Notes
-
[1]
Andreas Rothenhöfer, “Shifting Boundaries: Transnational Identication and Dissociation in Protest Language”, in Martin Klimke, Jacco Pekelder, Joachim Scharloth, eds., Between Prague Spring and French May. Opposition and Revolt in Europe 1960-1980 (New York/Oxford: Berghahn Books, 2011), p. 118; Dorothee Weitbrecht, Aufbruch in die Dritte Welt. Der Internationalismus des Studentenbewegung von 1968 in der Bundesrepublik Deutschland, Götingen, V&R Unipress, 2012, p. 270 sq.
-
[2]
Carol Fink, Philipp Gassert, Detlef Junker, eds., 1968: The World Transformed (Cambridge: Cambridge University Press, 1998), p. 3.
-
[3]
Ibid., p. 21.
-
[4]
Jeremi Suri, “The Rise and Fall of an International Counterculture, 1960-1975”, in Daniel J. Sherman, Ruud van Dijk, Jasmine Alinder, A. Aneesh, eds., The Long 1968. Revisions and New Perspectives (Bloomington: Indiana University Press, 2013), p. 93-118.
-
[5]
Patrick Boucheron, « L’entretien du monde », in Patrick Boucheron, Nicolas Delalande (dir.), Pour une histoire monde, Paris, PUF, 2013, p. 6.
-
[6]
Sabine Dullin, Pierre Singaravélou, « Le débat transnational, XIXe-XXIe siècle », Monde(s). Histoire, espaces, relations, n° 1, 2012, p. 13.
-
[7]
Jürgen Osterhammel, “A ‘Transnational’ History of Society: Continuity or New Departure”, in Heinz-Gerhard Haupt, Jürgen Kocka, eds., Comparative and Transnational History. Central European Approaches and New Perspectives (New York/Oxford: Berghahn Books, 2009), p. 46.
-
[8]
L’expression est utilisée par Gerd-Rainer Horn, The Spirit of ’68. Rebellion in Western Europe and North America, 1956-1976 (Oxford: Oxford University Press, 2007), p. 65; elle l’est également par Manus McGrogan, “Vive La Révolution and the Example of Lotta Continua: The Circulation of Ideas and Practices Between the Left Militant Words of France and Italy Following May’68”, Modern and Contemporary France (2010/3), p. 321.
-
[9]
S’y retrouvent notamment Jean-François Bizot, Tiennot Grumbach, Jean-Pierre Le Dantec, Benny Lévy, Robert Linhart, Olivier Rolin et Jean-Marc Salmon.
-
[10]
Jean-Paul Salles, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage, Rennes, PUR, 2005, p. 46 sq.
-
[11]
Laurent Jalabert, « Aux origines de la génération 1968 : les étudiants français et la guerre du Vietnam », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 55, 1997, p. 69-81 ; Geneviève Dreyfus-Armand, Jacques Portes, « Les interactions internationales de la guerre du Viêt-Nam et mai 68 », in Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000 ; Nicolas Pas, « Sortir de l’ombre du parti communiste français. Histoire de l’engagement de l’extrême gauche française sur la guerre du Vietnam 1965-1968 », mémoire de DEA sous la direction de Jean-François Sirinelli, IEP, Paris, 1998 ; Nicolas Pas, « Six heures pour le Vietnam. Histoire des Comités Vietnam français 1965-1968 », Revue historique, n° 617, 2000, p. 157-185 ; Romain Bertrand, « Mai 68 et l’anticolonialisme », in Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Bernard Pudal (dir.), Mai-juin 68, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008, p. 89-101.
-
[12]
Geneviève Dreyfus-Armand, Jacques Portes, « Les interactions internationales de la guerre du Viêt-Nam et mai 68 », op. cit., p. 59 (cf. note 11).
-
[13]
« Front uni résolu contre l’impérialisme américain », Garde rouge, n° 3, janvier 1967.
-
[14]
Assemblée des militants des CVB, rapport politique, 7 octobre 1967, Bibliothèque de Documentation internationale contemporaine (BDIC) F delta 2089.
-
[15]
Comité Italie-Tolbiac, notes manuscrites, réunion du 11 octobre 1967, BDIC F delta 2089.
-
[16]
Brochure Congrès des Comités Vietnam de base, Texte préparatoire aux travaux de la Commission diffusion et matériel central, mars 1968, BDIC F delta 2089.
-
[17]
« Les snipers, terreur des soldats US », Le Courrier du Vietnam, n° 155, 11 mars 1968.
-
[18]
Collectif de diffusion des comités de base, « Lisons et diffusons les textes vietnamiens. Bibliographie des principaux textes vietnamiens », s. d., BDIC F delta 2089.
-
[19]
CVB, Circulaire du Collectif de diffusion, s. d. [fin 1967], BDIC F delta 2089.
-
[20]
Comité Italie-Tolbiac, notes manuscrites, réunion du 5 février 1968, BDIC F delta 2089.
-
[21]
CVB, « Libérons le Sud (Chant du FNL) », s. d., BDIC F delta 2089.
-
[22]
Comités Vietnam de base parisiens, notes manuscrites, réunion du 12 février 1968, BDIC F delta 2089.
-
[23]
« L’expérience du comité Lakanal », Bulletin des comités Vietnam de base Lakanal et Marie Curie, juin 1967, BDIC F delta 2089.
-
[24]
Comité Italie-Tolbiac, notes manuscrites, réunion du 7 mars 1968, BDIC F delta 2089.
-
[25]
CVB, texte de préparation pour le Congrès des 30 et 31 mars 1968, BDIC F delta 2089.
-
[26]
Papillon et slogans rassemblement du 7 février 1968, BNF LB61-600 (4625)
-
[27]
Comité Vietnam Rodin, « De Gaulle complice », s. d. [février 1968], BNF LB61-600 (4592).
-
[28]
CVB, « Non. Les néonazis français n’insulteront pas l’héroïque peuple vietnamien », s. d. [février 1968], BNF LB61-600 (4596).
-
[29]
Comité Vietnam Sciences, « Offensive générale des forces armées populaires du Sud-Vietnam », s. d. [février 1968], BNF LB61-600 (4595).
-
[30]
CVB Mouffetard, « Manifestation publique de la CIA », s. d. [février 1968], BNF LB61-600 (4609).
-
[31]
Comité Vietnam de la Bibliothèque nationale, « Vietnam, victoire possible ? Victoire réelle », février 1968, BNF LB61-600 (4590).
-
[32]
Comités Vietnam de base, « Non. Les néonazis français n’insulteront pas l’héroïque peuple vietnamien » (cf. note 22).
-
[33]
Comité Italie-Tolbiac, notes manuscrites, réunion du 7 mars 1968, BDIC F delta 2089.
-
[34]
CVB Mouffetard, « Manifestation publique de la CIA » (cf. note 30).
-
[35]
Ces principes sont par exemple rappelés dans le texte « Ne pas escamoter le débat », JCR, Le Bulletin des diffuseurs de Rouge, n° 2, décembre 1968, BDIC F delta 2177/21.
-
[36]
JCR, rapport du bureau national du 31 août 1967, BDIC F delta 2177/21.
-
[37]
« Résolution politique de la conférence de Bruxelles », 2e quinzaine juin 1968, BDIC O pièce 553.
-
[38]
JCR, Bureau national du 26 janvier 1968 ; JCR, Bulletin intérieur, « La campagne JCR », janvier-février 1968, BDIC F delta 2177/21.
-
[39]
« Manifestations de jeunes », Quatrième Internationale. Organe du Comité exécutif de la IV e Internationale, 26e année, n° 33, avril 1968, p. 5-6.
-
[40]
Christiane Kohser-Spohn, « Mouvement antiautoritaire en Allemagne et mouvement contestataire en France : interactions ? », Matériaux pour l’histoire de notre temps, « Les années 1968 : une contestation mondialisée. Résonances et interactions internationales », n° 94, avril-juin 2009, p. 33.
-
[41]
« Créer deux, trois Berlin », Avant-Garde Jeunesse, n° 12, mai 1968.
-
[42]
Nicolas Pas, Sortir de l’ombre du parti communiste français, op. cit., p. 71 (cf. note 11).
-
[43]
« Plus que jamais l’aide à la révolution vietnamienne est le devoir n° 1 du mouvement ouvrier international », Quatrième internationale, n° 33, avril 1968, p. 5.
-
[44]
JCR, « Texte préparatoire à la conférence nationale. Le conflit vietnamien », s. d. [1968], BDIC F delta 2177/21.
-
[45]
« En prenant le large », Perspective mondiale. World outlook. Un service de presse ouvrier, n° 1, 25 avril 1966, Fonds IVe Internationale BDIC, non classé. Je remercie chaleureusement Franck Veyron de m’avoir donné accès à ces fonds.
