Notes
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[1]
Au sens philosophique du terme, à savoir une doctrine politique fondée sur la défense des droits individuels, notamment contre les violations que la puissance étatique est susceptible de leur faire subir.
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[2]
L’adage juridique, selon lequel une affaire parfaitement fondée sur le fond peut échouer pour des raisons de pure forme, devient au cours du xixe siècle une maxime républicaine, qui vise quant à elle à mettre en valeur l’effectivité propre aux principes politiques. Il s’agit alors d’affirmer qu’il faut partir de ces derniers pour transformer la réalité.
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[3]
Comme chez Cécile Laborde, que nous citons plus loin, le terme ne renvoie pas ici aux tenants de la philosophie libérale par opposition aux tenants de la philosophie républicaine, mais aux conflits qui divisent les républicains eux-mêmes, les uns pouvant être décrits comme des républicains libéraux, les autres comme des républicains conservateurs.
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[4]
« Universalisme républicain », Réseau Canopé, https://www.reseau-canope.fr/eduquer-contre-le-racisme-et-lantisemitisme/universalisme-republicain.html (consulté le 25 septembre 2023).
1 « “Vive la République !” […] En France, la République est trop souvent réduite à un slogan, prononcé comme allant de soi, dans une logomachie qui fait perdre de vue son enjeu. Ceux qui l’invoquent le font toujours au nom des menaces qui pèsent sur elle, nous conjurant de les rejoindre pour la défendre » (Picq, 2021, p. 9). En France, au moins, la République est ainsi invoquée à tout propos, pour justifier les projets les plus répressifs ou au contraire pour leur opposer une autre République possible (Escalona, 2021). Cette obsession pour la République n’est pas nouvelle : elle s’impose dans les années 1980 (Martigny, 2016 ; Lalouette, 2023), alors que la gauche au gouvernement engage le « tournant de la rigueur » et au moment même où le combat républicain semble devenu un « lieu de mémoire » (Nora, 1984). Parce qu’elle est le fait d’acteurs de tous horizons politiques, la référence à la République apparaît depuis à la fois « obligée » et extrêmement floue (Gaboriaux, 2011), avec une appréhension du terme en discours qui semble se faire de plus en plus équivoque, sinon instrumentalisée.
2 Le sens du terme a évolué : il a pu revêtir une acception très générale et renvoyer à l’État ou l’organisation politique, avant de désigner plus spécifiquement les régimes non monarchiques, en français comme dans les autres langues qui l’ont emprunté au latin (voir, par exemple, la définition du Trésor de la langue française, CNRTL, 2012). Une telle définition, par défaut, donne à République une grande extension : à la limite, chacun et chacune peut donner à la République les institutions et les lois qu’il ou elle souhaite dès lors qu’elles ne sont pas monarchiques. Ainsi est-elle régulièrement mobilisée par les acteurs et actrices politiques et médiatiques, comme argument, comme parangon, comme objectif. La polysémie du terme permet-elle pour autant de lui faire dire tout et son contraire, quitte à le vider de son sens ? Le présent dossier s’efforce de répondre à la question par une entreprise de clarification qui emprunte deux voies. La première s’inscrit dans le sillage de précédentes mises au point (par exemple, Christin, Soulié et Worms éd., 2017 ; Spitz, 2022). Elle consiste à rappeler les définitions philosophiques de la République, en s’appuyant sur l’histoire longue du républicanisme, conçu comme un courant transnational, certes diversement actualisé selon les contextes nationaux, mais fondé sur des concepts qui le distinguent nettement d’autres doctrines politiques. La seconde vise à saisir la République à travers les conflits – intellectuels et politiques – qu’elle suscite, en démêlant l’écheveau des raisonnements et des stratégies, des malentendus et de la mauvaise foi, qui tendent souvent à obscurcir les débats.
