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Article de revue

Sécurité protectrice, assurance et développement : quelques enseignements de la théorie des droits et de l'histoire

Pages 23 à 34

Notes

  • [1]
    Université de Fribourg. jjean-jacques. friboulet@ unifr. ch
  • [2]
    Le Temps, Genève, 8 janvier 2005.
  • [3]
    Cf. à ce sujet Gilbert (2002,1-19) et Woodruff (2001,215-223).
  • [4]
    Ce chef-lieu de la région qui produit le célèbre fromage de Gruyère, est aujourd'hui une ville industriellement active qui a une population d'environ 10 000 habitants.
  • [5]
    Pour l'anecdote, les Suisses domiciliés à Paris versèrent 1 737.- soit en francs suisses 2005, 260 550.- (plus de 160 000.- euros)
  • [6]
    L'incendie de Bulle en 1805, Musée gruérien, Ville de Bulle, 2005
  • [7]
    Il a développé, par exemple, récemment une carte des risques naturels dans le canton qui concerne les inondations, les glissements de terrain et les mouvements sismiques.
  • [8]
    Comme preuve de cet engagement citons la formation de onze commissions, actives sur le terrain, dès les premiers jours d'avril 1805.

1Dans une interview récente [2] sur les conséquences du tsunami de décembre 2004, le professeur J.-M. Servet formulait la proposition suivante : "Si l'on excepte les situations d'urgence absolue, le don est un poison. Il est très difficile à manier, car il crée une demande sans fin de ce type d'assistance. Je préconise un système de prêt pour permettre aux populations de reconstituer leurs moyens de subsistance". Il indiquait ensuite que sa proposition concernait l'ensemble de la micro-finance : mise en place du micro-crédit, de la micro-assurance et des transferts d'argent aux migrants. Plutôt donc qu'une politique de dons du Nord vers le Sud, il suggérait une politique de construction de capacités financières pour les populations qui veulent se prémunir contre le risque.

2L'article explore ce mécanisme assurantiel. Dans une première partie et dans la ligne d'A. Sen, il présente les liens existants entre la sécurité protectrice et les droits de l'homme. Tant la Déclaration universelle des Droits de l’Homme que la vision des capacités conçoivent le droit individuel de propriété et le droit collectif de sécurité comme complémentaires. Il s'ensuit que les mises en œuvre de la propriété et de la solidarité doivent coexister si l'on veut avoir une cohérence dans la gestion des risques. La deuxième partie examine les conditions de la mise en place de la micro-assurance dans les pays du Sud et se focalise sur la question de l'assurance sur les biens. Celle-ci est importante pour les habitants des grandes villes. Nous étudions la question de la définition des droits de propriété telle qu'elle est discutée par H. de Soto. La troisième partie est illustrée par un exemple historique qui est emblématique des problèmes posés par la question de l'assurance des biens dans une région en voie de développement. Il s'agit de l'incendie qui ravagea en 1805 la ville suisse de Bulle dans une région (La Gruyère) vouée exclusivement à la production agricole. Cet incendie qui détruisit presque la totalité de la cité et fit plus de 1 200 sinistrés, décida les autorités politiques à instaurer en 1812 un système d'assurance communautaire obligatoire sur les bâtiments qui existe encore aujourd'hui.

1. LA SÉCURITÉ PROTECTRICE ET LES DROITS DE L'HOMME

3Dans son article 25, la Déclaration universelle des Droits de l'Homme écrit : "Toute personne a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté". Cet article renvoie plus profondément à l'article 3 sur le droit à la vie, à la liberté et la sûreté de la personne. Il fonde aujourd'hui notre système d'assurance sociale et plus largement les mécanismes d'assurance collective mis en place dès le début du 18ème siècle, d'abord en Allemagne puis dans le reste de l'Europe. Ce droit à la sécurité protectrice comme le définit pertinemment A. Sen, est intégré dans un ensemble de droits indivisibles qui sont principalement, dans la sphère économique et sociale, le droit à la propriété, le droit au travail, le droit à l'éducation et le droit à l'accès aux fonctions publiques. Les théoriciens des droits de la personne insistent sur l'importance de cette indivisibilité : "l'indivisibilité est d'ordre pratique et pas seulement théorique. Quiconque se trouve dans une situation dite d'exclusion sociale est en réalité privé de sa dignité humaine, c'est-à-dire de l'ensemble de ses droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques" (Delmas-Marty, 2000, XV). Les économistes, en général, ne prennent pas en compte cette indivisibilité contrairement aux juristes. Ce n'est pas le cas d'A. Sen (2004) qui fonde sa vision systémique des capacités sur l'indivisibilité des libertés, donc des droits. Dans son livre Development as freedom (2000), il prend en compte cinq libertés qui sont toutes associées à des droits de l'homme. Les libertés politiques, les facilités économiques, les opportunités sociales, les garanties de transparence et la sécurité protectrice entretiennent des relations d'interdépendance et peuvent se renforcer l'une l'autre. La réflexion sur les politiques de développement doit tenir compte de ces interrelations.

