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Article de revue

La conscience sociale des Gilets jaunes : étude sociologique de représentations en lutte

Pages 125 à 145

1 Dans la foulée du soulèvement survenu à la fin de l’année 2018, nombre de chercheurs en sciences sociales ont avancé que les protestataires ayant enfilé le gilet jaune appartenaient majoritairement aux « petites classes moyennes » (Chauvel, 2019, p. 88), à la « classe moyenne inférieure » (Lussault, 2019, p. 174). S’appuyant sur des témoignages recueillis et sur des enquêtes de terrain, ils ont dépeint un mouvement hétérogène, mais rassemblant essentiellement des fractions consolidées des classes populaires et des segments souvent précarisés des classes moyennes (Collectif d’enquête, 2019, p. 872 ; Coutant, 2019, p. 147 ; Delpirou, 2019, p. 130 ; Noiriel, 2019, p. 26). En d’autres termes, les « petits-moyens » (Cartier et al., 2008) ont occupé une place centrale au sein du mouvement.

2 Des travaux sociologiques ont insisté depuis une quinzaine d’années sur la banalisation de la « conscience sociale triangulaire » (Collovald et Schwartz, 2006), conceptualisée par Olivier Schwartz, dans ces strates situées à la frontière des classes populaires et des classes moyennes. Tant chez des petits propriétaires de pavillons dans le Val-d’Oise (Cartier et al., 2008) que chez des conducteurs de bus de la RATP (Schwartz, 2009), l’érosion d’une vision de la société fondée sur la dichotomie « eux/nous » a été observée. À ce schème de perception binaire opposant les classes favorisées et les institutions aux milieux populaires (Hoggart, 1970) tend à se substituer une tripartition du monde social de la forme « ceux d’en bas/nous/ceux d’en haut » (Schwartz, 2009) ou « eux/nous/ils » (Lechien et Siblot, 2019). Dans cette optique, le eux ne renvoie plus tant aux groupes dominants qu’aux fractions précaires des classes populaires (chômeurs et immigrés notamment).

3 Tandis que la représentation binaire de la société formulée par Richard Hoggart attestait une certaine unité au sein des classes populaires anglaises des années 1950, la conscience tripartite témoigne d’un clivage interne séparant les established des outsiders (Elias et Scotson, 1997). Traditionnellement, la « conscience sociale triangulaire » des fractions consolidées des classes populaires se manifeste par une hostilité à l’égard des segments les plus fragiles.

4 À l’occasion du mouvement des Gilets jaunes, l’ethos des « petits-moyens » s’est largement exprimé sur les ronds-points et dans les manifestations sous les traits des revendications de dignité, de la quête de respectabilité et de la peur du déclassement social. Toutefois, comme le note Isabelle Coutant (2019, p. 147-150), le souci de distinction par rapport aux fractions précaires des classes populaires est somme toute assez peu ressorti dans l’espace médiatique. Si des marques de rejet vis-à-vis des bénéficiaires des aides sociales ou des migrants ont pu être relevées sur certains barrages, comme à Flixecourt dans la Somme (Tésorière, 2018), ces témoignages demeurent relativement marginaux. Il s’agit pourtant d’une des traductions ordinaires de l’ethos des « petits-moyens » d’après la littérature récente (Cartier et al., 2008 ; Coutant, 2018).

5 Quelle forme prend la « conscience sociale triangulaire » dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes ? Quel est son poids et quels sont les acteurs qui la partagent ? Comment coexistent et s’affrontent des Gilets jaunes adhérant à des représentations binaires et triangulaires du monde social ? À partir de l’étude attentive des interactions réelles et virtuelles entre des acteurs du mouvement, nous nous demanderons si l’opposition à ceux d’en haut l’a toujours emporté sur la critique de ceux d’en bas.

6 Après avoir précisé notre démarche méthodologique, nous examinerons comment s’exprime la « conscience sociale triangulaire » que nous retrouvons chez une partie des Gilets jaunes en accordant une place primordiale aux enjeux discursifs et langagiers. La dernière partie interrogera la dicibilité de cette représentation tripartite du monde social dans le cadre de la mobilisation.

Présentation de la méthode et du corpus

7 Notre analyse repose sur la monographie d’un rond-point situé à la périphérie d’un bourg rural du Berry comptant 4 000 habitants, appelé ici « Le Villaret ». Ce carrefour giratoire fut occupé par des Gilets jaunes dès le 17 novembre 2018 (acte I du mouvement), quotidiennement le premier mois puis hebdomadairement jusqu’en janvier 2021. Parce qu’elles permettent d’appréhender le mouvement de l’intérieur et ainsi d’accéder à une connaissance fine de ses acteurs, plusieurs monographies réalisées sur des ronds-points occupés ont mis l’accent sur les représentations des Gilets jaunes. Certaines enquêtes ethnographiques conduites en Lorraine (Challier, 2019 ; Clément, 2020) ont mis au jour le reflux de la « conscience sociale triangulaire » au profit d’une vision du monde social plus binaire et protestataire. D’autres menées dans l’agglomération lyonnaise (Devaux et al., 2019), dans le Loiret (Ravelli, 2020) et en Saône-et-Loire (Bonin et Liochon, 2020) ont à l’inverse insisté sur les tensions internes au mouvement mettant aux prises des acteurs inégalement dotés en capitaux et adhérant à des représentations du monde social distinctes, sinon divergentes.

