Mouvements 2001/5 no18

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Article de revue

Démocratie locale et participation citoyenne : la promesse et le piège

Pages 44 à 51

Notes

  • [*]
    Sociologue (CRPS).
  • [1]
    Une première version de cet article a été présentée lors de la journée consacrée à la « démocratie de proximité » organisée par la Délégation interministérielle à la ville, le 19 mai dernier.
  • [2]
    Cf. G. Loiseau, « La démocratie électronique française : au-delà des parangons de vertu », Hermès, 26-27, 2000.
  • [3]
    Cf. L. Blondiaux et S. Leveque, « La politique locale à l’épreuve de la démocratie. Les formes paradoxales de la démocratie participative dans le xxe arrondissement de Paris », in C. Neveu (dir.), Espace public et engagement politique. Enjeux et logiques de la citoyenneté locale, L’Harmattan, 1999.
  • [4]
    B. Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie générale de la délibération politique », Le Débat, 33, 1985.
  • [5]
    J. Elster, « Argumenter et négocier dans deux assemblées constituantes », Revue française de sciences politiques, 44, 1994 ; J. Elster, « Introduction », in J. Elster, Deliberative Democracy, Cambridge University Press, 1999.
  • [6]
    Cf. L. Blondiaux, « Représenter, délibérer ou gouverner ? Les assises politiques fragiles de la démocratie participative de quartier », in L. Blondiaux, G. Marcou et F. Rangeon (dir.), La démocratie locale. Représentation, participation et espace public, PUF, 1999.
  • [7]
    L. Sanders, « Against Deliberation », Political Theory, 25, 1997. Cf. également Y. Sintomer, La démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et Habermas. La Découverte, 1999, pp.243 et s.
  • [8]
    H. Pitkin, The Concept of Representation, University of California Press, 1967.
  • [9]
    Cf. par exemple C. Neveu, « Les comités de quartier de Roubaix aux prises avec la politique de la ville. Un exemple d’associations phagocytées par la municipalité », Les Annales de la recherche urbaine, 89, 2001.
  • [10]
    Cf., dans ce numéro, I. Bianco, « Les jurys citoyens en Espagne : vers un nouveau modèle de démocratie locale ?, pp.132-137 ; cf. également, M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001.
English version

1 La confusion la plus grande règne sur les débats politiques et intellectuels autour de la démocratie locale à l’heure où le parlement français adopte un projet de loi visant notamment à la mise en place de conseils de quartier et au renforcement de la participation du public à l’élaboration des grands projets [1].

2 Alors que les dernières élections municipales ont semblé refléter l’existence d’une demande de participation au sein d’une fraction non négligeable de l’électorat ; alors que certains exemples étrangers (Porto Alegre, en particulier) laissent à penser qu’il est possible de transformer cette idée vague en utopie concrète ; alors que l’exigence d’une plus grande démocratie de proximité semble aujourd’hui recueillir tous les suffrages, cet apparent consensus sur la démocratie locale laisse subsister de nombreuses inconnues et masque autant d’ambiguïtés.

3 Le sens de ce mouvement n’est clair en effet que si l’on omet de signaler que parmi les municipalités les plus innovantes en ce domaine, certaines ont essuyé de sérieux revers lors de ces mêmes élections. Se rallier à la thèse d’une conversion massive des acteurs politiques locaux à l’idée d’une participation des habitants au gouvernement local revient à accepter d’évaluer à la même aune – celle de la démocratie participative – des expériences d’ampleurs très diverses, qui vont des tentatives de budget participatif au simulacre de consultation et à la banale opération de marketing politique. Il resterait à expliquer enfin pourquoi une aussi belle unanimité, sur le plan des principes, peut coïncider avec d’aussi faibles avancées législatives en ce domaine, depuis les lois de décentralisation jusqu’aux timides dispositions du projet de loi Vaillant.

4 Le risque n’est nullement négligeable que ce grand écart entre les ambitions affichées et la faiblesse des réalisations concrètes finisse par vider le concept de démocratie participative de toute substance. Il convient, si l’on veut lui redonner un sens, d’en préciser conceptuellement, sociologiquement et politiquement les termes et de sortir de cet étrange consensus qui ne semble reposer à l’état présent que sur le flou d’une notion et d’un programme avec lesquels nul ne saurait accepter d’être durablement en désaccord.

