Notes
-
[1]
É. Badinter, XY, de l’identité masculine, Odile Jacob, 1992, p. 149.
-
[2]
Néologisme emprunté à l’Institut d’histoire des temps présents.
-
[3]
Article « avortement et contraception », in H. Hirata, F. Laborie, H. Le Doaré et D. Senotier (coord.), Dictionnaire critique du féminisme, Presses universitaires de France, 2000.
-
[4]
Cette histoire en France est notamment retracée dans un tout récent ouvrage : X. Gauthier, Naissance d’une liberté. Contraception, avortement : le grand combat des femmes au xxe siècle, Robert Laffont, 2002.
-
[5]
Cité par MFPF, D’une révolte à une lutte, 25 ans d’histoire du planning familial, Éditions Tierce, 1982, p. 20.
-
[6]
Idem, p. 5.
-
[7]
J. Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour. Les politiques de la sexualité en France (1950-1990), Payot, 1991, pp. 18-19.
-
[8]
Voir la thèse de doctorat de S. Chaperon, Le creux de la vague. Mouvements féminins et féminismes 1945-1970, Institut universitaire européen, Florence, 1996.
-
[9]
Notons qu’il faut attendre 1972 pour que l’ensemble des décrets soient publiés.
-
[10]
J. Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour…, op. cit., p. 59.
-
[11]
Voir F. Picq, Libération des femmes. Les années-Mouvement, Seuil, 1993.
-
[12]
J. Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour…, op. cit., p. 87.
-
[13]
Idem, p. 118.
-
[14]
C. Delphy, « Comment nous en venons à avorter (nos vies sexuelles) », Le Monde, 22-23 octobre 2000.
-
[15]
C. Delphy, L’ennemi principal, tome 2, Syllepse, 2001, p. 82.
-
[16]
J. Mossuz-Lavau, Les Lois de l’amour…, op. cit., p. 282.
-
[17]
Cité in F. Picq, Libération des femmes…, op. cit., p. 34.
-
[18]
Voir notamment S. Freud, La vie sexuelle, Presses universitaires de France, 1970 (réédition), et J. Mitchell, Psychanalyse et féminisme, Éditions des femmes, 1975.
-
[19]
À lire la critique de cet ouvrage in « Protoféminisme et antiféminisme », in C. Delphy, L’ennemi principal, tome 1, Syllepse, 1998.
-
[20]
L. Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Éditions de Minuit, 1977, p. 27.
-
[21]
MFMF, À propos de la sexualité des femmes, 1979.
1 Beaucoup de mythes circulent sur la sexualité des féministes, ces fameuses « mal baisées ». Pourtant, comment oublier qu’elles ont concouru au premier chef à libérer la sexualité féminine et contribuent, aujourd’hui encore, à décomplexer les relations sexuelles en chassant les modèles imposés aux deux genres ?
2 Comme le rappelle Élisabeth Badinter, « la définition du genre implique spontanément la sexualité : qui fait quoi et avec qui ? L’identité masculine est associée au fait de posséder, prendre, pénétrer, dominer et s’affirmer, si nécessaire, par la force. L’identité féminine, au fait d’être possédée, docile, passive, soumise [1] ». Connaître son corps pour sortir de la passivité historique dans laquelle ont été enfermées les femmes et devenir des actrices de leur sexualité : telle est l’une des perspectives majeures visée par les féministes.
3 Même si le féminisme est loin de constituer un ensemble homogène, on peut le définir comme une idéologie et des pratiques qui visent l’émancipation des femmes, en droit comme en fait. La revendication de la libre disposition de son corps a été portée par les mouvements féministes, à l’échelle nationale et internationale, dans les années 1968 [2], qui ont marqué un temps fort dans le processus de libération sexuelle. « Plus je fais la révolution, plus je fais l’amour ; plus je fais l’amour, plus je fais la révolution », scandaient les soixante-huitard-e-s, reprenant la formule empruntée au psychanalyste allemand Wilhelm Reich, théoricien de la révolution sexuelle. La vague féministe, d’une ampleur toute singulière, déferlait : le Mouvement de libération des femmes (MLF) était en marche. La revendication de la libre disposition de son corps induisait l’interrogation suivante : « Qui a le pouvoir de contrôler le corps féminin : l’État, les autorité religieuses, les corporations de médecins, le chef de famille (mari ou père), ou les intéressées [3] ? » Affirmant combien le privé est politique, la majorité des actrices du MLF souhaitait que soit reconnue la dissociation entre plaisir et procréation. Arracher la sexualité féminine à la domination masculine implique notamment de lutter pour la libéralisation de l’avortement et de la contraception. Cela suppose également de sortir la sexualité d’une conception étriquée, essentiellement tournée vers le coït et profondément hétéro-patriarcale.
