Notes
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[1]
Joanne Smith Finley (2019) The Wang Lixiong prophecy: ’Palestinization’ in Xinjiang and the consequences of Chinese state securitization of religion, Central Asian Survey, 38:1, 81-101
-
[2]
Dru C. Gladney, 1998, « Internal Colonialism and the Uyghur Nationality: Chinese Nationalism and its Subaltern Subjects », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien 25.
-
[3]
Zang, Xiaowei, 2011. Uyghur-Han earning differentials in Ürümchi, The China Journal, (65), 141-155
-
[4]
Nicolas Becquelin, 2000 “Xinjiang in the nineties,” The China Journal (44), pp. 65-90
-
[5]
Gardner Bovingdon, 2004, “Heteronomy and its Discontents: ’Minzu Regional Autonomy’ in Xinjiang,” in Morris Rossabi, ed., Governing China’s Multiethnic Frontiers, Seattle: University of Washington Press, 117-149
-
[6]
Pablo A. Rodríguez-Merino, “Old ’Counter-Revolution’, New ’Terrorism’: Historicizing the Framing of Violence in Xin- jiang by the Chinese State,” Central Asian Survey 38, no. 1 (2019): 27–45
-
[7]
Voir Sean Roberts, 2009. The War on the Uyghurs: China’s Internal Campaign against a Muslim Minority, Princeton; Rian Thum, “The Ethnicization of Discontent in Xinjiang,” The China Beat, 2 October 2009. URL: https://digitalcommons.unl.edu/chinabeatarchive/574/.
-
[8]
James A. Millward, 2009, “Does the 2009 Urumchi Violence Mark a Turning Point?” Central Asian Survey 28, no. 4: 347–60
-
[9]
David Tobin, 2020, Securing China’s Northwest Frontier: Identity and Insecurity in Xinjiang, Cambridge: Cambridge University Press.
- [10]
-
[11]
Guoqiang Liu and Martin Hirst, “Xinhua News Agency’s Coverage of the Kunming Railway Station Attack - Projecting China’s National Image”, China Media Research, 2020, 16 (1): 68–80.
-
[12]
Zainab Raza (2019) China’s ’political re-education camps’ of Xinjiang’s Uyghur Muslims”, Asian Affairs, 50:4, 488-501; Voir également les témoignages comme par exemple : https://thediplomat.com/2020/08/confessions-of-a-xinjiang-camp-teacher/; ou encore https://www.aljazeera.com/features/2018/9/10/escape-from-xinjiang-muslim-uighurs-speak-of-china-persecution;
-
[13]
Xiuzhong Xu, Danielle Cave, James Leibold, Kelsey Munro and Nathan Ruser, 2020, “Uyghurs for Sale: ’Re-education’, Forced Labour and Surveillance Beyond Xinjiang,” Australian Strategic Policy Institute, Policy Brief 26, https://www.aspi.org.au/report/uyghurs-sale.
-
[14]
Darren Byler, 2019, “How Companies Profit from Forced Labor in Xinjiang,” SupChina, 4 September 2019, https://supchina.com/2019/09/04/how-companies-profit-from-forced-labor-in-xinjiang/
-
[15]
Adrian Zenz, “Break Their Roots: Evidence for China’s Parent-Child Separation Campaign in Xinjiang,” Journal of Political Risk 7, no. 7 (2019), http://www.jpolrisk.com/break-their-roots-evidence-for-chinas-parent-child-separation-campaign-in-xinjiang/.
-
[16]
Voir par exemple les articles de Rian Thum, 2020, “The Spatial Cleansing of Xinjiang: Mazar Desecration in Context”, Made in China Journal, 24 août 2020: https://madeinchinajournal.com/2020/08/24/the-spatial-cleansing-of-xinjiang-mazar-desecration-in-context/, et de Rachel Harris, 2019, “Bulldozing Mosques: The Latest Tactic in China’s War Against Uighur Culture,” The Guardian, 7 April 2019; ainsi que le rapport du Australian Strategic Policy: Nathan Ruser, James Leibold, Kelsey Munro and Tilla Hoka, 2020, “Cultural Erasure”, 24 sept. 2020: https://www.aspi.org.au/report/cultural-erasure
-
[17]
Timothy A. Grose, 2020, “If you don’t know how, just learn: Chinese housing and the transformation of Uyghur domestic space”, Ethnic and Racial Studies.