•Favoriser la prise de parole, l’interpellation et la délibération

5 Le premier geste à accomplir pourrait être de sortir de l’opposition binaire entre démocratie participative et démocratie représentative qui, jusqu’à présent, a structuré le débat. On en vient à oublier que d’autres dimensions fondamentales peuvent caractériser la relation politique entre gouvernants et gouvernés à l’échelon local : celles de la communication, de l’interpellation ou de la délibération. Favoriser la prise de parole des citoyens sur les affaires publiques locales, diffuser l’information sur les politiques en cours, contribuer à la constitution d’espaces publics de discussion peuvent constituer des buts en soi, indépendamment de toute redistribution des pouvoirs. À ce niveau modeste, la dimension participative reste présente, mais elle s’inscrit dans la perspective d’une démocratie délibérative qui vise à informer et à compléter plus qu’à concurrencer la démocratie représentative.

6 L’observation des expériences en cours montre que la mise en place d’instances de participation à l’échelon local, à l’échelle d’un quartier par exemple, peut remplir les objectifs les plus divers. Dans certains cas, les instances participatives de quartier s’apparentent à une simple déconcentration de l’administration municipale, les conseils de quartier servant d’interlocuteurs de base aux habitants, parfois de simples guichets. Éléments de territorialisation de l’action publique locale, sans dimension véritablement publique, mis en place en vue de quadriller et d’encadrer la population sous prétexte de mieux cerner ses attentes, ces instances peuvent rationaliser efficacement l’administration, mais n’ont de participatives que le nom. Comment qualifier ainsi le fonctionnement d’instances composées de membres soigneusement sélectionnés par la municipalité, pour la plupart d’entre eux déjà élus, et qui délibèrent à huis clos sur les affaires du quartier ?

7 Dans d’autres cas, ces structures participatives jouent un rôle pleinement politique et remplissent une fonction essentielle en démocratie : l’interpellation publique du pouvoir politique par les citoyens. En forçant l’autorité politique à s’expliquer périodiquement, à rendre des comptes, à prendre des engagements qu’elle devra tenir au risque d’être déjugée lors d’une réunion ultérieure, les conseils de quartiers introduisent une dimension de publicité inhérente à l’action politique mais qui s’est depuis longtemps perdue : il ne s’agit pas simplement d’abaisser artificiellement, l’espace d’une réunion, les barrières symboliques et physiques qui éloignent élus et électeurs, mais de favoriser entre eux l’émergence d’une authentique communication démocratique. Ni les médias municipaux traditionnels, ni les formes habituelles de la relation clientéliste de proximité – qui se déploie la plupart du temps en secret et sur un mode interindividuel – ne peuvent remplir ce rôle, faute de réciprocité ou d’élargissement de la discussion à d’autres acteurs. Il y a bien un paradoxe, à l’heure des nouvelles technologies d’information et de communication – dont le contenu participatif reste incroyablement pauvre [2] –, à revenir à cette dimension archaïque de la démocratie de face-à-face. Les conseils de quartier, tout en contribuant à redonner une voix aux citoyens, peuvent permettre aux politiques d’être entendus, de justifier et de rendre compte de leur action dès lors qu’ils acceptent de jouer le jeu d’une telle confrontation. La citoyenneté passe ici par la prise de parole et la démocratie par la mise en transparence de l’action publique.

8 En sus de cette communication verticale entre gouvernants et gouvernés, les conseils et autres instances participatives peuvent contribuer à la mise en place d’un espace de délibération entre les différents acteurs du quartier. Lieux d’échanges discursifs autant que de confrontation d’intérêts, ils fonctionnent dans le meilleur des cas comme une scène publique où certaines questions accèdent à la visibilité politique, où des arguments sont mis à l’épreuve, où des visions alternatives du quartier et de la ville peuvent s’affronter. À l’occasion de projets précis mis en débat ou d’un ordre du jour fixé par l’autorité politique, la délibération se doit d’impliquer ici un maximum d’acteurs, qu’ils soient associatifs ou individuels, nous y reviendrons.