4Il faut prendre au sérieux cette affirmation d'A. Sen et considérer, dans une première approche, les liens entre le droit de propriété et le droit à la sécurité au sens de l'article 25 de la Déclaration des Droits de l'Homme. Ce lien est un thème récurrent des penseurs sociaux au 19ème siècle. Le prolétaire, selon les penseurs socialistes, est par définition privé de la propriété sur ses biens et conséquemment de la maîtrise sur sa vie. Il n'a pas de liberté de choix. Par contraste, le socialisme doit conduire, selon K. Marx (1977,190), de "la domination des circonstances et du hasard sur les individus à la domination des individus sur les circonstances et le hasard". Tout le débat sur la justice sociale s’est alors focalisé sur le choix entre la maîtrise des risques par une meilleure distribution de la propriété privée (option libérale et chrétienne sociale) ou par la création d'une propriété collective (option socialiste). On sait que l'histoire des pays du Nord a concilié les deux options grâce à l'adoption du système d'assurance sociale mais aussi grâce au développement de l'épargne des classes moyennes et populaires. Elle a ainsi confirmé empiriquement les liens indissolubles entre la propriété (quelle que soient ses formes) et la gestion des risques. Les systèmes de retraite en combinant principe de répartition et de capitalisation dans la plupart des grands pays développés vont confirmer, dans un ultime mouvement, la nécessité de cette interaction des deux capacités que sont le droit à la propriété et le droit à la sécurité.

5Une autre constatation vient renforcer cette nécessaire complémentarité. Il s'agit des succès et des limites des systèmes de micro-finance développés un peu partout dans les pays du Sud. Les colloques et travaux réalisés en 2005 sur le sujet ont montré que l'accès au financement exerce une influence prépondérante sur les facilités économiques que les agents sont en mesure de se façonner, en particulier dans la lutte contre la pauvreté. Mais l'accès au crédit et l'incitation à l'épargne ne peuvent à eux seuls compenser l'absence de mécanisme de sécurité collective dans les domaines où le risque est trop incertain pour être mesuré (catastrophe naturelle, invalidité, chômage) ou trop coûteux pour être assumé individuellement. Un prolongement de l'analyse conduite ici est le caractère non antithétique de l'assurance et de la solidarité. Cette absence d'opposition avait déjà été signalée par P. Rosanvallon dans son livre sur La nouvelle question sociale (1995). L'assurance est une technique qui peut être productrice de solidarité. Tout dépend de son mode de financement. Quand elle est dans l'impossibilité de pratiquer la neutralité actuarielle, c'est-à-dire la proportionnalité entre les prestations obtenues et les cotisations versées, elle implique des redistributions entre assurés. C'est, par exemple, le cas de l'assurance-maladie. L'opposition simpliste de l'assurance et de la solidarité n'existe que pour les esprits qui croient en une séparation du politique et de l'économique, du marché et de la citoyenneté, qui n'existe pas dans la réalité.

6Les nécessaires combinaisons entre le droit de propriété et la sécurité collective obligent à reconsidérer le rôle que peut jouer l'assurance sur les biens dans la prévention et la réparation des risques majeurs pour les populations des pays du Sud.

2. ASSURANCE ET DROITS DE PROPRIÉTÉ

7La protection de la propriété face aux risques majeurs est une tâche qui incombe aux défenseurs des droits de la personne et, en premier lieu, aux États. Ils ont à leur disposition, pour ce faire, deux techniques : celle de l'assurance et celle de la redistribution fiscale. La redistribution étendue aux rapports entre pays se fait par le moyen de l'aide au développement. Face aux catastrophes majeures comme le tsunami en Asie, la collecte de dons et d'aide s'organise spontanément pour faire face aux dépenses de première urgence. Mais le respect de la dignité humaine exige plus que la distribution d'enveloppes de premier secours. Elle suppose que l'on aide les sinistrés à s'inscrire de nouveau dans la durée en leur permettant de reconstruire leurs richesses (équipement, bâtiments) détruites par la catastrophe. Elle suppose, également, qu'ils puissent construire les instruments de prévention leur permettant d'éviter la reproduction à l'identique des sinistres. Dans ce contexte, la mise sur pied d'un système d'assurance sur les biens n'est pas simplement une question d'efficacité économique mais également un problème de justice. Dans beaucoup de pays cette création d'une assurance sur les biens se heurte à la difficulté de la définition des droits de propriété. Examinons tout d'abord ce point à l'aide des thèses d'A. de Soto (2005) et de ses contradicteurs.

