Notes
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[*]
Philosophe.
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[1]
Die Fackel [Le Flambeau] est la revue dont l’écrivain et polémiste autrichien Karl Kraus (1874-1936) a été d’abord le propriétaire et l’éditeur, puis, à partir de 1912, l’auteur unique et dont ont été publiés en tout, de 1899 à 1936, 922 numéros.
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[2]
« Der Fortschritt », in K. Kraus, Schriften, herausgegeben von Christian Wagenknecht, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1987, Band 2, p. 197. Le texte est traduit en français par Yvan Kobry dans K. Kraus, La littérature démolie, précédé d’un essai d’Elias Canetti, Petite Bibliothèque Rivages, 1990 (j’ai modifié sur certains points la traduction).
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[3]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, traduit du suédois par Philippe Quesne, L’Arche Éditeur, 2000, p. 12. Philosophe finlandais de réputation mondiale, mais malheureusement peu connu en France, né en 1916, von Wright, a été un élève et un ami de Wittgenstein avant de lui succéder en 1948, à l’âge de 32 ans, à sa chaire de philosophie à Cambridge. Les travaux de von Wright ont porté principalement sur la probabilité, la logique déontique, la théorie des valeurs, le problème de l’explication et de la compréhension et, plus récemment, la question du progrès et celle de l’avenir de la civilisation. Le Mythe du progrès réunit des essais qui ont été écrits dans les années 1987-1992.
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[4]
J’ai essayé ici de trouver un équivalent français acceptable pour les noms de lieu humoristiques « Schmockwitz » (plaisanterie de Schmock) et « Schweifwedel » (flagornerie). Le terme « Schmock », emprunté à la pièce de G. Freytag, Les Journalistes (1853), désigne dans l’œuvre de Kraus le personnage du journaliste médiocre, opportuniste, arrogant et corrompu. Sur ce point et sur Kraus en général, voir J. Bouveresse, Schmock ou le triomphe du journaliste : la grande bataille de Karl Kraus, Éditions du Seuil, 2001.
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[5]
K. Kraus, « Der Fortschritt », art. cit., p. 198.
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[6]
Idem, p. 202.
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[7]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., p. 42.
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[8]
G. C. Lichtenberg, Aphorismen, in einer Auswahl herausgegeben und mit einem Nachwort versehen von Kurt Batt, Insel Verlag, 1976, p. 219. Lichtenberg (1742-1799) est une des figures majeures de l’Aufklärung et le plus grand représentant de la tradition satirique de langue allemande. Il est connu surtout par ses aphorismes, dont certains sont restés fameux. Dans la liste de ses admirateurs on trouve notamment Nietzsche, Einstein, Freud et Kraus.
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[9]
R. Musil, Essais, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Éditions du Seuil, 1978, p. 208 (traduction modifiée par moi).
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[10]
« Anthropologie conservatrice : le fils Wittgenstein » (1988).
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[11]
Franz Grillparzer (1791-1872), poète et dramaturge autrichien, défenseur de la tradition et des valeurs morales, politiques et culturelles de la vieille Autriche. Wittgenstein le cite effectivement à différentes reprises.
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[12]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., p. 125.
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[13]
Idem, p. 14.
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[14]
Cf. par exemple L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, herausgegeben von G. H. von Wright unter Mitarbeit von Heikki Nyman, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1978, p. 14.
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[15]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., pp. 125-126.
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[16]
Idem, p. 130.
-
[17]
Ibid.
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[18]
O. K. Bouwsma, Wittgenstein, Conversations 1949-1951, edited by J. L. Craft and Ronald E. Hustwit, Hackett Publishing Company, Indianapolis, 1986, pp. XXIII-XXIV ; traduit de l’anglais par Layla Raïd, Éditions Agone, Marseille, 2001. Kierkegaard et Dostoïevski sont considérés ici en tant que critiques de la modernité et, plus particulièrement, de l’optimisme rationaliste qui est constitutif du projet moderne et que Wittgenstein considère avec le même genre d’ironie et de scepticisme qu’eux. Son intérêt pour la pensée de Nietzsche s’explique en partie par les mêmes raisons.
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[19]
K. Kraus, « Die Entdeckung der Nordpol » [La découverte du pôle Nord], 1909, in K. Kraus, Schriften…, op. cit., p. 273 ; traduction française par Éliane Kaufholz-Messmer dans K. Kraus, Cette grande époque, précédé d’un essai de Walter Benjamin, Petite Bibliothèque Rivages, 1990. C’est à propos de cette « conquête » majeure, des intérêts qu’elle a mis en jeu, de la compétition à laquelle elle a donné lieu et de l’hystérie qu’elle a suscitée, que Kraus écrit : « Le progrès célèbre des victoires à la Pyrrhus sur la nature. Le progrès fait des porte-monnaie avec de la peau humaine », idem, p. 272.
-
[20]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., p. 33.
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[21]
Idem, p. 24.
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[22]
Ibid., p. 163.
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[23]
Ibid., pp.57-58.
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[24]
L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen…, op. cit., p. 22.
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[25]
Der logische Aufbau der Welt [La Construction logique du monde] constitue le premier ouvrage important qui a été publié par Rudolf Carnap, un des représentants les plus connus et les plus influents de la philosophie du Cercle de Vienne. La préface du livre, par rapport à laquelle Wittgenstein a pris nettement ses distances, pourrait être considérée comme une sorte de manifeste en faveur du « modernisme » en philosophie, représenté, en l’occurrence, par le rejet de la métaphysique et une pratique de la philosophie qui s’appuie essentiellement sur la logique et la science.
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[26]
R. Carnap, Der logische Aufbau der Welt, zweite Auflage, Felix Meiner Verlag, Hamburg, 1961, p. XX.
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[27]
Eino Kaila (1890-1958), dont von Wright a été l’élève, peut être considéré comme un des philosophes finlandais les plus importants de cette période. Il a contribué de façon décisive à diffuser les idées du Cercle de Vienne, dont il était proche, et celles de la philosophie analytique en général en Finlande et dans les pays scandinaves. On peut lire de lui Reality and Experience, Four Philosophical Essays, edited by Robert S. Cohen, with an introduction of G. H. von Wright, D. Reidel Publishing Company, Dordrecht, 1979. L’introduction de von Wright constitue une des sources d’information les plus intéressantes sur l’histoire récente de la philosophie en Finlande.
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[28]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., p. 118.
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[29]
Idem, p. 120.
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[30]
Ibid., pp. 141-142.
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[31]
Ibid., p. 142.
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[32]
Ibid., p. 143.
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[33]
Ibid., p. 122.
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[34]
Ibid., p. 30.
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[35]
Ibid., p. 145.
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[36]
Ibid., p. 67.
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[37]
Ibid., p. 68.
1 Jacques Bouveresse a bien voulu établir au plus vite le texte de cette conférence prononcée le 5 octobre dernier à l’Institut finlandais, lors d’un colloque consacré à Georg Henrik von Wright. Qu’il en soit vivement remercié. Nous remercions aussi Jacques Dubucs, et Gabriel Sandu, de l’université d’Helsinki, qui doit éditer les actes du colloque dans la revue Synthese, d’avoir permis cette avant-première. Le lecteur verra qu’il ne s’agit pas seulement ici d’une grande figure méconnue en France, mais, au fond, de questions de philosophie de l’histoire, et que la réflexion ouverte ici sur le degré de pertinence du concept de progrès, voire sur son caractère « mythologique », entre en résonance avec les interrogations politiques les plus brûlantes.