-
[18]
Joanne Smith Finley, 2018, “Now We don’t Talk Anymore: Inside the ’Cleansing’ of Xinjiang,” Chinafile, 28 December 2018, http://www.chinafile.com/reporting-opinion/viewpoint/now-we-dont-talk-anymore; Hanna Burdorf, 2020,, “A Police State Going into Hiding,” Art of Life in Central Asia, 31 January 2020, https://livingotherwise.com/2020/01/31/a-police-state-going-into-hiding/.
-
[19]
Dilmurat Mahmut and Joanne Smith Finley (2021, forthcoming), “Corrective ’Re-education’ as (Cultural) Genocide: A Content Analysis of the Uyghur Primary School Textbook Til-Ädäbiyat (2018, rev. 1st ed),” in The Xinjiang Emergency, ed. Michael Clarke, Manchester: Manchester University Press.
-
[20]
Joanne Smith Finley, 2020, “Why Scholars and Activists Increasingly Fear a Uyghur Genocide in Xinjiang”, Journal of Genocide Research.
-
[21]
Conférence organisée par Joanne Smith-Finley et Hanna Burdorf de l’Université de Manchester.
-
[22]
Adrian Zenz, 2020, “Sterilizations, IUDs and Mandatory Birth Control: The CCP’s Campaign to Suppress Uyghur Birthrates in Xinjiang,” The Jamestown Foundation, Washington, DC, June 2020. URL: https://jamestown.org/product/sterilizations-iuds-and-mandatory-birth-control-the-ccps-campaign-to-suppress-uyghur-birthrates-in-xinjiang/
-
[23]
Michael Clarke, 2020, “Beijing’s Pivot West: The Convergence of Innenpolitik and Aussenpolitik on China’s ’Belt and Road’?” Journal of Contemporary China, 29, no. 123: 336–53.
-
[24]
Joanne Smith Finley, 2020, “Why Scholars and Activists Increasingly Fear a Uyghur Genocide in Xinjiang”, Journal of Genocide Research.
-
[25]
Vanessa Frangville, 2020, « Liberté académique sous pression en Belgique : le long bras de Pékin », Courrier International, 15 octobre 2020.
-
[26]
Anonymous, 2020. “You shall sing and dance: contested ’safeguarding’ of Uyghur Intangible Cultural Heritage”, Asian Ethnicity.
1Bien que l’attention internationale portée aux Ouïghours ait redoublé en raison de la situation alarmante rapportée par l’ONU en été 2018, la sécurisation de la question ouïghoure est en réalité un phénomène développé au long cours [1]. Depuis plus de trois décennies, l’implantation d’une population migrante Han exploitant les ressources naturelles de la région (gaz, pétrole, minerais, mais aussi fruits, légumes et coton) pour les exporter vers les zones côtières chinoises, sans efforts particuliers pour intégrer les coutumes locales, est vécue comme une forme de colonisation par la plupart des Ouïghours. Ces arrivées massives orchestrées par l’État notamment par le biais des bingtuan 兵团 (corps paramilitaires en charge de la production agricole et industrielle locale, ainsi que la mise en place d’infrastructures d’envergure), instruments de ce qu’on a appelé un « colonialisme interne » [2], ont entrainé de vives tensions dès la fin des années 1980. La discrimination à l’emploi et les inégalités de revenus majoritairement au désavantage des Ouïghours sont un autre point de contention [3]. Ainsi, en avril 1990, dans les environs de Kashgar, à Barin (Baren), éclatent des émeutes entre forces paramilitaires chinoises et habitants ouïghours. C’est une période délicate pour l’État chinois, au lendemain du massacre de Tiananmen et surtout de l’accession à l’indépendance des Républiques d’Asie centrale qui pourraient appuyer une demande de souveraineté des Ouïghours sur un territoire historiquement et culturellement lié à l’Asie centrale. La répression est sévère et vise essentiellement les actions « séparatistes », un vocabulaire qui devient récurrent dans le vocabulaire officiel chinois mais couvre une réalité vague et marginale dans la société ouïghoure. Barin est suivi d’autres insurrections dans différentes parties de la région ouïghoure, comme à Hotan en 1995 lorsqu’une dizaine d’hommes attaquent un commissariat [4].