8Le problème des droits de propriété ne concerne pas l'ensemble des richesses. Les biens de consommation sont parfaitement définis dans une société marchande par la monnaie. Celle-ci est l'équivalent général des biens. Dans une économie en développement peut se poser la question de son acceptation dans les paiements et de sa stabilité dans le temps. Mais ce sont des questions qui relèvent de la politique monétaire et de l'architecture du système bancaire. Elle ne relève pas de la définition des droits de propriété. La question de la définition des droits se pose pour les biens capitaux. Ceux-ci peuvent être définis en nature mais ils ne donnent leur pleine efficacité économique que s'ils sont l'objet d'une représentation par un titre. Sans ce titre, les richesses sont du capital mort et non du capital vivant. Comment se passe cette transformation ?

9Selon H. de Soto, les titres ont cinq propriétés :

  • Tout d'abord, ils fixent le potentiel de production de valeur des biens. Ils peuvent ainsi servir de garantie pour les emprunts, d'apport pour les investissements. En matière de propriété immobilière ils sont indispensables pour déterminer des points de branchement fiables pour les réseaux, les adresses pour le recouvrement des paiements et les garanties des assurances.
  • En second lieu, le droit de propriété formel apporte dans un même concept les informations jusque-là dispersées sur les caractéristiques des capitaux.
  • Le droit de propriété définit des responsabilités. Il permet de s'engager sur ses propres biens, ou sur ceux d'autrui, avec un système de règles et de sanctions.
  • Le titre de propriété rend le capital fongible. Il peut être facilement échangé, ou transféré, ce qui facilite sa pérennité dans le temps.
  • Il crée du lien social en réduisant les risques de vol et facilite les opérations des distributeurs de services, d'eau, de gaz et d'électricité.

10Compte tenu de tous ces avantages des droits de propriété formels, comment se fait-il qu'ils ne soient pas la règle dans les grandes villes du Sud mais plutôt l'exception ? C'est sur ce point que l'analyse de H. de Soto est la plus originale. Il donne trois explications à ce phénomène. La première tient à une erreur intellectuelle. La majorité des économistes, y compris ceux du développement, font comme si les droits de propriété étaient un phénomène acquis dès lors que les pays sont entrés dans l'économie de marché. Ils n'ont pas compris que le capitalisme au Nord est le fruit de deux révolutions : l'une économique (la révolution industrielle) et l'autre politique (la généralisation des droits de propriété). Le consensus de Washington qui a dominé les politiques de développement dans les années 1980-1990 a fait comme si les populations des pays soumis à l'ajustement structurel étaient déjà intégrées dans le système juridique et avaient les mêmes possibilités d'utiliser leurs ressources sur le marché libre. Or ce n'est pas le cas. Ce type de considération est familier des historiens de l'économie. Elles sont, par exemple, retenues par E. J. Hobsbawn dans son livre sur L'ère des empires (1989).

11La deuxième raison de cette non-définition des droits de propriété dans les pays du Sud est la résistance des oligarchies à l'ouverture de la propriété aux autres catégories sociales. Les propriétaires historiques ("insiders") font obstacle à la généralisation de l'économie formelle pour maintenir leurs rentes et leurs privilèges à l'abri "de la cloche de verre". Le problème ici est politique. Il tient à l'absence de démocratie et au manque de représentation des classes pauvres dans le système politique. Le non-respect du droit de propriété serait donc lié au manque de libertés politiques au sens d'A. Sen.

12La troisième raison est plus originale. H. de Soto reconnaît que certains États ont essayé de mettre en place un système de droits de propriété, en particulier en Amérique du Sud. Mais la méthode suivie a été mauvaise. Ces États ont cherché à imposer un régime de propriété sans prendre en compte les conventions existantes. Ils ont considéré que le maintien d'arrangements informels était dû à une fuite devant l'impôt et devant l'autorité de l'État, alors que celui-ci avait pour origine le coût exorbitant et le manque de pertinence juridique "du système" formel de propriété. H. de Soto prône, en conséquence, une démarche participative (bottom up) qui cherche à formaliser le non formel plutôt qu'à le soumettre. Il a appliqué cette démarche dans une série de travaux qui s'articulent autour de quatre stratégies : la stratégie de découverte, la stratégie politique et juridique, la stratégie opérationnelle et la stratégie commerciale.