2 En 1909, Karl Kraus a publié, d’abord dans Simplicissimus, puis dans le numéro 275-276 de la Fackel [1], un article fameux intitulé Der Fortschritt (Le progrès), que Ludwig Wittgenstein a peut-être lu et dont on pourrait résumer le sens en disant que, pour l’auteur, le progrès est tout au plus une forme, et même probablement beaucoup moins que cela, à savoir un cliché ou un slogan, mais sûrement pas un contenu. Kraus commence par expliquer ironiquement qu’il a enfin compris, grâce aux journaux, ce qu’est le progrès. Le progrès n’est pas un mouvement, mais un état, et un état qui consiste à se sentir en avant, quoi que l’on fasse, sans pour autant avoir besoin d’avancer. Dans le terme « Fortschritt », le préfixe « fort » signifie que l’on est devant et le mot « Schritt » que l’on marche, mais il n’y a rien dans ce qu’on appelle le progrès qui permette de le percevoir comme une marche en avant :
3 « Je me suis laissé venir à l’esprit une phrase toute faite des journaux qui donne une représentation vivante. Elle s’énonce : nous sommes sous le signe du progrès. Maintenant seulement je reconnais le progrès pour ce qu’il est – pour une décoration ambulante. Nous restons en avant et nous marchons sur place. Le progrès est un point fixe [Standpunkt] et il a l’air d’être un mouvement. Seulement de temps à autre quelque chose se courbe réellement devant mes yeux : c’est un dragon, qui garde une réserve d’or. Ou bien cela se déplace la nuit par les rues : c’est le rouleau de la balayeuse, qui fait tourbillonner la poussière du jour pour qu’elle se dépose de nouveau à un autre endroit. Où que j’aille, je n’ai pas pu ne pas tomber sur lui. Si je retournais en arrière, alors il venait de l’autre côté à ma rencontre, et j’ai reconnu qu’une politique contre le progrès était inutile, car il est le développement inéluctable de la poussière. Le destin plane dans un nuage, et le progrès, qui te rattrape quand tu crois lui échapper, vient de là comme Dieu de la machine. Il se faufile et atteint le pied qui s’enfuit et il ôte de ton chemin autant de poussière qu’il en faut pour la répandre, afin que tous les poumons en aient leur part ; car la machine sert la grande idée progressiste de la propagation de la poussière. Mais c’est quand il pleuvait que le sens du progrès m’est apparu pleinement. Il pleuvait sans discontinuer et l’humanité avait soif de poussière. Il n’y en avait pas et la balayeuse ne pouvait pas la faire tourbillonner. Mais derrière elle avançait posément une arroseuse qui ne se laissait pas empêcher par la pluie de faire obstacle à la poussière qui ne pouvait pas se développer. C’était le progrès [2]. »
4 Kraus décrit le progrès comme étant le prototype du processus mécanique ou quasi mécanique auto-alimenté et auto-entretenu qui crée à chaque fois les conditions de sa propre perpétuation, notamment en produisant des inconvénients, des désagréments et des dommages qu’un nouveau progrès peut seul permettre de surmonter. Une illustration typique de cela est le fait que, comme le constate Georg Henrik von Wright, « une croissance économique continue est une condition de la résolution des problèmes qu’une production industrielle intensifiée et rationalisée crée elle-même [3] ». Il faut, semble-t-il, davantage de croissance pour résoudre les problèmes que pose la croissance, notamment en matière de dégâts infligés à l’environnement et d’aggravation de la pauvreté qui règne dans certaines régions du globe. Ceux qui, par exemple, manifestent en ce moment des réticences à l’égard de l’utilisation des OGM peuvent donc très bien être accusés d’être des ennemis de la science et du progrès, mais aussi être soupçonnés de vouloir en quelque sorte affamer les populations du tiers-monde. C’est le genre de cercle dans lequel tournent la plupart des débats qui ont lieu actuellement sur ces questions. Cela contraint à une certaine prudence les adversaires du dogme de la croissance sans limites ; mais c’est aussi ce qui fragilise de façon considérable la position de ses défenseurs, parce qu’elle bénéficie avant tout du fait que les améliorations réelles et importantes qui pourraient résulter d’une utilisation réfléchie et judicieuse des acquis de la croissance peuvent toujours être reportées au lendemain et même différées indéfiniment. Les partisans de l’ultralibéralisme en matière économique soutiennent qu’il faut que les pays riches deviennent encore plus riches pour que les pays pauvres aient (peut-être) une chance de devenir un peu moins pauvres. Mais, en plus du fait que l’on peut s’estimer en droit d’exiger tout de même un peu plus en matière d’égalité et de justice, il faut réellement avoir la foi pour croire à ce qu’ils nous promettent. Ce que suggère Kraus est qu’une partie des énergies intellectuelles que le monde contemporain met au service de ce qu’il appelle le « progrès » devrait être utilisée plutôt pour réfléchir à ce que l’on souhaite faire des avantages qu’il nous procure et orienter vers des fins plus sérieuses et plus urgentes l’usage que l’on en fait. Mais, comme il le dit, quand la question posée n’est plus celle du progrès, mais celle de savoir quoi faire de lui, la foi suffit et les preuves peuvent attendre. Et c’est une foi sur laquelle les défenseurs inconditionnels du progrès – ou peut-être, plus exactement, parce que c’est en réalité de cela qu’il s’agit la plupart du temps, de la croissance – semblent pouvoir compter aujourd’hui plus que jamais.
5 Un esprit sceptique peut être tenté, pour sa part, de conclure plutôt, de façon krausienne, que le but réel du progrès, s’il y en a un, est enfin devenu clair : tout se passe comme s’il n’était en fait rien d’autre que la continuation du progrès lui-même. Mais qu’est-ce au juste que cette chose qu’on appelle le progrès ? La constatation que fait Kraus est que le progrès, sous le signe duquel il est entendu que nous marchons, a peut-être été pendant un temps une chose réelle, mais ne constitue aujourd’hui rien de plus qu’une représentation obligatoire à laquelle ne correspond plus qu’un contenu insaisissable :
6 « Comment se dévoile-t-il à la lumière du jour ? Sous quelle forme se montre-t-il quand nous nous le représentons comme un serviteur agile de l’époque ? Car nous nous sommes astreints à une représentation de cette sorte, nous aimerions nous rendre compte du progrès, et il nous manque simplement la perception d’une chose dont nous sommes convaincus. Nous ne voyons de tout ce qui marche, court et roule que des pieds, des sabots, des roues. Les traces s’effacent. Ici est passé en courant un grouillot de la bourse, là un cavalier de l’Apocalypse. En vain… Nous pouvons parler téléphoniquement de Schmock-la-Blague à Cire-les-Pompes [4], mais nous ne savons pas encore à quoi ressemble le progrès. Nous savons seulement qu’il n’a pas exercé d’influence sur la qualité des communications à distance, et une fois que nous en serons arrivés au point de croire que l’on transférera des pensées de Vienne à Berlin, cela tiendra uniquement aux pensées, si nous ne pouvons pas admirer ce dispositif dans sa perfection. L’humanité s’active droit au but ; elle dépense son capital intellectuel pour ses inventions et ne conserve rien pour leur utilisation. Mais le progrès est une des inventions les plus riches de sens qu’elle ait jamais réussi à faire, déjà pour la raison que, pour son utilisation, la foi seule est nécessaire, et c’est ainsi que les représentants du progrès qui exigent qu’on leur consente un crédit illimité jouent un jeu gagné d’avance [5] ».
7 Autrement dit, en fait de progrès, nous ne percevons jamais que des mouvements qui s’effectuent dans tous les sens et de plus en plus vite, mais aucun mouvement qui corresponde à l’idée qu’on se fait du progrès. Victor Hugo disait que : « Le pas collectif du genre humain est le progrès. Le progrès marche. » C’est bien, du reste, ce que suggère le mot, aussi bien en français qu’en allemand. Mais, pour Kraus, dans tout ce qui aujourd’hui marche ou plutôt court, le progrès est bien la seule chose dont on ne puisse pas dire qu’elle marche. Ce n’est pas le but poursuivi qui justifie la vitesse et l’accélération en toutes choses, qui constituent aujourd’hui les symboles par excellence du progrès, ce sont elles qui constituent désormais le but. « C’était, dit Kraus, comme si ce n’était pas le but qui a commandé la hâte du monde, mais la hâte qui signifie le but [6] ». Comme l’ont fait sous des formes différentes tous les critiques du progrès et comme le fait aujourd’hui von Wright, Kraus souligne que le moyen semble avoir pris définitivement le pas sur la fin : à mesure que les moyens devenaient de plus en plus démesurés, les fins sont devenues de plus en plus indéfinies et impossibles à percevoir. Mais si le progrès ne réside plus guère que dans les moyens, qui ont effectivement tendance à augmenter sans cesse, il n’est pas surprenant qu’on le rencontre à chaque pas, avec le sentiment de rencontrer en réalité à chaque fois autre chose que lui. L’impression qui résulte de ce qui se passe est que le progrès est partout et que pourtant sa physionomie ne peut plus être reconnue nulle part. Il n’y a, comme le dit Kraus, aucun moyen de lui échapper, puisque tout ce qui se fait aujourd’hui de nouveau dans nos sociétés et même tout ce qui se fait simplement est placé sous le signe du progrès, mais les figures sous lesquelles il se présente à nous ne sont plus que des déguisements qui le rendent méconnaissable. C’est un peu comme si on évoluait dans un établissement qui loue des masques. Il y a apparemment derrière elles un visage qu’elles dissimulent, mais on ne sait depuis longtemps plus rien de ce à quoi il pourrait ressembler.
