Couverture de MIGRA_159

Article de revue

La race du militantisme

Pages 73 à 88

Notes

  • [1]
    Doctorante en sociologie, Université d’Aix-Marseille, cnrs, Laboratoire méditerranéen de socio-logie (lames), umr 7305, Aix-en-Provence - Financement de la Région paca.
    L’auteure prépare actuellement une thèse intitulée Crimes racistes et racialisation. Processus de différenciation et d’universalisation des groupes ethniquement minorisés dans la France contemporaine, 1971-2003. Ce travail repose sur une enquête par entretiens menée auprès de militants associatifs issus de l’immigration maghrébine ainsi que sur un corpus d’archives provenant de la presse, d’associations, de la Préfecture de police des Bouches-du-Rhône, du ministère de l’Intérieur, du ministère de la Justice et du Parlement.
  • [2]
    Cf. DUBET, François, La galère : jeunes en survie, Paris : Éd. Fayard, 1987, 503 p.
  • [3]
    Cf. BOUBEKER, Ahmed ; HAJJAT, Abdellali (sous la direction de), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France 1920-2008, Paris : Éd. Amsterdam, 2008, 317 p.
  • [4]
    Cf. MUCCHIELLI Laurent, “Les émeutes urbaines dans la France contemporaine”, in : CRETTIEZ, Xavier ; MUCCHIELLI Laurent (sous la direction de), Les violences politiques en Europe, Paris : Éd. La Découverte, 2010, pp. 141-176.
  • [5]
    LIAUZU, Claude, “Jalons pour une histoire des sciences sociales face au racisme ”, Cahiers de la Méditerranée, n° 61, décembre 2000-juin 2001, pp. 11-24 (voir p. 13).
  • [6]
    Nous tenons ici pour acquis que l’innéisme associé à la notion a été invalidé. Le terme “race” est ici employé dans une perspective constructiviste. Il est donc retranscrit, comme ses corollaires, la classe et le genre, sans guillemets.
  • [7]
    Cf. FILLIEULE, Olivier ; ROUX, Patricia (sous la direction de), Le sexe du militantisme, Paris : Presses de Sciences Po, 2009, 368 p. Bien que le titre de cette contribution fasse écho à cet ouvrage, la finalité est différente. Il ne s’agit pas ici d’étudier la manière dont les inégalités de race imprègnent le militantisme, mais de rendre compte de la mobilisation des catégories ethnoraciales dans les mouvements militants.
  • [8]
    Cf. HAJJAT, Abdellali, “L’expérience politique du Mouvement des travailleurs arabes”, Contretemps, n° 16, mai-septembre 2006, pp. 76-85.
  • [9]
    Pour une distinction plus précise entre ces termes, voir CORNELL, Stephen ; HARTMANN, Douglas, “Conceptual confusions and divides : race, ethnicity and the study of immigration”, in : FONER, Nancy ; FREDRICKSON, George. M. (Eds.), Not just Black and White : historical and contemporary perspectives on immigration, race, and ethnicity in the United States, New York : Rusell Sage Foundation, 2004, 390 p. (voir pp. 23-41).
  • [10]
    SAFI, Mirna, Les inégalités ethno-raciales, Paris : Éd. La Découverte, 2013, 125 p. (voir p. 9).
  • [11]
    Concernant les éléments avancés sur la notion de stigmate, voir les travaux d’Erving Goffman. Ce dernier a notamment identifié la race, la nationalité et la religion comme étant des stigmates tribaux. GOFFMAN, Erving, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris : Éditions de Minuit, 1975, 176 p.
  • [12]
    L’accent est ici mis sur l’ethnicité ; cela étant, différents critères, qui peuvent par ailleurs agir simultanément, participent à cette division du monde social. Parmi eux, on relève le genre, la classe, l’âge ou encore les orientations sexuelles.
  • [13]
    Le terme “ethnoracial” est notamment employé par Mirna Safi. L’auteure précise que cette formule est employée de manière croissante dans la littérature anglo-saxonne. Voir SAFI, Mirna, Les inégalités ethno-raciales, op. cit.
  • [14]
    Cf. WEIL, Patrick, La France et ses étrangers : l’aventure d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, Paris : Éd. Gallimard, 2005, 579 p.
  • [15]
    Cf. LAURENS, Sylvain, Une politisation feutrée : les hauts fonctionnaires et l’immigration en France (1962-1981), Paris : Éd. Belin, 2009, 348 p.
  • [16]
    Note de la Direction de la réglementation, ministère de l’Intérieur (Raymond Marcellin), adressée au Premier ministre, Pierre Messmer, Paris, le 29 août 1973. Archives nationales, Bureau des étrangers relevant des régimes spéciaux, Direction des libertés publiques et des affaires juridiques, ministère de l’Intérieur, 19960134/6.
  • [17]
    FOUCAULT, Michel, 1975-1976 : il faut défendre la société, Paris : Éd. Gallimard, 1997, 283 p.
  • [18]
    Note de la Direction de la réglementation, ministère de l’Intérieur (Raymond Marcellin), adressée au Premier ministre (Pierre Messmer), Paris, le 20 avril 1970. Archives nationales, Bureau des étrangers relevant des régimes spéciaux, Direction des libertés publiques et des affaires juridiques, ministère de l’Intérieur, 19960134/6.
  • [19]
    Ibidem.
  • [20]