2C’est surtout 1996 qui marque un tournant dans les politiques étatiques à l’égard de la région, lorsqu’est lancée la campagne « frappez fort » (yanda 严打). Ce terme, utilisé dès 1983 sous Deng Xiaoping pour lutter contre la criminalité de droit commun au niveau national, est repris dans le cas de la région ouïghoure pour viser spécifiquement toute activité considérée par l’État comme relevant du séparatisme. Ces mesures imposent une surveillance accrue des pratiques sociales et religieuses ouïghoures. Parallèlement, la même année, Pékin multiplie les efforts pour légitimer ses actions auprès des nouvelles Républiques d’Asie centrale, avec lesquelles la Chine rentre en négociation au sein du Groupe de Shanghai. Depuis, le discours chinois sur la lutte contre « les trois fléaux » (sangu shili三股势力 : séparatisme, extrémisme, terrorisme) semble y avoir été largement accepté et intégré. Les restrictions après 1996 touchent notamment les meshrep, réunions conviviales ouïghoures qui constituent des piliers sociaux majeurs, et autres organisations sociales liées à l’Islam, comme à Ghulja (Yining, à la frontière kazakhe), où de nouveaux soulèvements en 1997 signalent un passage important dans les relations ouïghoures avec l’État chinois : la réponse militaire extrêmement dure achève de renforcer l’animosité des Ouïghours vis-à-vis des autorités locales et marque les esprits au fer rouge [5]. S’enchaînent différentes opérations militaires qui résultent en l’arrestation et la condamnation de milliers de Ouïghours à travers toute la région. La guerre au Kosovo soulève des craintes au sein de l’État chinois, lorsque, en 1999, l’OTAN intervient en ex-Yougoslavie pour soutenir les milices kosovares. La question des droits humains justifiant un appui militaire d’une organisation internationale interpelle en effet Pékin, alors que de nombreux Ouïghours (et Tibétains, par ailleurs) de la diaspora dénoncent sous la bannière humanitaire les limitations et abus pratiqués dans leur région. Mais tandis que les tensions ne cessent de monter entre Ouïghours, Han et autorités locales, le contexte international après les événements du 11 septembre 2001 fournit une nouvelle opportunité à la Chine de renforcer ses mesures dans la région en les intégrant dans la nouvelle rhétorique de « lutte mondiale contre le terrorisme » adoptée par l’administration Bush [6]. Le terrorisme devient alors le terme clé et le « fléau » qui passe au premier plan : l’exclusion socio-économique de tous les Ouighours, dont l’appartenance ethnique les associe immédiatement à de potentiels « terroristes », devient plus forte encore au cours des années 2000 [7].
3L’été 2009 marque une autre étape lorsque des affrontements éclatent dans la capitale d’Urumchi entre Ouïghours, forces de l’autorité et habitants Han de la région, suite au lynchage d’ouvriers ouïghours dans le sud de la Chine dont la vidéo a circulé sur les réseaux sociaux [8]. Ces journées de conflits violents, et les sanctions étatiques jugées démesurées, sont restées gravées dans les mémoires ouïghoures comme un traumatisme majeur, entrainant un climat de peur et d’insécurité durable dans toute la région, et renforçant la fracture déjà fort marquée entre Han et Ouïghours [9]. Comme pour les incidents de Ghulja en 1997, juillet 2009 fait désormais l’objet d’une commémoration annuelle par la diaspora, occasion pour les Ouïghours d’exprimer sur des plateformes internationales leurs doléances vis-à-vis du régime chinois [10]. Dans les mois qui suivent les incidents de 2009, un quadrillage policier sans précédent se met en place à Urumchi, appuyé par la mise en place progressive d’un système de surveillance audiovisuelle. Toutefois, c’est surtout en 2014, après l’attaque au couteau dans la gare de Kunming (province du Yunnan) attribuée par l’État à des Ouïghours, bien que jamais revendiquée par aucun groupe, que les mesures s’accélèrent. Le régime chinois condamne dans tous les médias domestiques et internationaux ce « 11 septembre chinois », adoptant une position de victime de la terreur et de l’extrémisme religieux qui le rapprocherait de Frankfort, Paris ou Bruxelles [11]. La même année, pendant le ramadan, dans le district de Yarkand, des émeutes éclatent après qu’un accident, provoqué par un conducteur d’ethnie Han qui tue deux femmes et un enfant d’ethnie ouïghoure, est passé sous silence : le chauffard est libéré sans être incriminé, ce qui créé immédiatement une insurrection ouïghoure, à nouveau durement réprimée. L’événement est lui aussi qualifié de « terroriste », illustrant les amalgames répétés entre incidents d’ordre social et actes terroristes prémédités : cet exemple rejoint en ceci les arguments de Pablo Merino-Rodriguez dans le numéro 62, selon lesquels, pour qualifier un événement de « terroriste », la violence elle-même des actes est moins importante que ceux qui sont pointés comme ses auteurs, les Ouïghours.