3 Les textes réunis ici nous rappellent ce qui est et reste au cœur de la philosophie républicaine, à savoir un projet d’émancipation de l’individu qui passe par une conception exigeante de la citoyenneté. Le républicanisme se présente ainsi comme une alternative au libéralisme [1], à même de répondre au défi de la modernité politique, à savoir concilier l’autonomie politique et l’autonomie individuelle, former des citoyens impliqués dans la vie de la cité sans sacrifier en eux l’individu et ses aspirations singulières (Audier, 2017, p. 76-79). À cet égard, la diversité des représentations de ce que doit être la République n’est pas infinie : elle est à rapporter à la façon dont celles et ceux qui se réclament d’un tel projet envisagent l’articulation entre la sphère sociale et la sphère politique – ou, pour revenir à l’étymologie du terme, la chose publique, res publica. Ces divergences sont souvent difficiles à percevoir distinctement, tant elles charrient de passions et d’intérêts contradictoires. Le dossier offre un parcours qui passe au crible les langages énoncés comme républicains : il en extrait les couches de sens héritées des enjeux politiques propres à chaque scène nationale (en France, en Argentine, en Pologne) pour mettre en lumière les points d’achoppement fondamentaux.
Émanciper l’individu à travers le citoyen
La liberté comme non-domination
4 Le républicanisme est le fruit d’une histoire longue, qui plonge ses racines dans la Grèce (sous le nom de politeia) et la Rome antique (qui invente la res publica), s’enrichit des expériences aristocratiques des cités de l’arc alpin à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance et trouve de nouvelles traductions dans les démocraties contemporaines, américaine et française notamment mais pas seulement (voir entre autres Nicolet, 1982 ; Serna et al., 2013 ; Boutier et Sintomer, 2014 ; Christin, 2018 et 2019). Comme l’ont montré les travaux de l’École de Cambridge, cette histoire a longtemps été méconnue, minorée, voire occultée par la perspective libérale (Pocock, 1975 ; Skinner, 1978).
5 On connaît la position de Benjamin Constant, qui, au début du xixe siècle, repousse comme anachronique la liberté des Anciens (Constant, 2014 [1819]). Les républicains français se fourvoieraient selon lui en poursuivant un idéal incompatible avec l’individualisme de leur temps : alors que le citoyen grec ou romain accédait à la liberté positivement, en accomplissant des actions conformes à la moralité publique et en remplissant ses devoirs politiques, l’homme moderne ne vise que la liberté négative, qui consiste à ne pas être empêché de poursuivre ses propres buts, quels qu’ils soient. Ce dernier est donc enclin à déléguer ses pouvoirs politiques à ses représentants, qui aiment la politique comme lui préfère la musique ou le commerce. Simplement, nous dit B. Constant, il ne faut pas qu’il oublie de les surveiller, pour s’assurer qu’ils ne remettent pas en cause les libertés individuelles.
6 Isaiah Berlin reprend la distinction à l’aube des années 1970 (Berlin, 1969). La liberté ne peut être définie que comme absence d’interférence, c’est-à-dire que nous n’y accédons que lorsque nos volontés sont le moins possible entravées. Affirmer que nous ne nous émanciperions qu’en agissant de telle ou telle façon, par exemple conformément à la dignité humaine, est un contresens : la liberté ne peut aller de pair avec la contrainte, on ne peut forcer personne à être libre, dans la mesure où la liberté consiste justement à se donner à soi-même ses propres finalités.
7 Les historiens de Cambridge ont souligné ce que cette lecture avait de partiel et de partial. Si les Anciens ne concevaient en effet la liberté que dans la réalisation de soi, conformément à un télos inscrit dans la nature humaine, l’humanisme civique de la Renaissance concilie au contraire l’exigence de la participation politique avec la reconnaissance de la diversité et de la relativité des fins individuelles. Quentin Skinner en tire une philosophie républicaine actualisée (Skinner, 1992), que des théoriciens politiques comme Philip Pettit (1997) ou Maurizio Viroli (1999) contribuent à formaliser sous le nom de néo-républicanisme. Il s’agit rien moins que de proposer une version républicaine de la liberté négative, distincte de son interprétation libérale.
8 Dans sa contribution, Jean-Fabien Spitz revient ainsi sur les linéaments de la contribution de P. Pettit au néo-républicanisme. La liberté républicaine n’est pas, comme font mine de le croire les libéraux, une liberté positive, qui ne s’actualiserait que sous certaines conditions prédéterminées, par exemple la participation à la politique. Il s’agit bien d’une liberté négative, qui le laisse juge dans la détermination de ses objectifs. Simplement, elle ne saurait être définie par l’absence d’interférence. Pour un républicain, ne pas être empêché de faire ce que nous voulons ne suffit pas à nous rendre libres. Il faut encore que nous soyons garantis que nos choix ne sont pas et ne seront pas dominés, c’est-à-dire contraints ou influencés par autrui. Quand la liberté libérale est non-interférence, la liberté républicaine est non-domination.