9 Refuser par principe d’organiser une telle discussion publique, au motif que s’y expriment le plus souvent des doléances relatives au vécu et à l’horizon immédiat des personnes (bordures de trottoir, crottes de chien, etc.), revient à oublier que ces plaintes se fondent presque toujours sur un sentiment d’injustice et relèvent de ce fait pleinement du politique. Par ailleurs, la reconnaissance d’un droit de regard des habitants sur les affaires publiques du quartier passe par la prise en compte de ce type de revendications, préalable à d’autres formes possibles d’implication dans la vie locale.

10 La difficulté tient évidemment aux modalités d’encadrement de cette délibération, à la possibilité ou non d’institutionnaliser cette prise de parole spontanée. Si tenir de manière sporadique des réunions de quartier ne constitue pas un objectif très ambitieux, un trop grand formalisme peut également se révéler préjudiciable à une authentique communication. La coexistence en une même instance d’élus, de conseillers spécialement désignés, d’associatifs et de simples habitants ne garantit nullement la capacité de chacun de ces groupes à s’exprimer sur un pied d’égalité ou à parler le même langage. La définition de l’ordre du jour, l’organisation du tour de parole, la place réservée aux interventions du public constituent autant de questions que l’autorité organisatrice doit résoudre, sinon maîtriser totalement [3]. Les élus doivent également assumer les risques de l’interpellation, de la contestation, du désordre et ne pas craindre de s’exposer. Il y aurait facilité et danger à ne déléguer dans cette discussion que des représentants sans véritables attributions, lesquels ne seraient pas en mesure d’assurer la crédibilité de telles instances. La présence régulière du maire ou de ses principaux adjoints y est sans doute indispensable.

11 L’autre défi majeur tient aux conséquences politiques et juridiques données à cette parole. Au sens premier du terme, la délibération implique une visée d’action, une décision à prendre. La perspective d’une meilleure communication, d’une opinion informée, d’apprentissages réciproques peut-elle suffire à donner sens à de tels dispositifs et à maintenir l’intérêt du public dans la durée ? Les conseils de quartier ne peuvent être de simples caisses de résonance des peurs, des plaintes ou des conflits du quartier. Ils ne peuvent non plus servir exclusivement d’instruments de pédagogie ou de socialisation politique à l’usage des municipalités. Ils doivent non seulement favoriser l’expression du public, mais aussi rendre possible sa consultation et son intervention dans le processus de décision politique.

•Partager le pouvoir ou fabriquer de nouveaux représentants ?

12 Différentes expériences de participation au niveau des quartiers depuis une dizaine d’années ont montré que la consultation et la concertation étaient, dans la plupart des cas, possibles et souhaitables. Dans la pratique, les effets de cette délibération peuvent s’avérer extrêmement positifs, dès lors que les habitants sont amenés à réfléchir et travailler ensemble autour d’un dossier commun, un projet d’aménagement urbain par exemple.

13 Dans le meilleur des cas, la délibération garantit que l’avis de tous ceux qui peuvent être touchés par une décision ait une occasion de s’exprimer face à l’autorité compétente, améliore l’information des acteurs et favorise l’émergence de solutions nouvelles [4]. La délibération supplée en particulier aux carences de la décision politico-administrative traditionnelle lorsqu’elle se fonde sur des critères exclusifs de rationalité technique ou économique. Elle démontre l’existence de véritables ressources d’expertise profane qui peuvent concurrencer celles des experts municipaux. Elle amène enfin des acteurs en conflit et aux intérêts divergents à prendre en compte, ne serait-ce que formellement, l’opinion et les croyances de l’autre, selon un processus que le philosophe Jon Elster désigne sous le nom de « la force civilisatrice de l’hypocrisie [5] ».

14 Pour toutes ces raisons, la démocratie participative dans sa dimension délibérative s’impose comme une exigence. Sa mise en œuvre et sa généralisation supposent cependant que soient réunies plusieurs conditions qui tiennent à la fois à la nature des institutions mises en place et à leur environnement. Énumérer ces conditions et soulever ces difficultés ne signifie nullement que l’objectif d’une démocratisation de la sphère politique locale nous semble hors d’atteinte. Nous nous proposons simplement d’énoncer un certain nombre de thèses, nées de l’analyse de plusieurs dispositifs locaux de participation au cours de ces dernières années et qui interdisent d’aborder cette question en termes trop simples.