4L’arrivée en 2016 de Chen Quanguo, qui quitte ses fonctions de gouverneur au Tibet pour prendre la même position dans la région ouïghoure, instaure un nouveau régime de surveillance, basé notamment sur l’enfermement. L’incarcération massive depuis 2016 ou 2017 dans des camps d’internement, que les témoignages d’anciens détenus décrivent comme des prisons ou des lieux de torture physique et morale [12], constituent sans aucun doute le point paroxystique du processus de sécurisation développé ces 30 dernières années. Pékin affirme qu’ils sont des lieux pour « éduquer » des « volontaires » ou « stagiaires ». Cette action « généreuse » de l’État aurait pour but de sortir de la pauvreté économique et de l’influence des extrémistes religieux une partie de la population ouïghoure. Les quelques reportages issus de visites organisées par le gouvernement chinois pour des journalistes étrangers, triés sur le volet et de pays amis ou perçus comme tels pour une grande majorité, offre une vision contrastée de ces camps, dont une infime partie seulement est accessible sous haute surveillance policière et diplomatique. Malgré les efforts locaux pour vanter les mérites des politiques centrales, il apparait très vite que les « étudiants » placés devant la caméra ont été soigneusement sélectionnés et s’expriment sous le regard strict des gardes et responsables des structures qui ne quittent jamais les journalistes. Les conditions de détention sont également très vite éludées par les reportages officiels chinois, et contrastent fort avec les rapports des témoignages de plus en plus nombreux de Ouïghours ou Kazakhs ayant séjourné dans les camps.
5En outre, ce système de détention s’avère être inscrit dans une logique économique planifiée, comme le démontre le rapport récent du Australian Strategic Policy Institute sur l’envoi de dizaine de milliers de Ouïghours vers des usines à travers la Chine et la mise en place de réseaux de travail forcé dans la région même [13]. En effet, avec le soutien explicite du gouvernement chinois, de nombreuses entreprises ont pu bénéficier de programmes spéciaux de « recrutement » d’une main d’œuvre ouïghoure directement livrée depuis les camps de détention [14]. Enfin, les camps de la région ouïghoure interviennent dans un processus de plus en plus évident, ordonnancé par l’État, d’isolement des individus et de délitement des liens sociaux, mais également de désintégration de tout ce qui peut structurer l’identité ouïghoure : le lien familial [15] (séparation des familles, placement des enfants dans des orphelinats ou des pensionnats, imposition de relations rapprochées avec des « parents » han) comme les institutions et lieux de rassemblement, qu’ils soient religieux ou laïcs (écoles bilingues, universités, mosquées, cimetières et lieux de culte, entre autres [16]). Cette destruction systématique s’accompagne d’une assimilation accélérée des Ouïghours. Ceux-ci sont contraints de démontrer patriotisme et loyauté au Parti en célébrant la fête du printemps chinoise (chunjie), en promouvant les mariages mixtes – souvent entre jeunes femmes ouïghoures et migrants han –, ou en adoptant des codes sociaux et cultures « appropriés » et « modernes », comme la transformation de leur habitat. Depuis 2018, les Ouïghours du sud de la région sont en effet invités par les autorités à adopter un « nouveau style de vie », « une nouvelle atmosphère » et « un nouvel ordre », ou les « trois nouveaux programmes » (san xin huodong 三新活动), en supprimant par exemple les supa, plateformes surélevées en terres présentes dans toutes l’Asie centrale et dans les maisons ouïghoures, pour installer tables et canapés [17]. Tim Grose, dans le présent numéro (63), se penche également sur la façon sont ces transformations imposées touchent aussi à l’intégrité physique, dans le cadre de campagne « d’embellissement » du corps féminin. Tous ces éléments participent à la mise en place d’une « prison à ciel ouvert » : en dehors des camps, la pression est toute aussi forte et le quotidien chargé de menaces d’internement, d’autocensure et de peur, comme ont pu le rapporter les rares chercheurs présents dans la région entre 2018 et 2019 [18].