8 Les éléments mobilisés dans cet article proviennent d’une enquête ethnographique conduite entre décembre 2018 et janvier 2021. Sur cette période, 24 séances d’observation participante in situ ont été réalisées lors de samedis de mobilisation sur le carrefour giratoire du Villaret ainsi que lors de manifestations dans les rues du bourg rural et du chef-lieu de département, organisées à l’initiative ou avec le soutien des Gilets jaunes du Villaret : 3 en décembre 2018 et janvier 2019, 7 entre juin et août 2019, 4 entre septembre et novembre 2019, 2 en février 2020, 5 entre juillet et septembre 2020, 3 entre novembre 2020 et janvier 2021. Si les Gilets jaunes du Villaret étaient mobilisés au centre du rond-point lors de mes trois premières visites de l’hiver 2018-2019 (voir tableaux 1 et 2), les séances d’observation participante suivantes se sont déroulées sur un terrain privé jouxtant le carrefour giratoire prêté gracieusement par son propriétaire entre janvier 2019 et janvier 2021. En outre, 12 entretiens semi-directifs ont été conduits entre octobre 2019 et juillet 2020 avec des protestataires actifs et engagés durablement dans le mouvement au Villaret. Les premiers retranscrits intégralement (ceux menés avec Charlyne, Cyril, Martine, Pascal, ainsi qu’avec les couples de Gilets jaunes formés par Annie et Patrick, Fabrice et Jessica, Gérard et Madeleine) ont été regroupés dans un corpus analysé via le logiciel libre de statistique textuelle Iramuteq (Ratinaud, 2014). Ce corpus, composé de 7 entretiens, représente 78 236 occurrences (78 236 mots) pour 5 163 formes de mots distinctes. Il comporte 2 337 hapax (2 337 mots qui apparaissent une seule fois dans tout le corpus), soit 2,99 % des occurrences et 45,26 % des formes. Nous adoptons cette approche textométrique afin de saisir les représentations du monde social des Gilets jaunes étudiés et les frontières qu’ils tracent entre le nous et le eux.

9 En outre, une étude qualitative a été menée sur le réseau social en ligne Facebook, où la mobilisation s’est largement construite. La page des Gilets jaunes du Villaret, les groupes publics et privés berrichons, les conversations Messenger administrées par des Gilets jaunes du Villaret ainsi que les profils personnels de participants au mouvement rencontrés sur le rond-point ont particulièrement retenu notre attention. Outre l’étude des interactions et des sociabilités in situ, l’analyse des discours tenus sur les réseaux sociaux numériques (RSN) semblait essentielle tant l’usage de Facebook s’est banalisé au sein des milieux populaires ruraux qui font l’objet de notre enquête (Pasquier, 2018).

Tableau 1. Enquêtés

PrénomSexeÂgeSituation professionnelleSituation immobilièreLocalisation résidentielle
Manuela53 ansOpérateur de fabrication, intérimaireLocataireMaison de ville
Milan38 ansChômeurLocataireAppartement
Annie65 ansAide à domicile, retraitéeLocatairePavillon
Patrick60 ansAncien conducteur de bulldozer, en invalidité depuis 1999PropriétaireMaison de hameau
Gilles66 ansOuvrier, retraitéPropriétaireMaison de ville
Danielle66 ansInfirmière, retraitéePropriétaireMaison de hameau
Jean-Pierre70 ansConducteur routier, retraitéPropriétairePavillon
Nicolas46 ansChômeur, ancien livreurLocatairePavillon
Cyril22 ansEmployé de poissonnerie en grande distribution, en CDDLocataireAppartement
Martine59 ansSecrétaire dans un garage agricolePropriétaireMaison de ville
Madeleine69 ansEmployée de La Poste, retraitéePropriétaireMaison de hameau
Pascal54 ansMécanicien à domicilePropriétaireMaison de ville
Charlyne46 ansAccompagnante des élèves en situation de handicap (AESH)PropriétaireMaison de ville
Fabrice41 ansEmployé communal polyvalentPropriétairePavillon
Jessica39 ansOuvrière en maroquineriePropriétairePavillon
Gérard69 ansEmployé de France Télécom, retraitéPropriétaireMaison de hameau
Jean-René64 ansExploitant agricole, retraitéPropriétaireMaison de hameau
Valérie53 ansChômeuseLocataireAppartement
Stéphanie52 ansChômeuseLocataireAppartement
a. Par souci d’anonymisation des enquêtés, les prénoms ont été systématiquement remplacés par des prénoms similaires. Ceux des enquêtés les plus jeunes ont été changés par d’autres à l’aide de l’outil développé par Baptiste Coulmont : http://coulmont.com/bac/. Pour les autres enquêtés, il a été retenu l’année où leur prénom a été le plus attribué, puis il leur a été prêté un nouveau prénom fréquemment donné cette même année. Pour une meilleure lecture, les prénoms sont classés par ordre d’apparition dans l’article.

Tableau 1. Enquêtés

Tableau 2. Préférences électorales des enquêtés

PrénomPériode de mobilisationPréférences électorales
ManuelNovembre 2018 – février 2020n.c.a
MilanDécembre 2018 – janvier 2021Présidentielle 2022 : soutien de Georges Kuzmanovic (République souveraine)
AnnieNovembre 2018 – janvier 2021Premier tour de la Présidentielle 2017 : vote FN
Européennes 2019 : vote RN
PatrickNovembre 2018 – janvier 2021Premier tour de la Présidentielle 2017 : vote FN
Européennes 2019 : vote RN
GillesNovembre 2018 – janvier 2021Premier tour de la Présidentielle 2017 : vote FN
Européennes 2019 : vote UPR
DanielleNovembre 2018 – janvier 2021n.c.
Jean-PierreNovembre 2018 – janvier 2021Premier tour de la Présidentielle 2017 : vote FN
Européennes 2019 : vote RN
NicolasNovembre 2018 – janvier 2019n.c
CyrilNovembre 2018 – janvier 2019Militant LFI à partir de janvier 2019
MartineNovembre 2018 – mars 2020Abstentionniste régulière se déclarant « de gauche »
MadeleineNovembre 2018 – janvier 2021n.c.
PascalDécembre 2018 – janvier 2021Militant FN dans les années 1990, abstentionniste aujourd’hui
CharlyneJanvier 2019 – juin 2020n.c.
FabriceNovembre 2018 – février 2020n.c.
JessicaNovembre 2018 – février 2020n.c.
GérardNovembre 2018 – janvier 2021Ancien militant PS
Jean-RenéNovembre 2018 – janvier 2021n.c.
ValérieNovembre 2018 – février 2020n.c.
StéphanieNovembre 2018 – février 2019n.c.
a. n.c. : non connu.