8 Kraus, qui utilise ici, comme il le fait souvent, le procédé satirique de la réduction au concret, évite délibérément de s’interroger sur l’idée générale de progrès, dont il n’y a, pour lui, manifestement rien à tirer et affecte de ne s’intéresser qu’aux figures qui, pour le questionneur ingénu, semblent susceptibles de le représenter de façon tangible. Mais quand on le fait, on se retrouve immédiatement dans une compagnie tout à fait bizarre et hétéroclite. Dans la maison du progrès, tout est affecté du signe de l’ambiguïté et de l’ambivalence et peut cohabiter avec n’importe quoi. Dès qu’on regarde des illustrations concrètes, on s’aperçoit qu’il y a toujours dans le progrès à la fois quelque chose qui avance et quelque chose qui recule et que, même si l’on se sent tenu de croire au progrès, on ne parvient jamais vraiment à décider si ce qui l’emporte est l’avancée ou le recul. Un des nombreux exemples ironiques que cite Kraus de la façon dont il a rencontré le progrès est celui de la dame chargée de pendentifs qui explique que l’on peut écouter la Neuvième Symphonie au prix le plus bas en allant au concert des ouvriers, mais qu’il faut pour cela s’habiller comme une pauvresse. C’était, dit-il, le progrès ; et visiblement, pour lui, cette réponse donnée à celui qui demande aujourd’hui naïvement ce qu’est le progrès n’est ni meilleure ni pire que n’importe quelle autre.
9 « Le progrès, nous dit von Wright, est clairement et nettement un mot chargé de valeur. Il se distingue en cela de concepts parents comme « changement » et « croissance » – ou encore « évolution » –, qui sont ou peuvent être traités comme purement fondés sur des faits. Que l’état d’une chose représente un progrès par rapport à un autre état n’est cependant rien qui puisse être établi par des arguments scientifiques ou bien d’une autre manière à partir des faits touchant la chose en question [7] ». Il n’est pas question ici, bien entendu, des jugements de valeur instrumentaux concernant le caractère plus ou moins approprié d’un moyen pour une fin donnée, qui s’appuient généralement sur des faits, mais des jugements par lesquels une chose est décrétée bonne ou meilleure en elle-même. Si ce que dit von Wright est exact, il en résulte immédiatement trois conséquences importantes. 1) La notion de progrès est nécessairement affectée du même genre de relativité et de subjectivité que celle de la valeur en général, tout au moins pour ceux qui contestent la possibilité d’attribuer aux valeurs un contenu objectif réel. 2) Même si le progrès peut comporter aussi un aspect objectif et même factuel, la réalité qu’il possède pour l’être humain dépend toujours en dernier ressort d’un acte d’évaluation qui lui incombe. Comme dirait Kraus, même si les machines pouvaient non seulement transmettre, mais également, pour finir, remplacer la pensée, il dépendrait toujours encore de la pensée de considérer ou de ne pas considérer cela comme une amélioration. On n’a pas besoin d’être un partisan de la conception subjectiviste des valeurs pour considérer cela comme une vérité évidente. 3) Quand la réalité du progrès devient un peu trop imperceptible et incertaine, l’idée du progrès est remplacée généralement par l’un ou l’autre de ses substituts objectivement saisissables et même, de préférence, quantifiables, comme par exemple celle du développement ou la croissance. Dans les discussions actuelles, cette ambiguïté, qui a été régulièrement dénoncée par les adversaires du progrès, est constante. Quelqu’un demande, comme Kraus, où l’on peut rencontrer le progrès ; et on lui désigne une chose quelconque qui, effectivement, progresse, autrement dit, augmente. Une réponse un peu plus subtile consiste à expliquer que les adversaires de la croissance illimitée sont aussi des adversaires du progrès, puisque la première constitue une des conditions essentielles du second. Mais c’est une réponse qui présuppose que l’on ait donné d’abord à la notion de progrès un sens qui ne la transforme pas en un simple synonyme de celle de croissance.
10 Si ce que disent les postmodernes était vrai, à savoir que nous sommes devenus tout à fait sceptiques à l’égard des grands récits de la modernité, à commencer par celui du progrès, on s’attendrait normalement à ce que la notion de progrès soit aujourd’hui un peu moins utilisée ou, en tout cas, utilisée avec un peu plus d’ironie. Mais on peut constater au premier coup d’œil qu’en réalité il n’en est rien. Le mot « progrès » n’a probablement jamais été autant utilisé et galvaudé, notamment dans le discours des hommes politiques, des technocrates, des économistes, des chefs d’entreprise et des financiers, l’obligation de servir le progrès aussi impérieuse et la prétention de le faire effectivement aussi affirmée. Lichtenberg, que cite Kraus, dit qu’il donnerait beaucoup « pour savoir exactement pour qui au juste ont été faites les actions dont on dit publiquement qu’elles ont été faites pour la patrie [8] ». On peut, de toute évidence, se poser la même question à propos du progrès. On sait sans doute de moins en moins au nom de qui ou de quoi exactement se fait la multitude des choses, souvent contestables et parfois révoltantes, qui sont faites au nom d’un idéal que l’on continue à appeler le progrès. Mais ce qui est certain est que le progrès, comme mot d’ordre ou comme slogan, n’a rien perdu aujourd’hui de son efficacité, même s’il n’est souvent rien de plus qu’une bannière derrière laquelle on peut faire marcher aisément une armée de dévots et d’enthousiastes.
11 Musil, qui, à la différence de Kraus, est un défenseur de la modernité scientifique et technique et de l’héritage des Lumières, observe que le problème actuel, dans le domaine de la culture, n’est pas que nous ne progressons pas ou pas suffisamment, mais plutôt que, tout en étant convaincu que les choses progressent de façon tout à fait réelle et satisfaisante dans sa propre spécialité, chacun a tendance à considérer que les autres ne font pas tout à fait ce que l’on est en droit d’attendre d’eux dans la leur. « Ce pessimisme culturel aux dépens des autres est, écrit-il, aujourd’hui un phénomène largement répandu. Il est dans une contradiction étrange avec la force et l’adresse qui sont développées partout dans le détail. L’impression que donne notre époque est tout bonnement qu’un géant qui mange et boit énormément et fait une quantité prodigieuse de choses ne veut rien savoir de cela et se déclare en état de faiblesse et de dégoût de tout, comme une jeune fille fatiguée par sa propre anémie [9]. » Cette constatation signifie qu’une multitude de progrès souvent spectaculaires réalisés dans des domaines différents ne s’additionnent pas ou ne s’additionnent plus, dans l’esprit de l’homme d’aujourd’hui, en une chose qui mériterait d’être appelée le progrès et que l’impression qui domine peut très bien être en même temps celle de la stagnation ou de la régression. Musil dit que notre époque crée des merveilles, mais ne les « sent » plus, ce qui oblige à se poser la question suivante : tout comme il est possible que nous formulions un jugement de valeur erroné quand nous croyons être en train de progresser, ne se pourrait-il pas également que le progrès soit réel et que nous soyons simplement devenu incapables de le percevoir et de le ressentir ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre, justement parce que personne n’est en mesure de déterminer le rapport qui peut exister entre une somme de progrès qui peuvent être caractérisés et même, dans certains cas, mesurés objectivement et une réalité, présumée, elle aussi, objective, que l’on serait en droit d’appeler le progrès de l’humanité ou le progrès tout court. Mais il est clair que ceux qui, pour faire taire les sceptiques et les pessimistes, se contentent d’invoquer les performances étonnantes du géant dont parle Musil ne répondent pas à la question de savoir pourquoi elles ne sont pas nécessairement appréciées comme un progrès.
• Les critiques du progrès sont-ils ses ennemis ?
12 Dans Science et raison (fin 1986/début 1987), von Wright avait remis en question certaines de nos croyances contemporaines les plus fondamentales, en particulier la croyance au progrès, et rappelé, d’une part, que l’espèce humaine est soumise à la même loi de précarité et de caducité que les autres espèces et que rien ne permet d’affirmer qu’elle ne disparaîtra pas prochainement, par exemple dans une guerre nucléaire, d’autre part, que rien ne garantit que la forme industrielle de production soit biologiquement adaptée à l’être humain ni, de façon plus générale, que celui-ci soit encore capable de s’adapter à un environnement qu’il a contribué à transformer et continue à transformer de façon aussi spectaculaire et aussi rapide. Ces deux idées pourraient donner l’impression de relever du simple bon sens ou, en tout cas, de la conscience éclairée ; et elles n’ont sûrement rien de particulièrement choquant ou subversif. Mais elles n’en ont pas moins, si je comprends bien, suscité des réactions négatives surprenantes de la part de tous ceux, scientifiques, économistes, politiciens, intellectuels, qui partagent une conviction commune, que l’on peut appeler « la croyance dans la croissance économique illimitée ». Ce qui confirme l’idée de Kraus que, même si on ne sait pas ce qu’est le progrès, tout le monde est plus que jamais tenu de croire qu’une chose au moins est sûre, à savoir que nous progressons, que nous pouvons le faire de façon illimitée et que l’obligation de continuer à le faire est une sorte d’impératif catégorique pour les sociétés contemporaines.