6Dans les camps, la pratique des aveux forcés (qui implique que les pratiques culturelles ouïghoures sont des actes légalement et moralement répréhensibles), minutieusement analysée dans le numéro 62 par Magnus Fiskesjö, rentre dans ce que l’auteur appelle des « processus de conversion des identités ». Fiskesjö n’hésite pas, de ce fait, à qualifier les actions de l’État chinois de génocide. En effet, ce contexte préoccupant a amené de nombreux chercheurs à utiliser les termes de « génocide culturel » [19] ou « ethnocide », et plus récemment de génocide tout court [20]. La qualification de génocide est une piste étudiée avec un sérieux accru par les juristes, activistes mais aussi chercheurs spécialistes de la région. Les experts légaux sur les questions du génocide sont également de plus en plus nombreux à considérer la répression chinoise comme une forme de génocide ou de crime contre l’humanité. Au printemps 2021 devrait se tenir à Newcastle une conférence académique d’envergure, qui réunira spécialistes de la région ouïghoure de toutes les disciplines et experts légaux, intitulée « The Uyghur Crisis : Genocide, Ethnocide, or Crime Against Humanity » [21]. Cet événement scientifique devrait pouvoir éclairer les débats actuels, notamment sur la pertinence des parallèles entre les cas ouïghour et juifs pendant la Shoah, dans lesquels Axel Dessein voit, dans le numéro 62 également, une analogie riche mais problématique.
7Ce qui est certain, c’est que ces dernières années auront définitivement changé la « question ouïghoure » en « crise ouïghoure » : une crise humanitaire si l’on en croit les nombreux rapports de pratiques systématisées de torture, viols, stérilisation et contraception forcées [22], et les conditions de détention en pleine pandémie de Covid-19 ; une crise diplomatique, alors qu’un nombre conséquent de détenus ont des relations étroites avec les pays voisins, quand ils n’en ont pas la citoyenneté, et que la situation mobilise l’opinion internationale, voire cristallise les conflits entre la Chine et d’autres grandes puissances comme les États-Unis ; et une crise politique, au vu des China Cables, aussi appelés Xinjiang Cables, documents confidentiels réservés au Parti dont la fuite en 2019 vient très probablement de hauts fonctionnaires chinois.
8A n’en pas douter, cette accélération et radicalisation des méthodes de surveillance dans une région vue comme « instable » par Pékin s’inscrit dans un réseau d’enjeux complexe. Viennent, entre autres, s’y imbriquer des réalités économiques, politiques et géostratégiques comme le programme colossal d’infrastructures piloté par le gouvernement de Xi Jinping, les « Nouvelles routes de la soie » (ou la Belt and Road Initiative, BRI), dont la région ouïghoure est un pivot majeur, ouvrant des corridors vers la Russie, le Moyen Orient et l’Europe [23]. Sur le plan international, le tournant sécuritaire engagé par l’État chinois dans la région ouïghoure depuis les années 1990 a été intégré par les nations voisines, comme le Kazakhstan ou la Thaïlande, soucieuses de maintenir des relations cordiales avec une Chine qui se porte désormais garante de la stabilité régionale au nord comme au sud. Pékin a également su mobiliser un réseau de soutien imposant, incluant des pays d’Afrique, du Moyen Orient, mais aussi d’Asie et d’Amérique du sud, soit presque le double des pays qui ont ouvertement critiqué les politiques chinoises par le biais de leurs représentants à l’ONU. Parmi les alliés de la Chine figurent un nombre important de pays musulmans pour lesquels les enjeux économiques ont raison d’une possible solidarité confessionnelle d’une part, mais qui, d’autre part, semblent se retrouver dans les « visions alternatives » de valeurs comme les droits humains proposées par Pékin face à un « impérialisme » ou « néo-colonialisme occidental ». La Turquie, pourtant terre d’exils de centaines de milliers de Ouïghours, est l’un des pays les plus silencieux, et de ce fait les plus complices : elle est devenue un terrain privilégié pour comprendre les stratégies de désinformation de Pékin, comme le démontre magistralement Ondrej Klimes dans le numéro 62 de ce premier dossier sur la répression en région Ouïghours.