13Il n'est pas dans notre propos d'évaluer la pertinence empirique des travaux de H. de Soto [3]. La formalisation des droits de propriété doit pour être efficace s'accompagner d'autres mesures de bonne gouvernance, comme la transparence du système judiciaire et la régulation des marchés. Il faut simplement souligner ici la pertinence théorique de la thèse de H. de Soto de deux points de vue : le développement de l'investissement et la gestion des risques. Du point de vue de l'investissement, la représentation du capital par un titre est la condition sine qua non de la dissociation de la propriété et de l'usage du capital et donc de sa fixation aisée dans les instruments de production (équipements, bâtiments). La définition des droits permet la distinction de la richesse physique et du capital productif qui va être amorti et porter intérêt. Il n'y a pas de capitalisme sans généralisation du droit de propriété, comme l'affirmait déjà M. Weber dans son Histoire Economique. Sur ce point, la thèse de H. de Soto remet en valeur une proposition essentielle de la théorie classique malheureusement ignorée à la suite de L. Walras par beaucoup d'auteurs néoclassiques.

14Le deuxième intérêt des droits de propriété concerne la gestion des risques. Le sociologue allemand Ulrich Beck a lancé avec bonheur l'expression de société du risque (Risikogesellschaft) pour désigner le rapport que nos sociétés actuelles entretiennent avec les menaces naturelles ou technologiques. Ce qui oppose notre société et les sociétés anciennes c'est l'impossibilité d'imputer les situations de menaces à des causes externes. Aujourd'hui, même la nature est intégrée, au point qu'il n'existe plus "aucune réserve où l'on puisse rejeter les dommages collatéraux de nos actions" (Beck, 2001,8). Les risques sont le produit de la société elle-même. La nature est en quelque sorte socialisée. Jusqu'au 20ème siècle, il existait une distanciation. Dans les incendies des villes par exemple, on dénonçait fréquemment l'action de catégories marginales (les mendiants, les voyageurs, les étrangers). De nos jours il n'est plus possible de dénoncer l'étranger comme fauteur d'incendie. Les sociétés ont pris conscience de l'absence de frontière en matière de catastrophe. "Même les problèmes d'environnement ne sont pas des problèmes qui se jouent dans les environs ; ce sont incontestablement - dans leur genèse comme dans leur forme - des problèmes sociaux, des problèmes de l'homme, qui touchent à son histoire, à ses conditions de vie, à son rapport au monde, à son organisation économique, culturelle et politique" (Beck, 2001,148). Au cœur de cette organisation figure l'existence ou l'absence de droits de propriété.

15À partir du moment où les catastrophes naturelles ne sont plus vécues comme une calamité causée par le destin ou la puissance divine, les sociétés peuvent se préoccuper de les prévenir. Deux domaines ont servi d'expérimentation aux pratiques préventives : la lutte contre la tuberculose et la lutte contre les incendies avec les premiers établissements d'assurance en Allemagne et en Angleterre dans la première moitié du 18ème siècle. En Suisse, les premiers sont créés dès la fin du 18ème siècle mais ils se développent au début du 19ème siècle, au moment de la catastrophe qui va servir d'illustration à notre propos.

3. LA RÉPONSE À UNE CATASTROPHE : LA CRÉATION DE L'ASSURANCE-INCENDIE À FRIBO RG EN 1812

16Tokyo en 1657, Londres en 1666, Dresde en 1685, Copenhague en 1728, Lisbonne en 1755 furent toutes ravagées par un incendie. Celui qui a détruit la petite cité de Bulle en 1805 est moins spectaculaire par son étendue (130 bâtiments détruits, 1 200 sinistrés) mais il est particulièrement significatif pour les questions qui nous occupent : d'abord la gouvernance des catastrophes, ensuite la mise sur pied de mesures de sécurité protectrice, enfin leur durabilité dans le temps. Le sinistre arriva au bout d'une période où la sécurité de la ville avait été négligée. Il provoqua une grande solidarité dans toute la Suisse qui montra ses limites, puisqu'elle ne couvrit qu'environ 20% des frais de reconstruction. Il fut suivi de la mise en place d'un système d'assurance obligatoire public sur les bâtiments qui a perduré jusqu'à nos jours. Il provoqua une politique de prévention basée sur deux piliers : des normes sévères de reconstruction et une politique active d'installation de services anti-feu.