-
[46]
« Déclaration du Comité exécutif international pour ouvrir la discussion sur les développements de la révolution chinoise », Perspective mondiale, n° 10, 1er juin 1967.
-
[47]
Fernand Charlier, « Le régime de Mao et la Commune de 1871 », Perspective mondiale, n° 4, 25 février 1967.
-
[48]
JCR, Texte de référence politique (1 er congrès national mars 1967), 2e édition, 2e quinzaine juin 1968, BDIC O pièce 553.
-
[49]
JCR, « Texte préparatoire à la conférence nationale. Le conflit vietnamien », op. cit. (cf. note 44).
-
[50]
Régis Debray, Révolution dans la révolution ? Lutte armée et lutte politique en Amérique latine, Paris, Maspero, 1967, p. 129.
-
[51]
JCR, « À propos de la révolution cubaine », rapport proposé par Pierre Jouvain, s. d., BDIC F delta 2177/21.
-
[52]
JCR, « Sur la nature de la direction castriste », texte de J. Sellier, s. d., BDIC F delta 2177/21.
-
[53]
JCR, Bulletin intérieur, octobre 1967, BDIC F delta 2177/21.
-
[54]
Id.
-
[55]
JCR, Bureau national du 22 septembre 1967, BDIC F delta 2177/21.
-
[56]
Eugénia Palieraki, « De Pékin à La Havane. La gauche radicale chilienne et ses révolutions », dans ce numéro.
-
[57]
« Le discours de Fidel : contradictions et empirisme », Rouge. Journal d’action communiste, n° 1, 18 septembre 1968.
-
[58]
Tract distribué le 20 mars 1968, BDIC F delta 2089.
-
[59]
Gerd-Rainer Horn, The Spirit of ’68, op. cit., p. 74 (cf. note 8); Manus McGrogan, “Vive La Révolution and the Example of Lotta Continua”, op. cit., p. 320 (cf. note 8); Manus McGrogan, « L’écho du Mai français en Angleterre et Irlande du Nord. La London School of Economics et le mouvement étudiant britannique », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 94, avril-juin 2009, p. 54 ; Steffen Bruendel, “Global Dimensions of Conflict and Cooperation: Public Protest and the Quest for Transnational Solidarity in Britain, 1968-1973”, in Ingrid Gilcher-Holtey, ed., A Revolution of Perception? Consequences and Echoes of 1968 (New York/Oxford: Berghahn Books, 2014), p. 57.
-
[60]
Kostis Kornetis, “‘Everything Links’? Temporality, Territoriality and Cultural Transfer in the ‘68 Protest Movements”, Historein (2009/9), p. 37; Emmanuelle Loyer, « Mai 68 et l’histoire : 40 ans après », Cahiers d’histoire. Revue d'histoire critique, n° 107, 2009, p. 13-22.
-
[61]
« Göteborg (Suède) solidaire de Paris », 8 juin 1968, BDIC F delta 813/7.
-
[62]
Pour exemples : Université de Lyon, Commission critique de l’université, Exposé sur le mouvement étudiant en Allemagne, 24 mai 1968, BDIC F delta 813/8 ; Document distribué à la Halle aux Vins, « Le mouvement révolutionnaire italien », s. d. [juin 1968], BNF LB61-600 (2133).
1 Les années 1968 voient surgir un mouvement de contestation mondial, faisant fi des frontières, remarquable et étonnant parce que global, précisément. « Global » : le terme est déjà avancé par Herbert Marcuse quand, lors d’une intervention faite en juillet 1967 à la Freie Universität de Berlin, il affirme : « Désormais chaque mouvement d’opposition ne peut que se penser dans un cadre global [globaler Rahmen] [1]. » Ce trait singulier s’incarne alors dans l’importance des valeurs partagées par les protagonistes, qu’il s’agisse de la justice sociale ou des luttes pour l’émancipation et pour l’autodétermination [2].
2 Pour autant, l’insistance sur quelques thèmes comme le « globalisme de la liberté [3] » ou la « contre-culture [4]» risque de livrer une représentation quelque peu généralisante et homogénéisée des événements. Une histoire des connexions, de leurs actrices et acteurs vus comme passeurs et de leurs supports comme vecteurs, permet de mieux saisir la circulation transnationale des expériences et des idées. Attentive à l’analyse de sites et de situations, soucieuse de pratiques réelles et matérielles explorées par l’« exploitation intensive de ressources archivistiques locales pour approcher au plus près les interactions sociales [5] », la méthode paraît d’emblée moins écrasante et surplombante que l’approche par le « global ».
3 À cet égard, la catégorie de « transnational » démontre sa fécondité. À la différence de l’« international », elle ne concerne pas les États et leurs représentants, mais des actrices et acteurs issus de la « société civile », associations, mouvements, militants [6]. De surcroît, le « transnational » n’est pas seulement par incidence différent de l’« international » mis en œuvre par les États ; il en est souvent le concurrent, voire l’opposant : « Le transnationalisme relève d’une catégorie spécifique des relations sociales qui se développe en tension et en contradiction avec l’affirmation des souverainetés nationales [7]. » De ce point de vue, le terme peut être rapproché de l’internationalisme prôné et pratiqué dans les mouvements révolutionnaires et ouvriers.
4 La culture internationaliste se présente de fait comme un bon poste d’observation pour étudier les imprégnations d’engagements politiques hors frontières. La « fertilisation croisée » (cross-fertilization [8]) s’y montre singulièrement active : la circulation d’expériences en dehors des cadres nationaux y est conçue non comme une contingence pratique, mais comme une boussole théorique et une priorité politique. Dans cet article sont donc étudiées quelques formes d’internationalisme puisées à des cas concrets : mouvance maoïste avec les Comités Vietnam de base (CVB), organisation trotskiste avec la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR). On les considérera ici dans leurs déploiements, leurs doutes et leurs tensions : elles font l’objet de débats en interne, de difficultés voire d’oppositions. Le corpus de sources a donc été choisi pour éclairer ces tâtonnements : tracts, journaux et brochures bien sûr, mais également bulletins intérieurs, notes manuscrites sur des discussions, comptes rendus de réunions. Il s’agit de cerner par là et au plus près la mise en œuvre de ce qui ne saurait demeurer simplement une belle idée. L’internationalisme y apparaît en effet comme un principe actif, un moteur politique décisif. En son cœur, l’historicité, entendue comme un rapport conscient et réfléchi au temps, et comme une volonté de faire histoire, apparaît centrale : l’un des points communs à ces tendances internationalistes concerne la réflexion sur la temporalité comme matière politique et l’histoire, perçue non comme un passé terminé mais une force pour le présent, y est très mobilisée. Au-delà, le temps se révèle être comme un enjeu, qu’il s’agisse d’évaluer la nature d’une situation, son éventuelle accélération, un rythme à ajuster, une opportunité entendue comme kairos à ne pas manquer : il y a là plus qu’un banal croisement de l’espace et du temps.
5 Les Comités Vietnam de base sont impulsés par l’Union des jeunesses communistes marxistes léninistes (UJCml), organisation fondée en décembre 1966 [9]. Sans mettre jamais explicitement en avant la référence maoïste, les CVB s’inscrivent bel et bien dans cette culture, en rupture avec la politique de l’URSS. La coexistence pacifique, fondement désormais de la géopolitique soviétique, est condamnée au nom de la lutte à poursuivre contre le capitalisme et l’impérialisme ; la politique des partis communistes apparaît bien trop réformiste et, en dernière instance, timorée. Il y a là un substrat politique commun aux CVB prochinois et à la Jeunesse communiste révolutionnaire : un internationalisme critique de l’Union soviétique et une dénonciation des positions adoptées par les PC. Bon nombre des membres fondateurs de la JCR, créée en avril 1966, ont été exclus du PCF et/ou de l'Union des étudiants communistes, comme les membres de l’UJCml, après plusieurs années de critique : pendant le conflit algérien, ces militants reprochaient au Parti son refus d’appeler à l’insoumission des soldats du contingent et de se prononcer pour l’indépendance, au profit de la seule « paix en Algérie [10] ». Pour les deux organisations, JCR et UJCml/CVB, l’expérience du militantisme anticolonialiste durant la guerre d’Algérie a d’ailleurs été décisive et se poursuit dans sa dimension anti-impérialiste au cours des années 1960.
6 Cependant, les divergences sont importantes entre les deux courants. La JCR, à l’instar d’autres groupes trotskistes, considère l’Union soviétique comme un État ouvrier « dégénéré » par le stalinisme ; celui-ci n’est guère critiqué par le maoïsme qui, au contraire, s’en réclame et s’y réfère. Se revendiquant pour sa part de la démocratie ouvrière, la JCR dénonce la bureaucratisation et les formes totalitaires que revêt le régime soviétique, là où le « révisionnisme », pour Mao et ses partisans, commence seulement en 1956 avec le rapport Khrouchtchev et le XXe congrès du parti communiste soviétique. L’organisation trotskiste est également critique à l’égard de la Chine maoïste en fustigeant sa dimension autoritaire, ce qui ne va pas sans creuser un désaccord majeur entre les deux mouvances.
