Mouvements 2001/1 no13

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Article de revue

Les vrais enjeux de la question corse

Pages 104 à 108

Notes

  • [*]
    Chargé de recherches CNRS.
  • [1]
    Certains de ces textes ont été récemment republiés dans La Corse aux rapports, Éditions DCL, Ajaccio, 1999.
  • [2]
    Cf. J.-L. BRIQUET, La tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Belli, 1997.
  • [3]
    Voir par exemple A. GARRIGOU, Le vote et la vertu, Presses de la FNSP, 1992.
  • [4]
    Comme en Bretagne ou en Provence, la proximité du régionalisme corse de l’entre-deux-guerres avec les mouvements d’extrême-droite a contribué à son discrédit durable.
English version

1 Le processus de Matignon n’est pas compréhensible sans un retour sur le thème de la spécificité corse lui-même. Il veut créer une nouvelle donne pour le jeu politique insulaire mais celle-ci est porteuse de dangers qui peuvent, au final, se révéler extrêmement lourds.

2 Pourquoi la « question corse » ? Selon la plupart des commentateurs, du fait des « particularités » de l’île : de son extériorité à la rationalité légale de l’État, qu’elle partagerait avec d’autres sociétés méditerranéennes (pour reprendre des lieux communs culturalistes malheureusement répandus) ; ou encore d’une histoire marquée par l’indifférence (au mieux) ou l’oppression (au pire) de l’État français, qui expliquerait le « retard » économique et politique de la Corse et la virulence récente de la contestation. Ce qui fonde le problème de la Corse, ce serait donc son irréductible altérité, celle de sa culture et de son histoire, qui en font un cas à part dans la République française.

3 Le thème est ancien. Il apparaît dès les débuts de la IIIe République : chez les journalistes venus du continent pour rendre compte des « mœurs » politiques d’une région qui semble déjà éloignée de la modernité démocratique en train de se construire ; dans les divers enquêtes et rapports administratifs qui s’interrogent sur la « misère » de la Corse et en trouvent les raisons dans l’« archaïsme » d’une région restée à l’écart des progrès de la civilisation [1] ; dans la littérature aussi, où la Corse est figurée comme le conservatoire des coutumes d’un autre temps, le lieu des passions et de la violence exacerbées (que l’on pense simplement à Colomba de Mérimée). Aujourd’hui, les significations dont ce thème est porteur ont changé : non plus l’archaïsme des mœurs mais la valeur d’une culture enracinée dans l’histoire et dans la société locale ; non plus le seul retard économique et social mais la nécessaire prise en charge par les Corses eux-mêmes du développement de l’île ; non plus le repli sur une identité régionale stigmatisée mais l’affirmation d’une spécificité qui peut enfin se confondre avec l’aspiration à la « modernité ». Le constat de la particularité s’est transformé en exigence de la reconnaissance de l’altérité, en revendication d’un traitement public et d’institutions particulières, adaptées aux caractères propres de la Corse et capables d’en préserver l’originalité.

• La modernisation de la société corse

4 On ne peut comprendre ce qui a permis cette transformation sans rendre compte, même rapidement, des formes qu’a pris en Corse, depuis le début du xxe siècle, la modernisation sociale et politique [2]. Jusqu’à la fin du xixe siècle, la Corse est avant tout une société paysanne, relativement fermée sur elle-même et dont l’essentiel des ressources provient des activités agro-pastorales. Comme dans de nombreuses autres régions rurales françaises, la crise agricole du tournant du siècle va profondément bouleverser la société insulaire. L’émigration augmente alors considérablement, permettant de surmonter les effets de la crise et de répondre aux attentes de promotion sociale et d’intégration de certaines populations locales. Mais elle se traduit aussi par le sous-peuplement, la destructuration presque complète de l’économie locale, celle des communautés rurales et de leur culture.