Tableau 2. Préférences électorales des enquêtés

Analyse socio-discursive de la « conscience sociale triangulaire »

10 Les représentations du monde social se manifestent dans des discours qui varient selon les frontières sociales délimitées par les individus dans le cadre de la fabrique du nous. Dès lors, il convient de suivre une perspective discursive et langagière afin de saisir la présence de la « conscience sociale triangulaire » au sein de la mobilisation.

Rejeter ceux d’en bas : l’expression d’une « conscience sociale triangulaire »

11 Les Gilets jaunes du Villaret expriment fréquemment leur regret que les plus démunis soient peu mobilisés localement, tout en signalant leur incompréhension. Manuel déclare par exemple : « Je comprends pas que les pauvres ne viennent pas ». Des membres des fractions précaires des classes populaires ont été hésitants à s’engager parce qu’ils craignaient de susciter une certaine défiance sur les ronds-points. C’est le cas par exemple de Milan qui, après m’avoir précisé qu’il n’était pas mobilisé physiquement aux premiers jours du mouvement, se justifie en ces termes : « J’avais peur d’être vu comme un profiteur parce que j’étais au chômage ». Une partie des plus démunis a pu se tenir à l’écart des points de blocage par peur d’être assimilée aux figures peu respectables du « cassos », de l’« assisté » ou du « profiteur » des aides sociales. Cette appréhension n’est sans doute pas totalement infondée. Annie mentionne par exemple qu’une protestataire dans le besoin a été congédiée parce qu’elle adoptait un comportement proscrit :

12

[À son compagnon Patrick] Y avait pas Évelyne ? Non, pas Évelyne, euh… la dame que vous avez mise dehors parce qu’elle faisait la manche [sur le rond-point]. (Entretien avec Annie et Patrick, octobre 2019)

13 L’aspiration à la respectabilité, de laquelle découle un souci de distinction vis-à-vis des plus précaires, a ainsi pu engendrer le rejet des segments les plus fragiles des classes populaires. Si cette hostilité à l’égard de ceux d’en bas se manifeste épisodiquement sur le rond-point du Villaret, elle s’exprime plus pleinement sur les RSN. Ainsi, en réaction à l’aide exceptionnelle accordée par le gouvernement aux plus modestes dans le cadre de la crise liée à la pandémie de Covid-19, Patrick lance le 14 avril 2020 à l’un de ses contacts Facebook : « Merde […] tu l’a bien dit que t’allais au boulot pour les cassos ». Quatre jours plus tard, il relaie sur son mur la pétition « Non à la prime pour les bénéficiaires du RSA ». Le 20 mai 2020, une publication où il est inscrit : « 42 % des aides de la CAF sont versées à des étrangers qui n’ont jamais cotisé » apparaît sur son compte. Il ajoute alors comme commentaire : « Et oui, et tous des cassos en plus ». Le 23 mai 2020, il partage le message suivant, publié deux jours plus tôt sur le groupe Facebook « Tous Avec Marine Le Pen En 2020 Les Municipales » :

14

Je ne comprends pas bien là. Les personnes au RSA ont le droit à une prime de 150 euros et de 100 euros par enfant alors qu’ils sont chez eux toute l’année. Je ne vois pas ce que le confinement leurs fait de frais en plus : ils ont déjà les allocations familiales, l’Apl, la CMU, la prime Noël, la rentrée scolaire, le tarif réduit électricité etc… Toi, tu bosses toute l’année même pendant le confinement et tu n’as le droit à rien du tout !!! Honteux ce gouvernement. J’espère que ça sera partagé en masse par les travailleurs qui continue à faire tourner le pays.

15 Le nous que constituent « les travailleurs » est ici opposé au eux que forment les « personnes au RSA ». L’hostilité envers ceux d’en bas transparaît notamment à travers la perception des migrants, bien qu’elle ne s’y réduise pas. Ils sont souvent appréhendés comme des incarnations emblématiques des « assistés », ce qui peut leur valoir d’être fustigés. La question migratoire est restée relativement secondaire sur le rond-point du Villaret. Toutefois, le thème de l’immigration a pu être abordé au gré de l’actualité, notamment lors de l’adoption du Pacte de Marrakech en décembre 2018. Il a alors fait l’objet de vifs débats, comme sur d’autres carrefours giratoires (Challier, 2019). Si l’immigration est plutôt rarement au centre des discussions, cela ne signifie nullement que certains Gilets jaunes ne disposent pas d’une opinion sur le sujet. Le samedi 15 février 2020, la sono apportée par Gilles sur le terrain privé en bordure de rond-point diffuse une reprise du tube de Patrick Bruel, Alors regarde (Almosni, 2018). Dans cette parodie, publiée sur YouTube deux mois et demi avant la première journée d’action des Gilets jaunes et totalisant plus de 2,8 millions de vues au début de l’année 2021, le chanteur vilipende le président Macron. Tandis que l’artiste, un soutien des Gilets jaunes de la première heure, prononce les paroles : « Alors regarde, tous ces migrants… / Ils viennent juste profiter de nos prélèvements », Patrick s’écrie : « Ça, c’est vrai ! ». Quatre mois plus tôt, l’ancien conducteur d’engins de chantier tenait un discours similaire :

16

Chez nous, ils [les migrants] arrivent là en masse et puis ils prennent notre pognon. Faut pas croire hein ! […] Y a assez de Français qui crèvent de faim aussi chez nous. Alors qu’on s’occupe […] des Français et pas des autres pour l’instant. (Entretien avec Annie et Patrick, octobre 2019)

