1Il existe un consensus de la communauté internationale à propos du rôle déterminant de l’éducation et de la santé dans le processus de développement et de maîtrise des variables démographiques. Ce rôle du capital humain est renforcé dans la nouvelle économie de l’information et de la connaissance où l'accent est mis sur les compétences et les capacités ou capabilités (Sen, 1999). Cinq des objectifs du millénaire pour le développement (OMD) sont à contenu démographique : garantir à tous une éducation primaire (2) ; promouvoir l'égalité hommes-femmes et l'autonomie des femmes (3) ; réduire la mortalité des moins de 5 ans (4) ; améliorer la santé maternelle (5) ; combattre le VIH/Sida, le paludisme et les autres maladies (6). L'objectif d'éducation pour tous (EPT) (2) agit sur les objectifs 3,4,5,6, ainsi que sur l'objectif 1 (faire disparaître l'extrême pauvreté) et l'objectif 7 (assurer la durabilité des ressources environnementales). Or, il y a peu de domaines où les enjeux soient aussi conflictuels que dans l'éducation ou la santé. Ces conflits concernent, en particulier, les valeurs et les connaissances à transmettre, le choix entre universalisme et particularisme, l’acceptation ou le refus d’accès différenciés à l’école ou aux systèmes de soins selon les catégories sociales, la position des États sur la fuite des compétences entre Sud et Nord. Les situations de nombreuses sociétés africaines sont celles de crises (conflits, VIH/SIDA, destruction ou recomposition des structures familiales) remettant en question le fonctionnement "normal" des systèmes scolaires et sanitaires. Les sociétés africaines sont elles-mêmes fortement différenciées, tant sur le plan des variables démographiques que sur celui des niveaux éducatifs et sanitaires. Et l'objectif d' "éducation ou de santé pour tous" pour 2015 demeure utopique dans la majorité des États africains. On présente les effets des variables démographiques sur les systèmes scolaires africains (I) et inversement les effets de ceux-ci sur celles-là (II) avant d'analyser les interdépendances qui se nouent entre démographie et éducation (III). L'évaluation des interdépendances entre variables démographiques et éducatives est délicate pour plusieurs raisons :
- On constate dans les travaux économétriques les problèmes classiques d'endogénéité et de causalité.
- L'impact des variables éducatives sur la mortalité et la fécondité renvoie à plusieurs effets : d'âge (niveau individuel), de génération (niveau agrégé), de période (conjoncture historique des populations), de structure (hétérogénéité des populations, appartenances ethniques ou catégories socioprofessionnelles
- Les variables scolaires ne sont que des déterminants lointains des variables démographiques.
- Les interdépendances entre variables démographiques et éducatives passent par des institutions et par la médiation de systèmes économiques, familiaux et sociaux, culturels et politiques. Les institutions scolaires officielles ne sont, elles-mêmes, qu'un lieu parmi d'autres assurant l'éducation. Les familles jouent notamment un rôle central.
- Les pays africains sont des pays à statistiques déficientes et les variables démographiques, et scolaires, sont souvent peu ou mal connues. Les indicateurs quantitatifs reflètent mal les questions centrales de la qualité. Certains États faillis, fragiles ou en collapsus n'ont plus de systèmes d'enregistrement. D'autres, en guerre, connaissent des situations de décomposition des systèmes éducatifs et de santé. Les sources mobilisées de type enquêtes démographie santé (EDS), correspondant à des enquêtes ménages à des dates fixes, ne permettent pas de prendre en compte les conjonctures et les dynamiques démographiques. Elles supposent que le ménage soit la cellule principale de décision et de socialisation.
- Les évolutions ne se font pas de manière linéaire mais par sauts, d'où l'existence de trappes malthusiennes ou à pauvreté. La combinaison d'un ensemble de facteurs peut conduire à des sauts qualitatifs et à des bifurcations des trajectoires.
- Les variables démographiques ont un certain degré d'inertie ; leurs effets sont
- la fois à long terme, voire intergénérationnels, mais s'exercent également à court et moyen terme du fait de la rapidité des rythmes (explosion urbaine) et de la réversibilité des processus (migratoires ou morphologies familiales).
- Les échelles d'appréhension des interrelations et les problèmes d'agrégation sont enfin essentiels : micro de la cellule nucléaire ou de la communauté familiale, macro de la nation ou de la région, méso des appartenances sociales, CSP, ethnies, clans...) sectorielles ou résidentielles. D'où la nécessité d'approches multi-niveaux.