5 Le pouvoir local est au main d’un groupe de notables, qui fait de la médiation avec l’État et les administrations publiques l’instrument principal de son influence. L’accès aux ressources (emplois, subventions, « services », canaux de l’émigration, etc.) est monopolisé par les acteurs politiques, élus et fonctionnaires ; le rapport électoral est un moyen pour disposer de ces ressources. Les réseaux politiques sont mobilisés à cette fin : ils se présentent comme des structures pyramidales associant des représentants aux différents niveaux du territoire (maires, conseillers généraux, notabilités locales) et coiffés par des « chefs de parti », notables régionaux le plus souvent parlementaires, capables d’agir à l’intérieur du pouvoir d’État. Ce que les observateurs nomment dès la fin du xixe siècle les « clans » ne sont jamais rien d’autre que ces réseaux plus ou moins organisés – des structures au demeurant assez habituelles dans les régions rurales françaises durant la longue phase d’apprentissage de la politique démocratique [3]. L’importance de l’émigration leur donne certes un aspect particulier (de plus en plus, les notables sont des pourvoyeurs d’emploi dans l’administration continentale ou dans les colonies). Il s’agit en outre d’une « émigration à attachement », les migrants conservant des liens forts avec leur région d’origine et y retournant très souvent après avoir quitté la vie active. Le contrôle des communautés émigrées, par le biais des amicales et autres associations d’entraide, sert ainsi l’influence politique de certains notables en Corse même, mais aussi en dehors (à Marseille notamment ou dans les colonies).

6 Cette situation va se modifier à la fin des années cinquante, avec les politiques d’aménagement et de développement qui se mettent en place sous la IVe République. Jusqu’alors, l’intervention publique en Corse avait été très limitée, en dehors de la mise en place des institutions territoriales de l’État, grandes pourvoyeuses d’emploi avec les communes. Ceci malgré les requêtes des groupes dirigeants locaux, promoteurs du thème de la « Corse abandonnée » et qui réclamaient déjà avant-guerre des mesures pour compenser le « handicap de l’insularité ». Les politiques volontaristes de développement régional modifient une telle situation. Le Programme d’action régional de la Corse, adopté en 1957, se propose d’axer le développement de l’île sur l’expansion touristique et la rénovation de certains secteurs agricoles. Deux sociétés d’économie mixte sont créées : la Somivac, chargée de l’aménagement agricole, qui sera très active, au contraire de la Setco, à laquelle est confiée le développement touristique. Des travaux d’amélioration des infrastructures sont également entrepris. La fin de « l’abandon » de la Corse se traduit donc par un intervention publique volontariste, qui n’implique cependant que de façon très marginale les populations locales et la plupart de leurs représentants. Ces derniers se contentent de gérer leurs réseaux d’influence, laissant aux fonctionnaires de l’État la charge des projets de modernisation, tentant même parfois de les contrecarrer quand ils contiennent le risque de voir s’affirmer sur la scène locale des groupes qui pourraient leur faire concurrence (représentants associatifs ou syndicaux, « socio-professionnels » ou « forces vives » pour reprendre la terminologie de l’époque).

7 Les politiques de développement suscitent des demandes de participation inédites et, avec elles, des mécontentements croissants, du fait que ces demandes restent pour l’essentiel insatisfaites. Que la mise en valeur de la Corse ait bénéficié avant tout, à ses débuts, aux rapatriés d’Algérie, auxquels le gouvernement a offert d’importantes facilités pour s’installer en Corse après 1962, n’a fait qu’accentuer le phénomène. Il en a été de même du tourisme, dont la forte progression n’a d’abord que peu profité aux acteurs économiques locaux. Plus généralement, la modernisation de la Corse a été le fait d’un modèle de régulation dans lequel l’État joue un rôle central : les pouvoirs publics y assurent une part majeure des revenus et de l’emploi ; l’essentiel des activités économiques et sociales y est, directement ou non, subventionnée. Dans un tel contexte, l’accès aux ressources sociales dépend de l’insertion dans les réseaux du pouvoir politico-administratif local. Un pouvoir qui ne laisse que peu de place, dans les années soixante et soixante-dix, à ceux qui demeurent étrangers au système établi du pouvoir notabiliaire.

• L’affirmation politique de la contestation

8 Les insatisfactions, les tensions et les revendications qui ne manquaient pas de naître dans un tel contexte ont été en large partie prises en charge par les mouvements régionalistes, autonomistes puis, plus tard, nationalistes. Ces mouvements ont réussi à diffuser un savoir politique nouveau, à travers lequel un ensemble de revendications disparates ont été redéfinies à la lumière d’une catégorie nouvelle : l’identité régionale.