17 Nous retrouvons cette rhétorique du type « déjà, nous » (Coquard, 2019, p. 179-197), fondée sur la dichotomie « Nous, les petits Français/Eux, les nouveaux arrivants », chez une partie des Gilets jaunes mobilisés sur le rond-point du Villaret (Legris, 2021). Un samedi de l’été 2019, après avoir loué l’actuel président polonais pour sa fermeté vis-à-vis de l’immigration, Danielle prend les devants : « Je ne suis pas raciste ! Mais, il faut déjà regarder ce qu’on a devant la porte ». Elle poursuit en me contant l’anecdote de sa rencontre dans la rue avec un sans-abri blanc qu’elle a cru mort. Indignée, elle conclut son récit par : « Et on fait rentrer des migrants ! ». Elle juge « dommage d’être [dans] un pays comme ça où on donne plus aux étrangers qu’aux Français ». L’entendant, Jean-Pierre s’exclame : « C’est pour ça que je vote FN ! ». Pour sa part, Nicolas évoque son cas personnel afin de construire son raisonnement :

18

Moi, je suis au chômage. Ma femme est en congé parental. J’ai quatre enfants et j’ai droit à rien. Putain, je suis Français, je paie. Pourquoi eux [les étrangers ont droit à des aides] et pas nous ? (Journal de bord, septembre 2019)

19 Le eux désigne en particulier ici ses voisins portugais qui « ont tout car ils trichent ». Selon Nicolas, ils voyageraient tantôt en Angleterre, tantôt au Portugal.

20 Ces discours tenus par des Gilets jaunes du Villaret dotés d’une « conscience sociale triangulaire », insistant sur un « outrage au bon sens » et sur une « hiérarchie naturelle des dignités » injustement dédaignée (Pinto, 2017, p. 72-73), participent de l’axiomatique du Rassemblement national (RN). Ils peuvent mener à des prises de position contre ceux d’en bas, au premier rang desquels les derniers arrivés. Un samedi de l’été 2019, Annie porte ainsi une pancarte où, parmi d’autres revendications, il est inscrit : « Stop à l’immigration ».

Ceux d’en haut et ceux d’en bas : étude d’une homologie

21 Nous ne saurions toutefois réduire la « conscience sociale triangulaire » à un rejet de ceux d’en bas. La tripartition de la conscience sociale résulte du sentiment d’une « double pression » (Schwartz, 2009), venant à la fois du haut et du bas. À partir d’une analyse linguistique, nous cherchons à mieux saisir la nature de l’opposition entre le nous et les deux composantes du eux.

Tableau 3. Liste des 20 formes actives les plus présentes dans le corpus

Forme activeNombre d’occurrences
aller547
voir385
gens252
penser209
Gilets jaunes207
venir206
chose184
rond-point140
parler135
mettre130
temps121
mouvement121
prendre119
payer118
monde113
arriver112
travailler110
passer108
jour108
connaître106

Tableau 3. Liste des 20 formes actives les plus présentes dans le corpus

22 Avec ses 252 occurrences, « gens » est la troisième forme active la plus présente dans le corpus (voir tableau 3). Une étude plus avancée des co-occurrences nous indique que le substantif prend sens au sein des expressions « les gens » (222 occurrences) et « ces gens-là » (30 occurrences). Tandis que « les gens » est associé au nous, « ces gens-là » renvoie au eux (à la fois à ceux d’en haut et à ceux d’en bas). La deuxième formule désigne d’une part les dominants, qu’ils soient députés – « ces gens-là, on les voit dormir à l’Assemblée nationale » (Cyril) –, artistes – « c’est nous qui les faisons bouffer tous ces gens-là ! » (Martine) – ou journalistes – « ces gens-là […] ne parlent de rien, à part de […] choses qui sont insignifiantes pour la vie des gens » (Annie). Elle qualifie ainsi d’autre part les bénéficiaires des aides sociales, qu’ils soient migrants – « ces gens-là, ils sont pris en charge. Ils ne paient rien » (Madeleine) – ou chômeurs – « Peut-être qu’avant, lorsque [l’occupation du rond-point] tenait toute la journée, une chance peut-être qu’on les avait ces gens-là » (Pascal). L’usage des déictiques « ces » et « là » remplit un double objectif : pointer du doigt et prendre ses distances. Par l’expression « ces gens-là », ces Gilets jaunes du Villaret se démarquent tant de ceux d’en haut que de ceux d’en bas. L’homologie entre ceux d’en haut et ceux d’en bas ne s’épuise pas avec cette tournure commune employée pour les désigner.

23 Les deux composantes du eux renvoient toutes deux à une action néfaste exercée contre le nous (tableau 4). La menace est tout d’abord d’ordre matériel puisque ceux d’en bas et ceux d’en haut s’accordent pour « prendre » (119 occurrences) au nous. Leur activité prédatrice se décline à travers les verbes d’action « enlever », « retirer », « piquer », « voler » ou « chourer ». « Eux ils l’ont calculé puisqu’ils savent combien [d’euros] ils vont m’enlever » (Annie), « la prime pour la conversion [des véhicules], ils l’ont retirée » (Charlyne), « s’ils viennent à me piquer mon assurance-vie… » (Annie), « à force de nous voler notre argent » (Fabrice) constituent autant d’expressions décrivant la conduite du gouvernement. Le chef de l’État en personne est pointé du doigt par Annie qui déclare : « Macron me prend des sous » puis « Il a pris ma CSG ! ». Parallèlement, les migrants exercent une action jugée similaire dans la mesure où, comme le soutient Patrick, « ils prennent notre pognon » et « choure[nt] pas mal de trucs ».