7 Cet article n’entend pas comparer terme à terme deux organisations dont les programmes et les pratiques diffèrent ; mais il souhaite se saisir de leurs exemples pour aborder de front les modalités concrètes de l’internationalisme politique et pratique.
Les Comités Vietnam de base au sein des luttes anti-impérialistes
8 La manière dont l’intervention militaire états-unienne au Vietnam a pu être un catalyseur d’engagements anti-impérialistes renouvelés est bien connue : inutile donc d’en refaire ici l’histoire, explorée ailleurs avec précision [11]. La perspective choisie est autre : en prenant l’exemple des Comités Vietnam de base, elle propose de saisir, par le bas, la façon dont leurs membres conçoivent leur engagement internationaliste et surtout comment elles et ils le pratiquent concrètement.
Circulations programmatiques et transferts politiques
9 Le Vietnam entre dans l’actualité politique et intellectuelle française en février 1965, lorsque paraît dans Le Monde un manifeste publié sous les auspices du Mouvement de la paix, proche du Parti communiste français, qui dénonce l’intervention états-unienne et en appelle à une conférence internationale pour la paix. L’UNEF et le SNES-Sup lancent de leur côté un « Collectif intersyndical universitaire pour la paix au Vietnam » qui organise, entre le 18 et le 25 novembre 1965, une « Semaine universitaire contre la guerre du Vietnam ». Le 25 mai 1966, à l’initiative d’intellectuels tels Laurent Schwartz, Jean-Paul Sartre et Pierre Vidal-Naquet, ont lieu les « Six heures pour le Vietnam ». Dans ce sillage est constitué le Comité Vietnam national (CVN), dont le meeting de fondation a lieu le 28 novembre 1966. Indépendant du PCF, le CVN ne se contente pas de revendiquer « la paix », mais exprime clairement son soutien au Front national de libération vietnamien (FNL).
10 C’est dans cette effervescence politique que naissent les Comités Vietnam de base. Selon Geneviève Dreyfus-Armand et Jacques Portes : « La création des CVB répond au souci de l’UJCml de se faire reconnaître par la Chine, en montrant ses capacités à recruter dans la “masse populaire” [12] ». L’enjeu est d’emblée international, et non de seule politique intérieure, même si les CVB entendent aussi se distinguer des autres organisations implantées en France, qu’il s’agisse du Centre information Vietnam piloté par le PCF ou du Comité Vietnam national où la Jeunesse communiste révolutionnaire est très investie. Le nom de l’organisation dit l’un de ses axes pratiques : il y a lieu à ses yeux d’organiser avant tout des comités à la « base », sans « personnalités », par un travail de terrain axé sur le quotidien. Les premiers comités sont formés en octobre 1966, avec quelques dizaines de militants dans les universités et les quartiers, surtout en région parisienne avec à Bordeaux, Clermont-Ferrand, Lille, Lyon, Marseille, Nancy et Tours. La plupart de leurs membres actifs – plus d’un millier à l’été 1967 – sont des étudiants, malgré leur volonté de s’ancrer en milieu ouvrier.
11 Le programme politique qui sert de base aux CVB repose sur les « cinq points » du Front national de Libération : l’impérialisme états-unien est considéré comme agresseur du peuple vietnamien ; les objectifs fondamentaux du FNL sont l’indépendance, la démocratie et la paix ; l’engagement pris par le FNL est de « libérer le sud, défendre le nord, marcher vers la réunification » ; tout en comptant essentiellement sur ses propres forces, le FNL se dit aussi prêt à accepter « toute aide morale et matérielle de ses amis des cinq continents » et à contribuer pour sa part « de toutes ses forces à la lutte des peuples pour leur indépendance, contre le gendarme international qu’est l’impérialisme US » ; enfin, le cinquième point assure que le peuple du Sud Vietnam « vaincra ». Ce programme est lui-même fondé sur la base théorique puisée à l’UJCml pour laquelle il existe quatre contradictions, d’après la dialectique marxiste-léniniste : celles qui opposent le camp impérialiste au camp socialiste, la bourgeoisie au prolétariat, l’impérialisme aux nations opprimées, enfin les pays impérialistes entre eux. À cette époque de leur développement, elles convergent surtout en Asie, en Afrique et en Amérique latine : « Autrement dit, la troisième contradiction est celle qui est actuellement la plus explosive [13]. »
12 Mais, dans la pratique politique, il ne peut s’agir d’importer purement et simplement le programme du FNL : il importe de le transposer pour l’ajuster à la situation française et convaincre de sa pertinence pour mieux le populariser. On est là face à une interrogation sur ce que fait la circulation même, sur la façon dont le transfert opère. À lire les comptes rendus des discussions internes aux CVB, il apparaît clairement que cette adaptation n’a rien d’évident. Certains comités décident de ne pas mettre en avant le slogan « FNL vaincra », estimant que les personnes à qui les militants s’adressent dans les universités, les quartiers, sur les marchés, n’ont pas suffisamment de « maturité politique » pour en saisir la portée. Le programme politique passe de cette façon au tamis de l’expérimentation locale : sur le terrain militant, un filtre agit, qui traduit des hésitations et une sélection. Mais cette position, jugée timorée, fait l’objet de critiques lors de l’assemblée générale des comités, le 7 octobre 1967. Le rapport politique qui ouvre cette assemblée souligne l’importance de ne pas « partir des positions erronées des gens sous prétexte qu’ainsi on en touche plus, pour les transformer en positions justes ». Le texte soulève une question de tactique politique : faut-il s’appuyer d’abord sur ce que pensent « les gens », rencontrés au hasard des diffusions, pour procéder ensuite à une sorte de maïeutique politique ? Ou bien faut-il leur exposer d’emblée un corpus d’idées, en l’occurrence un programme élaboré à l’autre bout du monde dans un pays en guerre ?
13 Un autre exemple concerne le pacifisme : « Beaucoup de gens sont spontanément “pacifistes” ». Est-ce une raison pour s’y adapter ? Telle n’est pas la position des CVB, pour qui le pacifisme sert au fond la domination, en empêchant la révolte et en canalisant la volonté de résister. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes implique qu’ils combattent pour faire valoir ce droit : la force et la violence ne peuvent être récusées et reléguées dans l’absolu et abstraitement, au rang de pratiques moralement discutables. Sur le sujet, la position des CVB est unanime. Toutefois sa déclinaison concrète engendre d’autres hésitations.
« Certains comités consacrent l’essentiel de leurs panneaux à des photos d’écoles détruites, d’enfants brûlés et de prisonniers torturés. Cela peut simplement susciter la commisération, ou l’horreur de la guerre. Mais ce que nous dénonçons, ce n’est pas la guerre en général, mais la guerre d’agression des Américains [14]. »
15 Il y a donc lieu d’accompagner ces images par d’autres photos : celles qui montrent l’armée populaire de libération, en conférant pleine légitimité à son combat.
16 Dans les comités de base sont également discutées, non sans désaccords, les figures à présenter pour incarner la lutte anti-impérialiste. Le débat porte notamment sur Nguyen Van Troy : ce combattant du FNL au Sud-Vietnam, électricien de métier, a tenté d’assassiner le secrétaire d’État à la Défense des États-Unis, Robert McNamara, en juin 1963 ; il est condamné à mort et exécuté le 15 octobre 1964, à l’âge de 24 ans. Il devient immédiatement un héros, célébré comme tel par le FNL. Mais son exemple peut-il être valorisé de la même manière en France ? Si une majorité au sein des CVB estime que la propagande autour de Nguyen Van Troy est importante, certains jugent qu’elle est « inefficace » dans le contexte français, où l’assassinat politique ne peut être présenté comme une stratégie immédiatement compréhensible [15]. C’est donc tout le sens de l’engagement qui est de la sorte interrogé, comme la manière de l’adapter aux réalités nationales, d’un pays en guerre à un pays en paix.
Les moyens pratiques de l’internationalisme
17 Pour réaliser ce transfert d’expérience révolutionnaire, les Comités Vietnam de base disposent de plusieurs supports. Outre les tracts tirés par les comités, deux journaux sont utilisés : Victoire pour le Vietnam, le journal des comités, et Le Courrier du Vietnam, hebdomadaire vietnamien traduit en français par les soins des Éditions en langues étrangères de Hanoï, dont la diffusion s’élève à quelques milliers d’exemplaires en 1967-1968. Ces journaux, complémentaires, sont bel et bien au cœur du transfert.