9 Les précédents travaux de J.-F. Spitz ont souligné l’apport du xixe siècle français à la réflexion républicaine. L’égalité y apparaît d’une part indissociable de la liberté, dans la mesure où la domination est toujours susceptible de ressurgir entre individus inégalement libres (Spitz, 2000). Elle appelle d’autre part l’intervention de l’État, non pour niveler les conditions et les ressources, mais pour égaliser les chances que chacun et chacune ont d’atteindre leurs buts : contrairement aux libéraux, les républicains ne voient pas forcément dans l’action de l’État un frein à la liberté individuelle, elle peut et doit même à leurs yeux la garantir, en interdisant aux uns de dominer les autres (Spitz, 2005).
10 On l’aura compris, l’entreprise républicaine, sur le plan philosophique, est une opération de redéfinition du langage politique de la modernité. Elle s’apparente également, aux yeux de ses auteurs et autrices, à un geste de réappropriation, tant le vocabulaire à travers lequel la liberté, l’égalité, et plus généralement toutes les aspirations politiques que les révolutions des xviiie et xixe siècles ont mises sur le devant de la scène ont été préemptées par le libéralisme et conceptualisées en ses seuls termes, dès le xixe siècle et surtout au xxe siècle.
Le poids des déterminations sociales
11 Comme le rappelle J.-F. Spitz dans ce dossier, P. Pettit envisage la domination comme une relation dyadique, entre deux agents dotés d’intentionnalité. C’est pourquoi sans doute son républicanisme peine à relever le défi que représentent les inégalités socio-économiques, qui peuvent entraver la liberté d’un individu sans l’intervention ou la possibilité de l’intervention d’un tiers. Cette difficulté ne date pas d’hier, comme en témoigne le cas de la France. Les républicains français du xixe siècle ont d’abord cru que la « forme emporterait le fond » [2], convaincus que l’avènement du suffrage universel masculin dans la sphère politique permettrait aux catégories sociales les plus pauvres, largement majoritaires, de faire primer leurs besoins dans la sphère socio-économique (Gaboriaux, 2010). Le fonctionnement effectif du système représentatif, comme la concurrence des socialismes, les a pour partie décillés. La liberté politique ne se décrète pas, elle tient aux configurations sociales dans lesquelles sont pris les acteurs et actrices sociaux, de même que la démocratisation des institutions ne met pas forcément fin aux injustices sociales.
12 À partir de perspectives très différentes, les contributions de J.-F. Spitz et de Johan Giry et Sébastien Urbanski mettent en évidence le problème majeur du républicanisme, qui consiste dans la façon d’articuler l’engagement également libre des citoyens et citoyennes sur la scène politique et les liens économiques et sociaux dans lesquels ils et elles sont pris dans la société. L’exemple du républicanisme français est là encore particulièrement éclairant. Dès le xixe siècle, une partie du camp républicain a pris acte de l’interdépendance des individus au sein de la société, dont rendaient compte les sciences sociales naissantes. Leur « solidarisme » les a conduits à défendre un projet de société où la communauté des citoyens reconnaissait les dettes que la société pouvait avoir à l’égard de certains individus, affectés dès la naissance par une série de handicaps sociaux – par exemple parce qu’ils étaient nés dans une famille pauvre, peu instruite, sans ressources sociales – et s’engageait à les compenser en sollicitant les ressources des individus envers lesquels elle avait au contraire une créance, tant elle les avait favorisés – parce que leurs familles avaient profité de la division du travail social pour s’enrichir, ce qui leur avait permis de mobiliser leurs ressources pour donner à leurs enfants toutes leurs chances dans la vie (Spitz, 2005 ; Blais, 2007 ; Audier, 2010).