24 Dans ces expressions, le eux est sujet des phrases tandis que le nous figure en complément d’objet. Soumis au eux actif, le nous est passif. Le eux « prend » et, partant, « ne paie rien ». À l’inverse, le nous est contraint de « payer » (118 occurrences), au profit de ceux d’en bas (les migrants) comme de ceux d’en haut (les « politiques ») :

25

Ces gens-là [les migrants], ils sont pris en charge, ils ne paient rien. Ils vont à l’hôpital, ils ne paient rien. Alors que le pauv’ péquin qui lui a sa carte de Sécu, qui a cotisé depuis dix ou vingt ans, qui est à la retraite, il faut qu’il paie. (Entretien avec Madeleine et Gérard, octobre 2019)

26

Tous ces clandestins qu’on nourrit, loge gratos, c’est nous qui payons. […] C’est nous qui payons pour eux. (Entretien avec Annie et Patrick, octobre 2019)

27

On n’a pas besoin d’autant de taxes sur le gazole, l’essence et les produits plus quotidiens. La TVA… C’est inacceptable d’avoir une TVA à 20 %. Non, tout ça… En plus, si encore ça servait aux Français qu’en ont besoin. Mais non, ça sert pas aux Français qu’en ont besoin, ça sert aux politiques. (Entretien avec Martine, octobre 2019)

28 Dès lors, le nous doit « se limiter » et « se priver » pendant que le eux, qu’il désigne les fractions précaires des classes populaires ou les dominants, peut « dépenser » sans compter :

29

Des coups comme ça […] où les gens ne se sentent pas en sécurité, les gens ils […] dépensent pas, ils placent leur argent. […] On est tous comme ça. Tu dépenses pas, tu te limites. Tu te prives de tout. (Entretien avec Annie et Patrick, octobre 2019)

30

La famille Macron a dépensé plus d’argent que tous les présidents qu’on a eu en France. (Entretien avec Charlyne, novembre 2019)

31 L’opposition entre nous et eux s’exprime à travers l’usage différencié des adverbes de quantité. Le manque du nous s’oppose à l’abondance partagée par ceux d’en haut et ceux d’en bas. Parce que le nous doit économiser, l’adverbe « assez » lui est volontiers associé dans une phrase à la forme négative : « Il te reste pas assez [d’argent] pour faire des sorties ou même aller au cinéma ou au resto » (Jessica). Critiqués pour « leur train de vie », les eux (« gouvernants » comme migrants) jouissent quant à eux de « beaucoup », et même de « beaucoup trop » : « Nos gouvernants, avant de dire qu’il faut se serrer la ceinture nous les petits, eux il faut qu’ils diminuent leur train de vie » (Gérard), « Beaucoup [de Gilets jaunes] disaient : “[…] Ces gens-là [les migrants] ils ont beaucoup trop d’argent” » (Cyril).

32 Au-delà des adverbes employés, le manque du nous transparaît à travers les nombreuses phrases négatives qui s’y rapportent : « Elle [ma compagne Annie] peut même pas manger parce qu’il lui reste rien ! » (Patrick), « On n’arrive même pas à mettre de l’argent de côté. […] J’aimerais en mettre de côté mais je peux pas… On n’y arrive pas » (Jessica), « Au sapin de Noël, y aura pas grand-chose » (Charlyne).

Tableau 4. Représentation du monde social des Gilets jaunes dotés d’une « conscience sociale triangulaire »

PronomsNousEux (ceux d’en haut / ceux d’en bas)
SubstantifsLes gensCes gens-là
ActionsBosserGlander
PayerPrendre
ÉconomiserDépenser
Se priverProfiter
Préserver – GarderDétruire – Casser
RespecterMépriser
Jouer le jeuTricher – Voler
ResterAller – Arriver
SentimentsInsécuritéSécurité
Adverbes de quantitéPeu – (Pas) assezBeaucoup – Trop
PropriétésManqueAbondance
DécenceIndécence
Formes des phrasesNégativeAffirmative
Formes verbalesPassifActif

Tableau 4. Représentation du monde social des Gilets jaunes dotés d’une « conscience sociale triangulaire »

33 Le clivage entre le nous et le eux est matériel autant qu’il est moral. À la décence et à la respectabilité du nous, s’oppose l’indignité de ceux d’en haut et de ceux d’en bas. À titre d’illustration, le nom « bordel » (14 occurrences) est associé tant aux responsables politiques qu’aux immigrés. Patrick juge d’une part que « Hollande, il a commencé à foutre le bordel » et avance d’autre part que :

34

Ils [des immigrés vivant au Villaret] font de la musique jusqu’à quatre heures, cinq heures du matin. Et les gens qui veulent travailler à six heures, ils ont eu la musique toute la nuit dans les oreilles. Et le bordel tout le temps dehors et tout. (Entretien avec Annie et Patrick, octobre 2019)

35 En somme, les Gilets jaunes adhérant à une vision tripartite du monde social peuvent exprimer en des termes similaires leur opposition à ceux d’en haut et à ceux d’en bas. L’analyse linguistique révèle que les dominants et les plus démunis exercent une double pression. De fait, la « conscience sociale triangulaire » reconnaît des propriétés communes aux deux composantes du eux. Dénommés « ces gens-là », les deux eux partagent abondance sur le plan matériel et indécence sur le plan moral. Parce que leurs caractéristiques supposent respectivement manque et mépris pour le nous, ils constituent alors une double menace.

Une « conscience sociale triangulaire » diversement dicible sur les ronds-points

36 Au-delà des enquêtés que nous venons de citer, la majorité des Gilets jaunes du Villaret a une représentation tripartite du monde social. La dénonciation des « assistés », des « profiteurs » ou des « cassos » s’affiche sur les murs Facebook d’une partie des participants au mouvement. Quoique plus marginalement, ce rejet apparaît également sur le rond-point occupé. Quelles sont les conséquences de l’expression d’une hostilité vis-à-vis de ceux d’en bas dans le cadre de la mobilisation au Villaret ? Comment expliquer que l’opposition à ceux d’en haut l’a souvent emporté sur l’hostilité à ceux d’en bas à l’échelle nationale ? L’observation attentive des interactions conflictuelles entre des Gilets jaunes du Villaret nous livre des enseignements.