Quelle représentativité ? Le risque d’un redoublement de l’exclusion

15 L’observation sur la longue durée d’une expérience de démocratie de quartier dans un contexte urbain marqué une forte hétérogénéité sociale (le xxe arrondissement de Paris [6]) démontre que cette forme d’engagement politique n’échappe pas plus que d’autres (comme l’élection ou le militantisme politique ou associatif) aux logiques sociales qui gouvernent l’accès à la participation politique. Ce sont, en priorité, les populations les mieux intégrées socialement et les mieux formées intellectuellement qui font vivre ce type de dispositif, y investissent leur énergie et y exercent leur compétence. Les groupes les plus démunis et les étrangers, fortement représentés dans ces quartiers, en sont largement absents ou n’y figurent qu’à titre de présence la plus souvent muette. Les jeunes, au centre de toutes les discussions relatives notamment aux incivilités, les ont désertées et n’y sont pas même représentés.

16 Ce sont ainsi les populations les plus fragiles, les plus exposées aux conséquences d’éventuelles décisions des conseils, qui ont dans les faits les chances les plus faibles d’y être représentées. En dépit des efforts accomplis par la municipalité afin d’abaisser les coûts symboliques de la prise de parole publique, celle-ci reste largement conditionnée par le degré d’intégration sociale, qu’il se traduise par un sentiment d’appartenance au quartier ou par la maîtrise de compétences rhétoriques particulières. Certes, les associations ont vocation à jouer dans ces instances un rôle de porte-parole de ces populations muettes et les intérêts des classes moyennes et des catégories les plus défavorisées ne sont pas toujours en conflit, notamment en matière d’urbanisme ou d’environnement et dès lors qu’il s’agit de s’opposer à un opérateur extérieur. On pourrait montrer également que c’est moins le niveau d’étude ou la catégorie sociale qui s’avèrent la variable la plus décisive de la participation que l’enracinement dans le quartier et la légitimité à intervenir que confère une installation ancienne dans les lieux.

17 Mais ces écarts de représentation posent problème dès lors que les conseils de quartier ont vocation à prendre des décisions ou à produire des vœux qui touchent l’ensemble de la population du quartier. Il faut inventer en pratique des dispositifs qui, sans parvenir à une parfaite représentativité statistique de l’ensemble des groupes présents sur le territoire, parviennent à limiter de tels écarts de représentation, au risque de renforcer paradoxalement l’exclusion de tous ceux dont la voix ne parvient pas à se faire entendre en ces lieux.

18 Y compris dans l’hypothèse où tous participeraient à la délibération, les probabilités de s’y faire entendre ne seraient pas pour autant identiques. Lynn Sanders a bien montré que l’idéal délibératif requiert en théorie pour les participants non seulement une égalité dans la prise de parole mais aussi dans la capacité à recourir à des arguments persuasifs, c’est-à-dire susceptibles d’être pris en compte dans la décision finale [7]. Or, ces forums hybrides que sont les conseils de quartier font coexister des acteurs aux niveaux d’information, de maîtrise des dossiers et de la législation, aux ressources rhétoriques ainsi qu’à la capacité de nuire et d’agir très différents. Restaurer des conditions d’égalité minimales entre ces différentes paroles, notamment par l’apport d’informations pertinentes, doit constituer l’une des conditions préalables de l’entrée en discussion.

Quelle légitimité ? Le double visage de la représentation

19 Pas plus que celle de la représentativité, la question de la légitimité n’est réglée d’emblée par de tels dispositifs. À supposer que l’on parvienne à leur faire refléter plus ou moins fidèlement la population du quartier, à travers un tirage au sort ou la cooptation de représentants associatifs ou de personnalités diverses, quelle peut-être la légitimité à agir de cette représentation d’un type nouveau ? Comme l’ont bien montré les théoriciens de la représentation politique, comme Hannah Pitkin [8], celle-ci possède un double visage : le représentant tout à la fois incarne et agit pour le corps des représentés.