13 Le texte de J.-F. Spitz montre que la question est encore vive au sein du néo-républicanisme actuel. Là encore, il s’agit de travailler sur le sens des mots et des notions, cette fois non pas pour lutter contre la tentation hégémonique du libéralisme, mais pour répondre à la concurrence de la tradition socialiste, qui, à travers le vocabulaire de la « classe », est parvenue à la fois à expliquer les inégalités et à tracer une voie pour les combattre (Dubet, 2012). Comment rendre compte, en républicain, de ces entraves à notre liberté qui ne sont pas dues à des tiers mais à la structure sociale, par exemple celle qui régit la répartition des droits de propriété ? Faut-il les désigner sous le terme de « domination structurelle », ce qui conduit à faire de domination un hyperonyme, dont la domination personnelle et intentionnelle ne devient plus qu’une des sous-catégories ? Au-delà des mots, l’enjeu est avant tout politique : la liberté républicaine serait bien étriquée si elle ne tenait pas compte de toutes les situations de non-liberté, qu’elles soient produites par des personnes ou générées par la structure de la société.
14 En décrivant les dépendances d’origine structurelle que produisent nos sociétés, la sociologie met ainsi à l’épreuve le républicanisme. J. Giry et S. Urbanski montrent que l’inverse est tout aussi vrai, en tout cas en ce qui concerne la France : en promouvant une citoyenneté qui s’abstrait des caractéristiques socio-économiques mais aussi religieuses et culturelles des individus, l’universalisme républicain met à l’épreuve la sociologie. On connaît la position d’Émile Durkheim (1898), qui attribuait son propre républicanisme à sa foi dans l’individu, croyance elle-même produite en lui par la société à laquelle il appartenait : il pouvait ainsi concilier le caractère holiste de sa sociologie – selon laquelle nous devons nos croyances à la société dans laquelle nous vivons – avec la nature profondément individualiste de ses préférences politiques – la société qui l’avait vu naître et grandir lui ayant inculqué la valeur et la dignité de l’individu, dans sa singularité, indépendamment de ses ancrages sociaux et en opposition à toute raison d’État.
15 J. Giry et S. Urbanski suivent cette même voie pour analyser les conflits qui déchirent actuellement, sans doute plus intensément qu’avant, la sociologie française. Écartant les procès en « réaction » ou en « wokisme », ils prennent au sérieux les arguments échangés : ceux qui suivent le « motif libéral » [3], en mettant au jour les discriminations et les demandes de reconnaissance des différences, et ceux qui forment le « motif conservateur », inquiet du devenir de la communauté des citoyens face à ces revendications particularistes. On aurait tort d’y voir, comme nous y invitent certains grands médias acquis au motif conservateur, un combat sans merci entre des ennemis – et plus souvent ennemies – de la République, biberonnés au communautarisme américain, et ses défenseurs, attachés au modèle assimilationniste et méritocratique français. La dispute, nous disent J. Giry et S. Urbanski, se joue en réalité au sein même du républicanisme, entre ceux et celles qui appellent la République à tenir ses promesses d’égalité et de justice et ceux et celles qui voient avec crainte s’effriter le socle commun de la citoyenneté.
16 Leur contribution vise ainsi à lever les malentendus, dus selon eux à la poussée continue de l’individualisme, qui conduit chacun à ressentir plus fortement sa singularité et à vouloir la faire valoir politiquement. Notre époque, quoiqu’on la dise parfois « post-moderne », renoue ainsi avec le problème de la modernité, qui cherche à refonder des collectifs dans des sociétés atomisées, ou, pour le dire en des termes plus républicains, à susciter le citoyen dans l’individu. La proposition de J. Giry et S. Urbanski tient dans le « motif socialiste », qui replonge dans les intuitions durkheimiennes pour envisager l’aspiration à la singularité non comme un danger pour la cohésion sociale, mais comme un fait social à part entière, produit par un certain type de société et porteur d’un certain type de lien social.
Un débat parasité par les enjeux politiques du moment
Les spectres opposés de l’universalisme et du communautarisme
17 La contribution de J. Giry et S. Urbanski donne également à voir les relations que le républicanisme tisse entre le monde universitaire et le monde politique, dont les frontières sont loin d’être imperméables. Décrire la société, en comprendre les fonctionnements propres et les porter à la connaissance de ses pairs et du public, c’est toujours peu ou prou prescrire un projet politique, plus ou moins explicitement (Bourdieu, 1981). Inversement, tous les chercheurs et chercheuses n’ont pas la réflexivité d’un Durkheim : il leur arrive – hélas – de limiter leurs investigations au périmètre que leur assignent leurs convictions idéologiques, voire d’en orienter les conclusions.