18 Le Courrier du Vietnam est en effet un exemple caractéristique des supports permettant la circulation des informations et idées politiques. Il est présenté par les CVB comme « le lien vivant et popularisateur n° 1 », « arme principale dans la diffusion [16] ». Le journal expose, semaine après semaine, les évolutions du conflit considérées évidemment du point de vue du FNL. La guerre y est traitée sur un mode narratif enlevé qui n’épargne rien aux lecteurs de sa violence mais inverse la perspective généralement adoptée dans le mouvement anti-impérialiste, où le peuple vietnamien est perçu comme victime de l’agression états-unienne. Ici, c’est bien davantage l’offensive des combattants de l’Armée de Libération qui est mise en avant, dans le détail de leurs exploits guerriers. L’exemple qui suit, traitant de la tactique des snipers « élevée à la hauteur d’un art », peut en témoigner :
« Ha Van Nhieu est l’un de ceux qu’on surnomme “la terreur des Yankees”. À lui seul, il a abattu 84 d’entre eux. Un Yankee colle-t-il ses yeux au collimateur [sic] d’un mortier ? Pan ! Nhieu le gratifie d’une balle qui l’abat, les bras entourant le trépied, la tête sur la bouche à feu. Un autre GI rampe vers le mort, sans doute dans l’intention de traîner la dépouille de son malheureux camarade vers quelque abri. Pan ! Le rampeur a quelques soubresauts et s’immobilise définitivement [17]. »
20 Le Courrier du Vietnam propose aussi une rubrique intitulée « Dans la presse étrangère », autre support de circulation transnationale. Elle puise principalement ses articles et entrefilets dans la presse des pays du bloc de l’Est et de la République populaire de Chine, des Izvestia soviétiques au Renmin Ribao maoïste en passant par le Zeri i popullit d’Albanie ; mais il lui arrive aussi de reproduire des articles parus dans les journaux états-uniens pour montrer la faiblesse de l’ennemi reconnue jusque dans son propre pays. Des articles titrés sur le mode « Le monde entier est à nos côtés » rendent compte des manifestations qui, d’un continent à l’autre, protestent contre l’intervention états-unienne au Vietnam.
21 Hanoï, via ses Éditions en langues étrangères, fournit de surcroît un important matériel à l’organisation qui les relaie depuis son local parisien, la librairie Michelet, située boulevard Saint-Michel. Outre Le Courrier, de nombreux ouvrages et brochures sont expédiés que les militants se chargent ensuite de diffuser en insistant sur leur caractère vivant et illustré. Parmi les textes qui circulent le plus en France sous l’égide des CVB, on relève celui de Nguyen Van Hien, La « guerre spéciale », le développement du néocolonialisme, l’ouvrage du général Vo Nguyen Giap, Le peuple du Sud Vietnam vaincra (« exposé très complet des caractéristiques de la guerre du peuple »), Les crimes américains au Vietnam, brochure de la commission d’enquête de la République démocratique du Vietnam, et enfin Cette voie qui fut la tienne, publié par les Éditions Libération Sud Vietnam, un récit de la vie de Nguyen Van Troy, raconté par sa femme. Ce dernier livre est particulièrement recommandé et commenté :
« Ce récit très simple met en lumière l’immense patriotisme de ce jeune ouvrier, sa haine des agresseurs américains, son courage et sa détermination inébranlable. En l’assassinant, les Américains ont cru intimider la population vietnamienne. Bien au contraire, Nguyen Van Troy est devenu un exemple éclatant pour tous les patriotes au Vietnam et dans le monde entier [18]. »
23 L’importance politique accordée à cette diffusion ne saurait faire oublier les considérations pragmatiques qui l’accompagnent. Le collectif chargé de cette diffusion tire en octobre 1967 la sonnette d’alarme après avoir reçu une lettre de Hanoï invitant à une plus grande régularité dans le paiement du matériel et dans la transmission des réactions glanées auprès des lecteurs :
« Depuis le début de l’année, nous avons fait de grands efforts, en dépit des difficultés causées par l’agression des impérialistes américains, pour vous faire parvenir une grande quantité de nos livres et périodiques. Nous savons que vous avez mené un travail intensif dans la diffusion de nos publications ».
25 Mais, après les remerciements d’usage, la lettre convie les CVB à « bien vouloir parfaire le règlement de [leurs] comptes à la Banque pour l’Europe du Nord, au crédit du compte Vietcombank ». Cette aide, conclut-elle avant l’expression de « sentiments fraternels et affectueux », « nous permettra d’arrêter à temps notre bilan et surtout nous aidera à surmonter en partie nos difficultés financières dont l’importance mérite considération [19] ».
26 Des questions tout aussi concrètes se posent au sein des comités sur la manière d’aborder les sujets. « Peut-on chanter l’hymne du Front au marché [20] ? » Les chants du FNL sont largement diffusés pour donner corps et voix au combat :
« Ils ont brisé nos os
Notre sang coule à flots
Mais notre haine remplit le ciel
Marchons tous de l’avant [21]. »
28 Mais comment faire pour ne pas ressembler, en chantant, « à l’armée du salut » ? Comment faire pour que le chant, susceptible d’attirer les passants, n’entrave pas la collecte pour autant ? Où manifester pour assurer les plus grandes visibilité et efficacité possibles ? Le 21 février 1968, à la différence du CVN, de l’UNEF et du SNES-Sup qui se rassemblent au quartier Latin, les CVB se retrouvent sur les Champs-Élysées. Cette décision a été longuement discutée dans les comités. Car il y a des objections : « On ne nous verra pas » (trop grand) ; « Ne vaudrait-il mieux pas aller dans les quartiers populaires, plutôt que devant les badauds des Champs-Élysées ? » Le lieu l’emporte finalement par-delà ces inconvénients : tactiquement, les « Champs » sont « difficiles à boucler » par la police ; politiquement, il est important de faire une démonstration de force aux « endroits où il y a des édifices US », important d’aller « dans le quartier le plus américain [22] ».
29 On mesure bien à cette aune combien les comités progressent à tâtons dans la diffusion de leurs idées. Dans certains lycées, des classes créent des groupes d’étude et de propagande ; des comités mènent un travail d’explication des textes vietnamiens ; des réunions d’information articulent projections de films, exposés et débats. Mais il s’agit aussi d’en mesurer les limites : « Nos explications sont encore trop stéréotypées, utilisent un langage abstrait qui a rebuté certains [23]. » Dans un comité du XIIIe arrondissement, les militants déplorent leur relative extériorité par rapport à la population du quartier ; « Est-ce seulement dû à notre condition d’étudiants ? » ; « Est-ce le problème du langage utilisé ? » ; « Comment se lier à la population ? ». Là encore, les références vietnamiennes sont sollicitées : le comité propose d’y réfléchir à partir d’un texte de Nguyen Van Thien sur « L’implantation dans les masses [24] ». Un militant résume ainsi l’un des enjeux majeurs de la situation : comment lier « le problème vietnamien à la situation concrète des gens en France » ? Ici, le recours à l’histoire se révèle d’un certain secours.
Circulations et déplacements dans le temps : la place de l’histoire
30 Le texte préparatoire au premier (et finalement unique) congrès des CVB, qui se tient en mars 1968, révèle le rôle de l’histoire dans la manière d’évoquer le Vietnam auprès de celles et ceux qui vivent en France, loin du conflit :
« C’est à nous de lui donner un sens concret pour ceux à qui nous nous adressons : comment parler abstraitement de la guerre du peuple à des travailleurs algériens, alors qu’ils ont eu l’expérience de la lutte armée contre le colonialisme français ? Comment parler abstraitement de la guerre du peuple aux travailleurs français de la génération de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’ils ont eu l’expérience de la Résistance contre l’impérialisme nazi [25] ? »
32 La place qu’occupe l’histoire est importante dans les luttes anti-impérialistes des années 1960 : la transmission d’un legs historique s’y impose comme une pratique politique. C’est là un enjeu essentiel en particulier dans le mouvement révolutionnaire et ouvrier : la culture politique y est profondément imprégnée de références au passé. Cette dimension paraît s’aiguiser encore dans les années 1960, pour des raisons d’appartenance générationnelle : la Seconde Guerre mondiale laisse une marque vive pour les générations qui suivent. Or les Comités Vietnam de base en font un usage particulier : il ne s’agit pas seulement d’un hommage aux morts du passé, pas seulement d’une dette à honorer, même s’il y a aussi de cela dans l’insistance sur la Résistance. Plus encore, la proximité postulée entre les combats passés et les luttes en cours doit offrir une consistance à l’évocation de la guerre révolutionnaire vietnamienne. C’est une manière de donner chair à des références lointaines en les rendant sensibles, perceptibles et accessibles, par la mémoire de l’héroïsme comme des traumatismes.