1. LES EFFETS DES VARIABLES DÉMOGRAPHIQUES SUR LES SYSTÈMES SCOLAIRES
1.1 L'institution scolaire
2Les effets des variables démographiques (structure par âge et par genre, croissance..) sur les systèmes scolaires passent notamment par le biais de l'insertion des populations en âge d'être scolarisées au sein d'une institution éducative, l'école, et par l'existence d'un corps d'enseignants. L'enseignement et la scolarisation sont des processus institutionnalisés de formation et de transmission des connaissances qui développent des aptitudes, des habitudes et des attitudes. Ils se réalisent au sein d'une institution, l'école, qui se caractérise par plusieurs traits : hiérarchie des cycles de formation, séparation vis-à-vis de la production, corps spécialisé d'enseignants rémunérés, sanction des acquisitions des savoirs par des promotions et par des diplômes. La structure du système éducatif peut être analysée à partir de la pyramide de formation (primaire ou général, secondaire, professionnel, technique, université), des différentes filières de formation publiques, privées, laïques et religieuses. Cette institution fait, en amont, l’objet de choix et de décision de la part des individus ou des ménages. Elle conduit, en aval, à insérer les élèves sur un marché du travail. Ce processus de formation se réalise dans des institutions différenciées et se déroule dans un temps long. Ce système scolaire est plus ou moins différencié des autres instances éducatives et l'on observe une éducation informelle ou des structures scolaires hybrides (écoles coraniques).
3On note d'importants progrès quantitatifs dans la scolarisation africaine, même si celle-ci est fortement différenciée selon les pays et si l'on doit interpréter ces chiffres avec beaucoup de prudence. Il faut évidemment ramener les progrès des chiffres en nombre absolu de l'évolution de la population scolarisable (en âge de fréquenter l'école). En Afrique subsaharienne, les effectifs scolarisés ont augmenté de 1,4 millions d'élèves au cours de la décennie 1980 et de 2,4 millions durant la décennie 1990. En 1990-91, un quart des enfants africains n'avait pas accès à la première année de l'école primaire. Les exclus étaient de 10% en 2002-2003, mais 4/10ème de cette cohorte ne terminaient pas l'école primaire, dont une forte majorité de filles. Les progrès quantitatifs dans le secondaire et le supérieur ont été plus élevés. En 2002-2003,46% des jeunes d'une classe d'âge sont inscrits en première année de collège (contre 28% en 1990-91) et 39% en dernière année (contre 21% en 1990-91). L'enseignement au collège a donc gagné 18 points de pourcentage durant la décennie. Le nombre d'étudiants pour 100 000 habitants est passé de 232 en 1990-91 à 449 en 2002-2003, soit presque un doublement (UNESCO, 2005).
4Malgré ces progrès quantitatifs, plus de 40 millions d’enfants africains ne sont pas scolarisés en 2000, avec des écarts importants entre les garçons et les filles (9% de différence) (UNESCO, 2000). Seuls dix pays d'Afrique subsaharienne sur 48 ont atteint l'enseignement primaire universel. Au cours de la décennie 1990, la scolarisation nette des filles serait passée de 41 à 48% et celle des garçons de 47 à 56%. Les progrès sont très contrastés selon les grandes régions. Ils sont les plus importants en l'Afrique de l'Est (sauf la Somalie) ; durant la décennie 1990, les taux sont passés respectivement de 32 à 50% pour les filles et de 33 à 60% pour les garçons. Vient ensuite l'Afrique australe où l'on observe durant la même période des taux passant de 53 à 76% pour les filles et de 42 à 58% pour les garçons. L'Afrique de l'Ouest et centrale ont vu respectivement leur taux de scolarisation passer de 40 à 50% pour les filles et de 50 à 60% pour les garçons entre le début et la fin de la décennie (UNESCO, 2005).
5Ces progrès quantitatifs masquent des dysfonctionnements qualitatifs. Dans de nombreux pays africains, le système éducatif remplit également mal ses fonctions : produire des savoirs, développer des intelligences, former des compétences, donner au niveau élémentaire les capacités de lire, d'écrire et de compter dans une langue écrite. La faiblesse du matériel didactique, des classes surchargées, des maîtres mal formés, peu encadrés et peu incités expliquent largement ces difficultés (Hugon, 1996).