4 La libéralisation de la contraception et de l’avortement représente une véritable révolution pour l’émancipation des femmes en général et de leur sexualité en particulier [4]. Le xxe siècle est jalonné par des mouvements revendicatifs, de la « grève des ventres » au « procès de Bobigny », qui ont débouché sur des acquis juridiques majeurs. C’est en 1892 qu’une femme, Marie Huot, lance pour la première fois publiquement la revendication du droit à la libre maternité, qui fait recette au sein des mouvements néo-malthusiens. La féministe Madeleine Pelletier dénonce la maternité qui « fait de l’amour une véritable duperie pour les femmes [5] », quand Nelly Roussel estime que « de toutes les libertés que la femme ambitionne, il n’en est pas une qui me semble devoir exercer une influence plus décisive sur son destin que cette liberté sexuelle – ou plus exactement cette liberté procréatrice – pour laquelle on combat [6] ». À cette époque, toutes les organisations de femmes n’adhèrent pas à de tels propos. Mais l’idée fait son chemin en même temps que les adversaires redoublent de vigilance. Rappelons que l’Église catholique interdit les relations sexuelles en dehors du mariage, ce qui suppose une virginité avant et la condamnation de l’adultère, et prohibe l’homosexualité : la sexualité doit être orientée vers la procréation. Si l’ordre moral pesait fortement sur les pratiques de contraception et d’avortement (qui ont toujours existé, ne l’oublions pas), le verrou constitué par la loi de 1920 encadrait juridiquement l’interdit. Votée dans le contexte de l’après-guerre avec la volonté de lutter contre la dénatalité, elle réprimait sévèrement la contraception et l’avortement ainsi que toute propagande anticonceptionnelle. Les lois de 1967 et 1975 vont mettre à mal les fondements du corpus législatif de 1920. Dès les années trente, les partis de gauche lancent l’offensive. Dans les années cinquante, le pas s’accélère. La France est en retard : en Angleterre, en Hollande, au Danemark ou aux États-Unis, des centres de Planning familial se développent. Le « diaphragme occlusif », mis au point en 1838 aux États-Unis, se propage. Des ovules contraceptifs et le stérilet existent. La pilule, mise au point au début des années cinquante, est également accessible à l’étranger [7]. En 1956, Marie-Andrée Lagroua-Weill-Hallé crée la Maternité heureuse, qui devient Mouvement français pour le planning familial (MFPF) en 1960. Cette femme médecin et les réseaux qu’elle développe représentent une force dans le combat des années cinquante et soixante, période pourtant dite de « creux de la vague » pour le féminisme [8]. Les arguments mis en avant concernent avant tout la santé des femmes : il faut lutter contre l’avortement criminel et éviter les risques de stérilité secondaire. Le MFPF avance aussi que la sexualité sera plus épanouie sans la contrainte de la procréation, génératrice de peurs et de tensions. Marie-Andrée Lagroua-Weill-Hallé se lie avec le docteur Pierre Simon et une équipe de médecins francs-maçons. Ils diffusent ensemble leurs idées dans l’opinion publique et au sein des élites, appuyés par de nombreuses associations féminines et/ou progressistes. Dans le même temps, Andrée Michel, Evelyne Sullerot, Genneviève Texier ou encore Catherine Valabrègue publient des livres en faveur de la libération contraceptive. Leurs adversaires aiguisent les argumentaires. Les premiers soutiens viennent de la gauche non communiste. Puis se rallie à la cause le député gaulliste du Rhône, Lucien Neuwirth, qui porte l’affaire au Parlement et obtient l’appui du gouvernement face à une droite divisée entre ceux qui soutiennent, partant du constat que la loi n’est plus appliquée, et ceux qui s’opposent, par peur d’ébranler les assises de la famille et d’encourager le relâchement des mœurs. La loi est finalement adoptée le 28 décembre 1967 [9]. Quand Mai 1968 éclate, le mot de désordre du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) donne le ton : « jouissons sans entrave » ! Cette même année, l’encyclique Humanae vitae rappelle l’ordre : « tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie » et il existe un lien indissociable « entre les deux significations de l’acte conjugal : union et procréation [10] ». Les avortements clandestins, dangereux, se perpétuent : à part quelques privilégiées qui peuvent partir à l’étranger, plusieurs centaines de milliers de femmes continuent chaque année de se déclencher seules des fausses couches à l’aide d’éponges de sûreté, de pessaires ou encore d’aiguilles à tricoter et autres pompes à vélo inversées, pour le moins inappropriés…