33 En préparation d’un rassemblement organisé par les CVB le 7 février 1968, les slogans se multiplient qui traduisent un tel rapprochement : « Les impérialistes américains ont pris la relève des nazis. Ils subiront le même sort. Yankee nazi [26] ! » Ce rassemblement est organisé en protestation contre une réunion publique de soutien aux États-Unis ; les CVB parlent alors d’un « meeting fasciste de soutien à l’agression américaine [27] ». Les CVB entendent « refuser que Paris soit le lieu de l’alliance entre les anciens et les nouveaux nazis » : il est hors de question à leurs yeux que les « néonazis français insultent l’héroïque peuple vietnamien [28] ». Il s’agit à toute force d’« interdire la tenue du meeting des Collabos pro yankees [29] ». Rendre concrète la situation vietnamienne suppose aussi de la comparer à ce qui s’est passé durant le dernier conflit mondial : « Actuellement, lit-on dans un tract des CVB, 39 kg de bombes par personne ont été lancés au Vietnam, soit plus que sur toute l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale [30] ». Le calendrier des manifestations politiques est marqué du sceau de cette symbolique historique. En organisant la manifestation du 21 février 1968, les comités de base saisissent l’occasion d’en rappeler l’histoire : le 21 février 1944, les membres du réseau Manouchian, composé de 23 résistants des francs-tireurs et partisans main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), étaient fusillés au Mont-Valérien. Le choix de cette date pour manifester un soutien politique au peuple vietnamien est donc tout sauf anodin. Le 21 février est aussi, depuis la guerre d’indépendance algérienne, une date clef pour les luttes anticoloniales.
« Pendant la guerre d’Algérie le 21 février, à l’appel de diverses organisations en particulier étudiantes, a été l’occasion pour les progressistes français de manifester puissamment leur solidarité avec les patriotes algériens en lutte contre le colonialisme français [31]. »
35 La transmission s’opère donc d’une guerre à l’autre. Les « collabos de 1940 » sont ainsi rapprochés des « tueurs de l’OAS [32] ». Dans cette génération, la guerre d’Algérie est elle aussi une référence imposante ; certains militants des CVB sont entrés en politique durant le conflit pour soutenir l’indépendance algérienne. Des comités proposent donc d’« utiliser les capacités de [leurs] camarades algériens » en leur demandant de faire le récit d’un épisode frappant et concret de la lutte de libération en Algérie, au cours de réunions publiques [33]. Par un retournement ironique, la formule sardonique qu’avait utilisée Charles de Gaulle à propos des officiers putschistes en avril 1961, « le quarteron des généraux », est récupérée par les CVB pour stigmatiser l’état-major de l’armée sud-vietnamienne :
« Le quarteron des généraux Thieu, Ky, Kiem, Kahn se réfugiant dans les bases américaines devant le déferlement des forces populaires peuvent-ils prétendre être indépendants vis-à-vis de leur maître américain [34] ? »
37 L’essentiel réside donc in fine dans le triple mot d’ordre : « Victoire pour le Vietnam ! Le fascisme ne passera pas ! L’ennemi est dans notre propre pays ! ». Car on a là le condensé d’une circulation politique qui passe par le transfert, la réappropriation et l’adaptation d’une référence croisant le passé et le présent.
La Jeunesse communiste révolutionnaire et la IVe Internationale
38 Dès sa fondation, la JCR se définit elle aussi comme internationaliste : comme la mouvance maoïste, l’organisation reprend là une matrice du marxisme révolutionnaire. Pour ce courant politique, l’internationalisme ne saurait être simplement un principe moral, décliné sur le seul mode de la solidarité ; l’internationalisme ne doit pas être un « vague sentimentalisme ». Il n’en va pas là uniquement de solidarité entre les opprimés, mais d’efficacité : le capitalisme étant lui-même mondial, l’internationalisme prolétarien est une arme nécessaire. Tout écart à cet égard risquerait d’engendrer des dérives aux conséquences terribles, comme le « socialisme dans un seul pays » imposé par le stalinisme, aberration idéologique qui est aux yeux des trotskistes une illustration de la « révolution trahie ». C’est pourquoi la JCR se fixe pour tâche de suivre le cours des luttes de classe à l’échelle internationale aussi minutieusement qu’elle le fait dans son propre pays [35].
39 Mais comment s’en donner les moyens ? Les comptes rendus de réunions internes montrent les militants mettre en œuvre ce principe au quotidien. Les uns et les unes se chargent des discussions avec les camarades étrangers venus en France ; les autres se préoccupent d’inviter des organisations sœurs à leurs réunions et congrès ; un tel rend compte des discussions menées avec des sections de la IVe Internationale, en Europe et sur le continent américain ; une autre envoie une lettre à des camarades canadiens pour leur expliquer, à leur demande, ce qu’a été le mouvement des déserteurs pendant la guerre d’Algérie [36]. Dans ce contexte, les rencontres internationales sont essentielles, telle la conférence de Bruxelles qui accueille les 11 et 12 mars 1967, outre la JCR, les Étudiants socialistes unifiés (France), la Fédération des étudiants socialistes (Belgique), le Labour Party Young Socialists (Grande-Bretagne), l’Irish Association of Labour (Irlande), le Falcemartello et la Federazione Giovanile Socialista (Italie), la Jeunesse socialiste (Pays-Bas) et le Sozialistischer Deutscher Studentenbund (RFA). Le Vietnam y est considéré comme la « clé de la situation mondiale », « une épreuve de force décisive de l’impérialisme américain contre la révolution coloniale et contre le mouvement ouvrier tout entier [37] ».
40 C’est dire l’importance accordée un an plus tard au grand rassemblement anti-impérialiste qui a lieu à Berlin les 17 et 18 février 1968. La préparation en est intensive : la JCR affrète des cars venus de province, depuis la Bretagne, la Normandie, le Nord et l’Alsace, met en place des « cercles ouverts sur Berlin », réalise des affichages massifs – une affiche internationale est d’ailleurs diffusée, en plusieurs langues, symbole tangible de cette pratique internationaliste. Là aussi, les considérations peuvent être très pragmatiques, sans cesser d’être politiques : les sympathisant/es et participant/es qui n’appartiennent pas à la JCR ne doivent pas se considérer pour autant comme des « touristes » ; elles et ils sont invités à être actifs dans la préparation de l’événement. Par ailleurs, une souscription est lancée pour soutenir la campagne de popularisation de la manifestation [38]. Quelque 500 militants français sont finalement présents à Berlin. Sur place, Ernest Mandel pour la IVe Internationale et Rudi Dutschke pour le SDS interviennent en commun sur les répercussions de la guerre du Vietnam en Europe occidentale. La manifestation du 18 février, qui rassemble 30 000 personnes, est l’occasion d’apprendre de nouvelles pratiques, plus spectaculaires :
« Aux promenades paisibles se substituent des cortèges résonnant de slogans radicaux, composés de groupes d’avant-garde qui imitent le pas de charge des Zengakuren, prêts à répondre par la violence à la violence de la police et des autres forces de répression [39]. »
42 La teneur des slogans, la manière dont ils sont scandés et le pas de course très rythmé viennent ainsi du Japon, passent par Berlin d’où ils sont repris, entre autres, à Paris. Là encore, la référence à l’histoire s’impose : la revue de la IVe Internationale relève avec émotion la présence de nombreux portraits de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht dans la ville même où ils ont été assassinés. Après l’attentat qui blesse grièvement Rudi Dutschke le 12 avril 1968, une manifestation de protestation est organisée à Paris, important en France les enjeux soulevés au cœur de la situation nationale ouest-allemande : « Contre la presse de Springer », « Contre les lois d’urgence [40] ». Soucieux de faire comprendre en France la lutte trop peu connue des étudiants allemands, le journal de la JCR Avant-garde Jeunesse lui consacre de nombreuses pages : à Berlin-Ouest, « La vitrine de l’Occident a volé en éclats sous les coups du SDS [41] ».
Soutien aux peuples en lutte et vigilance antibureaucratique
43 La JCR est investie dans la lutte contre l’intervention états-unienne au Vietnam : c’est une dimension majeure de son activité internationaliste à partir de 1966. Elle est particulièrement active dans le Comité Vietnam international qu’elle a contribué à fonder. En pratique, les militant/es sont très impliqués, à Paris comme en province – y compris dans des villes de taille modeste où l’on s’efforce de réaliser, à l’échelle locale, des événements semblables à ceux qui ont lieu dans la capitale. À Mâcon par exemple, « 24 heures pour le Vietnam » se tiennent en décembre 1967, avec débats, films, vente d’ouvrages et de brochures, interventions artistiques. À Grenoble, le 16 février 1968, on retrouve le même type d’initiative [42]. L’effort politique redouble en effet au début de l’année 1968, avec les premiers bombardements états-uniens au Nord Vietnam. La IVe Internationale est claire sur cette priorité : « Plus que jamais, titre-t-elle, l’aide à la révolution vietnamienne est le devoir n° 1 du mouvement ouvrier international ». Il s’agit de « dépasser le stade des manifestations tranquilles, des collectes d’argent et de médicaments, si utiles et nécessaires qu’elles soient par ailleurs ». L’organisation prône une mobilisation internationaliste active, en mettant en avant des exemples pratiques puisés à différents pays, à l’instar des dockers australiens et des syndicats japonais refusant le chargement, le déchargement ou le transport de troupes et de munitions états-uniennes. La solidarité internationale doit s’illustrer par des manifestations et des grèves de plus en plus dures, pour « forcer les gouvernements des pays capitalistes à refuser toute aide directe ou indirecte à la machine de guerre yankee [43] ». C’est donc bien d’un internationalisme pratique qu’il s’agit et non d’une pétition de principe. Et ce sont les moyens traditionnels du mouvement ouvrier, la grève, le blocage de la production et de la circulation, qui sont défendus pour le mettre en œuvre.