1.2 La population scolarisable
6Les variables démographiques constituent un facteur explicatif important des défis scolaires auxquels l'Afrique est confrontée.
7- En statique, la pyramide des âges est à base très large dans les pays africains n'ayant pas enclenché leur transition démographique. La population scolarisable en âge de fréquenter l'école (6-12 ans) est ainsi trois fois supérieure en Afrique à ce qu'elle est dans les pays industriels dont la pyramide des âges se rapproche d'une colonne. Le taux de dépendance - ratio entre la population scolarisable et la population d'âge adulte - est de l'ordre de 0,5.
8Plusieurs indicateurs peuvent être retenus. Le taux brut de scolarisation ou ratio entre les inscrits à l'école d'une année à un niveau (cycle) et la population en âge de fréquenter l'école. Le taux net de scolarisation ou ratio entre les inscrits à l'école d'une certaine classe d'âge et la population totale de cette classe d'âge. Le taux brut d'inscription scolaire (ts) peut être défini en termes financiers comme le rapport entre les dépenses effectives d’enseignement pour un cycle donné (j) et les dépenses qu’il aurait fallu effectuer si l’on avait scolarisé l’ensemble de la population scolarisable. Il s’écrit : tsj = aj /mj.bj (1+hj).tj avec aj part des dépenses du cycle j sur le PIB (ou variable macroéconomique) ; mj ratio maître/élèves (ou variable pédagogique) ; bj pondération du traitement du maître par rapport au PIB par tête ; hj rapport entre les dépenses autres que salariales et les dépenses salariales ; t taux de scolarisable (ratio entre la population en âge d’être scolarisée et la population totale ou variable démographique). Les deux variables déterminantes sont les écarts entre les rémunérations des maîtres et le revenu par tête (bj) et la variable démographique (tj) qui est fonction de la pyramide des âges.
9À même taux de scolarisation du premier degré, l’effort financier relatif (par rapport au PIB) est près de dix fois supérieur en Afrique à celui des pays industrialisés. Plus de trois fois s'expliquent par la structure par âge. Les écarts de rémunération expliquent le reste de la différence. Cette variable est stratégique mais très délicate à manier puisque les salaires ont un effet incitatif sur les enseignants. Elle n'a cessé de se réduire durant la période d'ajustement. Le PIB par tête inclut lui-même la variable démographique et, notamment, le nombre des enfants dans la population totale au dénominateur, ce qui modifie évidemment le sens des comparaisons des salaires des enseignants.
10Les divergences de chacune des variables explicatives du taux brut de scolarisation sont grandes selon les pays africains. Les dépenses publiques totales d'éducation des États d'Afrique subsaharienne (ASS) ont atteint 3,9% du PNB en 2001. Elles s'étendent de 0,4% du PNB (RDC) à 9,6% (Lesotho). Le primaire représente, en moyenne, 36% et le supérieur 42% des dépenses. Les écarts de rémunération des enseignants (b) vont de 3,6 fois du revenu par tête (Gambie, Ouganda, Zambie) à 6,9 fois (Burkina Faso, Mali, Niger). Le taux de scolarisable primaire (t) varie de 10,5 % à Maurice et 11,9% en Angola à 20,9% en Ouganda. La moyenne africaine est de l'ordre de 17%. À titre exemplaire, le Sénégal a consacré en 1993,5% du PNB, 16% des recettes publiques et 25% des dépenses de fonctionnement pour un taux de scolarisation de 53% dans le primaire et de 12% dans le secondaire (UNESCO, 2005). La généralisation de l'enseignement primaire, dans l'hypothèse de baisse forte de la fécondité, supposait un triplement des dépenses entre 1990 et 2000 et un quintuplement d'ici l'horizon 2015 (Charbit, Ndiaye, 2006).