9Aux critiques internationales, le régime chinois oppose le principe de non-interférence. Pourtant, loin d’être une « affaire interne à la Chine », comme le proclament les autorités chinoises, cette crise a pris une ampleur globale avec la mobilisation des Ouïghours de la diaspora ou forcés en exil, brutalement coupés des membres de leur famille, régulièrement harcelés et menacés, y compris en terres d’asile. Activistes de la première heure ou improvisés pour répondre à l’urgence, les Ouighours ont largement contribué à rassembler documentations et témoignages des exactions de l’État chinois à l’égard de leurs proches. Journalistes et organisations internationales ont aussi mené un travail d’investigation qui a pu révéler l’ampleur des tragédies vécues dans et en dehors de la région ouïghoure. Enfin, la situation a aussi appelé la communauté scientifique internationale à reformuler questions et terrains de recherche pour comprendre les origines, enjeux et conséquences de la crise.
10Le travail n’est pas aisé à mener et les défis sont nombreux. L’accès au terrain est coupé aux chercheurs, qui, dans le meilleur des cas, n’ont plus qu’un accès très limité à leurs informateurs et collègues. Se rendre sur place comporte des dangers pour ces derniers comme pour les experts qui se sont exprimés publiquement en défaveur des politiques chinoises menées dans la région. Le terrain ouïghour est donc proche de celui d’une situation de guerre, sur lesquels les armes sont d’une autre nature : technologie de surveillance de pointe, instauration d’un climat de peur par la menace de l’internement, emprisonnement, délation, et abus physiques et psychologiques en tous genres. Les chercheurs ont donc dû adopter différentes stratégies pour éclairer notre compréhension de la crise ouïghoure : travail à partir de données en ligne (images satellites, sites officiels chinois, réseaux sociaux, plongées dans les archives Internet d’informations effacées), de témoignages directs ou indirects scrupuleusement collectés, confrontés et analysés, ou examen attentif de la presse et autres médias chinois. En somme, documenter la crise est un défi, mais les technologies et plateformes en ligne développées par l’État chinois dans le cadre d’une surveillance généralisée s’avère également des sources d’informations précieuses pour relever ce défi. Ces collectes de données ont été menées parallèlement à un nouvel ancrage sur des terrains qui concentrent des communautés diasporiques ouïghoures significatives, en particulier la Turquie et l’Asie Centrale, mais aussi l’Europe et l’Amérique du nord. Enfin, bien malgré eux, de nombreux chercheurs sont devenus des « chercheurs activistes » ces trois dernières années, en ce qu’ils ont été contraints de se positionner publiquement en défaveur des politiques chinoises en région ouïghoure, de multiplier les rapports et conférences pour des organisations et des activistes, à témoigner devant des instances juridiques et à défendre la cause ouïghoure auprès des autorités politiques de leurs pays d’origine ou de résidence [24]. Par conséquent, les chercheurs les plus actifs sont la cible de campagnes de dé-crédibilisation de la part du régime chinois, qui n’hésite pas, par l’intermédiaire de ses ambassades et de leurs alliés, à user de différentes formes d’intimidations et de pression sur les autorités universitaires et les membres de la communauté académique internationale pour tenter de les réduire au silence [25]. Certains choisissent alors l’anonymat, comme l’auteur d’un article paru récemment dans la prestigieuse revue Asian Ethnicity [26], au même titre que les artistes de la diaspora dont les travaux sont l’objet de l’article de Mukaddas Mijit dans le présent numéro (63).
11Ce premier dossier de Monde Chinois Nouvelle Asie consacré à l’Envers des Routes de la soie est donc double. Le numéro 62 incluait les articles de Pablo A. Rodríguez-Merino, de Magnus Fiskesjö et d’Axel Dessein, qui analysaient les aspects politiques et légaux du problème ; le numéro 63 inclut des articles de Tim Grose, Mukaddas Mijit et Martyna Kokotkiewicz analysant ses conséquences socio-culturelles. Un second dossier suivra qui présentera la crise de l’intérieur en livrant le matériel brut et certaines des sources primaires de la recherche exposée en partie dans ce numéro permettant de prendre la mesure de l’étendue des atteintes aux droits humains en cours dans cette région de la République populaire de Chine : des documents officiels, des entretiens, des témoignages et des mises perspectives constitueront un second volet permettant non seulement d’analyser mais aussi de documenter la répression en région ouïghoure.