    Cf. GOFFMAN, Erving, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, op. cit.
  • [21]
    Tract Manifeste du Collectif Jeune, 1984. Association Génériques, Délégation à la politique de la ville et à l’intégration, Fonds Bouziri.
  • [22]
    Il n’existe pas de sources officielles sur la question. Ce recensement a donc été entrepris afin de donner, dans la mesure du possible, un ordre de grandeur du nombre d’affaires dé-noncées entre les années 1970 et 1997. Il a été effectué à partir de différents fonds d’archives susceptibles d’alimenter une telle base de données. Les affaires dénoncées par les militants ou rendues publiques par voie de presse ont été relevées dans les archives associatives — Génériques, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (mrap) — et dans la presse, marseillaise et nationale. Ces éléments ont été complétés par les affaires répertoriées et discutées au sein de la Préfecture de police des Bouches-du-Rhône et du ministère de l’Intérieur. Trois années se distinguent : les années 1973, 1983 et 1971, cette dernière comptant 69 affaires.
  • [23]
    Le Méridional du 26-8-1973.
  • [24]
    La Marseillaise du 28-8-1973.
  • [25]
    Le Provençal du 30-8-1973.
  • [26]
    Le Provençal du 29-8-1973.
  • [27]
    Le Provençal du 9-9-1973.
  • [28]
    Le Provençal du 21-9-1973.
  • [29]
    Un stage national des travailleurs arabes, Document de travail, 1974. Association Génériques, Fonds Bouziri, Mouvement des travailleurs arabes 1973-1977.
  • [30]
    Sur ce point les chiffres varient : selon Témoignage Chrétien, près de 30 000 ouvriers de la région marseillaise se sont mis grève ; selon L’Aurore, ils étaient 18 000. Voir HAJJAT, Abdellali, “Le MTA et la ‘grève générale’ contre le racisme de 1973”, Plein Droit, n° 67, décembre 2005, pp. 36-39.
  • [31]
    Entretien avec H. T., militante associative, réalisé à Marseille le 25 novembre 2014.
  • [32]
    Tract Première Marche pour l’égalité des Droits et contre le Racisme, 1983. Association Génériques, Délégation à la politique de la ville et à l’intégration, Fonds Bouziri.
  • [33]
    Association Génériques, Fond Bonneau, articles de presse de l’année 1983.
  • [34]
    En France, dans les années 1970, 1980 et 1990, le crime raciste n’existe pas d’un point de vue juridique. La loi reconnaissant le mobile raciste est votée en 2003.
  • [35]
    POUTIGNAT, Philippe ; STREIFF-FÉNART, Jocelyne, Théories de l’ethnicité, Paris : Presses universitaires de France, 1995, 272 p. (voir p. 182).
  • [36]
    Ils doivent se dissoudre dans les masses, pourquoi ?, Document de travail, 1972. Association Génériques, Fonds Bouziri, Comités Palestine 1969-1973.
  • [37]
    La Gauche Arabe, sa formation historique, son rôle, Document de travail, 1973. Association Génériques, Fonds Bouziri, Mouvement des travailleurs arabes, 1973-1977.
  • [38]
    Publiées en 1972, ces circulaires visent à contrôler et à limiter les flux migratoires en mettant un terme aux procédures de régularisation a posteriori.
  • [39]
    Tract Manifeste du Collectif Jeunes, 1984. Association Génériques, Délégation à la politique de la ville et à l’intégration, Fonds Bouziri.
  • [40]
    Entretien avec S. B., militant associatif, réalisé à Marseille le 19 février 2015.
  • [41]
    Entretien avec Y. B., militante associative, réalisé à Marseille le 29 mai 2013.
  • [42]
    Ce concept, développé par Danièle Kergoat, met en évidence la manière dont les rapports sociaux s’engendrent mutuellement. Voir KERGOAT, Danièle, Se battre, disent-elles..., Paris : Éd. La Dispute, 2012, 353 p.
  • [43]
    Tract Manifeste de soutien à la Marche Marseille-Paris, 1983. Association Génériques, Délé-gation à la politique de la ville et à l’intégration, Fonds Bouziri.
  • [44]
    Durant ces années, par-delà les crimes racistes, c’est l’impunité dont jouiraient les auteurs des faits qui est désignée.
  • [45]
    Pour dénoncer les expulsions d’enfants d’Algériens nés en France et accusés d’infractions, le pasteur protestant Jean Costil, le prêtre catholique Christian Delorme et Hamid Boukhrouma, lui-même en sursis d’expulsion, entament une grève de la faim illimitée le 2 avril 1981 à Lyon. Des émeutes ont par ailleurs lieu à Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise, en 1981, puis en 1983.
  • [46]
    DUBET, François, La galère : jeunes en survie, op. cit., p. 457.
  • [47]
    Communiqué de presse, Comité de soutien et d’accueil à la Marche pour l’égalité, Paris, 1983. Association Génériques, Délégation à la politique de la ville et à l’intégration, Fonds Bouziri.
  • [48]
    Pour une présentation de ces théories voir VERMEERSCH, Peter, “Theories of ethnic mobilization : overview and recent trends”, in : BROWN, Graham ; LANGER, Armin (Eds.), The Elgar companion to civil war and fragiles states, Cheltenham : Edward Elgar Publishing, 2012, 586 p.