44 La réflexion sur la lutte armée signale ici aussi l’importance du temps comme enjeu politique. Dans le cas du Vietnam, l’insurrection semble être intervenue au bon moment, une fois que le régime de Ngo Dinh Diem, à Saigon, a entrepris d’annuler la réforme agraire réalisée par le Vietminh puis de suspendre les élections, en 1959 : « Plus tôt, le passage à la lutte armée eût couru le risque d’apparaître plaqué. Plus tard, la répression aurait eu le temps d’accentuer trop ses méfaits. » Pour élaborer l’analyse, de nombreux textes circulent : brochures publiées à Hanoï, articles de militants vietnamiens parus en français, études menées par des spécialistes français comme Jean Chesneaux. Toutefois, en interne, la vigilance est de mise quant à l’évolution du FNL. Son programme est jugé « on ne peut plus ambigu car il est à la fois le programme le plus à gauche et le plus stalinien », en raison de la réforme agraire assurant aux paysans la propriété des terres confisquées par la révolution, mais stalinien par le risque que se reconstitue un groupe social privilégié et bureaucratisé. « Or le danger est que ces individus, de couche rachitique qu’ils sont, deviennent après le départ des Américains une classe qui se retournera contre le prolétariat. » D’où cette tension au sein de la JCR, exprimée dans les discussions internes par une formulation prudente, voire ambivalente : « Extérieurement nous soutenons inconditionnellement le programme du FNL car c’est notre devoir, mais tout en le soutenant intérieurement à la JCR avec réserve [44] . » Cette relative contradiction dénote une forte tension dans une situation de grande intensité politique, où il s’agit de manifester un soutien sans faille à la lutte anti-impérialiste tout en gardant une lucidité critique à l’égard du régime d’Hô Chi Minh.
45 Cette réserve se manifeste avec plus d’acuité encore à propos de la Chine en pleine révolution culturelle. Il est notable que l’histoire soit de nouveau plus qu’un détour, mais un soubassement pour comprendre les évolutions en cours. Au sein de la IVe Internationale, plusieurs articles parus dans Perspective mondiale en témoignent. Perspective mondiale, présentée comme un « service de presse ouvrier », est un autre support important pour l’internationalisme pratique que l’on évoque ici. En avril 1966, le premier article paru en version française (l’édition anglaise existe depuis octobre 1963) est intitulé « En prenant le large », titre qui révèle bien en soi la volonté d’une information hors frontières avec un objectif politique internationaliste. Le journal, bimensuel, propose des « informations et analyses marxistes sur les événements importants de la politique mondiale », en espérant contribuer à révéler
46 « toutes les nouvelles que la bourgeoisie n’est pas prête à publier, toutes les informations que les bureaucraties privilégiées cachent aux travailleurs [45] ».
47 La tonalité y est très critique à l’égard du régime maoïste, malgré la difficulté d’obtenir des informations fiables en raison des « méthodes staliniennes » empêchant le fonctionnement démocratique d’une presse libre et de courants dissidents [46]. Or, l’une des entrées pour saisir les événements chinois est la comparaison historique. Plusieurs contributions se demandent si la révolution culturelle peut être rapprochée de la Commune de Paris. L’idée ne vient pas des rédacteurs, mais des dirigeants chinois eux-mêmes, qui n’hésitent pas à brandir la référence à la révolution communarde de 1871. Ainsi un éditorial du Hongqi en janvier 1967 compare-t-il les « Comités révolutionnaires des rebelles rouges » à l’expérience parisienne, tout en soulignant que la Commune n’avait pas montré suffisamment de centralisme : « Il faut se souvenir, lit-on dans ce journal officiel du régime, que la Commune de Paris a trop peu exercé son autorité et en tirer la leçon qui s’impose. » C’est justement en ce point que se noue la critique : « Mao vise seulement une réforme et non un renversement de la bureaucratie », craignant un débordement révolutionnaire ; il s’agit pour lui d’éliminer ses adversaires tout en canalisant le soulèvement populaire. « Au contraire, la Commune de Paris avait pour caractéristique la coexistence de toutes les tendances révolutionnaires existantes [47]. » Si donc il y a lieu de défendre la révolution chinoise contre toute velléité d’agression impérialiste, ce n’est pas du régime maoïste qu’il faut attendre une « régénérescence du mouvement ouvrier [48] ».
L’internationalisme pour nourrir le programme et la stratégie
48 La circulation des idées politiques a, on le voit, une double vocation. Il s’agit d’analyser précisément une évolution pour mieux ajuster la riposte et susciter un activisme internationaliste informé. Mais le but est aussi de saisir en actes un processus révolutionnaire, resitué historiquement, afin d’en tirer sinon des leçons du moins des conclusions sur l’avenir des luttes révolutionnaires. L’importation des expériences lointaines comme la guerre vietnamienne doit nourrir et affiner le programme et la stratégie. Ainsi dans la JCR, un rapport interne sur les premières oppositions sud-vietnamiennes au régime de Ngo Dinh Diem en 1959 conclut-il par exemple :
« On retiendra de cette première période l’enseignement que la lutte armée ne peut être qu’un prolongement de la lutte politique, et non la seule forme de lutte. Mieux, elle n’exclut pas la continuation de la lutte politique, caractéristique sur laquelle les Vietnamiens ont toujours beaucoup insisté [49]. »
50 Il faut y voir une allusion directe à la discussion menée, par textes et livres interposés, avec Régis Debray mais aussi avec la direction de la révolution cubaine.
51 On trouve dans la différence d’intérêt manifesté pour l’expérience cubaine, une divergence majeure entre maoïstes et trotskistes. La révolution à Cuba n’est guère débattue au sein de l’UJCml et a fortiori des CVB, centrés sur leurs rapports avec la Chine et le Vietnam. Cuba n’est ainsi quasiment jamais mentionnée dans les textes programmatiques et stratégiques des groupes maoïstes, notamment de l’UJCml, indiquant par-là les limites d’un internationalisme calqué sur le périmètre de l’influence chinoise. En revanche, dans la mouvance trotskiste, une semblable importance est accordée à Cuba et au Vietnam. Et dans les deux cas, il s’agit d’en discuter la stratégie, sans s’abstenir de critiques.
52 En l’occurrence, la ligne prônée par Régis Debray y est précisément discutée. Parti pour Cuba et la Bolivie, Debray définit sa stratégie dans un ouvrage Révolution dans la révolution, revu par Fidel Castro lui-même. La guérilla est considérée comme centrale et doit tenir lieu de politique révolutionnaire : « Ce qui est décisif pour l’avenir, c’est l’ouverture de foyers militaires et non de foyers “politiques” [50]. » Cette stratégie est critiquée au sein de la JCR. Le principal reproche qui lui est adressé est de négliger les rapports de production et les rapports de classe, de sous-estimer en particulier le rôle du prolétariat urbain, de délaisser la construction d’une organisation politique en surestimant au contraire les questions militaires [51]. En interne, on s’interroge sur une « croyance exagérée au spontanéisme » dans la direction cubaine et dans la stratégie déployée en particulier par Ernesto « Che » Guevara.
53 Il s’agit cependant, et avec force, de soutenir Cuba. D’abord parce que la révolution cubaine ne doit rien aux bureaucraties « staliniennes » et s’est même construite contre elles, contrariant les plans des dirigeants soviétiques axés sur le statu quo de la coexistence pacifique. Ensuite parce que l’exemple de la révolution cubaine peut être contagieux et mettre en cause l’hégémonie soviétique. Enfin parce que Cuba défend les processus révolutionnaires latino-américains : l’extension de la révolution apparaît d’ailleurs comme une garantie de sa propre survie ; d’où, à Cuba, une « politique d’internationalisme prolétarien qui est loin de se limiter à des proclamations verbales et morales [52] ». De surcroît, le travail internationaliste mené en soutien à Cuba peut avoir en France des conséquences décisives : il représente un modèle révolutionnaire à même de susciter l’enthousiasme, notamment dans les jeunes générations gagnées à la cause de la révolution. Car on y vient aussi par les émotions, la soif de justice et de dignité, la ferveur devant un peuple insurgé. L’internationalisme a une fonction de conviction pratique.