3.1 Une catastrophe annoncée

17Bulle était au tournant du 19ème siècle une ville économiquement active grâce au commerce et à sa place de carrefour sur le plateau suisse au pied des Préalpes, à mi-chemin entre les villes de Vevey et de Fribourg. Les marchandises venant du port de Vevey sur le Lac Léman passaient par là pour rejoindre Berne et le reste du plateau suisse. Les vins de Suisse et de Savoie, les tissus, les divers matériaux de construction y trouvaient un lieu de dépôt et de distribution. À l'inverse, les produits alpestres (bétail et fromage) partaient de Bulle [4] pour rejoindre les villes de Genève et de Lyon. De nombreuses foires animaient la ville et en faisaient une cité plus importante économiquement que Fribourg pourtant capitale du Canton. La répartition de la population active recensée à l'occasion de l'incendie confirme ce caractère commercial et agricole de la cité.

Les métiers les plus représentés en 1811

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Les métiers les plus représentés en 1811 Profession Nombre dont étranger Laboureur 144 Aubergiste 22 1 Négociant 19 Ouvrier 19 Ouvrière 17 1 Tailleuse 15 1 Charpentier 11 Cultivateur 11 Marchande 11 Cordonnier 10 1 Boulanger 9 Maçon 8 6 Total 296 Source : Tableau extrait de L'incendie de Bulle en 1805, Musée gruérien, Ville de Bulle, 2005

Les métiers les plus représentés en 1811

Tableau extrait de L'incendie de Bulle en 1805, Musée gruérien, Ville de Bulle, 2005

18Si la ville est active, elle est très pauvrement construite. Le bois est omniprésent dans la construction, en particulier au niveau des toitures (bardeaux, tavillons), ce qui explique la brutalité de l'incendie qui va ravager la ville. En 1805, la cité sort comme le pays en général, d'une période de grande instabilité politique. Sous l'influence de la Révolution française, la Suisse a connu une république centralisée mise en place en 1798. Mais celle-ci a suscité l'opposition des partisans du fédéralisme. Une guerre civile s'en suivit, pour laquelle Bonaparte imposa sa médiation. Un acte de médiation fut signé en 1803. Il restaura une Suisse fédérale avec 19 cantons qui gardait la maîtrise de sa politique intérieure. La politique extérieure était définie par la France et les cantons continuaient de fournir de nombreuses troupes à l'armée impériale. La médiation se fit sous l'autorité d'un député de Fribourg, Louis d'Affry. Après avoir été le premier "Landamman" (président) de la Suisse, celui-ci devint le premier magistrat du Canton, en 1805. Son influence dans la partie alémanique du pays peut expliquer la générosité dont celle-ci fit preuve après l'incendie.

3.2 L'incendie et ses conséquences immédiates

19L'incendie se déclara le 2 avril 1805, en début d'après-midi, dans une maison où on faisait la lessive. Il détruisit toute la ville, y compris l'église, en quatre heures. Il fut annoncé par la presse suisse et française. Le Moniteur Universel, porte-parole de l'empire napoléonien, à Paris, en parle le 16 avril. Seuls restèrent à l'écart des flammes, le château féodal et un couvent. Immédiatement, les secours s'organisèrent et dès le 8 avril une commission fut mise en place pour recueillir les déclarations de pertes. De grandes collectes furent organisées par le canton de Fribourg : la première auprès des habitants du canton rapporta Fr. 20 556.- de l'époque, soit plus de 3 millions d’actuels francs suisses ; la seconde, auprès des autres cantons, rapporta Fr. 93 684.- soit en francs suisses 2005 plus de 14 millions [5]. Au total les collectes rapportèrent plus de Fr. 115 000.-. Si l'on sait qu'à l'époque la construction d'une maison modeste coûtait environ Fr. 500.-, on mesure l'importance de cette somme. Elle permit de couvrir 20% des dommages. Cet épisode de la collecte montre que les Suisses et les Suissesses se sentirent profondément touchés par ce qui advint à leurs compatriotes. D'autre part, la transparence avec laquelle ces fonds furent distribués sur la base d'une liste des pertes en dit long sur la qualité de la gouvernance des autorités. La ville ne se réserva que Fr. 12 000. - et une liste de 282 personnes bénéficiaires fut publiée par un arrêté communal avec le détail des sommes perçues.