1 Au cours des 30 dernières années, plusieurs recherches ont interrogé l’action contestataire qu’incarnaient les mobilisations menées par les immigrés et les descendants d’immigrés maghrébins. Au début des années 1980, François Dubet se demandait si la galère vécue par de jeunes habitants des banlieues françaises pouvait être le terreau d’un mouvement social [2]. Les auteurs rassemblés par Ahmed Boubeker et Abdellali Hajjat dans un ouvrage paru en 2008 ont éclairé différents aspects des luttes de l’immigration postcoloniale [3]. Enfin, certains sociologues, parmi lesquels Laurent Mucchielli [4], ont analysé les émeutes des quartiers populaires sous l’angle de la révolte sociale.

2 La cognation entre mouvement immigré et mouvement social n’est pas pour autant évidente. D’une part, parce que l’expression « mouvement immigré » est inapte à représenter la réalité qu’il s’agirait de désigner, car elle recouvre sous une même dénomination des réalités circonscrites qui sont le fait de catégories réifiées au gré des contextes : les Nord-Africains, les travailleurs immigrés, les « secondes et troisièmes générations de l’immigration » ou encore les jeunes de cités. D’autre part, les mouvements sociaux relèvent eux-mêmes d’opérations changeantes qui n’acceptent pas de stricte définition selon que l’on s’intéresse aux protagonistes, aux répertoires d’action ou au seul changement visé. À vouloir esquisser une corrélation entre ces deux mouvements, le raisonnement se heurte à une carence conceptuelle qui a déjà été relevée. En 2000, signalant la persistance « des ressorts profonds du racisme », Claude Liauzu mettait en cause les paradigmes des sciences sociales et appelait à « s’interroger sur nos catégories d’analyse, sur nos systèmes d’interprétation » [5]. Plus récemment, Olivier Fillieule et Patricia Roux se sont attachés à montrer que l’androcentrisme et l’ethnocentrisme des sciences sociales empêchaient de penser les rapports sociaux de genre, mais aussi de race [6], pouvant constituer les mouvements militants ou se déployer en leur sein [7].