20 Or, ni le tirage au sort, ni la désignation par l’autorité municipale n’ont permis jusqu’à présent d’assurer véritablement ce double lien de représentation. Le tirage au sort ne sacralise nullement ceux qu’il désigne et la cooptation au sein des associations ou dans différents groupes de la population n’offre au mieux qu’un pis-aller. L’inscription de militants associatifs dans les circuits de la décision politique municipale ne va d’ailleurs pas sans poser à ces mêmes associations de véritables difficultés de positionnement face au pouvoir politique [9].

21 Quelle peut être alors l’alternative au suffrage universel, qui constitue la pire des formes de délégation politique à l’exception de toutes les autres ? Faut-il l’étendre aux conseils de quartier, au risque de constituer un nouvel échelon de représentation et de banaliser la démocratie participative ? La question reste posée. Que deviendront le cas échéant ces citoyens cooptés, représentants-amateurs pris dans une logique de professionnalisation ? En quoi se distingueront-ils des autres acteurs politiques du quartier ?

22 La question de la légitimité se pose dès lors que des compétences sont données à de telles instances. L’opacité du lien de représentation sur lequel elles se basent expose les décisions susceptibles d’être prises à la critique et au soupçon. Dès lors, la solution réside peut-être dans un refus d’institutionnaliser la consultation sur la longue durée, dans la mise en place de structures ad hoc, à l’image des jurys de citoyens ou des conférences de consensus qui se pratiquent dans les pays anglo-saxons, en Allemagne et en Espagne [10]. Il y a en effet une difficulté particulière à exiger de la part de ces instances consultatives permanentes et non représentatives que sont les conseils de quartier, la production de vœux ou de lignes politiques explicites. L’observation montre que, hormis les cas relativement rares où ils peuvent se prononcer de manière unanime, des représentants qui ne se sentiront pas légitimes hésiteront à se prononcer pour d’autres, qui plus est en présence de ces derniers.

Quels territoires ? Le piège de la proximité

23 Les quartiers, on le pressent et on le souhaite généralement, ont vocation à devenir une nouvelle unité territoriale d’action politique et le sont en partie déjà dans la plupart des agglomérations concernées par la politique de la Ville. La Loi Vaillant sur la démocratie participative les consacre. Organiser la participation à cette échelle pose cependant plusieurs difficultés auxquelles sera confrontée la mise en place de structures de participation démocratique nouvelles.

24 À commencer par la définition de la taille de ces quartiers. On peut imaginer qu’abaisser cette taille au maximum permettra de résoudre la plupart des problèmes d’accès à la participation, notamment dans les quartiers populaires. Mais c’est oublier que le refus de la prise de parole peut être lié à une forme d’autocensure, à la peur de dévoiler son opinion ou de réprobations éventuelles dans son environnement immédiat, peur que renforcera la petite taille des publics et des collectivités concernés.

25 Le risque, d’autant plus grand que les populations de référence seront plus étroites, est qu’une telle démocratie de « proximité » débouche sur une exacerbation des égoïsmes, un repli étroit sur l’environnement proche et une concurrence effrénée des territoires. Ce risque peut très bien être assumé et les quartiers placés en situation de compétition ouverte pour l’obtention de crédits et d’infrastructures, la prime allant aux quartiers les plus mobilisés et les plus revendicatifs. Il reviendra dès lors à l’autorité politique légitime d’arbitrer entre ces intérêts territoriaux divergents, déjà présents, mais que renforce évidemment la présence de structures participatives.

26 Cet enfermement dans la proximité constitue en fait la contrepartie presque inéluctable de la mise en place de micro-espaces de participation. S’il est possible et souhaitable de favoriser la délibération à l’intérieur de chaque quartier ou a fortiori de chaque sous-quartier, l’harmonisation des points de vue et des intérêts à l’échelle de la ville, si savamment et démocratiquement organisée à Porto Alegre, constitue un sérieux défi à relever.