18 Ce que l’article montre aussi, c’est la façon dont une discussion mettant en jeu le républicanisme – ici entre sociologues – se trouve pour ainsi dire parasitée par des éléments qui lui sont au fond étrangers et qui nourrissent les incompréhensions mutuelles. La controverse fait feu de tout bois, opérant par glissements et amalgames : l’analyse intersectionnelle des inégalités est prise pour une preuve irréfutable de communautarisme, l’étude des fondements de la communauté politique comme le signe de la réaction la plus nationaliste, au point d’occulter la question fondamentale à laquelle prétend répondre le républicanisme, à savoir celle des conditions de possibilité de l’appartenance politique dans une société d’individus.
19 De fait, la dispute tourne souvent au « dialogue de sourds » (Angenot, 2008), dans lequel chacun tend davantage à disqualifier l’autre ou simplement à l’ignorer – en raison de ses influences idéologiques ou politiques suspectées ou de ses positions sociales occupées – qu’à prendre réellement en considération ses critiques ou analyses et la logique interne qu’elles expriment. Une telle situation de « coupure argumentative » (ibid., 2008, p. 19) masque les origines fondamentales du clivage qui ne peuvent se résumer à de telles oppositions de surface. Elles résident notamment dans la propension de nombre de sociologues à envisager (au moins tacitement) comme contradictoires le « culte de la personne humaine » (Durkheim, 2003 [1950], p. 104) au principe de l’universalité républicaine et la persistance au sein de la société globale de groupes (familiaux, religieux, professionnels, etc.) fondés sur des représentations et des appartenances de type holiste. Aussi, à rebours des critiques en communautarisme ou en essentialisme qui leur sont adressées, les tenants du motif libéral, parce qu’ils voient dans ce qu’on appelle les « identités culturelles » des groupes librement choisis, s’inscrivent, en réalité, dans un horizon de pensée individualiste qui minimise les frontières entre les groupes et ne perçoit celles-ci que comme des entraves à la concrétisation de l’idéal républicain. De ce fait, ils laissent faussement accroire que la vie sociale pourrait reposer uniquement sur l’intersubjectivité.
20 À l’inverse, les tenants du motif conservateur tendent à réifier les divisions sociales (comme celles entre individu et groupe ou entre communauté et société), tout en appelant à les transcender à travers une culture nationale ou des valeurs politiques communes censément émancipatrices, ce en quoi ils se distinguent d’ailleurs des perspectives « néo-réactionnaires » auxquelles on les assimile, là aussi parfois à tort selon les auteurs. Considérant cependant que les seules règles abstraites de l’universalisme républicain seraient suffisantes pour assurer le lien social, ils échouent symétriquement à rendre compte de la labilité d’appartenances façonnées par l’approfondissement de l’individualisme et, in fine, à penser la possibilité, au sein de la République, de groupes intermédiaires qui ne soient pas de simples carcans pour l’individu. Par-delà leurs oppositions avec les tenants du motif libéral, ils peinent donc, comme eux, à envisager la persistance des groupes déjà constitués, notamment religieux, et leur intégration à la société politique. Selon J. Giry et S. Urbanski, cette aporie tient notamment à leurs prémisses nominalistes communes, qui conduisent les uns et les autres à développer paradoxalement une conception (plus ou moins explicite) de la société oublieuse de ses fondements socio-anthropologiques et de l’inscription sociale des individus, mise précisément en lumière, dans le sillage de Durkheim et de l’École française de sociologie, par les tenants du motif socialiste. Au-delà des querelles politiques, la dispute autour de l’universalisme au sein de la sociologie engage ainsi des tensions épistémologiques et théoriques plus fondamentales mais largement méconnues comme telles.