9 La contestation identitaire, qui apparaît dans le milieu des années soixante, propose des modèles d’interprétation de la situation corse qui prévalent jusqu’à aujourd’hui. Une doctrine cohérente prend forme, appuyée sur la critique de « l’impérialisme » et qui permet à la contestation régionaliste de se couper des douteuses références idéologiques de ses prédécesseurs [4]. La mise en valeur de la Corse peut être dénoncée comme une « spoliation » des populations locales ; le développement du tourisme comme une « violation » du territoire aux dépens de ses habitants. L’État est présenté comme le responsable de la « colonisation » de l’île et les revendications locales comme l’expression d’un « droit légitime » du peuple corse sur sa terre et ses produits, sur l’orientation qui doit être donnée aux politiques régionales. Le succès des premiers mouvements autonomistes tient à leur capacité à rassembler autour d’une telle doctrine des groupes très disparates, qui y trouvent un moyen pour exprimer leurs demandes de participation : prétendants à des positions politiques rejetés par le système notabiliaire, agriculteurs et petits commerçants confrontés à la crise et exclus des projets de développement, jeunes désirant « vivre et travailler au pays », etc. Ces mouvements s’imposent rapidement comme les représentants légitimes des « forces vives » insulaires. Ils s’attaquent au « pouvoir des clans » et entament (d’une façon qui reste très marginale avant la décennie quatre-vingt) le monopole de ceux-ci sur les réseaux de la négociation publique.

10 C’est pourquoi les notables ont combattu dès ses débuts la contestation identitaire et ont cherché à la disqualifier au nom de son absence de légitimité élective. Ils ont entravé les tentatives d’association de ses représentants à la gestion du pouvoir local. Ils ont dans le même temps modernisé leurs pratiques pour s’insérer activement dans les réseaux politico-administratifs en charge de la modernisation de la Corse, dont ils ont su utiliser les ressources pour préserver leur influence. Ainsi, à la différence de ce qui est advenu dans d’autres régions françaises où la revendication régionaliste a été aussi très active (en Bretagne ou en Occitanie par exemple), les acteurs de la contestation n’ont pas été associés au système politique officiel. La faiblesse des partis de gauche en Corse (qui auraient pu intégrer dans leurs rangs une partie du mouvement contestataire) explique ce phénomène. Mais il découle aussi de la prégnance du modèle notabiliaire et la forte capacité de résistance exprimée par la classe politique locale, soutenue en cela par une bonne part de l’administration, face aux tentatives d’innovations qui risquaient d’échapper à son contrôle.

11 Une telle situation de blocage explique la radicalisation de la contestation qui se qualifie de « nationaliste » à partir du milieu des années soixante-dix : création du FLNC en 1975 ; développement des attentats. Le phénomène se conjugue avec celui de l’affirmation politique des mouvements contestataires, favorisés notamment par le statut particulier de 1982 et l’élection d’une assemblée régionale à la proportionnelle, ainsi que par leur capacité à représenter des fractions de plus en plus importantes de la société insulaire. Le mouvement nationaliste dispose ainsi de deux voies pour consolider ses positions sur la scène politique locale. La violence d’abord, qui a été utilisée comme un instrument de négociation avec les pouvoirs publics. À partir des années quatre-vingt, les gouvernements ont constamment cherché à établir la « paix civile » en échange d’avantages politiques et matériels concédés aux dirigeants nationalistes : libération des « prisonniers politiques », moratoires de dettes ou aides accordées à telle ou telle catégorie professionnelle, voire relative impunité pour certains délits ou contributions financières, si l’on en croit certaines révélations de la presse. Autre voie de l’affirmation politique du mouvement nationaliste : l’insertion progressive dans les dispositifs de gestion du pouvoir local, au sein notamment de l’assemblée régionale et des agences qui lui sont liées, à l’intérieur des organismes de concertation qui se développent en même temps que les réseaux de la nouvelle « gouvernance » locale. Ces deux voies se sont parfois appuyées l’une l’autre, la violence (ou la menace de la violence) pouvant servir les exigences des représentants légaux des mouvements clandestins.

