voix au PDS et en mobilisant une partie des abstentionnistes. Il est d’ailleurs saisissant de constater que l’on retrouve, à une petite échelle, exactement la même situation au sein de la ville-État de Berlin.
34 Les lendemains de l’élection ont été marqués par les négociations entre le SPD et les Grünen sur le contrat de gouvernement. Pour en définir la philosophie, on notera justement que les termes Nachhaltigkeit et nachhaltig (« persistance » mais surtout « soutenabilité », au sens de la croissance « soutenable ») n’y reviennent pas moins de 83 fois en quelques 80 pages… C’est dire aussi si le contenu de l’accord s’inscrit dans la continuité et l’approfondissement des grandes lignes de l’action gouvernementale déjà accomplie, au premier chef en matière de politique d’environnement et énergétique, de transport ou de protection du consommateur. On notera l’ambitieux programme sur l’égalité entre les femmes et les hommes, et le nouvel accent mis sur le système de formation initiale, dont une étude comparative de l’OCDE avait révélé, il y a quelques mois, derrière des performances globalement médiocres, le caractère particulièrement inégalitaire. Concernant la stratégie économique et sociale, si le « renforcement et le développement du modèle social et sociétal européen » demeure « le but central », les moyens pour y parvenir sont d’une assez navrante orthodoxie. Tout juste peut-on signaler la mention de la nécessaire « coordination des politiques économique et sociale en Europe ».
35 Dans le contexte d’une conjoncture économique épouvantable, les premières annonces gouvernementales, notamment en matière d’augmentation des prélèvements socio-fiscaux, ont donné lieu à une véritable levée de bouclier. L’Allemagne se vit en crise profonde. Il y a à cela certains facteurs objectifs, mais l’intensité des controverses qui y prévalent en cette fin d’automne 2002 a sans doute à voir avec cette interrogation sur la spécificité allemande qui est, selon le mot de Jean-François Kervégan « constitutive de l’identité nationale ». Nation constituée culturellement, l’Allemagne, telle qu’elle renaît après 1949 – interdite par son passé – s’est pensée économiquement. C’est sans doute en cela que les débats actuels sur le pacte fédéral ou les coûts de l’État social, mis en scène comme une tragédie nationale, traduisent en réalité une interrogation renouvelée sur la forme de démocratie redistributive ici longtemps constitutive de l’intégration politique. Pourtant, la réunification ramène cette « société ouverte » à une interrogation sur son projet politique. En ce sens l’adoption d’une loi sur la nationalité mettant fin à la tradition du droit du sang a marqué plus que symboliquement un tournant. Et si l’Allemagne actuelle mérite d’être regardée avec autant d’attention, ce n’est pas simplement comme révélateur des mutations de la social-démocratie européenne. C’est qu'elle a, avec d'autres, mais plus que d’autres et peut-être malgré elle, la responsabilité historique de dessiner pour l’Europe élargie les contours d’une identité politique post-nationale. •