Les rappels à l’ordre : révélateurs d’une « conscience sociale dichotomique »

37 Exprimer des revendications tournées contre ceux d’en bas revient à s’exposer à des rappels à l’ordre. Preuve en est, après avoir lu « Stop à l’immigration », plusieurs acteurs du mouvement contraignent Annie à ôter cette doléance. L’après-midi du samedi 29 septembre 2019, Jean-René tient sur le carrefour giratoire des propos participant de la théorie dite du « grand remplacement ». Charlyne lui lance alors qu’il est « xénophobe », avant que Martine n’ajoute : « Moi, je suis plus pour qu’on fasse descendre ceux d’en haut ! ». À l’instar de Martine, quelques Gilets jaunes du Villaret revendiquent leur opposition à ceux d’en haut afin d’endiguer l’expression de la « conscience sociale triangulaire » sur le rond-point.

38 L’emploi de la métaphore spatiale « haut/bas » est assez répandu parmi les Gilets jaunes du Villaret. Si le haut semble renvoyer à l’ensemble des dominants dans la bouche de la secrétaire, il caractérise souvent moins les catégories sociales favorisées que les institutions et les responsables politiques. Martine utilise la périphrase « des gens de cette hauteur-là » pour désigner ces derniers et Pascal évoque les « hauts lieux » lorsqu’il fait référence au gouvernement. L’opposition s’étant cristallisée autour de la personne d’Emmanuel Macron, le haut est plus particulièrement associé au président. Tirant le bilan de l’action des Gilets jaunes, Pascal déclare, satisfait : « On a fait reculer quand même le petit bonhomme là-haut ». Tandis que les Gilets jaunes du Villaret qui expriment principalement une « conscience sociale triangulaire » prétendent volontiers appartenir à la « classe moyenne » afin de prendre leurs distances avec les segments situés au plus bas de l’échelle sociale, le nous des acteurs locaux du mouvement qui tendent plutôt à adhérer à une représentation binaire du monde social se confond avec le bas. Le mécanicien à domicile Pascal et l’AESH Charlyne se reconnaissent dans la « classe du bas » plutôt que dans la « classe moyenne » :

39

Pascal : La classe moyenne ça [la pauvreté] va les toucher. Va falloir que ça se réveille.
E : Toi, tu fais partie de quelle classe ?
Pascal : Moi, je suis en bas. (Entretien avec Pascal, février 2020)

40

Tout ce qui a été mis en place jusqu’à maintenant, […] moi qui ne suis pas dans la classe moyenne, qui suis plus dans la classe du bas, eh bien j’ai rien vu ! (Entretien avec Charlyne, novembre 2019)

41 Parce qu’une partie des participants au mouvement s’identifie au bas, les marques d’hostilité envers ceux d’en bas sont logiquement contestées sur le rond-point. Elles engendrent des réactions désapprobatrices de la part de Gilets jaunes qui conçoivent le monde social selon une représentation binaire ou qui choisissent de mettre en avant leur opposition à ceux d’en haut dans le cadre du mouvement. Valérie et Stéphanie, deux quinquagénaires sans-emploi locataires de logements sociaux du Villaret, manifestent ainsi leur réprobation lorsqu’est employé le substantif « cassos ». Elles se sentent personnellement visées lorsque ceux d’en bas sont blâmés. Leur privation d’emploi explique qu’elles condamnent le clivage interne aux classes populaires qui les place du côté du eux. Cyril, qui connaît une période de chômage lorsque son CDD d’employé de poissonnerie en grande distribution s’achève en décembre 2018, et des syndicalistes CGT locaux adressent également de tels rappels à l’ordre.

42 Les acteurs du mouvement dotés d’une « conscience sociale dichotomique » s’opposent à l’expression d’une « conscience sociale triangulaire ». C’est ainsi que nous pouvons interpréter les rappels à l’ordre prononcés par les sans-emploi Stéphanie et Valérie ainsi que par les sympathisants et militants de gauche – respectivement Martine et Cyril, tous deux situés à gauche sur l’axe horizontal de l’analyse factorielle des correspondances (AFC) pour la variable « prénom » (voir figure 2). Si ces affrontements entre deux types de représentations du monde social n’éclatent qu’occasionnellement lors des interactions orales sur le rond-point, ils surviennent assez couramment à l’écrit sur Facebook.

43 Le 28 mai 2020, Patrick publie sur son profil : « Merde les cassos bronze au soleil pendant que d’autres personnes bosses pour les entretenir ». Si neuf de ses amis approuvent son message par leur clic sur « J’aime » ou « Solidaire », six autres le fustigent en choisissant le symbole de colère « Grrr » ou en commentant. Un Gilet jaune berrichon de 57 ans, sympathisant de La France insoumise (LFI), rétorque par exemple : « C’est toi les cassos pour réagir comme ça il y a des miséreux en France en 2020 ». À la suite d’une énième publication de Patrick distinguant les fractions consolidées des classes populaires des segments plus fragiles et vitupérant contre ces derniers, Martine réplique quant à elle :

44

Diviser pour mieux régner et vous tombez dans le panneau. Pourquoi s’attaquer à ceux qui n’ont rien alors que ceux qui ont déjà beaucoup vont avoir plus, vous vous trompez de cible.

45 En somme, l’expression d’une « conscience sociale triangulaire » n’est pas unanimement acceptée par les Gilets jaunes du Villaret. Des acteurs du mouvement la contestent en insistant sur leur opposition à ceux d’en haut. Nous observons que la condamnation morale de ceux d’en bas entraîne de fortes dissensions entre les participants au mouvement à l’échelle locale. Sur le rond-point du Villaret et les RSN, les affrontements internes au groupe de Gilets jaunes se cristallisent autour de la perception des fractions précaires des classes populaires. Les protestataires qui dénigrent et rejettent ouvertement ceux d’en bas s’exposent à passer pour « xénophobes » ou à entendre qu’ils « [se trompent] de cible ». Lancés tant sur le carrefour giratoire que sur Facebook, ces rappels à l’ordre témoignent du conflit entre des représentations binaires et tripartites du monde social qu’il convient d’étudier plus finement.