• L’importance du Manifeste des 343
5 Août 1970 : la presse proclame la naissance du MLF. Les militantes de ce mouvement informel s’approprient rapidement une foule de slogans, sur le thème : « nous aurons les enfants que nous voulons, si nous voulons et quand nous voudrons ». Les actions en tout genre se multiplient et font recette. Le 5 mars 1971, des féministes perturbent une réunion à la Mutualité de l’association « Laissez-les vivre », aux cris de : « Avortement libre et gratuit », « nous voulons être les seules propriétaires de notre corps [11] ». Un mois plus tard, le Manifeste des 343 est publié dans le Nouvel Observateur. Les fameuses « 343 salopes », pour reprendre la formule de Charlie Hebdo, déclarent avoir avorté et se mettent ainsi ouvertement hors la loi. Parmi les signataires, figurent des personnalités telles que Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Delphine Seyrig, Marguerite Duras ou encore Jeanne Moreau. L’impact est très fort et, comme aucune d’entre elles n’est poursuivie, la démonstration de l’obsolescence de la loi est faite. Vient ensuite un manifeste de deux cent cinquante-deux médecins, solidaires, puis le fameux « procès de Bobigny ». Il s’agit de l’inculpation d’une jeune fille de seize ans, violée par un camarade de classe, qui a avorté et a été dénoncée. Gisèle Halimi prend sa défense et invite à la barre Simone de Beauvoir, Michel Rocard, député des Yvelines (PSU), Jacques Monod, prix Nobel de médecine… La jeune fille est condamnée à cinq cents francs d’amende avec sursis et l’avorteuse à un an de prison avec sursis [12]. Les associations féministes fleurissent et prennent à bras le corps la question, le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et la contraception) en tête, qui pratique des avortements sauvages dans toute la France. Fin 1973, la méthode Karman pour avorter est popularisée par la projection militante du film Histoire d’A., réalisé par Charles Belmont et Marielle Issartel. L’interdiction du film fait scandale. Face à toutes ces manifestions, des voix s’élèvent de l’Église catholique, virulente, du conseil de l’ordre des médecins, plus nuancé, ou de l’association « Laissez-les vivre », pour qui « tout avortement est criminel ». La gauche dépose à nouveau diverses propositions de loi. En vain. En 1974, Valérie Giscard d’Estaing est élu président de la République. Pendant la campagne, il avait pris publiquement position pour les cas de situation de détresse manifeste et évoqué son attachement au « respect de la vie » mais aussi à la « liberté de conscience de chacune ». Le nouveau président nomme Simone Veil ministre de la Santé en lui demandant de trancher dans un sens libéral cette épineuse question. Après une large consultation et alors que les rues regorgent de manifestantes, une loi est adoptée, grâce à une alliance entre la gauche et une partie de la droite, et promulguée en janvier 1975 : « La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption volontaire de grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la dixième semaine de grossesse ». Pendant les débats, la droite est une nouvelle fois partagée. Les plus réactionnaires parlent de « génocide », de « permis légal de tuer » et, bien sûr, de dissolution des mœurs. Le député Bizet, par exemple, ne croyait pas si bien dire quand il s’insurgeait : « demain vous nous demanderez de légaliser le mariage homosexuel [13] » ! Le gouvernement soutient sans faille le projet, en insistant sur le fait qu’il s’agit de lutter contre les avortements clandestins, dangereux pour la santé des femmes. La gauche revendique à cette occasion une éducation sexuelle. De nombreuses militantes féministes montrent immédiatement du doigt les limites de cette loi : les mineures et les étrangères ne sont pas concernées, les délais sont trop courts, les conditions matérielles ne sont pas prises en charge, l’information reste interdite… Il faut attendre 1982, avec l’arrivée d’Yvette Roudy dans le gouvernement de Pierre Mauroy, pour que la loi prévoie le remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale.