- En dynamique, la population scolarisable croît le plus souvent à un rythme supérieur à celui de la population moyenne. Pour maintenir un taux de scolarisation constant, il faut accueillir chaque année un nombre d'élèves supérieur qui augmente de plus de 3%. Si l'on veut atteindre les objectifs OMD de la scolarisation primaire intégrale en 2015, il faudrait, compte tenu du retard actuel et de la croissance de la population scolarisable, faire passer en Afrique le nombre de scolarisés de 64 millions (2000) à 140 millions en 2015, soit un taux de croissance annuel de 5,2%, contre 3,2% observé entre 1990 et 2000. L’éducation pour tous apparaît comme un mirage qui se déplace au fur et à mesure que l’on croit s’en rapprocher. Les pays les plus éloignés de l'objectif sont à la fois faiblement scolarisés et ceux qui connaîtront une croissance très rapide de la population scolarisable (Burkina Faso, Erythrée, Ethiopie, Guinée Bissau, Niger,). Les pays qui atteindront vraisemblablement l'objectif sont les plus scolarisés et ceux qui connaissent une faible croissance, voire une décroissance démographique (plusieurs pays d'Afrique australe) (tableau 1). Bien entendu, les variables démographiques jouent sur les systèmes scolaires à des niveaux plus fins.
- La densité démographique crée des économies d'échelle ; elle est réductrice de coûts. On observe, notamment pour cette raison, d'importantes différences entre la scolarisation urbaine et rurale.
- Les migrations, volontaires ou non (réfugiés), posent des problèmes spécifiques quant à la territorialité des systèmes éducatifs. Les variables démographiques jouent au niveau des décisions des familles (arbitrages entre garçons et filles, selon les classes d'âge). Ces variables sont médiatisées par les appartenances sociales.
- Les déterminants démographiques (mortalité, structure par âge et genre) ont des effets sur la population scolarisée et la population enseignante. Ainsi, le VIH/sida touche particulièrement les enseignants et conduit dans certains pays d'Afrique australe à une mortalité des enseignants supérieure à leur recrutement.
Impact des variables démographiques sur les objectifs EPT en 2015
Impact des variables démographiques sur les objectifs EPT en 2015
2. LES EFFETS DE L'ÉDUCATION SUR LES VARIABLES DÉMOGRAPHIQUES
12Inversement, l'éducation a des effets directs et indirects sur les variables démographiques mais pas nécessairement dans les mêmes pas de temps. La scolarisation et l'éducation exercent leurs effets démographiques par les valeurs transmises, les habitudes, attitudes et aptitudes dispensées au sein de l'école, ainsi que par les effets d'âge au mariage. L'éducation est toutefois directement liée à des catégories sociales, à des niveaux de revenus et à des accessibilités qui sont déterminants pour expliquer les comportements démographiques. L'éducation peut donc être considérée non pas comme un facteur explicatif, mais plutôt comme un révélateur d'un niveau socio-économique et culturel. Les effets démographiques de la scolarisation sont ainsi controversés.
2.1 Les effets sur la fécondité
13L'éducation peut intervenir directement par le biais de la transformation des systèmes de valeur, par l'information et l'incitation à utiliser des méthodes contraceptives efficaces. Elle peut jouer indirectement comme reflet des conditions sociales (effets de capillarité) ou agir par le biais de la modernisation socioculturelle en réduisant la mortalité infantile. Les analyses factorielles ou multivariables permettent de différencier les variables dépendantes (fécondité, niveau d'instruction) et les variables intermédiaires (biologiques, sociales, comportementales).
14Les déterminants de la fécondité sont multiples. Les déterminants proches sont liés aux unions, allaitement, avortement, infécondité, contraception qui ont des liens plus ou moins forts avec le niveau d'éducation des femmes. Plusieurs études empiriques montrent que la modification des comportements des ménages dans le domaine de la santé et de la reproduction est plus facile lorsque les femmes sont éduquées. Le cheminement logique de cette association entre changements des comportements et éducation des femmes qui, par contre, ne prend pas en compte les temporalités, peut être ainsi présenté. La scolarisation des femmes semble donc jouer un rôle significatif, en particulier à partir du secondaire (tableau 2). Elle exerce ses effets par le biais de l'âge de la première naissance, de l'âge du mariage et par l'emploi des contraceptifs. Les travaux sont très nombreux et ils donnent des résultats différents selon les périodes. Les femmes qui ont suivi quatre ans d'études ont en Afrique un nombre d'enfants de 30% inférieur à celui des femmes sans instruction (Feachem et Jamison, 1991 ; Bledsoe et Cohen, 1993). À un niveau global par pays, la corrélation de la scolarisation des femmes avec la fécondité est significative (R2 0,45) et meilleure que celle avec la scolarisation des hommes (R2 0,31). Cette relation est toutefois moins significative en Afrique que dans les autres continents (Tabutin, Schoumaker, 2004).