13 Quand il s’interroge sur le type de lecteurs qui seraient, au contraire, susceptibles d’apprécier les idées qu’il a développées, von Wright suggère prudemment deux groupes, qu’il appelle celui des « conservateurs de la valeur » et celui des « intellectuels de gauche », dont il constate, d’une façon que je ne contredirai sûrement pas, qu’il semble pour tout dire déjà moribond. La question qui se pose est, de toute façon, de savoir qui sont aujourd’hui les intellectuels de gauche. Doit-on encore appeler « intellectuels de gauche » des gens qui, s’ils sont de façon générale, plus sensibles que d’autres aux coûts sociaux et humains du progrès, et en particulier aux inégalités, aux injustices et aux phénomènes d’exclusion qu’il engendre, n’en continuent pas moins le plus souvent à croire à la possibilité et à la nécessité du progrès par la croissance économique illimitée et se contentent, pour l’essentiel, d’exiger que les fruits de la croissance soient répartis, si possible, de façon un peu plus équitable ? Sur ce point, l’attitude des sociaux-démocrates d’aujourd’hui et des intellectuels qui les soutiennent n’est pas forcément très différente de celle de leurs adversaires de droite. Le cas de Kraus est évidemment tout à fait autre. Il constitue un des exemples les plus typiques d’appartenance au groupe des conservateurs de la valeur, qui se distingue de celui des intellectuels de gauche par le rejet de la croyance optimiste en la possibilité d’améliorer les choses, en tout cas de les améliorer en empruntant le chemin de la modernité scientifique et technique, et une certaine tendance à regarder avec nostalgie les époques passées. Et c’est aussi, bien entendu, à cette catégorie, que l’on peut rattacher Wittgenstein.
14 Ce que von Wright appelle le conservatisme de la valeur n’implique évidemment pas nécessairement le conservatisme politique et social, même s’il lui est la plupart du temps associé dans les faits, et il ne se caractérise pas non plus par la volonté de conserver à tout prix le système de valeurs en usage. Le conservatisme de Kraus était et est resté jusqu’au bout politiquement ambivalent et ce à quoi il s’opposait était moins un système de valeurs déterminé qu’un renversement désastreux qui a fini par mettre le fait au-dessus de la valeur en général. Ce que l’on peut reprocher au progrès est, dit-il, d’avoir mis les vivres (Lebensmittel) à la place des fins de la vie (Lebenszwecke) et la vie à la place des raisons de vivre. Le progrès vit pour manger, mais il peut aussi très bien mourir pour manger. Cela n’est pas vraiment une exagération, puisqu’on se rend compte aujourd’hui de plus en plus que les excès du consumérisme, qui impliquent et justifient ceux du productivisme, peuvent très bien, dans certains cas, se transformer en une menace concrète non seulement pour la survie de certaines espèces naturelles, mais également pour celle de l’espèce humaine elle-même. Le progrès, selon Kraus, tend non seulement à remplacer l’essentiel par l’accessoire, mais il peut aussi parfaitement mettre en danger pour finir la vie elle-même. C’est en tout cas à ce genre d’issue que peut conduire et que conduit déjà parfois réellement l’idée qu’il s’agit simplement de produire et de consommer toujours davantage et que, pour le reste, on verra après. Il n’est donc pas question de contester que des progrès divers puissent et doivent être réalisés dans de nombreux domaines, mais plutôt, selon l’expression de von Wright, de « dissiper le brouillard qui plane sur la notion de progrès », de récuser la prétention qu’a le moyen lui-même de se transformer en un but, alors que le but supposé reste, pour l’essentiel, indéfini et le devient même de plus en plus, et de rappeler que rien n’autorise à considérer le progrès comme devant être nécessairement illimité et qu’il peut même y avoir des raisons vitales de lui imposer dès à présent des limites. C’est une question qui, comme le remarque von Wright, peut se poser même à propos de la prétention à la connaissance et l’a été, du reste, par Nietzsche, qui s’est demandé si l’humanité n’avait pas choisi le risque de périr de la connaissance et ne finirait pas par mourir effectivement de cette façon.
15 Même si son utilisation correspond indiscutablement dans leur cas à quelque chose de réel, l’application du terme « conservatisme » à des penseurs comme Kraus ou Wittgenstein soulève immédiatement un bon nombre de problèmes. Certains commentateurs comme J. C. Nyiri (voir notamment « Konservative Anthropologie : der Sohn Wittgenstein [10] ») ont défendu l’idée que l’attitude de Wittgenstein présentait toutes les caractéristiques du mode de pensée qu’on a l’habitude de désigner du nom de « conservatisme » et qu’il pouvait être considéré comme un représentant des courants néo-conservateurs qui se sont développés dans les années vingt, surtout en Allemagne. Il y a, effectivement, un certain nombre d’éléments qui semblent aller à première vue tout à fait dans ce sens, notamment l’admiration qu’il manifeste pour certains des penseurs les plus typiques de la tradition conservatrice, comme par exemple le poète autrichien Grillparzer [11], un auteur à l’égard duquel Kraus lui-même était sûrement beaucoup plus réservé. Mais, comme le remarque von Wright, « Wittgenstein était beaucoup plus désireux de combattre un climat d’opinion prédominant et de prendre ses distances avec lui que de travailler au rétablissement d’un climat qui était déjà en état de décomposition. Dans sa pensée, il est aussi peu nostalgique que Dostoïevski ou Nietzsche [12] ». Comme von Wright le dit de lui-même [13], Wittgenstein ne croit sûrement ni à un avenir radieux, ni au bon vieux temps.
16 On peut certes, si l’on veut, lire dans quelques-unes de ses remarques les plus typiques sur le monde et la culture contemporains une certaine nostalgie, comme par exemple lorsqu’il parle de l’époque de Schumann, dont il dit que c’est celle qui correspond à son idéal culturel [14]. Mais, de façon générale, son attitude est exactement le contraire de celle de l’homme qui cherche à préserver ce qui est ou même à restaurer ce qui n’est plus. L’appréciation qu’il formule sur la culture dans laquelle nous vivons est celle de quelqu’un qui la considère comme condamnée et qui réagit à cela en adoptant le point de vue de Nietzsche, selon lequel il ne faut pas retenir, mais, au contraire, pousser ce qui tombe. « Le philosophe qui a écrit « J’anéantis, j’anéantis, j’anéantis », écrit von Wright, ne rejetait pas l’idée que quelque chose de neuf pourrait être édifié une fois que les restes d’une culture en décomposition auraient été nettoyés. En cela assez semblable à certains gauchistes, il semble avoir vu quelque chose d’heureux dans le balayage drastique d’un ordre social obsolète qui avait eu lieu en Russie. Ses projets d’installation en Russie peuvent aussi être vus sous ce jour. Parmi ses amis de Cambridge pendant les années trente, beaucoup avaient une orientation marxiste marquée. La seule revue que je l’ai vu lire sans déplaisir était The New Statesman and Nation, beaucoup plus en accord avec le goût des intellectuels de gauche qu’avec celui des conservateurs apolitiques [15] ». Effectivement, Wittgenstein semble avoir eu plutôt tendance à penser sur le mode révolutionnaire de la table rase suivie d’un recommencement radical, que sur le mode mélioriste et réformiste qui est celui des représentants de l’idée du progrès continu et illimité. Mais c’est une attitude qui, comme le remarque von Wright, n’est pas moins opposée à celle des conservateurs qu’elle l’est à celle des progressistes de l’espèce usuelle. En dépit de son pessimisme évident et bien connu, il me semble tout à fait exagéré de dire que Wittgenstein ne croyait pas à une amélioration possible des choses. Ce qui est vrai est simplement qu’il ne croyait pas à une amélioration possible par une continuation de l’évolution dans la direction actuelle.