21 Le peu de place pris, du moins en France, par les discussions de fond autour du républicanisme (entendu au sens philosophique), jusque dans le champ de la sociologie, semble inversement proportionnel à l’investissement (très élastique) du lexème République dans l’espace politique et médiatique. D’un côté, les « sources de cristallisation » de la dispute ne sont pas si difficiles à identifier : l’invocation de la « République » signale bien souvent la hantise du communautarisme à droite et, en réaction, le souci à gauche de ne pas voir l’idéal républicain se dissoudre dans un nationalisme exclusif voire xénophobe. La chose n’est pas nouvelle (Duclert et Prochasson éd., 2002 ; Fontaine, Monier et Prochasson éd., 2013). S’opposent en effet depuis longtemps, en France, deux visages de la République : la République fondée sur le respect de la loi, sur la croyance dans la méritocratie et sur l’exigence d’assimilation contre celle qui revendique davantage de service public, appelle à plus de solidarité et porte de nouvelles demandes d’inclusion. D’une part, une République sûre d’elle qui ne veut pas aller plus loin dans l’élargissement de la citoyenneté mais enjoint « les autres » (les pauvres, les étrangers, etc.) à s’émanciper par eux-mêmes ; de l’autre, une République impatiente de voir les promesses de l’égalité enfin tenues, qui exhorte à faire une place à ceux et celles qui en seraient exclus.
22 Si elles rejouent des tensions anciennes qui agitent déjà le camp républicain dans la France du xixe siècle (Gaboriaux, 2010 ; Hayat, 2014) au sujet de la « vraie République » (Mollenhauer, 1997), reste à savoir ce que de telles exhortations recouvrent concrètement au-delà des slogans. Sans la recouper parfaitement, elles reflètent sans doute en partie la distinction proposée par la philosophe Cécile Laborde (2010) entre des républicains « classiques » (dans la version anglaise, « official republicans ») et des républicains « tolérants » (« tolerant republicans ») partisans d’une vision plus libérale ou multiculturaliste de la citoyenneté (p. 11). Comme C. Laborde l’indique, cette division renvoie d’abord à des logiques argumentatives sous-jacentes plus qu’à des groupes identifiables, mais elle a le mérite de mettre en évidence les apories symétriques de ces deux approches pour concilier et mettre en œuvre les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité : « […] en somme, le républicanisme classique souffre d’un déficit sociologique, et le républicanisme tolérant souffre d’un déficit normatif », résume-t-elle (ibid., 2010, p. 13 ; voir aussi Bourdeau et Merrill éd., 2007), ce que montrent bien les différentes contributions de ce dossier. La voie d’un néo-républicanisme, soucieux de reconnaître les citoyens en tant que tels (et non en tant qu’autres) sans négliger pour autant les effets de domination, est-elle alors une issue possible ? Encore faudrait-il que les intellectuels néo-républicains soient davantage audibles ou écoutés sur une scène politique française pourtant si propice à l’incantation républicaine.
23 D’un autre côté, en effet, ces enjeux philosophiques sont largement occultés dans l’espace public au profit de stratégies politiques qui ne s’emparent de la République que pour légitimer certaines positions comme « républicaines » et en exclure d’autres comme « non républicaines ». Loin de nourrir le débat, le mot de République tend le plus souvent à le rendre impossible : il fonctionne comme une sorte de point Godwin à la française, à ceci près que l’argument républicain n’a généralement rien à voir avec la durée de la discussion mais vient plutôt la clore avant qu’elle n’ait même commencé.
Entre disqualification de l’adversaire et fantasme du consensus national
24 C’est ce qu’illustre la contribution de Damien Deias à propos de la réception de la petite phrase « La République, c’est moi ! » de Jean-Luc Mélenchon, prononcée lors de la perquisition du siège de La France insoumise en octobre 2018. L’article montre comment la controverse autour de cet énoncé, qui pastiche la célèbre expression de l’absolutisme royal, « L’État c’est moi », vient éclipser l’événement lui-même et les enjeux politiques qu’il aurait pu charrier autour de la légitimité d’une telle perquisition ou du pouvoir des juges mis en cause par les Insoumis, au point que cette « aphorisation » (Maingueneau, 2012), massivement reproduite, devient elle-même l’événement et circule ensuite, décontextualisée, pour s’attacher durablement à la personnalité de J.-L. Mélenchon et pour alimenter son traitement journalistique métadiscursif. D. Deias interprète le succès médiatique de cette petite phrase, sa « panaphorisation » – « terme qui combine “aphorisation” et le pan- de “pandémie” » (ibid., p. 88) –, par le fait qu’elle vient souligner l’inadéquation voire la contradiction entre l’ethos « expérienciel » du leader insoumis, perçu comme un homme autoritaire et colérique, la posture attendue d’un candidat à l’élection présidentielle et surtout son programme politique précisément marqué par la dénonciation de la « monarchie présidentielle » et la revendication d’une (sixième) République moins personnalisée et plus démocratique. En s’appropriant ainsi la République, tout en s’affrontant aux gendarmes, J.-L. Mélenchon est accusé de succomber à une forme d’hybris qui semble remettre en cause l’ordre républicain et traduire, en ce sens, son antirépublicanisme.