« La qualité des thèses internationalistes des Cubains, leur coupure d’avec les thèmes staliniens, leur prestige enfin font que l’impact qu’elles peuvent avoir sur la jeunesse française est souvent immédiatement utilisable contre notre propre bourgeoisie. Ce n’est pas par de froids raisonnements que la plupart des jeunes arriveront à la révolution, mais bien plutôt par le biais de la volonté révolutionnaire [53] . »
55 C’est pourquoi l’accent est mis sur la diffusion des thèses adoptées à la Conférence de l’Organisation latino-américaine de solidarité (OLAS), en particulier le passage de la déclaration finale selon lequel « la lutte révolutionnaire armée constitue la ligne fondamentale de la révolution en Amérique latine ». Le 31 août 1967, le bureau national de la JCR décide d’organiser des meetings dans toute la France pour en faire le compte rendu. La mort du « Che » le 9 octobre 1967 à La Higuera a pour conséquence d’attirer encore davantage de jeunes dans ces meetings de la JCR, dont les dirigeants soulignent la volonté de « multiplier les ventes publiques de messages du “Che”, y compris dans les quartiers [54] ».
56 Cela n’empêche pas une position critique, dont l’expression publique demeure cependant difficile. Les réticences politiques et le souci de préserver l’indépendance de l’organisation se dessinent jusque dans les conseils pratiques adressés aux militant/es dans le quotidien de leur action. Pour exemple, la JCR se procure des exemplaires du journal cubain Granma, organe officiel du parti communiste cubain depuis octobre 1965. Il est recommandé d’en expédier dans toutes les cellules de province. En revanche, les membres de la JCR ne le diffusent pas à la criée, pour ne pas s’exposer au risque « d’apparaître comme les porte-parole d’une ambassade [55] ». Jusqu’en août 1968, il s’agit de ne pas « “attaquer” la direction cubaine puisque cette direction demeure subjectivement et objectivement révolutionnaire, puisqu’elle est, jusqu’à présent, non stalinienne ». Toutefois, en 1968 à Cuba, « l’heure est à l’alignement sur Moscou [56] ». Le soutien apporté par Fidel Castro à l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie donne à la JCR l’occasion de se démarquer publiquement de la direction castriste : dans le premier numéro de Rouge, en septembre 1968, est publiée cette déclaration d’Alain Krivine, Pierre Rousset, Isaac Johsua, Pierrette Chenot, Gérard Prim, Claude Gac, Paul Nugues et François Carpentier :
« Les militants qui ont apporté leur soutien aux révolutions cubaine et vietnamienne ne peuvent accepter la prise de position de leurs dirigeants face à l’agression soviétique en Tchécoslovaquie qui dénote une incompréhension des racines fondamentales du conflit. Ceci n’entame en rien notre solidarité envers ces révolutions mais en tant que révolutionnaires, nous estimons de notre devoir de parler en toute franchise dans une telle situation dans la mesure où ces prises de position portent un coup à la lutte exemplaire de ces peuples et au courant de sympathie qu’elle suscite chez tous les révolutionnaires [57]. »
58 La rupture n’est certes pas consommée mais la critique de l’autorité du régime castriste est ouverte désormais.
59 On le voit dans le cas de ces internationalismes pratiques : il ne s’agit pas purement et simplement d’importer des thématiques ou des références programmatiques. Encore faut-il les ajuster à la situation, trouver des formes de transmission jugées adaptées, sélectionner en leur sein ce qui semble le plus approprié pour convaincre dans la période donnée. Ces modalités d’engagements transnationaux, jusque dans leurs difficultés, leurs tensions et leurs critiques, ont des conséquences importantes dans le surgissement des événements : le mai-juin 1968 français ne se comprendrait pas sans la matrice internationaliste qui caractérise les mois et semaines qui le précèdent. L’un de ses déclencheurs, l’arrestation d’étudiants ayant brisé les vitres de l’American Express pour protester contre l’intervention états-unienne au Vietnam, est lui-même imprégné de cette référence transnationale : il a lieu le 20 mars 1968, date choisie parce que s’ouvre ce jour-là à Washington le procès de Rap Brown, l’un des leaders de l’émancipation des Noirs-Américains. Le tract distribué durant cette action exprime la solidarité au « courant d’opposition à la guerre qui monte aux USA, aux étudiants qui brûlent leurs feuilles d’enrôlement, qui chassent de l’université les recruteurs des usines de napalm [58] ». L’un des premiers grands meetings de ce printemps, le 9 mai, est à l’origine organisé par la JCR – qui décide de l’ouvrir au mouvement étudiant –, avec des participants belges, allemands et italiens. Durant les mois de mai et juin, des militants d’autres pays apportent leur expérience et leur soutien : c’est le cas par exemple des militants radicaux de Louvain, de militants italiens qui prendront part à la fondation de Pouvoir ouvrier (Potere Operaio), d’étudiants anglais venus de leurs universités elles-mêmes occupées [59]. Le 13 juin 1968, plusieurs d’entre eux se retrouvent autour de la table de la BBC pour une émission consacrée au mouvement étudiant : Daniel Cohn-Bendit et Alain Geismar pour la France, Tariq Ali pour la Grande-Bretagne, Karl-Dietrick Wolff pour la RFA et Jan Kaven pour la Tchécoslovaquie, notamment [60]. À Göteborg en Suède, un « Comité de solidarité avec les ouvriers, les étudiants, les enseignants et les artistes français en grève » est fondé, qui envoie à Paris un délégué [61]. Des déclarations de solidarité arrivent du monde entier tandis que dans les universités occupées, des commissions et exposés sont proposés sur « le mouvement révolutionnaire italien » ou le mouvement étudiant allemand [62]. Un internationalisme actif se déploie durant les événements, prolongement d’un internationalisme affirmé, organisé et structuré. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » : le mot d’ordre n’a rien perdu de son tranchant dans les années 1968 ; tout juste faut-il désormais ajouter aux prolétaires les étudiants.
Mots-clés éditeurs : Internationalisme, transnational, guerre du Vietnam, années 1968, mouvements révolutionnaires
Date de mise en ligne : 22/06/2017
https://doi.org/10.3917/mond1.171.0139Notes
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[1]
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[2]
Carol Fink, Philipp Gassert, Detlef Junker, eds., 1968: The World Transformed (Cambridge: Cambridge University Press, 1998), p. 3.
-
[3]
Ibid., p. 21.
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[4]
Jeremi Suri, “The Rise and Fall of an International Counterculture, 1960-1975”, in Daniel J. Sherman, Ruud van Dijk, Jasmine Alinder, A. Aneesh, eds., The Long 1968. Revisions and New Perspectives (Bloomington: Indiana University Press, 2013), p. 93-118.
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[5]
Patrick Boucheron, « L’entretien du monde », in Patrick Boucheron, Nicolas Delalande (dir.), Pour une histoire monde, Paris, PUF, 2013, p. 6.
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[6]
Sabine Dullin, Pierre Singaravélou, « Le débat transnational, XIXe-XXIe siècle », Monde(s). Histoire, espaces, relations, n° 1, 2012, p. 13.
-
[7]
Jürgen Osterhammel, “A ‘Transnational’ History of Society: Continuity or New Departure”, in Heinz-Gerhard Haupt, Jürgen Kocka, eds., Comparative and Transnational History. Central European Approaches and New Perspectives (New York/Oxford: Berghahn Books, 2009), p. 46.
-
[8]
L’expression est utilisée par Gerd-Rainer Horn, The Spirit of ’68. Rebellion in Western Europe and North America, 1956-1976 (Oxford: Oxford University Press, 2007), p. 65; elle l’est également par Manus McGrogan, “Vive La Révolution and the Example of Lotta Continua: The Circulation of Ideas and Practices Between the Left Militant Words of France and Italy Following May’68”, Modern and Contemporary France (2010/3), p. 321.
-
[9]
S’y retrouvent notamment Jean-François Bizot, Tiennot Grumbach, Jean-Pierre Le Dantec, Benny Lévy, Robert Linhart, Olivier Rolin et Jean-Marc Salmon.
-
[10]
Jean-Paul Salles, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage, Rennes, PUR, 2005, p. 46 sq.
-
[11]
Laurent Jalabert, « Aux origines de la génération 1968 : les étudiants français et la guerre du Vietnam », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 55, 1997, p. 69-81 ; Geneviève Dreyfus-Armand, Jacques Portes, « Les interactions internationales de la guerre du Viêt-Nam et mai 68 », in Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000 ; Nicolas Pas, « Sortir de l’ombre du parti communiste français. Histoire de l’engagement de l’extrême gauche française sur la guerre du Vietnam 1965-1968 », mémoire de DEA sous la direction de Jean-François Sirinelli, IEP, Paris, 1998 ; Nicolas Pas, « Six heures pour le Vietnam. Histoire des Comités Vietnam français 1965-1968 », Revue historique, n° 617, 2000, p. 157-185 ; Romain Bertrand, « Mai 68 et l’anticolonialisme », in Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Bernard Pudal (dir.), Mai-juin 68, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008, p. 89-101.