15L'influence de la scolarisation sur la fécondité joue à travers deux variables intermédiaires, la nuptialité et notamment l'âge en union et la contraception. Les observations empiriques réalisées au Cameroun, en Guinée, au Niger et au Tchad montrent que les filles instruites : a) se marient et ont des enfants plus tardivement si elles ont le niveau secondaire ; b) qu'elles ont tendance à espacer davantage les naissances ; c) qu'elles ont plus recours aux méthodes contraceptives. Les analyses comparatives "cross country analysis" montrent que 20 points de scolarisation du primaire correspondent à 6,4 points en plus dans le pourcentage de femmes utilisant des méthodes contraceptives (ce qui est faible), mais qu’une augmentation de quatre ans de scolarisation globale est associée à un indice synthétique de fécondité (ISF) de 3,9 enfants, contre 5,1 enfants en l’absence d’augmentation (UNESCO, 2005).
16La scolarisation ne constitue, toutefois, un facteur de baisse de la fécondité que sous certaines conditions. Le contenu de l'enseignement doit ainsi développer une formation adéquate à la nutrition, à la santé, à la sexualité. Aussi, les enfants doivent avoir pour la cellule familiale qui décide de la fécondité, un coût supérieur à leur rendement actuel et futur. Les risques de mortalité infantile doivent être fortement réduits. Enfin, les décisions en matière de fécondité doivent être prises par ceux qui ont la charge de l'éducation des enfants.
2.2 Les effets sur la mortalité
17La scolarisation exerce également des effets directs et indirects sur la mortalité maternelle, intra-utérine, infantile et juvénile. Elle agit surtout sur la mortalité exogène (au sens de Bourgeois Pichat). L'instruction peut faciliter de manière significative la réduction de la mortalité maternelle et infantile par la connaissance des besoins nutritionnels, des notions d'hygiène, l'utilisation de la contraception qui, en permettant d’éviter les naissances à risques, mal espacées, trop nombreuses, ou précoces, favorise la survie des enfants. Des observations dans quatre pays africains (Côte d'Ivoire, Guinée, Niger, Tchad) montrent une corrélation positive entre le nombre d'années d'études, la prise de vitamines A durant la grossesse, le suivi prénatal et l'utilisation des soins préventifs prénataux, le choix d'un accouchement assisté et le degré de connaissance face au VIH/sida (UNESCO, 2005).
18De même, les femmes éduquées accordent généralement plus d'attention à la santé (vaccination) et à l'alimentation des enfants. Le statut anthropométrique des enfants de moins de 5 ans est corrélé avec le nombre d'années d'études de la mère et le pourcentage d'enfants survivants augmente (Mingat et Zein, 2004). À un niveau global par pays, la corrélation entre la scolarisation des femmes et la mortalité infantile est plus faible que pour l'ISF. Le R2 est pour la mortalité infantile de 0,31, avec une forte variabilité au faible niveau d'alphabétisation (30%) et aux niveaux élevés (+60%). Le coefficient calculé avec l'alphabétisation des adultes tombe à 0,20 (Tabutin, Schoumaker, 2004). Les analyses multivariées donnent, toutefois, des effets contrastés selon la scolarisation des hommes et des femmes. Les variables scolaires sont corrélées avec d'autres variables comme le revenu ou la résidence.
Taux de mortalité infantile, juvénile (pour mille) et Indice de fécondité selon le niveau d'instruction de la mère
Taux de mortalité infantile, juvénile (pour mille) et Indice de fécondité selon le niveau d'instruction de la mère
19(tableau 2). Le taux de mortalité infantile baisse, en moyenne, de deux fois et le taux de mortalité juvénile baisse de trois fois selon que la mère est sans instruction ou qu'elle a un niveau secondaire ou plus. L'indice synthétique de fécondité baisse, en moyenne, de plus de deux enfants entre l'absence d'instruction et le niveau secondaire et plus. En revanche, les écarts entre l'absence d'instruction et le niveau primaire sont plus limités. Un niveau d’éducation plus élevé associé à une fécondité plus faible (ou l’inverse) peut toutefois refléter un état de développement humain, de niveau de vie et de résidence, et ne pas être le principal facteur explicatif de la relation entre éducation et fécondité, qui doit donc être interprétée avec prudence.