3.3 La reconstruction et la création de l'assurance-incendie

3.3.1 La reconstruction

20Si la solidarité des habitants et des cantons fut très forte, elle ne couvrit qu'une partie des pertes causées par la catastrophe. Très vite, la ville dut s'endetter auprès de l'État de Fribourg, puis auprès de la ville de Neuchâtel, de l'Hôpital du Canton et de divers particuliers. À l'emprunt, la ville ajouta les ressources des loteries (plus de 9 millions de francs d'aujourd'hui) et la vente de différents biens immobiliers (terrains, forêts). Elle fut, en outre, obligée d'hypothéquer les biens restants. Les conséquences financières furent donc très lourdes jusqu'à la fin des années 1840 et les dettes ne furent définitivement apurées que durant les années 1880. Ainsi, le 15 août 1827, le Conseil Communal soulignait dans un courrier au Conseil d'État que "l'horrible catastrophe a laissé des places encore saignantes et la commune a dû s'engager de toutes manières pour reconstruire les édifices publics les plus indispensables. Des sacrifices aussi nombreux ont épuisé les ressources pécuniaires et forcé la Bourgeoisie à recourir à des emprunts dont le remboursement n'est pas prêt d'être terminé". Si la combinaison emprunts - loteries - ventes de la fortune - hypothèques n'est pas originale, elle n'a été possible que par le système de la Bourgeoisie. Pour devenir citoyens de la cité, les habitants devaient payer un droit important (Fr. 3 000.- en 1805) qui permit la constitution d'une fortune mais fut ramené à Fr. 1 800.- en 1825 en raison de la décision de la Bourgeoisie de renoncer aux revenus de ses biens au bénéfice de la reconstruction de la ville. Si la catastrophe de 1805 provoqua la liquidation de certaines fortunes, elle permit surtout que la richesse soit réinjectée dans le circuit économique. Le capital fut transformé en revenu, ce qui eut pour conséquences une relance de l'activité économique de la ville. On peut la mesurer par le renouveau démographique. Supérieure à 1 200 habitants au moment de l'incendie, la population de la ville ne régressa que de 50 unités en 1811 pour passer à 1 342 habitants en 1818,1 472 en 1831 et 1 710 en 1842. Cette augmentation correspondit, selon les observateurs du temps, à une croissance des emplois générés en particulier par la reconstruction. Celle-ci fut planifiée seulement trois mois après l'incendie par une ordonnance prise par l'Avoyer (premier magistrat) et le gouvernement au nom du canton de Fribourg. L'ordonnance vise explicitement à ordonner la ville, favoriser sa circulation et à se prémunir contre toute nouvelle catastrophe. Elle est particulièrement intéressante par les mesures de prévention qu'elle contient : interdiction des constructions et toitures en bois, obligation des murs de façade et des murs mitoyens en maçonnerie, encadrement des fenêtres et des portes en pierre, obligation d'une lucarne dans chaque pan de toit…L'ordonnance fixe un délai de six ans pour le commencement des travaux. En fait, ceux-ci s'étalèrent sur plus de vingt ans. Pour garantir ces nouvelles constructions, décision est prise de mettre à l'étude un système d'assurance-incendie.

3.3.2 La création d'une assurance-incendie cantonale

21Dès 1805-1806, les cantons d'Argovie et de Berne avaient mis sur pied un système d'assurance immobilière. Le canton de Fribourg les imita en 1812, encore traumatisé par les conséquences de l'incendie de Bulle. Les dispositions essentielles de l'ordonnance qui créa cette assurance sont reproduites dans l'encadré suivant. Elles suscitent plusieurs commentaires :

  • tout d'abord l'assurance est obligatoire et exclusive afin de rendre son coût supportable et de mutualiser au maximum les risques ;
  • elle repose sur la taxation de tous les bâtiments du canton et leur inscription dans un cadastre général. Sont exclus de cette évaluation, les terrains et les droits annexes ;
  • elle donne droit à un dédommagement en valeur à neuf en proportion du dommage subi ;
  • elle ne supprime pas l'obligation de secours que doit le Gouvernement aux sinistrés ;
  • la création de l'assurance implique une politique de prévention et de mise en place de moyens anti-feu qui seront financés par les cotisations d'assurance.