-
[12]
Geneviève Dreyfus-Armand, Jacques Portes, « Les interactions internationales de la guerre du Viêt-Nam et mai 68 », op. cit., p. 59 (cf. note 11).
-
[13]
« Front uni résolu contre l’impérialisme américain », Garde rouge, n° 3, janvier 1967.
-
[14]
Assemblée des militants des CVB, rapport politique, 7 octobre 1967, Bibliothèque de Documentation internationale contemporaine (BDIC) F delta 2089.
-
[15]
Comité Italie-Tolbiac, notes manuscrites, réunion du 11 octobre 1967, BDIC F delta 2089.
-
[16]
Brochure Congrès des Comités Vietnam de base, Texte préparatoire aux travaux de la Commission diffusion et matériel central, mars 1968, BDIC F delta 2089.
-
[17]
« Les snipers, terreur des soldats US », Le Courrier du Vietnam, n° 155, 11 mars 1968.
-
[18]
Collectif de diffusion des comités de base, « Lisons et diffusons les textes vietnamiens. Bibliographie des principaux textes vietnamiens », s. d., BDIC F delta 2089.
-
[19]
CVB, Circulaire du Collectif de diffusion, s. d. [fin 1967], BDIC F delta 2089.
-
[20]
Comité Italie-Tolbiac, notes manuscrites, réunion du 5 février 1968, BDIC F delta 2089.
-
[21]
CVB, « Libérons le Sud (Chant du FNL) », s. d., BDIC F delta 2089.
-
[22]
Comités Vietnam de base parisiens, notes manuscrites, réunion du 12 février 1968, BDIC F delta 2089.
-
[23]
« L’expérience du comité Lakanal », Bulletin des comités Vietnam de base Lakanal et Marie Curie, juin 1967, BDIC F delta 2089.
-
[24]
Comité Italie-Tolbiac, notes manuscrites, réunion du 7 mars 1968, BDIC F delta 2089.
-
[25]
CVB, texte de préparation pour le Congrès des 30 et 31 mars 1968, BDIC F delta 2089.
-
[26]
Papillon et slogans rassemblement du 7 février 1968, BNF LB61-600 (4625)
-
[27]
Comité Vietnam Rodin, « De Gaulle complice », s. d. [février 1968], BNF LB61-600 (4592).
-
[28]
CVB, « Non. Les néonazis français n’insulteront pas l’héroïque peuple vietnamien », s. d. [février 1968], BNF LB61-600 (4596).
-
[29]
Comité Vietnam Sciences, « Offensive générale des forces armées populaires du Sud-Vietnam », s. d. [février 1968], BNF LB61-600 (4595).
-
[30]
CVB Mouffetard, « Manifestation publique de la CIA », s. d. [février 1968], BNF LB61-600 (4609).
-
[31]
Comité Vietnam de la Bibliothèque nationale, « Vietnam, victoire possible ? Victoire réelle », février 1968, BNF LB61-600 (4590).
-
[32]
Comités Vietnam de base, « Non. Les néonazis français n’insulteront pas l’héroïque peuple vietnamien » (cf. note 22).
-
[33]
Comité Italie-Tolbiac, notes manuscrites, réunion du 7 mars 1968, BDIC F delta 2089.
-
[34]
CVB Mouffetard, « Manifestation publique de la CIA » (cf. note 30).
-
[35]
Ces principes sont par exemple rappelés dans le texte « Ne pas escamoter le débat », JCR, Le Bulletin des diffuseurs de Rouge, n° 2, décembre 1968, BDIC F delta 2177/21.
-
[36]
JCR, rapport du bureau national du 31 août 1967, BDIC F delta 2177/21.
-
[37]
« Résolution politique de la conférence de Bruxelles », 2e quinzaine juin 1968, BDIC O pièce 553.
-
[38]
JCR, Bureau national du 26 janvier 1968 ; JCR, Bulletin intérieur, « La campagne JCR », janvier-février 1968, BDIC F delta 2177/21.
-
[39]
« Manifestations de jeunes », Quatrième Internationale. Organe du Comité exécutif de la IV e Internationale, 26e année, n° 33, avril 1968, p. 5-6.
-
[40]
Christiane Kohser-Spohn, « Mouvement antiautoritaire en Allemagne et mouvement contestataire en France : interactions ? », Matériaux pour l’histoire de notre temps, « Les années 1968 : une contestation mondialisée. Résonances et interactions internationales », n° 94, avril-juin 2009, p. 33.
-
[41]
« Créer deux, trois Berlin », Avant-Garde Jeunesse, n° 12, mai 1968.
-
[42]
Nicolas Pas, Sortir de l’ombre du parti communiste français, op. cit., p. 71 (cf. note 11).
-
[43]
« Plus que jamais l’aide à la révolution vietnamienne est le devoir n° 1 du mouvement ouvrier international », Quatrième internationale, n° 33, avril 1968, p. 5.
-
[44]
JCR, « Texte préparatoire à la conférence nationale. Le conflit vietnamien », s. d. [1968], BDIC F delta 2177/21.
-
[45]
« En prenant le large », Perspective mondiale. World outlook. Un service de presse ouvrier, n° 1, 25 avril 1966, Fonds IVe Internationale BDIC, non classé. Je remercie chaleureusement Franck Veyron de m’avoir donné accès à ces fonds.
-
[46]
« Déclaration du Comité exécutif international pour ouvrir la discussion sur les développements de la révolution chinoise », Perspective mondiale, n° 10, 1er juin 1967.
-
[47]
Fernand Charlier, « Le régime de Mao et la Commune de 1871 », Perspective mondiale, n° 4, 25 février 1967.
-
[48]
JCR, Texte de référence politique (1 er congrès national mars 1967), 2e édition, 2e quinzaine juin 1968, BDIC O pièce 553.
-
[49]
JCR, « Texte préparatoire à la conférence nationale. Le conflit vietnamien », op. cit. (cf. note 44).
-
[50]
Régis Debray, Révolution dans la révolution ? Lutte armée et lutte politique en Amérique latine, Paris, Maspero, 1967, p. 129.
-
[51]
JCR, « À propos de la révolution cubaine », rapport proposé par Pierre Jouvain, s. d., BDIC F delta 2177/21.
-
[52]
JCR, « Sur la nature de la direction castriste », texte de J. Sellier, s. d., BDIC F delta 2177/21.
-
[53]
JCR, Bulletin intérieur, octobre 1967, BDIC F delta 2177/21.
-
[54]
Id.
-
[55]
JCR, Bureau national du 22 septembre 1967, BDIC F delta 2177/21.
-
[56]
Eugénia Palieraki, « De Pékin à La Havane. La gauche radicale chilienne et ses révolutions », dans ce numéro.
-
[57]
« Le discours de Fidel : contradictions et empirisme », Rouge. Journal d’action communiste, n° 1, 18 septembre 1968.
-
[58]
Tract distribué le 20 mars 1968, BDIC F delta 2089.
-
[59]
Gerd-Rainer Horn, The Spirit of ’68, op. cit., p. 74 (cf. note 8); Manus McGrogan, “Vive La Révolution and the Example of Lotta Continua”, op. cit., p. 320 (cf. note 8); Manus McGrogan, « L’écho du Mai français en Angleterre et Irlande du Nord. La London School of Economics et le mouvement étudiant britannique », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 94, avril-juin 2009, p. 54 ; Steffen Bruendel, “Global Dimensions of Conflict and Cooperation: Public Protest and the Quest for Transnational Solidarity in Britain, 1968-1973”, in Ingrid Gilcher-Holtey, ed., A Revolution of Perception? Consequences and Echoes of 1968 (New York/Oxford: Berghahn Books, 2014), p. 57.
-
[60]
Kostis Kornetis, “‘Everything Links’? Temporality, Territoriality and Cultural Transfer in the ‘68 Protest Movements”, Historein (2009/9), p. 37; Emmanuelle Loyer, « Mai 68 et l’histoire : 40 ans après », Cahiers d’histoire. Revue d'histoire critique, n° 107, 2009, p. 13-22.
-
[61]
« Göteborg (Suède) solidaire de Paris », 8 juin 1968, BDIC F delta 813/7.
-
[62]
Pour exemples : Université de Lyon, Commission critique de l’université, Exposé sur le mouvement étudiant en Allemagne, 24 mai 1968, BDIC F delta 813/8 ; Document distribué à la Halle aux Vins, « Le mouvement révolutionnaire italien », s. d. [juin 1968], BNF LB61-600 (2133).