• La nouvelle donne du jeu politique insulaire

12 Mais la réussite la plus remarquable du mouvement nationaliste est d’ordre idéologique. Il est parvenu à imposer les catégories à partir desquelles le problème corse est interprété dans l’espace public et traité par le pouvoir politique. La « spécificité » de la Corse, la nécessité de défendre sa culture et son identité, forment désormais la teneur obligée des discours publics sur la Corse. Les manifestations du problème corse sont immédiatement comprises comme les conséquences de sa spécificité et des difficultés que l’État manifeste à les reconnaître. Les réformes adoptées à partir de 1982 ont toutes pris acte de cette spécificité et ont fait de sa reconnaissance le facteur essentiel de la résolution de la crise politique insulaire. Gaston Deferre, qui a été l’un des principaux artisans du statut particulier, déclarait en 1982 devant l’assemblée de Corse que ce statut, en « tenant compte des spécificités de la Corse » et en « donnant la possibilité aux Corses d’affirmer leur identité culturelle […] et de s’administrer librement », aboutirait à restaurer la paix civile et à amorcer le développement économique. En 1991, Pierre Joxe défendait un nouveau projet de réforme institutionnelle en faisant de la « reconnaissance du caractère original des intérêts de la région Corse » et de son « identité culturelle et sociale » le moyen pour « rechercher des solutions durables au problème corse ». Quant au « plan Jospin », il justifie les nouveaux pouvoirs qu’il est prévu d’accorder aux élus corses ainsi que les mesures exceptionnelles concernant l’enseignement de la langue, la fiscalité ou l’intervention de l’État pour développer les infrastructures, par la nécessité de « mieux prendre en compte les spécificités de la Corse dans la République, tenant à la situation insulaire et à son histoire », ceci afin de « favoriser son développement économique et social et de fonder durablement la paix civile ».

13 Il est clair que le « plan Jospin » (au même titre que les réformes qui l’ont précédé) participe à la reconnaissance politique du mouvement nationaliste, en échange du renoncement (au moins escompté) à la violence. En convenant une nouvelle fois de la particularité de la Corse et de la nécessité de s’y adapter grâce à des institutions spécifiques, le projet gouvernemental soutient ce qui a été depuis longtemps la revendication principale de la contestation. On ne comprendrait pas autrement la violence des réactions qu’il a suscitées chez ceux des élus corses qui ont violemment combattu le nationalisme ou chez ceux qui y voient une concession inadmissible à la violence. L’enjeu ne regarde pas ici, abstraitement, la question de la République et de son unité, mais, plus pratiquement, la possibilité pour des représentants du mouvement nationaliste de s’insérer durablement dans l’espace public local.

14 Une telle insertion s’effectuerait aujourd’hui dans un contexte profondément transformé. D’abord parce qu’une partie des élus « traditionnels » a accepté l’idée d’une alliance avec certains représentants du nationalisme, escomptant par là tirer profit d’un projet commun d’autonomie accrue. Ensuite, parce que le mouvement nationaliste ne semble plus actuellement être une force de proposition politique capable de mobiliser autour de lui la « société civile » insulaire. Il a donné naissance à des groupes qui ont utilisé la violence pour tenter de contrôler illégalement une partie de l’économie locale (des groupes de type mafieux) et qui se sont violemment combattus dans la dernière décennie pour s’assurer l’exclusivité de ce contrôle. Ainsi, les frontières entre la représentation politique de la contestation et son utilisation à des fins qui relèvent de la criminalité commune ont été pour le moins brouillées. C’est ce brouillage qui fait aujourd’hui problème. L’enjeu du « processus de Matignon » n’est pas tant celui de la rupture de l’unité de la République qui sature le débat public (rien de scandaleux a priori, en effet, à accroître les capacités autonomes de gestion et de décision des acteurs locaux) que celui des usages qui pourraient être faits des nouvelles institutions que l’on promet à la Corse. Le risque est ici que, prises en charge par des milieux affairistes et satisfaisant les exigences d’une nouvelle oligarchie locale « modernisée », ces institutions ne puissent être en mesure de servir à l’expression politique de la « société civile » insulaire et la mobilisation démocratique dont certaines de ses composantes pourraient être porteuses.

15 Pour le dire autrement, la revendication de la reconnaissance de la « spécificité corse », qui a été un des moyens de la lutte contre le monopole notabiliaire de la représentation et, par là, un instrument possible de démocratisation, pourrait alors servir à la formation d’un espace politique local recomposé autour d’une nouvelle classe dirigeante (de nouveaux « notables » ?) alliant des groupes aux intérêts économiques et affairistes convergents. La gauche aurait en ce cas encore une fois échoué à répondre au problème de la Corse et à faire de la reconnaissance de sa particularité un facteur de son émancipation. •

Notes

  • [*]
    Chargé de recherches CNRS.
  • [1]
    Certains de ces textes ont été récemment republiés dans La Corse aux rapports, Éditions DCL, Ajaccio, 1999.
  • [2]
    Cf. J.-L. BRIQUET, La tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Belli, 1997.
  • [3]
    Voir par exemple A. GARRIGOU, Le vote et la vertu, Presses de la FNSP, 1992.
  • [4]
    Comme en Bretagne ou en Provence, la proximité du régionalisme corse de l’entre-deux-guerres avec les mouvements d’extrême-droite a contribué à son discrédit durable.
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