Des représentations du monde social hétérogènes

46 L’analyse factorielle des co-occurrences du corpus (voir figure 1) et l’AFC (voir figure 2) représentent respectivement les relations de co-occurrence entre les formes actives du corpus et la proximité ou la distance entre les discours des enquêtés.

Figure 1. Analyse factorielle des co-occurrences du corpus

Figure 0

Figure 1. Analyse factorielle des co-occurrences du corpus

Figure 2. Analyse factorielle des correspondances (prénom)

Figure 1

Figure 2. Analyse factorielle des correspondances (prénom)

47 La première lecture de l’AFC (voir figure 2) s’organise le long de l’axe horizontal (23,4 % de l’information) qui correspond aux représentations du monde social des Gilets jaunes du Villaret. Cet axe oppose une « conscience sociale dichotomique » à une « conscience sociale triangulaire ». Tandis que Cyril (à l’extrême gauche du graphique) conçoit le monde social selon une représentation strictement binaire, clivée entre eux et nous, Annie et Patrick (à droite du graphique) sont ceux qui expriment le plus explicitement leur vision tripartite de la société. Abstentionniste au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, Cyril rejoint LFI en janvier 2019 à la suite d’échanges sur le rond-point avec un militant insoumis résidant au Villaret très engagé lors des premières semaines de mobilisation. Le jeune homme, qui m’annonce en octobre 2019 avoir été « récupéré » par LFI, se présente sur une liste soutenue par ce mouvement politique lors des élections municipales de 2020. Annie et Patrick votent quant à eux pour le RN aux deux tours de la présidentielle de 2017, puis aux européennes de 2019. Lors de l’entretien, Annie lance : « moi, je suis RN depuis l’âge de 18 ans » et Patrick compare le gouvernement de droite « encore proche de son peuple » à celui de gauche qu’il qualifie de « gouvernement de merde ». Situés à l’opposé sur l’axe horizontal, Cyril et le couple formé par Annie et Patrick peuvent être considérés au vu de l’ensemble de nos observations comme des cas extrêmes de visions du monde respectivement binaires et tripartites.

48 D’autres Gilets jaunes du Villaret adhèrent à une représentation de la société plutôt tripartite dans la mesure où ils dénoncent les « profiteurs », mais se gardent de stigmatiser les immigrés en particulier. Il en est ainsi de Charlyne (au milieu de l’axe horizontal) :

49

E : Et donc tu demandes à ce qu’il y ait une aide spécifique pour les mères célibataires ?
Charlyne : Non, pas forcément non, parce qu’il y a toujours eu des abus aussi. Non, j’en suis consciente parce que…, que ce soit le discours d’aujourd’hui sur le rond-point : j’entends « les Arabes, machin… ». Mais y a pas qu’eux qui profitent ! Y a beaucoup de Françaises et de Français qui profitent. (Entretien avec Charlyne, novembre 2019)

50 Charlyne avance que les « profiteurs » se trouvent tant parmi les « Français » que parmi les « Arabes ». Si ses propos témoignent à cet instant d’une « conscience sociale triangulaire », sa défiance vis-à-vis de ceux d’en haut est globalement bien plus marquée que son hostilité vis-à-vis de ceux d’en bas. Sur le carrefour giratoire du Villaret, une partie des Gilets jaunes juge comme Patrick et Annie que les termes « immigrés » et « profiteurs » sont synonymes. À l’inverse, d’autres pensent avec Cyril qu’il n’est aucun « profiteur » parmi les immigrés, comme il n’en existe aucun parmi les « Français d’en bas ». Entre ces deux profils extrêmes, d’autres encore considèrent comme Charlyne qu’il existe des « profiteurs » parmi les immigrés, comme il en existe beaucoup parmi les Français qui ne sont pas issus de l’immigration.

51 En somme, les Gilets jaunes du Villaret adhèrent à des représentations du monde social hétérogènes. Si l’opposition à ceux d’en haut a semblé l’emporter sur l’hostilité à ceux d’en bas dans le cadre du mouvement à l’échelle nationale (Coutant, 2019, p. 147-150), la « conscience sociale triangulaire » est majoritaire sur le rond-point du Villaret et elle ne décline pas au fil de la mobilisation. Sur le carrefour giratoire berrichon, les rappels à l’ordre émis par des acteurs adhérant à une vision binaire de la société ne remettent pas durablement en question les représentations du monde social du type « ceux d’en bas/nous/ceux d’en haut ».

Des risques de la persistance de la « conscience sociale triangulaire »

52 L’étude de ces interactions conflictuelles entre Gilets jaunes sur le rond-point du Villaret nous renseigne sur les risques que représente pour le mouvement une structuration contre les fractions précaires des classes populaires et les immigrés. Le discours de Charlyne met en exergue la menace du désengagement :

53

E : Donc tu es avant tout attachée aux revendications de départ en fait ?
Charlyne : Ouais. Ah bah totalement ! Moi, si je viens, c’est pour ça. Si les revendications elle changent, comme on a vu tout à l’heure ce qu’a fait Patrick [il a brandi une pancarte où il affichait son opposition au port du voile islamique], bah ça m’intéresse pas, car c’est pas mes revendications quoi. Le racisme ne fait pas partie de mes revendications. (Entretien avec Charlyne, novembre 2019)

54 Si Charlyne ne se désengage pas à la suite de ces dissensions en novembre 2019, d’autres ont franchi le pas de la défection dix mois plus tôt. Cyril témoigne des tensions autour de la question de l’immigration et indique qu’elles l’ont conduit à déserter le rond-point du Villaret dès janvier 2019, bien qu’il reste « Gilet jaune de cœur ». Après réflexion, le jeune homme a jugé que ce carrefour giratoire n’était finalement qu’un repaire de xénophobes et a alors choisi de le quitter :

55

Cyril : On a discuté un jour [sur le rond-point] avec Étienne, et il m’a dit « […] Pour moi le problème en France, c’est les musulmans et les immigrés ». Et moi qui ai une philosophie assez humaniste, […] je peux pas accepter ce genre de propos. Bon, et donc, ça a été de là que j’ai vraiment plus fréquenté le mouvement des Gilets jaunes. (Entretien avec Cyril, octobre 2019)

56 Le 7 février 2021, Martine m’envoie un message par Messenger dans lequel elle revient sur les raisons de son désengagement du mouvement des Gilets jaunes au printemps 2020. Elle écrit :

57

Premier confinement : moi qui n étais pas ami Facebook avec Patrick et Annie je le suis devenu. Et je me suis aperçu que leurs post au nom des « gj du Villaret » étaient tout sauf les revendications des « gj » racisme, traiter les gens de cas sociaux, insultes en tout genre. […] Je ne pouvais plus me montrer avec des antisociaux de ce genre.