17 Si l’on se demande pourquoi l’Autriche dans laquelle Wittgenstein est né et a grandi fascine aujourd’hui à ce point une bonne partie du monde intellectuel, on peut trouver à cela au moins deux raisons. La première est que, pour des gens qui sont fatigués d’être modernes et devenus sceptiques à l’égard du projet même de la modernité, la Cacanie, comme l’appelle Musil, offre un exemple typique de résistance au projet en question. Comme le dit von Wright : « L’État plurinational et plurilinguistique était par bien des aspects un phénomène obsolète dans une Europe en chemin vers la démocratie et l’industrialisation dans le cas d’États-nations consolidés. Il constituait un rempart réactionnaire contre la modernisation progressiste [16] ». Mais la deuxième raison pour laquelle son exemple peut sembler intéressant, du point de vue actuel, est justement qu’« en même temps il se présente à nous, aujourd’hui, comme particulièrement moderne, comme une préfiguration de ce qui peut arriver dans l’Europe actuelle, qui se trouve dans un processus d’intégration impliquant un effacement des frontières nationales et un nouveau mélange de langues et de nationalités en perspective [17] ». Puisqu’un des chapitres du livre de von Wright s’intitule « Il n’est pas écrit dans les étoiles que l’État-nation est la forme définitive de l’organisation politique », il n’est pas surprenant que l’exemple de l’Empire austro-hongrois, qui n’était pas une nation et à peine un État, lui semble intéressant à méditer pour les Européens d’aujourd’hui, qui vont probablement devoir s’habituer à l’idée d’un dépassement progressif du cadre de l’État-nation au profit d’un type d’organisation supra-étatique et supranational. Je ne suis pas certain, personnellement, que le modèle de la Cacanie soit, de ce point de vue, très utilisable et son exemple très prometteur. Mais le point important est que les grandes figures crépusculaires les plus typiques de la Cacanie finissante, au nombre desquelles on peut compter Wittgenstein, l’ont dénoncée comme étant aussi l’État où triomphaient l’hypocrisie et la malhonnêteté, la double morale, le double langage et la double vie, les demi-mesures et les demi-vérités conventionnelles, et ont réagi à cela dans le sens d’une exigence de clarté, de sincérité et de pureté radicales. En ce qui concerne le problème qui nous intéresse, il est clair qu’un homme comme Wittgenstein ne pouvait avoir aucune sympathie réelle pour le comportement d’une société et d’une culture dont tout le programme semblait être, sur ce point-là également, de ne pas choisir et de réussir à rester en quelque sorte en équilibre entre le passé et l’avenir. C’était justement, d’après lui, la chose qu’on ne peut pas faire et qu’on ne doit surtout pas essayer de faire.
• Le progrès comme forme de la civilisation contemporaine
18 Les deux auteurs qui ont publié les conversations de Wittgenstein avec Bouwsma écrivent, dans leur préface, à propos des échanges qui ont eu lieu entre eux : « Pendant que les deux hommes s’offrent une coupe de crème glacée, Wittgenstein réfléchit sur la différence considérable qui existe entre ce monde et le monde de ses parents – la manière dont les machines auraient rendu nos vies méconnaissables pour eux. Il explique qu’il a entendu John Dewey donner une conférence sur le genre d’être humain que l’éducation devrait produire, et il remarque : « Mais j’étais un être humain qui était fait pour vivre dans l’ancien environnement ». Cette remarque saisit une chose importante à propos de la différence de Wittgenstein. Il a, en un certain sens, un esprit conservateur. Il n’est pas du tout impressionné par les progrès techniques et la vision du monde scientifique du xxe siècle. Il considère avec dédain l’idée d’un progrès moral dans l’histoire et la conception selon laquelle ce monde est un endroit où l’on vit mieux que cela n’a jamais été le cas d’ordinaire. Il est sceptique à l’égard de l’avenir de l’humanité. Il prête attention aux détails des vies d’êtres humains spécifiques et ne s’occupe pas de l’humanité ou des mouvements populaires. Il est attiré par Kierkegaard et Dostoïevski, qui tous les deux partagent et développent ces idées [18]. »
19 Quand on considère le cas de Kraus, on se rend compte au premier coup d’œil que ce qui l’exaspère est moins l’idée de progrès elle-même que les formes d’idolâtrie qu’elle suscite et l’espèce d’hystérie que déchaînent à l’époque dans les journaux les performances de la technique ou la réalisation de prouesses comme la conquête du pôle Nord. L’idée de progrès, dans l’usage que l’on en fait actuellement, a cessé, d’après lui, d’être une idée philosophique pour se transformer en un concept journalistique. « À chaque parasite de l’époque est resté, écrit-il, la fierté d’être un contemporain. C’est affaire d’idéalisme que de se consoler de la perte de l’ancien avec le fait que l’on peut contempler la bouche ouverte quelque chose de nouveau et, si le monde va à sa fin, le sentiment de supériorité de l’homme triomphe dans l’attente d’un spectacle auquel seuls les contemporains ont accès [19]. » On peut dire de Wittgenstein qu’il traite, lui aussi, notamment dans ses Remarques sur ‘Le Rameau d’or’ de Frazer, avec un mépris total le sentiment de supériorité que l’homme contemporain éprouve à l’égard de ses prédécesseurs et qu’il n’est pas du tout impressionné par la performance et le spectacle auxquels tend à se réduire aujourd’hui de plus en plus la réalité de ce qu’on appelle le progrès. Il est intéressé et même passionné par la technique, en tant que telle, mais il n’est pas un admirateur des prodiges qu’elle réalise et des bienfaits qu’elle est censée apporter à l’humanité. Même si l’amélioration des conditions de vie de l’être humain, au moins du point de vue matériel, peut sembler constituer l’aspect le plus tangible et le moins discutable du progrès, il ne semble pas non plus donner beaucoup de sens à l’idée que l’on vit réellement mieux aujourd’hui qu’autrefois, un point sur lequel il est sans doute plus proche de ce qu’a toujours pensé ou, en tout cas, soupçonné la sagesse populaire que du discours des intellectuels. Il semble, peut-être en partie sous l’influence de Spengler, plus intéressé par des humanités particulières et par leurs formes de vie concrètes que par l’idée de l’humanité en général et du progrès supposé de celle-ci. Et enfin il est opposé à l’idée, que Kraus qualifie de paranoïaque, d’une prise de possession et d’un assujettissement complets de la nature dans toutes ses parties et tous ses aspects, qui constitue, aux yeux de beaucoup de nos contemporains, le programme que l’être humain doit s’efforcer de réaliser par tous les moyens et s’identifie, dans leur esprit, au progrès lui-même. L’attitude de conquérant et de propriétaire que l’homme d’aujourd’hui a adopté à l’égard de la nature ne lui inspire aucune sympathie. Il milite, au contraire, pour une forme d’humilité et de respect devant les phénomènes de la nature et l’ordre naturel, et même, si l’on se réfère à ce qu’il dit dans les Remarques sur le ‘Le Rameau d’or’ de Frazer, pour ce que l’on pourrait appeler une forme de « piété naturelle ». C’est au moins un point sur lequel, compte tenu de la façon dont les mentalités et les comportements ont commencé depuis un certain temps à évoluer sur cette question, on peut penser que sa position n’a rien de conservateur et est même objectivement tout à fait progressiste. Wittgenstein semble faire partie de ceux qui pensent, avec raison selon moi, que le problème de ce qu’on appelle les dégâts du progrès ne sera pas résolu par des corrections mineures introduites au coup par coup, mais seulement par un changement d’attitude radical, qui est malheureusement peut-être devenu depuis un certain temps déjà impossible et qui consisterait à s’imposer une fois pour toutes une forme de sagesse et de mesure suffisamment rigoureuse, résolue et efficace dans la gestion des ressources naturelles et dans nos rapports avec la nature en général.