6 Aujourd’hui encore, plus de vingt ans après, l’accès à l’avortement et à la contraception n’est pas pleinement assuré. En dépit d’une récente révision de la loi allongeant notamment les délais pour l’IVG à douze semaines, les féministes continuent de dénoncer le manque de moyens, l’absence d’information, le non-remboursement de la pilule « troisième génération ». Non seulement ces déverrouillages juridiques sont insuffisants mais ils ne peuvent seuls changer les normes : les injonctions psychologiques et les tabous, qui jouent sur l’aspiration à la normalité, pèsent de tout leur poids [14].
• Les hommes sont-ils sexuellement indispensables ?
7 Pour autant, même avec leurs limites, ces lois constituent un levier symbolique : elles sous-entendent une déconnexion entre sexualité et procréation. Finalement, comme l’explique Christine Delphy, « la société sépare dans un deuxième temps ce qu’elle a uni dans un premier temps. On commence par faire en sorte que les possibilités d’activité sexuelle, qui sont multiples, soient dirigées vers une seule sorte de rapport [de type coïtal] ; on interdit toutes les autres formes de rapports, l’homosexualité, l’autoérotisme, mais aussi les rapports hétérosexuels non coïtaux ; on canalise tout vers cette forme de sexualité qui est la seule fécondante. Ensuite, et c’est assez drôle, on s’en plaint. Et il faut avoir recours à la contraception d’une façon massive ; mais uniquement parce que ce rapport très particulier qu’est le coït bénéficie d’une large couverture médiatique et d’une publicité massive également [15] ».
8 L’analyse féministe de la dissociation entre plaisir et procréation ainsi que la remise en question des normes sexuelles, à commencer par le primat du vagin, se développe dans les années 1968. Les figures imposées sont dénoncées et les sources du plaisir féminin décortiquées. « Le mythe de l’orgasme vaginal » : tel est le titre évocateur de l’article fondamental d’Anne Koedt, actrice du Mouvement féministe radical de New York, traduit dans le fameux n° 54-55 de la revue française Partisan, « Libération des femmes. Année zéro [16] ». Et si le lieu de jouissance des femmes n’était pas le vagin, comme cela est alors communément admis et véhiculé, mais le clitoris ? Au début des années soixante-dix, un journal comme Les Pétroleuses présente, par exemple, des photos en gros plans de clitoris, commentaires détaillés à l’appui. Les réunions, non-mixtes, permettent d’échanger librement sur le ressenti de chacune : telle une grande découverte, on clame que la jouissance peut s’éprouver sans le pénis. Mais si « le clitoris détrône le vagin comme centre de la jouissance féminine, les hommes peuvent craindre de cesser d’être sexuellement indispensables [17] ». La question est subversive. En effet, le rapport hétérosexuel de type coïtal est le seul qui produise de la reproduction. Historiquement, sexualité et reproduction ont été assimilées, le coït ayant été prôné et valorisé : la sexualité ne s’est pas pensée en dehors de la pénétration. D’ailleurs, étymologiquement, sexe découle du latin sexus, qui signifie « séparation », lui-même dérivé de secare, « couper » ou « fendre ». La définition juridique du viol, adoptée par la loi de 1980, renforce cette conception de la sexualité : le viol est défini par la pénétration, tout le reste étant considéré comme « agression sexuelle ». Bill Clinton ne se défendait-il pas récemment d’avoir eu une relation sexuelle avec Monica Lewinski, puisqu’il ne l’avait pas pénétrée ? La pénétration suppose en outre une distribution des rôles entre passifs et actifs, recouvrant les catégories féminin et masculin : il y a celui qui pénètre et celle qui est pénétrée. Les caresses et les baisers sont assimilés aux « préliminaires », ainsi définis dans le dictionnaire : « ce qui prépare un acte, un événement important ». Les théories de Freud sur la sexualité, qui ont été largement vulgarisées et assimilées, renforcent cette répartition des rôles. Selon le célèbre psychanalyste, les femmes envient le pénis et doivent apprendre à surmonter leur complexe de castration. Freud reconnaît que les femmes, pendant l’enfance et le début de l’adolescence, éprouvent du plaisir sexuel par l’intermédiaire du clitoris. Mais, l’entrée dans l’âge adulte de la sexualité se traduit par un déplacement du plaisir du clitoris au vagin. La phase clitoridienne serait ainsi primitive et inférieure à la phase vaginale [18]. Comment mieux conforter l’orientation de la sexualité vers la procréation ?