58 La répétition de propos racistes, dénonciateurs à l’égard des « cassos » et insultants a conduit Martine à prendre ses distances avec les Gilets jaunes locaux, même si elle continue à soutenir la mobilisation à l’échelle nationale. La secrétaire a jugé que les publications d’Annie et de Patrick étaient étrangères, sinon contraires, aux revendications portées par le mouvement. Parce qu’elle craint de passer pour raciste et individualiste si elle garde son gilet jaune, Martine le retire. Elle redoute en effet que sa chasuble réfléchissante ne devienne un stigmate (Goffman, 1975), soit un attribut social dévalorisant associé à des opinions et à des comportements racistes et antisociaux qu’elle condamne.

59 Nous observons ici la défection de Gilets jaunes du Villaret opposés à l’expression d’une hostilité vis-à-vis de ceux d’en bas. La persistance de l’expression d’une « conscience sociale triangulaire » débouche sur le désengagement de Cyril et de Martine, deux acteurs figurant dans la moitié gauche de l’AFC (voir figure 2) qui craignent que le mouvement ne se structure contre les bénéficiaires des aides sociales et les immigrés.

60 À l’inverse, sur d’autres ronds-points Gilets jaunes étudiés par des chercheurs en sciences sociales, la coexistence de protestataires adhérant à une représentation binaire du monde social et d’acteurs dotés d’une « conscience sociale triangulaire » a abouti à une opposition tournée essentiellement vers ceux d’en haut, soit au développement de la vision binaire et au reflux de la tripartite (Challier, 2019 ; Clément, 2020).

61 Pour comprendre ce processus, il convient de revenir sur les similitudes et sur les différences entre ces deux représentations du monde social. Le nous des Gilets jaunes à la « conscience sociale triangulaire » s’oppose à un eux d’en bas, renvoyant aux segments précaires de classes populaires. Ces derniers sont cependant inclus dans le nous des Gilets jaunes dotés d’une représentation binaire du monde social. Autrement dit, si certains Gilets jaunes reconnaissent un clivage interne aux classes populaires, d’autres le récusent. En revanche, les protestataires adhérant à une vision binaire et ceux pourvus d’une conscience tripartite s’accordent pour désigner un eux commun : ceux d’en haut. Afin que ne s’éveillent pas les conflits internes à l’origine de défections que nous avons observés sur le carrefour giratoire du Villaret, la seule opposition à ceux d’en haut a été conservée sur d’autres ronds-points occupés par les Gilets jaunes. Le reflux de la « conscience sociale triangulaire » participe alors de la négociation interpersonnelle, du « compromis circonstanciel » (Challier, 2019), de la « pratique de la composition » (Bendali et al., 2019, p. 169).


62 Double expression de l’individualisation et de la désinstitutionnalisation à l’œuvre dans la société française (Le Bart, 2020), le mouvement des Gilets jaunes se caractérise par sa faible structuration. La fabrique d’un nous, par l’identification puis la désignation d’un adversaire commun, a néanmoins appelé une structuration minimale.

63 Il a souvent été avancé que l’opposition s’est structurée contre ceux d’en haut dans le cadre du mouvement. Les « conditions sociales de la dicibilité » (Milner et al., 1977, p. 45) de la « conscience sociale triangulaire » n’étant pas partout et toujours réunies, cette vision du monde social a pu s’estomper au profit d’une représentation binaire. Sur certains ronds-points, la nécessité pour des acteurs aux visions du monde distinctes et aux préférences politiques divergentes de coexister pacifiquement a conduit à privilégier le eux commun, soit à rendre inexprimable la « conscience sociale triangulaire ».

64 Toutefois, notre étude atteste que des Gilets jaunes ont manifesté durablement leur opposition à ceux d’en bas. Elle suggère que l’expression d’une « conscience sociale triangulaire » et de discours racistes a persisté sur certains carrefours giratoires éloignés des grandes agglomérations, ce qu’indiquent également des monographies de ronds-points Gilets jaunes réalisées dans le Loiret (Ravelli, 2020) et en Saône-et-Loire (Bonin et Liochon, 2020). Les « petits-moyens » ont occupé une place centrale dans le mouvement et leur ethos s’est diffusé. Ils ont cependant côtoyé des sympathisants et des militants de gauche ainsi que des membres des fractions précaires des classes populaires qui ont contesté les discours dirigés contre les « assistés », les « profiteurs » ou les « cassos ». Notre analyse socio-discursive révèle que des conflits internes opposant des acteurs adhérant à des représentations binaires et triangulaires du monde social ont émaillé le mouvement. Ces affrontements, qui se sont notamment traduits par l’expression de rappels à l’ordre, se sont soldés par le désengagement des acteurs dotés d’une conscience sociale binaire sur le rond-point du Villaret. En somme, l’opposition à ceux d’en haut ne l’a pas toujours emporté sur la critique de ceux d’en bas dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes.

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Mots-clés éditeurs : représentation sociale, structuration, Gilet jaune, mouvement social, analyse socio-discursive

Date de mise en ligne : 25/07/2022

https://doi.org/10.4000/mots.30100

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