• Le « mythe moderne du progrès »
20 Ce qui fait l’objet de la critique de von Wright n’est évidemment pas, comme on le lui a reproché, le progrès lui-même, mais ce qu’il appelle « le mythe du progrès ». Il s’agit d’une croyance relativement récente, qui est une composante fondamentale de ce que l’on peut appeler la modernité classique. Le plus caractéristique dans la représentation que celle-ci avait de l’avenir de l’humanité était justement la croyance au progrès. « Pas seulement, précise von Wright, des progrès hasardeux ou des progrès dépendant de la bonne volonté des hommes, mais des progrès illimités et éternels – le progrès comme quelque chose de naturel et nécessaire. C’est une nouvelle conception à l’intérieur de l’histoire des idées. Je lui donne le nom de « mythe moderne du progrès [20] ». Ce qui est nouveau dans cette idée n’est pas le fait de croire que l’humanité peut effectivement faire des progrès divers, mais la conviction que la possibilité et même la nécessité d’un progrès qui ne connaîtra pas de limites sont inscrites dans la nature de l’être humain, en tant qu’espèce. C’est ce qui amène Fontenelle, que cite von Wright, à déclarer que « l’être humain ne dégénérera jamais, la croissance et de développement de sa sagesse n’aura pas de fin ». Or, non seulement, comme le remarque von Wright [21], la croyance à la possibilité d’un progrès illimité et, plus précisément, la croyance, qui en a été depuis le début un constituant essentiel, au progrès par l’instruction scientifique et les innovations technologiques ne repose que sur un fondement rationnel particulièrement faible. Mais encore on peut se demander sérieusement si l’idée d’un progrès illimité, comprise de cette façon, n’est pas susceptible d’entrer à un moment donné en contradiction avec celle d’espèce naturelle elle-même, qui inclut nécessairement la référence à un environnement et à des conditions de vie qui doivent rester eux aussi, au moins jusqu’à un certain point, naturels et ne peuvent pas être transformés de n’importe quelle façon et sans aucune limite.
21 Comme le dit von Wright : « La forme de production industrielle se fonde sur une technologie qui à son tour se fonde sur la connaissance scientifique de la nature. Elle est ainsi, en dernière instance, une émanation des dispositions rationnelles de l’homme. Si nous sommes enclins à croire que la raison a une capacité intrinsèque à respecter les conditions biologiques de l’existence de l’homme sur la terre, nous pouvons alors espérer qu’une connaissance approfondie de ces conditions aura également une action régulatrice sur les forces qui, en dernier lieu, dirigent la production industrielle [22] ». Mais nous sommes arrivés justement à un stade où l’on est obligé de se demander sérieusement si les exigences de la raison et celles des dispositifs, en particulier du dispositif de production, qu’elle a créés n’ont pas commencé déjà à entrer en contradiction avec celles de la biologie de notre espèce. Qu’il puisse se révéler nécessaire d’imposer des limites même à l’aspect qui est, subjectivement et objectivement, le plus tangible et le moins contestable du progrès, à savoir l’amélioration des conditions de vie et du niveau de vie des êtres humains, est ou devrait être une chose à laquelle il est tout à fait logique de s’attendre. Comme le dit von Wright : « Une chose que la domination sur la nature peut entraîner est d’augmenter le bien-être matériel des hommes. Le développement industriel et technique en donne des preuves impressionnantes. Il ne s’agit pas d’autre chose que du fait qu’un bien-être matériel accru, un niveau de vie plus élevé, dans de nombreux cas – voire dans la plupart –, constitue le progrès dans l’acception réelle du mot, et est apprécié comme une amélioration réelle des conditions de vie. Mais il ne s’ensuit pas que cette appréciation reste valable quand la croissance dépasse un certain niveau, ou bien quand ses retentissements sur l’environnement ou l’ordre social doivent être pris en considération [23] ». C’est une idée qui, contrairement à ce que les défenseurs du progrès affectent généralement de croire, est, bien entendu, tout à fait compatible avec la conviction qu’il est impératif et urgent d’améliorer sérieusement les conditions de vie de millions d’êtres humains qui vivent aujourd’hui de façon misérable.
22 Nous savons que Wittgenstein n’a jamais eu aucune inclination pour l’idée du progrès comme constituant une propriété constitutive et universelle de l’espèce humaine et l’a considérée, au contraire, comme n’étant rien de plus qu’une propriété formelle qui constitue la caractéristique dominante d’une forme d’humanité spécifique et d’un type de civilisation particulier. Dans le projet de préface qu’il a rédigé en 1930 pour les Philosophische Bemerkungen, il écrit : « Notre civilisation est caractérisée par le mot « progrès ». Le progrès est sa forme. Ce n’est pas une de ses propriétés qu’elle progresse. Elle est typiquement constructive. Son activité consiste à édifier une construction toujours plus compliquée. Et même la clarté ne sert tout de même à nouveau que ce but et n’est pas un but en elle-même. Pour moi, en revanche, la clarté, la transparence, constituent le but en elles-mêmes [24] ». En d’autres termes, le fait de progresser n’est pas une propriété matérielle qui pourrait être attribuée, parmi d’autres, à la civilisation dans laquelle nous vivons et sur la réalité de laquelle on pourrait aussi s’interroger. Il est sa forme même, la forme sous laquelle elle appréhende tout ce qu’elle fait et, si l’on se demande ce que signifie ici progresser, la réponse est que progresser veut dire construire et construire de façon toujours plus compliquée.
23 Comme l’a souligné von Wright, il est difficile de ne pas percevoir ce que dit ici Wittgenstein comme une réponse implicite à une autre préface, celle de Der logische Aufbau der Welt, de Carnap, qui avait été publié en 1928 [25], dans laquelle l’auteur fait justement allusion à la parenté qui existe entre l’esprit de la nouvelle philosophie, celle du Cercle de Vienne, et celui qui se manifeste au même moment dans le domaine de l’architecture : « Nous sentons une affinité interne de la démarche qui est au fondement de notre travail philosophique avec la démarche qui produit en ce moment ses effets dans de tout autres domaines de la vie ; nous sentons cette démarche dans les courants de l’art, en particulier de l’architecture, et dans les mouvements qui s’efforcent de donner à la vie humaine une forme riche de sens : à la vie personnelle et à la vie communautaire, à l’éducation et aux grandes organisations externes. Partout ici nous sentons la même démarche fondamentale, le même style de pensée et de création. C’est la mentalité qui vise partout à la clarté et qui pourtant, ce faisant, reconnaît la complication jamais tout à fait transparente de la vie, qui vise à la minutie dans la mise en forme du détail et en même temps à la simplicité des grandes lignes dans l’ensemble, au renforcement des liens entre les hommes et en même temps au libre développement de l’individu. La croyance que l’avenir appartient à cette façon de penser porte notre travail [26]. »
24 On peut remarquer que Carnap soutient, lui aussi, que le but poursuivi est en principe, dans tous les cas, la clarté, ce qui signifie que la complexification croissante dans le détail va de pair avec la recherche d’une simplicité toujours accrue dans les grandes lignes. Ce à quoi Wittgenstein répond que, contrairement à ce que suggère Carnap, dans cette façon de présenter les choses, la clarté n’est pas vraiment le but, mais plutôt à nouveau un moyen en vue d’autre chose. Pour les membres du Cercle de Vienne, le mot d’ordre est : clarifier pour construire ou reconstruire. Pour Wittgenstein, comme il le souligne, il n’est question, en tout cas en philosophie, que de clarifier, et de rien d’autre, ou, si l’on veut, de clarifier pour comprendre, « comprendre » voulant dire ici voir clairement les unes à côté des autres les possibilités. Ce qui est une façon de dire qu’il n’y a justement aucune affinité réelle entre la philosophie et la démarche constructiviste et progressiste qui se manifeste dans une multitude d’autres domaines et à laquelle Carnap essaie de la rattacher. Cette démarche-là a choisi justement de privilégier et de promouvoir une possibilité déterminée.
25 « Je me souviens encore vivement, écrit von Wright, combien les mots de Carnap me touchèrent alors que j’étais jeune étudiant à Helsinki vers le milieu des années trente – et je pense que nous avons été heureux, dans notre pays, d’avoir reçu notre inspiration philosophique d’un professeur charismatique, Eino Kaila [27], qui se considérait lui-même comme appartenant à l’avant-garde d’une nouvelle manière radicale de penser [28] ». Bien que je n’aie lu moi-même le livre de Carnap que beaucoup plus tard, au début des années soixante, je dois dire que l’impression qu’a faite sur moi la préface a été tout à fait comparable à celle que décrit von Wright, ce qui s’explique sans doute assez facilement dans un contexte philosophique qui était dominé outrageusement par l’influence de philosophes comme Nietzsche et Heidegger et, de façon plus générale, de penseurs qui, pour ne pas dire plus, n’attendaient rien de bon de la science et encore moins de la philosophie scientifique. Encore aujourd’hui je ne relis jamais des passages comme celui que j’ai cité sans une certaine émotion, peut-être parce que je suis plus sensible que d’autres à l’espèce d’enthousiasme et d’élan romantiques qui l’anime et aussi à cause de tout ce que le message de Carnap et de ses amis peut représenter rétrospectivement pour quelqu’un qui a une idée de ce qu’était la situation politique et intellectuelle de l’Autriche à la fin des années vingt. S’il y a une chose que l’on peut regretter, c’est justement que, contrairement à l’espoir qu’avait formulé Carnap, ce ne soit pas au courant qu’il représentait, mais à ses adversaires les plus directs et les plus déterminés que l’avenir, l’avenir immédiat en tout cas, a appartenu dans les faits. C’est ce qui explique sans doute, au moins en partie, que je ne me sois jamais senti obligé personnellement de choisir, de la façon dont on le fait la plupart du temps, entre Wittgenstein et Carnap, un des nombreux points sur lesquels je peux, me semble-t-il, me considérer comme tout à fait proche de von Wright.