9 Le fameux rapport de la sexologue Shere Hite, qui sort en 1977, jette un pavé dans la mare. Élaborées à partir de trois mille réponses à un questionnaire précis sur les pratiques sexuelles des femmes, les conclusions sont claires : « la majorité des femmes n’ont pas régulièrement d’orgasme en faisant l’amour. Pour la plupart, jouir par le seul fait du coït est une expérience exceptionnelle ». La stimulation nécessaire à l’orgasme féminin est clitoridienne. Shere Hite réfute l’idée selon laquelle l’orgasme féminin serait compliqué à obtenir : la clé est une stimulation adéquate ! Voilà du grain à moudre pour les féministes qui s’exclament : « le pénis détrôné : vive le clitoris ! »
10 Mais, au sein du Mouvement, les différences d’appréciation émergent. La tendance dite essentialiste, notamment regroupée autour de l’association Psychanalyse et Politique avec Antoinette Fouque, aborde différemment la chose. Elle reproche à la société de nier l’identité et les valeurs féminines. En son sein, les théories freudiennes sont très discutées et critiquées, notamment au profit de celles de Lacan, qui a accordé une place importante à la jouissance féminine quand Freud estimait que la libido est masculine. La différence des sexes y est cultivée, la féminité exaltée, comme l’illustre Annie Leclerc en 1975, dans Parole de femme, par une apologie des règles [19]. Pour nombre d’entre elles, le lieu de la jouissance est par essence le vagin. D’où la position suivante sur l’homosexualité : elle ne peut être que transitoire, pour permettre aux femmes de retrouver une sensualité spécifiquement féminine et se débarrasser des critères masculins. Être lesbienne révèle, selon elles, un comportement narcissique et régressif. D’ailleurs, celles-ci ne considèrent pas que les lois Neuwirth et Veil soient la base d’une sexualité libérée tant la maternité représenterait la source essentielle du pouvoir féminin. Même dans ce courant, le consensus absolu ne règne pas. Par exemple, la philosophe Luce Irigaray adopte, à certains égards, une position plus nuancée : « Le plaisir de la femme n’a pas à choisir entre activité clitoridienne et passivité vaginale, par exemple. Le plaisir de la caresse vaginale n’a pas à se substituer à celui de la caresse clitoridienne. Ils concourent l’un et l’autre, de manière irremplaçable, à la jouissance de la femme [20] ». Les féministes dites radicales ou égalitaristes préfèrent se ranger dans le camp critique ouvert par Reich ou Marcuse, jugeant les théories psychanalytiques dévolues au patriarcat et minorant, voire ignorant, les dimensions sociologiques. « Si l’on peut accepter la psychanalyse comme thérapie, il nous semble dangereux de l’admettre comme théorie sur la sexualité car elle permet trop alors de figer les modèles et les normes d’une société hiérarchisée et phallocratique », expliquent des militantes du Planning familial [21]. L’un des fondements de la pratique du MLF est la connaissance par l’expérience. En conséquence, le postulat est plutôt le suivant : « tirons notre “savoir” sur la sexualité féministe de l’écoute de la parole des femmes », récusant ainsi toute théorie sur la sexualité car trop réductrice et normative.