Quels changements dans le processus de décision ? L’enjeu de l’adaptation des structures municipales

27 Faire une place à la délibération et à la concertation avec les habitants dans la politique locale oblige enfin à concevoir sur un nouveau mode l’action publique. Il s’agit d’accepter une complexification de la prise de décision. Les rythmes de la délibération publique ne sont en effet pas les mêmes que ceux de l’action des services municipaux. L’épreuve de la discussion publique est coûteuse en temps et en énergie. Elle contraint notamment les services techniques à de nouvelles formes de présentation et de justification des projets. Elle oblige à les reformuler, à en expliciter les enjeux, à renoncer à certaines évidences techniques ainsi qu’au discours d’autorité. Elle peut déboucher sur l’abandon de dossiers qui auraient reçu le double aval de l’expertise technique et de l’autorité politique. Sans aller jusqu’à une organisation territoriale des services, elle contraint à une transformation des habitudes de pensée et des modes d’intervention de l’ensemble des acteurs politiques et administratifs locaux.

28 La délibération suppose également, à titre de condition préalable, une volonté politique sans faille et la mise à disposition de moyens logistiques et financiers conséquents aux instances participatives de quartier. Elle exige que les responsables chargés de cette démocratisation de l’action municipale ne soient pas recrutés ou relégués au bas des hiérarchies formelles et informelles. Elle sous-entend que la compétence professionnelle et technique de ceux qui interviennent directement dans les quartiers sera reconnue et valorisée. Elle implique enfin un suivi effectif et efficace des vœux de la population, ainsi que la restitution de comptes-rendus réguliers sur l’évolution des dossiers.

29 On imagine le risque que ferait courir à l’idée même de participation le refus de prendre en compte de tels conditions et préalables : la frustration et la déception des habitants qui auraient pu un temps vouloir s’y investir. C’est bien parce qu’il s’agit là d’un défi majeur, d’une politique qui met en jeu les relations que les citoyens entretiennent avec l’action politique, qu’il faut redoubler d’exigence quant à ses conditions pratiques de mise en œuvre et ses éventuels effets pervers. •


Date de mise en ligne : 01/09/2005

https://doi.org/10.3917/mouv.018.0044

Notes

  • [*]
    Sociologue (CRPS).
  • [1]
    Une première version de cet article a été présentée lors de la journée consacrée à la « démocratie de proximité » organisée par la Délégation interministérielle à la ville, le 19 mai dernier.
  • [2]
    Cf. G. Loiseau, « La démocratie électronique française : au-delà des parangons de vertu », Hermès, 26-27, 2000.
  • [3]
    Cf. L. Blondiaux et S. Leveque, « La politique locale à l’épreuve de la démocratie. Les formes paradoxales de la démocratie participative dans le xxe arrondissement de Paris », in C. Neveu (dir.), Espace public et engagement politique. Enjeux et logiques de la citoyenneté locale, L’Harmattan, 1999.
  • [4]
    B. Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie générale de la délibération politique », Le Débat, 33, 1985.
  • [5]
    J. Elster, « Argumenter et négocier dans deux assemblées constituantes », Revue française de sciences politiques, 44, 1994 ; J. Elster, « Introduction », in J. Elster, Deliberative Democracy, Cambridge University Press, 1999.
  • [6]
    Cf. L. Blondiaux, « Représenter, délibérer ou gouverner ? Les assises politiques fragiles de la démocratie participative de quartier », in L. Blondiaux, G. Marcou et F. Rangeon (dir.), La démocratie locale. Représentation, participation et espace public, PUF, 1999.
  • [7]
    L. Sanders, « Against Deliberation », Political Theory, 25, 1997. Cf. également Y. Sintomer, La démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et Habermas. La Découverte, 1999, pp.243 et s.
  • [8]
    H. Pitkin, The Concept of Representation, University of California Press, 1967.
  • [9]
    Cf. par exemple C. Neveu, « Les comités de quartier de Roubaix aux prises avec la politique de la ville. Un exemple d’associations phagocytées par la municipalité », Les Annales de la recherche urbaine, 89, 2001.
  • [10]
    Cf., dans ce numéro, I. Bianco, « Les jurys citoyens en Espagne : vers un nouveau modèle de démocratie locale ?, pp.132-137 ; cf. également, M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001.

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