26 Parlant de ce qu’il appelle « le fleuve puissant de la philosophie analytique », il écrit : « Bien que de nombreux fleuves aient déversé leur eau, au cours des années, dans ce sillon, je pense qu’il est exact et éclairant de considérer la philosophie analytique comme le principal courant de la pensée philosophique de notre siècle. Dans toute son hétérogénéité, elle conserve deux des traits caractéristiques qui ont déjà été nommés et qui sont typiques de son origine : l’accent sur la logique et le lien avec la science. Bref, c’est la philosophie la plus caractéristique d’une culture dominée par la rationalité scientifique [29] ». Bien que cela puisse sembler surprenant de la part d’un philosophe français, c’est aussi ce que je pense, sinon depuis le début, du moins depuis le moment où j’ai découvert la philosophie analytique. Mais on ne peut pas dire cela sans être obligé de constater immédiatement que Wittgenstein n’était pas un philosophe analytique dans ce sens-là. Il n’éprouvait justement aucune sympathie pour une civilisation dominée, au point où l’est la nôtre, par la rationalité scientifique et la dernière chose dont il se préoccupait était de lui fournir le genre de philosophie qui aurait été susceptible de correspondre à son orientation intellectuelle et à ses tendances profondes. Il est important de remarquer à ce propos que, comme le dit von Wright : « La pensée que Wittgenstein appelle métaphysique est imprégnée par l’usage du langage et par les schémas de pensée d’une civilisation majoritairement scientifique.
27 La métaphysique que Wittgenstein combat n’a donc pas ses racines dans la théologie, mais dans la science. Il combat l’influence obscurcissante sur la pensée qui est exercée non pas par les restes d’une culture morte, mais par les modes de pensée d’une culture vivante [30] ».
28 Wittgenstein a dit une fois, en réponse à ce que cherchaient à faire des philosophes comme Carnap, qu’il n’était pas intéressé par l’idée de remplacer une métaphysique de philosophes par une métaphysique de physiciens. Et von Wright a sûrement raison de remarquer que la philosophie peut à peine s’égarer plus loin dans la jungle de la métaphysique, telle qu’il la concevait, que dans certaines des expressions récentes les plus caractéristiques d’une culture philosophique devenue scientiste [31]. Mais je ne crois pas que cela puisse constituer un réconfort pour les métaphysiques qui se construisent aujourd’hui dans l’ignorance et le mépris de la science et, au moins en apparence, en opposition directe avec elle. Wittgenstein n’a manifestement jamais cru que la philosophie puisse accéder à une forme de connaissance essentielle, différente de celle de la science et supérieure à elle. Croire ce genre de chose, c’est encore céder à la tentation de singer les prétentions et d’imiter la démarche de la science dans un domaine où elle n’a rien à faire. C’est le genre de prétention que Wittgenstein pouvait respecter chez les grands philosophes du passé, mais il pensait que ce que nous devons faire aujourd’hui en philosophie est tout simplement autre chose.
29 Von Wright note qu’il pouvait ou aurait pu accorder aux grands systèmes métaphysiques d’autrefois « le respect ou la vénération qu’il était enclin à ressentir devant les grands investissements dans tous les domaines de la vie humaine [32] ». Il me semble important d’ajouter qu’il pouvait aussi tout à fait éprouver ce genre de respect pour le genre d’engagement et d’investissement majeurs qu’a représenté la science, considérée comme une entreprise et une aventure intellectuelles. Il ne confondait sûrement pas la science, considérée de cette façon, avec la civilisation scientifique et technique contemporaine, qu’il n’aimait pas. Mais il n’avait sûrement pas d’admiration réelle et pas beaucoup de sympathie pour la façon dont la science est pratiquée aujourd’hui, en liaison avec l’industrie et parfois aussi avec la guerre, pour les scientifiques de notre époque et pour le genre de philosophie qu’ils produisent, quand ils essaient de devenir philosophes.
30 Von Wright dit de penseurs comme Kierkegaard, Dostoïevski et Nietzsche, qui, au cours du xixe siècle, avaient pris nettement leurs distances par rapport à l’idée ou au mythe du progrès : « Chez ces auteurs, l’atmosphère n’est pas nécessairement pessimiste. Mais c’est une atmosphère d’examen de soi et de remise en cause des courants dominants de l’époque tels qu’ils les concevaient. Et nous savons que ces auteurs étaient plus les congénères de Wittgenstein que tout autre auteur du xixe de l’école la plus établie. Depuis ses premières années, Wittgenstein a pris ses distances avec la modernité dans toutes ses formes d’expression petites-bourgeoises et l’a condamnée [33] ». Ce dont il faut parler, dans son cas, est aussi avant tout l’examen de soi et la remise en cause des courants dominants de l’époque. Les adversaires du progrès n’ont pas manqué de faire et continuent, du reste, à faire des propositions nombreuses pour sortir de l’impasse dans laquelle ils pensent que l’humanité s’est engagée, à commencer par celle qui suggère de décider d’interrompre purement et simplement le processus d’affranchissement qui a libéré simultanément la connaissance, la morale et l’art de la dépendance par rapport à une autorité extérieure, autrement dit, pour reprendre les termes de von Wright, de replacer d’une manière ou d’une autre la connaissance sous l’autorité de la Parole, la morale sous la juridiction des puissances spirituelles ou mondaines et l’art sous l’obligation de divertir le public ou de célébrer les puissants [34]. On ne trouve, bien entendu, chez Wittgenstein, aucune suggestion de cette sorte et aucune indication explicite concernant une autre voie, qui ne serait plus du tout celle de la science, de la technique, de la rationalité et du progrès, et que nous devrions désormais essayer d’emprunter. Wittgenstein a choisi de vivre en opposition déclarée avec son époque. Il a, comme dit von Wright, donné « un exemple d’une manière différente de penser et de vivre qui, si elle était suivie, pourrait offrir des remèdes à ce qu’il considérait comme une époque malade [35] ». Mais il n’a pas proposé à son époque de suivre ce chemin et il ne pensait pas qu’il dépende de ce que peuvent dire les philosophes qu’elle le suive ou non.
• Que peut-on faire aujourd’hui pour la cause du progrès ?
31 Je voudrais terminer cet exposé par deux remarques. La première a trait à la question de savoir de quel nom on peut désigner la phase dans laquelle nous nous trouvons en ce moment. Vaut-il mieux parler de « postmodernité » ou, comme le propose von Wright, de « modernité tardive » ? Je me suis expliqué autrefois longuement sur ce qu’il faut penser et ce que l’on peut attendre, selon moi, du postmodernisme ; et, comme von Wright, je pense qu’il n’y a pas grand rapport entre l’attitude des postmodernistes les plus typiques et celle de penseurs comme Kraus ou Wittgenstein. La raison essentielle de cela est que le postmodernisme est une doctrine qui reste foncièrement optimiste et qui ne remet nullement en question la nécessité, sinon de progresser, du moins d’avancer. J’ai même proposé une fois de le définir comme étant la conception selon laquelle on sait moins que jamais où l’on va et on ne doit surtout pas chercher à le savoir, mais on sait en tout cas qu’il est important d’y aller le plus vite possible, ce qui ressemble trait pour trait ou, en tout cas, beaucoup trop à ce qu’a fini justement par devenir l’impératif de la modernité lui-même. Von Wright note que : « Si la modernité tardive est en premier lieu une disposition sombre, la disposition du sous-courant qui s’appelle postmoderne est avant tout confiante dans l’avenir. Il voit la modernité comme quelque chose d’essentiellement passé et dépassé, et dans la postmodernité un commencement et une promesse de renouvellement de la culture et des schémas de vie [36] ». Von Wright ajoute qu’« un sceptique voit peut-être les phénomènes postmodernes plutôt comme des symptômes de la maladie de la modernité que comme ses remèdes » et que c’est de cette façon qu’il est lui-même enclin à les voir. C’est aussi exactement ce que je pense et je crois que l’on pourrait montrer facilement, que Musil, par exemple, qui a déjà décrit magistralement tous les phénomènes qui sont présentés aujourd’hui comme caractéristiques de la postmodernité les percevait, pour sa part, non pas comme les signes de l’entrée dans une ère nouvelle, mais comme des symptômes des hésitations et des contradictions dans lesquelles est prise depuis un certain temps déjà la modernité elle-même et dont elle ne parvient pas à sortir.