22Mise en place initialement pour vingt ans, ce système a perduré jusqu'à aujourd'hui. Il a pris la forme d'un Établissement public cantonal pour l'assurance des bâtiments. Ses résultats s'avérèrent très vite excellents. Le nombre de bâtiments initialement assurés fut de 18 089 pour un capital d'un peu plus de 13 millions. En 1854, la valeur des biens assurés avait quintuplé. Aujourd'hui l'ECAB assure plus de 100 000 bâtiments pour une valeur de 60 milliards de francs.

Principales dispositions de l'ordonnance instaurant l'établissement d'assurance-incendie le 15 mai 1812 [6]

1. Il sera formé pour le canton de Fribourg, sous la surveillance du Petit Conseil, un établissement d'assurance pour les cas d'incendie.
2. la durée de cet établissement est de vingt ans. Il pourra être renouvelé, si le Grand Conseil le trouve convenable.
3. Le but de cet établissement est de prévenir les incendies par des mesures sages et efficaces, et de dédommager, par une répartition sur tous les bâtiments assurés, les propriétaires dont les bâtiments ont été atteints par un incendie.
4. Tous les propriétaires, que ce soit le gouvernement, les paroisses, les communes, les corporations ou les particuliers, sont obligés de s'associer à cet établissement, pour les bâtiments qu'ils possèdent dans ce canton, à l'exception de ceux énoncés à l'article suivant…
7. En conséquence, tout propriétaire de bâtiments assurés par l'établissement aura droit à un dédommagement, lorsqu'un bâtiment aura été consumé ou tant seulement dégradé par l'incendie…
9. Pour réaliser et appliquer convenablement les principes et les déterminations énoncés dans les articles précédents, et pour que chaque sociétaire connaisse ses droits et ses redevances envers l'établissement, tous les bâtiments situés dans le canton de Fribourg et susceptibles d'être assurés d'après les articles 4 et 5, seront taxés, et portés dans un cadastre général.
10. La taxe d'un bâtiment doit être basée sur le prix moyen que le propriétaire pourrait en retirer, s'il voulait vendre. On ne prendra en considération dans cette taxe ni les caves voûtées, ni l'emplacement, encore moins les jardins attenants, les privilèges et droitures y annexés…
15. Aussitôt qu'un incendie aura éclaté, et qu'un ou plusieurs bâtiments auront été détruits ou dégradés, le préposé de l'arrondissement, déterminé par le règlement, prendra connaissance des ravages causés par l'incendie, et mandera le résultat de ses enquêtes à la commission. Le bâtiment est-il entièrement consumé, ou tellement endommagé qu'il ne puisse pas être réparé, mais que sa reconstruction ait été trouvée nécessaire, le prix entier de la taxe portée dans le cadastre est dû au propriétaire. Le bâtiment peut-il être réparé, alors la taxe, qui sera faite des dommages causés par l'incendie, devra indiquer si le bâtiment a été dégradé de quart, tiers, moitié, ou toute autre proportion, afin de pouvoir dans la même proportion adjuger à l'incendié le dédommagement assuré par l'établissement…
21. La commission fait remettre à l'incendié, après avoir déduit la quote-part qu'il redoit lui-même d'après le cadastre, le produit de la répartition, de la manière suivante : le premier tiers lorsqu'il commencera à réédifier ou réparer son bâtiment ; le second tiers lorsque la toiture est posée, ou lorsque la moitié des réparations est achevée ; le dernier tiers lorsque tout l'ouvrage est fini…
27. Le gouvernement continuera à donner les secours qu'il est en usage de donner aux incendiés.
28. Le Petit Conseil est chargé de proposer au Grand Conseil un règlement pour prévenir les incendies, punir les négligences, et procurer à l'établissement d'assurance toute la confiance que son but et ses résultats bienfaisants doivent lui mériter.
29. La Commission présentera à la sanction du Petit Conseil un projet tendant à placer sur les différents points du canton des pompes à feu et autres instruments nécessaires contre les incendies, ainsi qu'à régulariser les secours que les habitants du canton doivent se prêter mutuellement dans les cas d'incendie.

23Jusqu'en 1879, il n'y avait pas de système de réassurance, ce qui impliquait une grande variation des cotisations d'une année à l'autre en fonction de la fréquence des sinistres. On passe d'une cotisation de 0,20‰ en 1814 à 4,645‰ en 1876. Par la suite cette cotisation régressa à des niveaux inférieurs à 2‰. Elle est aujourd'hui de 0,55‰.