12Dans le premier article de ce numéro 63, « Beautifying Uyghur Bodies: Fashion, “Modernity”, and State Power in the Tarim Basin », Tim Grose (Rose-Hulman Institute of Technology) introduit la dimension de l’anthropologie culturelle dans le débat sur la crise identitaire que traverse la région ouïghoure victime de « l’attention éducative » insistante du Parti : Grose montre comment les canons esthétiques d’une culture peuvent être subvertis par les contraintes d’un pouvoir central qui exigent une homogénéisation ethnique du beau. Mukaddas Mijit (chercheuse indépendante), dans le second article de ce numéro 63 intitulé « L’art pour documenter, éduquer et sensibiliser à la crise ouïghoure sur les réseaux sociaux », révèle comment la répression a déstructuré les réseaux de socialisation nourrissant la mémoire collective qui rendait possible une communauté esthétique ; elle indique aussi comment l’art peut activer sa fonction de résistance par l’intermédiaire des réseaux sociaux, souvent sous couvert d’anonymat. Enfin, un article de Martyna Kokotkiewicz intitulé « A hidden treasure: the importance of Markus Nummi’s Kiinalainen puutarha in the face of current events in the Uyghur region » montre comme la culture ouïghoure se manifeste à un observateur étranger un siècle avant les événements actuels.
13Ce numéro 63 de Monde Chinois Nouvelle Asie comporte également un article en varia et une note de lecture. L’article de la rubrique « varia » de Soline Schweisguth intitulé « Chen Yun et les experts économiques : Une explication de l’échec des conservateurs (1989-1992) » analyse les années dominées par les conservateurs, de la répression de Tiananmen en juin 1989 au lancement d’une « économie socialiste de marché » en octobre 1992, qui sont marquées par une baisse de la croissance économique et par l’incapacité des conservateurs à mettre en place leur programme de retour vers une plus grande planification de l’économie. Enfin, une note de lecture de Jean-Yves Heurtebise (co-rédacteur en chef de Monde Chinois Nouvelle Asie) portant sur le livre d’Eric Nelson, Daoism and Environmental Philosophy (2020) souligne l’importance du livre sur la question des relations entre environnementalisme et philosophie chinoise.
Notes
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Joanne Smith Finley (2019) The Wang Lixiong prophecy: ’Palestinization’ in Xinjiang and the consequences of Chinese state securitization of religion, Central Asian Survey, 38:1, 81-101
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[2]
Dru C. Gladney, 1998, « Internal Colonialism and the Uyghur Nationality: Chinese Nationalism and its Subaltern Subjects », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien 25.
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[3]
Zang, Xiaowei, 2011. Uyghur-Han earning differentials in Ürümchi, The China Journal, (65), 141-155
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[4]
Nicolas Becquelin, 2000 “Xinjiang in the nineties,” The China Journal (44), pp. 65-90
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[5]
Gardner Bovingdon, 2004, “Heteronomy and its Discontents: ’Minzu Regional Autonomy’ in Xinjiang,” in Morris Rossabi, ed., Governing China’s Multiethnic Frontiers, Seattle: University of Washington Press, 117-149
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[6]
Pablo A. Rodríguez-Merino, “Old ’Counter-Revolution’, New ’Terrorism’: Historicizing the Framing of Violence in Xin- jiang by the Chinese State,” Central Asian Survey 38, no. 1 (2019): 27–45
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[7]
Voir Sean Roberts, 2009. The War on the Uyghurs: China’s Internal Campaign against a Muslim Minority, Princeton; Rian Thum, “The Ethnicization of Discontent in Xinjiang,” The China Beat, 2 October 2009. URL: https://digitalcommons.unl.edu/chinabeatarchive/574/.
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[8]
James A. Millward, 2009, “Does the 2009 Urumchi Violence Mark a Turning Point?” Central Asian Survey 28, no. 4: 347–60
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[9]
David Tobin, 2020, Securing China’s Northwest Frontier: Identity and Insecurity in Xinjiang, Cambridge: Cambridge University Press.
- [10]
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[11]
Guoqiang Liu and Martin Hirst, “Xinhua News Agency’s Coverage of the Kunming Railway Station Attack - Projecting China’s National Image”, China Media Research, 2020, 16 (1): 68–80.