3. INTERDÉPENDANCE ENTRE VARIABLES DÉMOGRAPHIQUES ET SCOLAIRES
20Les interdépendances entre variables démographiques, éducatives et sanitaires sont médiatisées par les systèmes économiques, sociaux, culturels et politiques et les pratiques des acteurs. Y a-t-il transition ou cumul de plusieurs comportements dont les effets divergent ? Observe-t-on une exception africaine, un rattrapage ou un décalage vis-à-vis des autres continents ?
3.1 La médiation des systèmes économiques
21Il y a débat pour savoir si les changements de comportements démographiques (baisse de fécondité, mortalité, morbidité...) sont liés à des conjonctures économiques ou si ils constituent des changements structurels peu réversibles. Les interdépendances entre variables démographiques et d’éducation sont médiatisées par les systèmes productifs. Ceux-ci permettent de financer l'éducation et la santé, que ce soit par le biais des dépenses des ménages ou par celle des pouvoirs publics. Ils assurent l'emploi et la valorisation du capital humain constitué par la formation et la santé. On constate, à l'échelle internationale, des régimes démographiques différents selon que les économies sont rentières, d’accumulation extensive, intensive de capitalisme cognitif ou patrimonial. Le rôle des connaissances, du savoir ou de la santé ne peut être analysé indépendamment de ces régimes.
22Dans l'ensemble, les sociétés africaines ont des dynamiques démographiques, éducatives et sanitaires correspondant à des économies de rente et non d'accumulation et à des régimes démographiques de pauvreté (Hugon, 2006). Dans une économie de rente, connaissant un faible développement du salariat, l’expansion scolaire conduit le plus souvent à un chômage intellectuel, à une déqualification sur le marché du travail et/ou à un exode des compétences. Les richesses sont mobilisées avec peu de souci de reproduction : occupation des terres, mobilisation de la force de travail, exploitation des richesses du sous-sol, captation des richesses par la violence. Dans les régimes démographiques de pauvreté, la fécondité est liée à la pauvreté et la population disponible apparaît comme une source directe de richesse en milieu rural et dans l'informel urbain, également comme une assurance vieillesse. On note, en Afrique, des effets de rattrapage face à la stagnation démographique et à la ponction démographique liée aux traites atlantiques, orientales et intra-africaines. Ce régime rentier post-colonial explique la poursuite de la survalorisation du nombre d'enfants. Le repli sur les communautés (familiales, religieuses, ethniques ou claniques), face à la crise de l'État et de la construction nationale, renforce les comportements natalistes. La période de crise correspond à une hausse de la mortalité et à une chute de l'espérance de vie. On n'observe pas, en revanche, de malthusianisme de pauvreté (observé en Amérique latine) et l'ISF moyen a baissé en période de chute du revenu par tête, mais peu pour les catégories les plus pauvres. Cette logique d'économie de rente et de régime de pauvreté, de crise et d'instabilité conduit à des effets spécifiques de l'enseignement et de la santé sur le développement et les variables démographiques. L'enseignement est en relation avec le système d'emploi par les capacités du système productif de financer l'école et d'absorber les sortants du système scolaire. L’on observe un rôle évidemment positif de l’enseignement en termes de construction de la citoyenneté, de savoirs évitant la fracture scientifique et des opportunités d’emploi dans de nombreux services. L’enseignement est un investissement intergénérationnel qui concerne le cycle de vie professionnel. En même temps, le chômage intellectuel, l’exode des compétences, la déqualification de nombreux emplois avec un secteur dit informel absorbant un nombre croissant de déscolarisés, voire de diplômés, caractérisent les pays pris dans des trappes à pauvreté. Ces dernières conduisent à des écarts importants entre formation, emploi, revenus et productivité, rendant particulièrement discutables le calcul de taux de rendement. Les revenus et les emplois sont plus liés à des positions dans des réseaux de pouvoir qu’à la contribution à la création de richesses, d'où une mauvaise utilisation des compétences et une décapitalisation des savoirs. L’enseignement et la santé n’exercent des effets productifs et démographiques que si les aptitudes et les attitudes, la qualité de la formation ou de la santé, permettent des apprentissages, et que si le milieu environnant autorise leur utilisation. À défaut de formation du capital productif et de milieu valorisant les connaissances, la scolarité peut conduire à une évasion des connaissances, à un analphabétisme de retour, un chômage intellectuel, une déqualification, une émigration des compétences ou une informalisation des emplois.