24L'ECAB qui aura deux siècles d'existence en 2012 a traversé sans problèmes particuliers les conflits politiques qui ont marqué le canton de Fribourg au 19ème siècle et la vague de privatisations du 20ème siècle. Il possède un monopole qui lui est accordé sans contrepartie eu égard à son rôle en matière de prévention et de lutte contre l'incendie [7]. Personne morale de droit public, il n'a pas d'actionnaire et n'a pas l'obligation de faire des profits mais d'équilibrer ses comptes. Il est l'exemple d'une institution sachant concilier le respect des droits de propriété individuelle et un mécanisme efficace de sécurité collective.

CONCLUSION

25Pour faire face aux catastrophes, l'exemple de l'incendie de Bulle et des politiques suivies à sa suite montre l'intérêt d'un croisement des trois logiques que nous appellerons publique, privée et citoyenne. Dans une perspective de justice, la logique publique a pour fonction essentielle de respecter, de protéger et de mettre en œuvre les droits des personnes, en l'occurrence les droits de propriété et le droit à la sécurité. Dans l'exemple de Bulle, à travers une politique de prévention et de mutualisation des risques, l'État a renforcé la sécurité des biens et des personnes sur la base d'un respect transparent de la propriété grâce à l’instauration d'une taxation et d'un cadastre régulièrement mis à jour. Cette création a été rendue possible par le consensus politique et la paix civile engendrés par l'Acte de Médiation de 1803. Elle a été favorisée par la bonne coordination des autorités cantonales et communales et les exemples des autres cantons (bonnes pratiques). Mais elle a été réalisée dans une économie exclusivement agricole et commerciale dont le niveau de développement était équivalent à celui de la France de Napoléon.

26La logique privée d'accumulation, où domine la finalité du profit, a participé également à l'œuvre commune. C'est elle qui a relancé l'économie locale par la mise en circulation des capitaux, la reconstruction des bâtiments et l'ouverture de la ville à de nouveaux investissements, comme le chemin de fer inauguré en 1868. La logique citoyenne (celle de la société civile) a activement concouru à la reconstruction par les collectes et les secours apportés, l'engagement actif des conseillers communaux [8] et de la Bourgeoisie dans le processus de reconstruction. Cette intervention de la société civile a contribué à faire de la ville une cité où la liberté fût toujours "caressée" et qui participa activement à toutes les actions de solidarité intercantonale au 19ème siècle.

27Cette heureuse conjugaison des actions publique, privée et citoyenne, est un gage de succès dans la gestion des risques. Les logiques privées et citoyennes doivent s'interpénétrer car les valeurs liées à l'initiative privée (le travail, l'épargne), sont nécessaires à la bonne gestion de la société civile. Inversement les valeurs communes et le lien social (participation, partage des expériences, confiance mutuelle) créées par les associations tracent un contexte nécessaire à la réussite de l'initiative privée.

28En parallèle, les logiques publique et citoyenne doivent se croiser. Ce croisement est la condition d'une légitimité de l'action publique et d'une politique efficace de redistribution. Les exemples des secours et de la reconstruction de la ville de Bulle sont à ce sujet particulièrement illustratifs. Pour ce faire, l'État doit "obligatoirement" consulter les communautés de base et les associations dans un processus bottom up et, de ce point de vue, les structures fédérales de la Suisse sont un précieux atout.

BIBLIOGRAPHIE

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Mots-clés éditeurs : solidarité, incendies, sécurité protectrice, droits de l'homme, Assurance, politique publique, développement

https://doi.org/10.3917/med.137.0023

Notes

  • [1]
    Université de Fribourg. jjean-jacques. friboulet@ unifr. ch
  • [2]
    Le Temps, Genève, 8 janvier 2005.
  • [3]
    Cf. à ce sujet Gilbert (2002,1-19) et Woodruff (2001,215-223).
  • [4]
    Ce chef-lieu de la région qui produit le célèbre fromage de Gruyère, est aujourd'hui une ville industriellement active qui a une population d'environ 10 000 habitants.
  • [5]
    Pour l'anecdote, les Suisses domiciliés à Paris versèrent 1 737.- soit en francs suisses 2005, 260 550.- (plus de 160 000.- euros)
  • [6]
    L'incendie de Bulle en 1805, Musée gruérien, Ville de Bulle, 2005
  • [7]
    Il a développé, par exemple, récemment une carte des risques naturels dans le canton qui concerne les inondations, les glissements de terrain et les mouvements sismiques.
  • [8]
    Comme preuve de cet engagement citons la formation de onze commissions, actives sur le terrain, dès les premiers jours d'avril 1805.

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