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[12]
Zainab Raza (2019) China’s ’political re-education camps’ of Xinjiang’s Uyghur Muslims”, Asian Affairs, 50:4, 488-501; Voir également les témoignages comme par exemple : https://thediplomat.com/2020/08/confessions-of-a-xinjiang-camp-teacher/; ou encore https://www.aljazeera.com/features/2018/9/10/escape-from-xinjiang-muslim-uighurs-speak-of-china-persecution;
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[13]
Xiuzhong Xu, Danielle Cave, James Leibold, Kelsey Munro and Nathan Ruser, 2020, “Uyghurs for Sale: ’Re-education’, Forced Labour and Surveillance Beyond Xinjiang,” Australian Strategic Policy Institute, Policy Brief 26, https://www.aspi.org.au/report/uyghurs-sale.
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[14]
Darren Byler, 2019, “How Companies Profit from Forced Labor in Xinjiang,” SupChina, 4 September 2019, https://supchina.com/2019/09/04/how-companies-profit-from-forced-labor-in-xinjiang/
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[15]
Adrian Zenz, “Break Their Roots: Evidence for China’s Parent-Child Separation Campaign in Xinjiang,” Journal of Political Risk 7, no. 7 (2019), http://www.jpolrisk.com/break-their-roots-evidence-for-chinas-parent-child-separation-campaign-in-xinjiang/.
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[16]
Voir par exemple les articles de Rian Thum, 2020, “The Spatial Cleansing of Xinjiang: Mazar Desecration in Context”, Made in China Journal, 24 août 2020: https://madeinchinajournal.com/2020/08/24/the-spatial-cleansing-of-xinjiang-mazar-desecration-in-context/, et de Rachel Harris, 2019, “Bulldozing Mosques: The Latest Tactic in China’s War Against Uighur Culture,” The Guardian, 7 April 2019; ainsi que le rapport du Australian Strategic Policy: Nathan Ruser, James Leibold, Kelsey Munro and Tilla Hoka, 2020, “Cultural Erasure”, 24 sept. 2020: https://www.aspi.org.au/report/cultural-erasure
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[17]
Timothy A. Grose, 2020, “If you don’t know how, just learn: Chinese housing and the transformation of Uyghur domestic space”, Ethnic and Racial Studies.
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[18]
Joanne Smith Finley, 2018, “Now We don’t Talk Anymore: Inside the ’Cleansing’ of Xinjiang,” Chinafile, 28 December 2018, http://www.chinafile.com/reporting-opinion/viewpoint/now-we-dont-talk-anymore; Hanna Burdorf, 2020,, “A Police State Going into Hiding,” Art of Life in Central Asia, 31 January 2020, https://livingotherwise.com/2020/01/31/a-police-state-going-into-hiding/.
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[19]
Dilmurat Mahmut and Joanne Smith Finley (2021, forthcoming), “Corrective ’Re-education’ as (Cultural) Genocide: A Content Analysis of the Uyghur Primary School Textbook Til-Ädäbiyat (2018, rev. 1st ed),” in The Xinjiang Emergency, ed. Michael Clarke, Manchester: Manchester University Press.
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[20]
Joanne Smith Finley, 2020, “Why Scholars and Activists Increasingly Fear a Uyghur Genocide in Xinjiang”, Journal of Genocide Research.
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[21]
Conférence organisée par Joanne Smith-Finley et Hanna Burdorf de l’Université de Manchester.
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[22]
Adrian Zenz, 2020, “Sterilizations, IUDs and Mandatory Birth Control: The CCP’s Campaign to Suppress Uyghur Birthrates in Xinjiang,” The Jamestown Foundation, Washington, DC, June 2020. URL: https://jamestown.org/product/sterilizations-iuds-and-mandatory-birth-control-the-ccps-campaign-to-suppress-uyghur-birthrates-in-xinjiang/
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[23]
Michael Clarke, 2020, “Beijing’s Pivot West: The Convergence of Innenpolitik and Aussenpolitik on China’s ’Belt and Road’?” Journal of Contemporary China, 29, no. 123: 336–53.
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[24]
Joanne Smith Finley, 2020, “Why Scholars and Activists Increasingly Fear a Uyghur Genocide in Xinjiang”, Journal of Genocide Research.
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[25]
Vanessa Frangville, 2020, « Liberté académique sous pression en Belgique : le long bras de Pékin », Courrier International, 15 octobre 2020.
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[26]
Anonymous, 2020. “You shall sing and dance: contested ’safeguarding’ of Uyghur Intangible Cultural Heritage”, Asian Ethnicity.