3.2 La médiation des systèmes familiaux
23Dans les sociétés africaines où le capitalisme et l’État n’ont pas dominé les différentes sphères de la société, les systèmes familiaux demeurent la matrice des sociétés. Ce sont les familles qui sont les principaux centres de décision en matière démographique, éducative et de santé. Or, les structures familiales africaines sont très hétérogènes : familles matri ou patrilinéaires, monogames ou polygames, importance d'enfants confiés, d'orphelins... L'Afrique est culturellement et ethniquement plurielle en matière de nuptialité, de structures familiales, de genre (Tabutin, Schoumaker, 2004). Plusieurs modèles familiaux doivent être différenciés. Le "modèle sahélien des savanes" est plutôt celui de l'âge précoce du mariage, de la faible scolarisation, de la polygamie et d'un écart d'âge important entre époux. Le "modèle d'Afrique de l'Est" est celui d'un âge plus élevé au mariage, d'une plus faible polygamie, et d'une plus grande scolarisation. Le "modèle d'Afrique australe" est caractérisé par très peu de polygamie, un âge élevé au mariage, un célibat lié à de fortes migrations du travail, une scolarisation élevée, mais une mortalité croissante avec le VIH-sida. Dans les sociétés lignagères ou matrilinéaires, les décideurs en matière de fécondité ne sont pas nécessairement ceux qui assurent le coût d'élevage de l'enfant. Le processus de nucléarisation et de baisse de fécondité en situation d'urbanisation ne sont pas toujours observés (Caldwell, 1973 ; Locoh, 1988 ; Tabutin, 1988). Les réseaux de parenté sont fortement différenciés entre les sociétés de tradition lignagères et segmentaires et les sociétés de tradition centralisées selon les principes matrilinéaires et patrilinéaires, de liens de consanguinité ou non, des relations lignagères ou claniques se référant à un même ancêtre réel ou fictif, les types d’alliances entre lignage avec des règles d’exogamie et de dot. La famille élargie et lignagère est le principal lieu de production des biens de subsistance, de reproduction des agents et de fourniture de la force de travail. Les transferts intergénérationnels et les droits et obligations entre cadets et aînés pallient à l'absence d'assurance chômage et de protection sociale et favorisent une forte fécondité. Les comportements familiaux sont différenciés entre les zones rurales et urbaines.
24La famille africaine, affrontée à un contexte de crise, est en recomposition. Une relative déconnexion entre le mariage, la sexualité et la fécondité s’observe, mais la question de l'individuation des comportements est loin d'être tranchée. Les structures lignagères, au lieu de se dissoudre dans une modernité assimilable aux structures occidentales, se renforcent avec, en même temps, un processus d’individualisation et d’exclusion. Il y a, sur fond de crise économique, remise en cause des relations intergénérationnelles. Les hiérarchies institutionnelles fondées sur l'âge sont modifiées. La solidarité de crise fait place à une crise de solidarité. De surcroît, la montée des enfants orphelins ou sans structures familiales et le rôle de la violence conjugale et parentale traduisent des déstructurations familiales dans des contextes de crise et de conflits.
3.3 La médiation des systèmes culturels et religieux
25Le religieux est au cœur des systèmes symboliques, des comportements de reproduction et de la représentation de l'école et de la santé. Trois grands systèmes peuvent être différenciés avec des formes importantes de syncrétisme. Les religions animistes, non révélées, du terroir, de l’oralité, ou dites "traditionnelles", renvoient au monde de l’ancestralité et de la transmission qui lui est lié en fondant un ordre social de reproduction. Aux jeunes et aux femmes, ces sociétés gérontocratiques laissent peu d’initiatives. La fécondité naturelle et la mort sont au cœur de la vie. L'éducation se fait hors de l'école et les guérisseurs et sorciers jouent un rôle central dans le système de santé. Ces religions rurales connaissent un renouveau important en milieu urbain.
26L’Islam africain multiséculaire s’étend et progresse sur l’ensemble de la zone soudano-sahélienne et en Afrique orientale, voire centrale ; il concerne environ un tiers des habitants d'Afrique subsaharienne. L'Islam a des effets multiples sur l'éducation (écoles coraniques), le statut de la femme (polygamie), la santé (effets de la circoncision) et les mécanismes redistributifs.