11 Apprendre à dire non et donner tout son sens au oui, connaître les sources de son propre plaisir, savoir déterminer, dans son désir, ce qui relève du conformisme et de l’apprentissage social, de ce qui émane du plus intime… : ce message fondé sur les valeurs de liberté et d’égalité conserve aujourd’hui toute son actualité et toute sa pertinence. L’enjeu de taille était et reste que la libération sexuelle, largement inachevée, ne signifie pas que les femmes sont des objets de libre consommation pour les hommes. Autrement dit, être libérée sexuellement pour une femme ne doit pas s’entendre par un oui aux sollicitations masculines. Or, cette dérive ou méprise pèse sur notre environnement social, qui affiche sans cesse la « femme-objet » pour vendre voitures et pots de yaourt et peine à sortir réellement des modèles imposés. Quand un journal féminin affiche : « Êtes-vous bonne [pour les hommes] » (sic), on peut lire en titre d’un magazine masculin : « Faites-en une bombe ». Être ou faire : à chacun son destin ? Les hommes savent désormais qu’ils ont le devoir de « faire jouir » les femmes. Mais la manière d’appréhender cette jouissance féminine comme une conquête des hommes, comme le fruit du savoir-faire masculin, n’en dit-elle pas long sur les nouvelles formes d’expression de la virilité ? •
Notes
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[1]
É. Badinter, XY, de l’identité masculine, Odile Jacob, 1992, p. 149.
-
[2]
Néologisme emprunté à l’Institut d’histoire des temps présents.
-
[3]
Article « avortement et contraception », in H. Hirata, F. Laborie, H. Le Doaré et D. Senotier (coord.), Dictionnaire critique du féminisme, Presses universitaires de France, 2000.
-
[4]
Cette histoire en France est notamment retracée dans un tout récent ouvrage : X. Gauthier, Naissance d’une liberté. Contraception, avortement : le grand combat des femmes au xxe siècle, Robert Laffont, 2002.
-
[5]
Cité par MFPF, D’une révolte à une lutte, 25 ans d’histoire du planning familial, Éditions Tierce, 1982, p. 20.
-
[6]
Idem, p. 5.
-
[7]
J. Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour. Les politiques de la sexualité en France (1950-1990), Payot, 1991, pp. 18-19.
-
[8]
Voir la thèse de doctorat de S. Chaperon, Le creux de la vague. Mouvements féminins et féminismes 1945-1970, Institut universitaire européen, Florence, 1996.
-
[9]
Notons qu’il faut attendre 1972 pour que l’ensemble des décrets soient publiés.
-
[10]
J. Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour…, op. cit., p. 59.
-
[11]
Voir F. Picq, Libération des femmes. Les années-Mouvement, Seuil, 1993.
-
[12]
J. Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour…, op. cit., p. 87.
-
[13]
Idem, p. 118.
-
[14]
C. Delphy, « Comment nous en venons à avorter (nos vies sexuelles) », Le Monde, 22-23 octobre 2000.
-
[15]
C. Delphy, L’ennemi principal, tome 2, Syllepse, 2001, p. 82.
-
[16]
J. Mossuz-Lavau, Les Lois de l’amour…, op. cit., p. 282.
-
[17]
Cité in F. Picq, Libération des femmes…, op. cit., p. 34.
-
[18]
Voir notamment S. Freud, La vie sexuelle, Presses universitaires de France, 1970 (réédition), et J. Mitchell, Psychanalyse et féminisme, Éditions des femmes, 1975.
-
[19]
À lire la critique de cet ouvrage in « Protoféminisme et antiféminisme », in C. Delphy, L’ennemi principal, tome 1, Syllepse, 1998.
-
[20]
L. Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Éditions de Minuit, 1977, p. 27.
-
[21]
MFMF, À propos de la sexualité des femmes, 1979.