25 Ce travail métadiscursif autour du terme « République » comme levier argumentatif pour cristalliser des représentations de l’adversaire se retrouve aussi dans l’article de Laura Calabrese et Sol Montero. Il s’agit en effet pour elles d’examiner les usages du lexème dans le discours politique en France et en Argentine, deux pays de tradition républicaine, et de montrer notamment qu’il est couramment utilisé pour disqualifier l’adversaire en le situant précisément en dehors de la République et des valeurs attenantes. C’est particulièrement le cas en Argentine où le terme lui-même s’avère fortement polémique, et même polarisant, en raison de la division du champ politique entre populistes et anti-populistes. Se référant d’abord aux institutions, à la Constitution et à l’État de droit, il constitue un marqueur politique, parfois peu distinct du libéralisme politique classique, mais qui en vient à devenir finalement synonyme du simple respect de l’ordre établi, à tel point qu’il peut être revendiqué, par exemple, pour s’opposer à la légalisation de l’avortement ou à l’intervention de l’État dans l’économie. En ralliant symboliquement, voire en alliant idéologiquement les politiques du centre à la droite (parfois extrême), il conduit, par conséquent, à affirmer une certaine vision des divisions politiques qui recompose les anciens clivages.
26 À l’inverse, selon les autrices, l’usage du lexème en France apparaît en première analyse moins clivant, dans la mesure où il fait figure de référence quasi sacrée, commune à l’ensemble des acteurs. En France comme en Argentine, si la contestation du pouvoir ou de l’ordre en place est également susceptible d’être, à tort ou à raison, taxée de « populisme » et accusée de sortir de « l’arc républicain », il n’empêche que les oppositions revendiquent généralement elles-mêmes « au nom de la République » : contrairement à la situation argentine, l’ensemble des acteurs politiques français se réclament explicitement de la République. Cependant, chacun de ces acteurs est amené à qualifier, à défaut de spécifier précisément, sa propre vision de la République à travers la profusion de co-occurrents, qui permettent de l’intégrer dans sa grille de lecture et son programme d’action (on retrouve un fonctionnement analogue des emplois de démocratie ; voir Bacot et Le Bart, 2007). De manière assez prévisible car conforme à des lignes de fracture bien connues et toujours prégnantes (par exemple, Jayet et Touzet, 2019), la droite associe ainsi la République à la garantie de l’ordre, à l’autorité, à la sécurité, voire au rejet de l’immigration ; quand, à gauche, le lexème est davantage rattaché à la justice sociale, à l’humanisme, à la laïcité ou à l’écologie.
27 La contribution de Jolanta Dyonisiak et Ewa Pirogowska confirme le fonctionnement ambivalent de l’argument républicain. D’emblée, on peut avoir le sentiment de l’irréductibilité des expériences nationales : les valeurs de la Rzeczpospolita polonaise trouvent leurs racines dans l’histoire singulière du pays, ce qui la distingue de la República argentine et de la République française. En s’y penchant de plus près cependant, les dynamiques communes émergent. Dans les trois cas, l’héritage républicain se forge dans les révolutions nationales, qui opposent la République à l’autocratie monarchique (c’est le sens premier de République), et, dans le cas de l’Argentine et de la Pologne, la relient étroitement à l’indépendance nationale et au gouvernement représentatif, élitiste ou non. Comme le montrent J. Dyonisiak et E. Pirogowska pour la Pologne, la République apparaît alors constitutive d’une identité collective que des acteurs et actrices politiques d’horizons divers peuvent mettre au service d’une unité nationale largement fantasmée.