32 La seconde remarque que je voudrais faire concerne le genre de service que la critique du progrès peut rendre aujourd’hui à la cause du progrès elle-même. Von Wright souligne qu’« abandonner la croyance au progrès comme une nécessité historique n’est pas la même chose que d’abandonner le travail pour le progrès comme une tâche [37] » ; mais cette tâche est aujourd’hui essentiellement critique. La croyance au progrès, quand elle prend le caractère d’un mythe, est justement ce qui nous dispense la plupart du temps d’exiger et de réaliser des progrès réels. Comme dirait Kraus, celui qui sait une fois pour toutes qu’il vit sous le signe du progrès n’a pas à demander si l’on progresse et à vérifier qu’on le fait. On peut penser, justement, qu’à strictement parler il n’y a pas à croire au progrès : il y a seulement à essayer, si possible, de progresser effectivement, là où il est le plus important et le plus urgent de le faire. Au lieu de s’agiter sur place, en essayant de croire et de faire croire que l’on avance, il faut justement choisir de prouver le mouvement en marchant réellement. Autrement dit, il n’y a rien de paradoxal dans le fait de considérer que la croyance au progrès, sous la forme de ce que von Wright appelle le « mythe moderne du progrès », pourrait bien être en train de se transformer en un des obstacles les plus sérieux qui s’opposent aujourd’hui au progrès. Ce n’est évidemment pas comme ceux d’un ennemi du progrès que doivent être compris les propos de von Wright, mais plutôt comme ceux de quelqu’un qui a compris mieux que d’autres que le progrès peut avoir besoin d’être défendu aussi et peut-être même en priorité contre certains de ses amis actuels. •
Notes
-
[*]
Philosophe.
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[1]
Die Fackel [Le Flambeau] est la revue dont l’écrivain et polémiste autrichien Karl Kraus (1874-1936) a été d’abord le propriétaire et l’éditeur, puis, à partir de 1912, l’auteur unique et dont ont été publiés en tout, de 1899 à 1936, 922 numéros.
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[2]
« Der Fortschritt », in K. Kraus, Schriften, herausgegeben von Christian Wagenknecht, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1987, Band 2, p. 197. Le texte est traduit en français par Yvan Kobry dans K. Kraus, La littérature démolie, précédé d’un essai d’Elias Canetti, Petite Bibliothèque Rivages, 1990 (j’ai modifié sur certains points la traduction).
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[3]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, traduit du suédois par Philippe Quesne, L’Arche Éditeur, 2000, p. 12. Philosophe finlandais de réputation mondiale, mais malheureusement peu connu en France, né en 1916, von Wright, a été un élève et un ami de Wittgenstein avant de lui succéder en 1948, à l’âge de 32 ans, à sa chaire de philosophie à Cambridge. Les travaux de von Wright ont porté principalement sur la probabilité, la logique déontique, la théorie des valeurs, le problème de l’explication et de la compréhension et, plus récemment, la question du progrès et celle de l’avenir de la civilisation. Le Mythe du progrès réunit des essais qui ont été écrits dans les années 1987-1992.
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[4]
J’ai essayé ici de trouver un équivalent français acceptable pour les noms de lieu humoristiques « Schmockwitz » (plaisanterie de Schmock) et « Schweifwedel » (flagornerie). Le terme « Schmock », emprunté à la pièce de G. Freytag, Les Journalistes (1853), désigne dans l’œuvre de Kraus le personnage du journaliste médiocre, opportuniste, arrogant et corrompu. Sur ce point et sur Kraus en général, voir J. Bouveresse, Schmock ou le triomphe du journaliste : la grande bataille de Karl Kraus, Éditions du Seuil, 2001.
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[5]
K. Kraus, « Der Fortschritt », art. cit., p. 198.
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[6]
Idem, p. 202.
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[7]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., p. 42.
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[8]
G. C. Lichtenberg, Aphorismen, in einer Auswahl herausgegeben und mit einem Nachwort versehen von Kurt Batt, Insel Verlag, 1976, p. 219. Lichtenberg (1742-1799) est une des figures majeures de l’Aufklärung et le plus grand représentant de la tradition satirique de langue allemande. Il est connu surtout par ses aphorismes, dont certains sont restés fameux. Dans la liste de ses admirateurs on trouve notamment Nietzsche, Einstein, Freud et Kraus.
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[9]
R. Musil, Essais, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Éditions du Seuil, 1978, p. 208 (traduction modifiée par moi).
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[10]
« Anthropologie conservatrice : le fils Wittgenstein » (1988).
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[11]
Franz Grillparzer (1791-1872), poète et dramaturge autrichien, défenseur de la tradition et des valeurs morales, politiques et culturelles de la vieille Autriche. Wittgenstein le cite effectivement à différentes reprises.
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[12]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., p. 125.
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[13]
Idem, p. 14.
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[14]
Cf. par exemple L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, herausgegeben von G. H. von Wright unter Mitarbeit von Heikki Nyman, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1978, p. 14.
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[15]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., pp. 125-126.
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[16]
Idem, p. 130.
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[17]
Ibid.
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[18]
O. K. Bouwsma, Wittgenstein, Conversations 1949-1951, edited by J. L. Craft and Ronald E. Hustwit, Hackett Publishing Company, Indianapolis, 1986, pp. XXIII-XXIV ; traduit de l’anglais par Layla Raïd, Éditions Agone, Marseille, 2001. Kierkegaard et Dostoïevski sont considérés ici en tant que critiques de la modernité et, plus particulièrement, de l’optimisme rationaliste qui est constitutif du projet moderne et que Wittgenstein considère avec le même genre d’ironie et de scepticisme qu’eux. Son intérêt pour la pensée de Nietzsche s’explique en partie par les mêmes raisons.
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[19]
K. Kraus, « Die Entdeckung der Nordpol » [La découverte du pôle Nord], 1909, in K. Kraus, Schriften…, op. cit., p. 273 ; traduction française par Éliane Kaufholz-Messmer dans K. Kraus, Cette grande époque, précédé d’un essai de Walter Benjamin, Petite Bibliothèque Rivages, 1990. C’est à propos de cette « conquête » majeure, des intérêts qu’elle a mis en jeu, de la compétition à laquelle elle a donné lieu et de l’hystérie qu’elle a suscitée, que Kraus écrit : « Le progrès célèbre des victoires à la Pyrrhus sur la nature. Le progrès fait des porte-monnaie avec de la peau humaine », idem, p. 272.
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[20]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., p. 33.
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[21]
Idem, p. 24.
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[22]
Ibid., p. 163.
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[23]
Ibid., pp.57-58.
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[24]
L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen…, op. cit., p. 22.
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[25]
Der logische Aufbau der Welt [La Construction logique du monde] constitue le premier ouvrage important qui a été publié par Rudolf Carnap, un des représentants les plus connus et les plus influents de la philosophie du Cercle de Vienne. La préface du livre, par rapport à laquelle Wittgenstein a pris nettement ses distances, pourrait être considérée comme une sorte de manifeste en faveur du « modernisme » en philosophie, représenté, en l’occurrence, par le rejet de la métaphysique et une pratique de la philosophie qui s’appuie essentiellement sur la logique et la science.
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[26]
R. Carnap, Der logische Aufbau der Welt, zweite Auflage, Felix Meiner Verlag, Hamburg, 1961, p. XX.
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[27]
Eino Kaila (1890-1958), dont von Wright a été l’élève, peut être considéré comme un des philosophes finlandais les plus importants de cette période. Il a contribué de façon décisive à diffuser les idées du Cercle de Vienne, dont il était proche, et celles de la philosophie analytique en général en Finlande et dans les pays scandinaves. On peut lire de lui Reality and Experience, Four Philosophical Essays, edited by Robert S. Cohen, with an introduction of G. H. von Wright, D. Reidel Publishing Company, Dordrecht, 1979. L’introduction de von Wright constitue une des sources d’information les plus intéressantes sur l’histoire récente de la philosophie en Finlande.
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[28]
G. H. von Wright, Le Mythe du progrès, op. cit., p. 118.
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[29]
Idem, p. 120.
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[30]
Ibid., pp. 141-142.
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[31]
Ibid., p. 142.
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[32]
Ibid., p. 143.
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[33]
Ibid., p. 122.
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[34]
Ibid., p. 30.
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[35]
Ibid., p. 145.
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[36]
Ibid., p. 67.
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[37]
Ibid., p. 68.