27L’implantation du christianisme s'est réalisée historiquement en relation avec l'école et les dispensaires et les zones christianisées sont les plus scolarisées. Le christianisme est aujourd’hui en pleine expansion dans la zone forestière (Afrique de l’Ouest, Afrique équatoriale), mais également en Afrique centrale, orientale et australe. On peut noter des effets différents du protestantisme et du catholicisme. L'Église catholique est davantage populationniste et réticente aux préservatifs. Les Églises évangélistes et du réveil se développent rapidement. Elles sont devenues déterminantes pour expliquer les comportements démographiques face à la fécondité, à la maladie et à la mort. Les principes ABC (en anglais abstinence, be faithful, condom, ou AFP (en français abstinence, fidélité, préservatifs) conduisent à mettre les préservatifs en troisième rang des priorités.
28L'éducation s'insère également dans une matrice socioculturelle. Elle est le lieu de tensions entre savoirs pluriels, entre langues, représentations du passé, notamment précolonial et colonial. Elle est historiquement au cœur de la construction de la citoyenneté et de la nation, du fonctionnement de l'État, de la langue de communication et de diffusions de savoirs spécifiques liés aux diverses cultures. Elle est, en même temps, un lieu de diffusion de savoirs universels, de maîtrise des mécanismes fondamentaux, d'apprentissage de langues de communication véhiculaires internationales et de connaissances favorisant les compétences et les innovations au sein des unités productives.
3.4 La médiation des politiques publiques
29Les processus de décision politique se situent en Afrique dans un horizon court, alors que les variables démographiques, les systèmes d'éducation ou de santé ont des effets d'inertie et d'hystérésis et que les effets des mesures politiques se font avec retard. Les politiques éducatives (ou sanitaires) jouent un rôle important dans les interrelations entre variables démographiques, éducatives et sanitaires. Elles ont des impacts en terme d’efficacité et d'équité : financement sur l’accès à l’école ou aux soins, facteurs d’amélioration des rendements internes ou de l’acquisition des connaissances, mesures permettant des discriminations positives, effets des frais de scolarité ou des recouvrements des coûts, des transferts parentaux. Certains travaux montrent ainsi que le financement par emprunt de l’enseignement supérieur avec remboursement par les élèves permet à la fois une efficience externe, en prenant en compte la dimension inter-temporelle de l’investissement scolaire, et une efficience interne par meilleure acquisition des connaissances de la part d’élèves directement motivés. La question se pose en Afrique, vue l'émigration des compétences, d'un système international de prêts publics et de remboursement, quelque soit le lieu d'implantation.
CONCLUSION
30Une forte croissance démographique rend difficile une scolarisation généralisée. Inversement, un effort important dans la scolarisation, effort qui doit être nécessairement soutenu dans le temps long, peut favoriser un recul de l'âge du mariage, réduire à terme la fécondité, et ainsi conduire à des générations futures moins nombreuses rendant possible un financement soutenu de l'éducation. Les tests empiriques en termes de facteur résiduel ou de croissance endogène montrent globalement un effet positif de la formation sur la croissance à un niveau macro économique. Ces tests donnent toutefois des résultats peu significatifs en Afrique. Il existe un seuil critique en deçà duquel le stock d’éducation ne contribue pas de manière significative à la croissance (cas de l’Afrique, Lau et al., 1990). L'éducation n’est toutefois qu’un support. Son efficacité quant au développement économique et durable dépend des modèles qu’elle reproduit, des motivations qu’elle suscite, des valeurs qu’elle transmet. L’enseignement scolaire participe de l’apprentissage des mécanismes fondamentaux de la pensée (lire, écrire compter dans une langue écrite), de la découverte de la notion de causalité et du temps linéaire, de la mise en contact avec les jeux et les formes. L'investissement scolaire est ainsi un facteur potentiel important du développement en diffusant les valeurs motrices de la croissance, l'innovation, l'esprit expérimental ou les aptitudes. Mais, en même temps, il est ancré dans des systèmes sociohistoriques, il aboutit à des habitudes et à des attitudes et filtre certains systèmes de valeur. L’innovation que peut favoriser la formation, ce qui inclut l’acquisition de nouveaux comportements démographiques, n’est pas principalement fonction de l’acquisition de savoirs unifiés, elle apparaît plutôt comme le résultat de projets personnalisés des acteurs qui sont en phase avec la diversité culturelle de leurs sociétés.
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Mots-clés éditeurs : démographie, Afrique, enseignement pour tous, accumulation, Objectifs du millénaire pour le développement, mortalité, fécondité, éducation
Mise en ligne 01/07/2008
https://doi.org/10.3917/med.142.0083