28 En France, son ancrage sociopolitique semble aussi peu à peu constituer un certain consensus idéologique, un déjà-là partagé par un ensemble de locuteurs et destinataires, mû par des logiques et des intérêts communs. En effet, en tant qu’organisation politique d’un État où le pouvoir est non héréditaire et exercé par des représentants, elle s’est constituée au nom des principes fondateurs rappelés dans la proclamation de la Seconde République, à Paris, le 24 février 1848 :
République Française.
Liberté, Égalité, Fraternité.
Au nom du Peuple Français !
Citoyens :
La royauté est abolie.
La République est proclamée.
Le Peuple est uni. […]
30 Ces principes forment le substrat consensuel des usages discursifs de ce mot, porteur de valeurs et mis au service d’interprétations, d’argumentations et d’instrumentalisations plurielles ou contradictoires, à tel point que son usage peut devenir clivant dans d’autres environnements politiques.
31 Selon cette approche sémantico-argumentative, convoquer un soubassement républicain revient alors à forger un « élément de langage » préconstruit dans une démarche plus ou moins « systématisée et conscientisée » (Ollivier-Yaniv, 2011) et amené à circuler et à mobiliser certains implicites, des valeurs civiques ou humaines, bref, un certain « enracinement culturel » (Maingueneau, 1987, à propos du discours sur l’école des colonisateurs sous la Troisième République ; voir aussi Agulhon, 2007). Res publica s’entend alors comme chose publique, à la fois comme terreau partagé par une communauté de valeurs et dans un rapport au peuple instauré par l’énonciation d’un principe posé comme républicain. C’est ainsi qu’elle peut jouer dans le sens de l’ouverture et de l’inclusion, comme le revendiquent les programmes de l’Éducation nationale française : dans le réseau Canopé de l’Éducation nationale, au chapitre « Éduquer contre le racisme et l’antisémitisme », une « fiche notion » pédagogique sur l’« universalisme républicain » met ainsi en avant « l’égalitarisme républicain » comme « le principe d’universalisme particulièrement mobilisé sous la IIIe République pour inspirer un régime égalitaire » [4]. Mais elle sert aussi, souvent dans un même mouvement, à souder la communauté contre un ennemi plus ou moins identifiable. Comment comprendre, par exemple, l’appel à un « rassemblement républicain » par les élus locaux et les journalistes à Annecy, en juin 2023, après l’attaque au couteau perpétrée contre des enfants en bas âge ? Ici, la logique d’une humanité fédératrice première semble s’effacer devant une logique politique ambivalente : l’unanimisme affiché va de pair avec une conflictualité latente, celle d’un contre-discours non explicité mais pourtant bien présent. Recourir à ce fondement républicain dans une logique argumentative renvoie dès lors à un positionnement spécifique autant qu’à la volonté de susciter une dynamique médiatico-politique de crispation ou de ralliement. Convoquer la République implique donc une double démarche : une démarche oppositive pour le locuteur, selon une saisie du monde qui lui est propre mais qu’il indexe sur un consensus existant, et une démarche métadiscursive dans sa posture envers l’objet ciblé (un événement, un adversaire, un comportement, etc.) ; et en cela, l’argument constitue un argument-piège.
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Mots-clés éditeurs : République, non-domination, républicanisme
Date de mise en ligne : 15/12/2023.
Notes
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[1]
Au sens philosophique du terme, à savoir une doctrine politique fondée sur la défense des droits individuels, notamment contre les violations que la puissance étatique est susceptible de leur faire subir.
-
[2]
L’adage juridique, selon lequel une affaire parfaitement fondée sur le fond peut échouer pour des raisons de pure forme, devient au cours du xixe siècle une maxime républicaine, qui vise quant à elle à mettre en valeur l’effectivité propre aux principes politiques. Il s’agit alors d’affirmer qu’il faut partir de ces derniers pour transformer la réalité.
-
[3]
Comme chez Cécile Laborde, que nous citons plus loin, le terme ne renvoie pas ici aux tenants de la philosophie libérale par opposition aux tenants de la philosophie républicaine, mais aux conflits qui divisent les républicains eux-mêmes, les uns pouvant être décrits comme des républicains libéraux, les autres comme des républicains conservateurs.
-
[4]
« Universalisme républicain », Réseau Canopé, https://www.reseau-canope.fr/eduquer-contre-le-racisme-et-lantisemitisme/universalisme-republicain.html (consulté le 25 septembre 2023).