3 Nous partons ici du postulat que les mouvements de contestation sont indissociables des rapports sociaux de pouvoir dans lesquels ils s’inscrivent. Afin d’étudier ce lien entre mouvement immigré et mouvement social, un des premiers gestes doit donc consister à nommer et à décrire le rapport de pouvoir dont le mouvement immigré a été l’expression. À travers les différentes catégories qui ont servi à désigner les immigrés en provenance du Maghreb, puis leurs descendants, n’est-ce pas la catégorie ethnoraciale qui est réitérée ? L’expression « mouvement des racialisés » ne serait-elle pas plus juste que celle de « mouvement immigré » ? En quoi l’étude des protestations des migrants maghrébins et de leurs descendants nous renseigne-t-elle sur les différents mécanismes qui constituent précisément le processus de racialisation ? Dans la lignée des travaux qui rompent avec le genre et la race comme attributs pour en faire des cadres analy-tiques, la présente contribution vise à questionner l’action collective dans laquelle s’inscrit la Marche pour l’égalité et contre le racisme en s’intéressant à la race du militantisme, c’est-à-dire à la saillance de cette catégorie au sein des luttes sociales.

4 Cette piste de réflexion demande de s’intéresser non pas aux ruptures, mais aux continuités entre les différentes luttes menées par les immigrés maghrébins et par les générations suivantes. En l’occurrence, au fil de ces années-là, la dénonciation des crimes racistes apparaît comme un dénominateur commun des mobilisations. Elle est une des premières motivations avancées par les acteurs de la Marche de 1983. Dix ans auparavant, en 1973, c’est cette même dénonciation qui est à l’origine de la grève générale contre le racisme conduite par les militants du Mouvement des travailleurs arabes (mta) [8].

5 Afin de rendre compte du rapport social d’ethnicité dans lequel s’inscrit la Marche de 1983, nous reviendrons ici sur trois moments qui sont par ailleurs trois aspects du processus de racialisation tel qu’il se présente dans le contexte français. En présentant la politisation dont l’immigration a fait l’objet entre les années 1960 et 1980, nous mettrons d’abord en évidence la manière dont les Maghrébins ont été altérisés sur la base de critères ethniques. En revenant sur quelques-unes des affaires qui ont précédé les mobilisations de 1973 et de 1983, nous montrerons ensuite que cette forme d’altérisation participe à une division du monde social qui peut induire des violences prenant spécifiquement pour cible les membres du groupe racialisé. Enfin, en présentant la manière dont l’ethnicité a été mobilisée pour dénoncer les violences, mais aussi pour revendiquer davantage de droits socio-économiques et politiques, nous éclairerons la saillance de cette catégorie au sein des luttes sociales.

Apposer l’arabité comme stigmate

6 La Marche de 1983, et plus largement ce que l’on a coutume d’appeler le mouvement immigré, ont été conditionnés par un processus de racialisation des rapports sociaux, autrement dit par la production d’un rapport social de domination, lui-même fondé sur l’ethnicité. Proposer une définition de ce processus demande de clarifier dans un premier temps les termes « race », « ethnicité », « racialisation » et « ethnicisation ». Dans un second temps, il s’agira de revenir sur la politisation dont l’immigration a fait l’objet entre les années 1960 et 1980, pour mettre en évidence le premier aspect de ce processus : la manière dont les Maghrébins ont été altérisés sur la base d’une catégorisation ethnoraciale.

Le processus de racialisation

7 Les termes « race » et « ethnicité », tout comme les termes « racialisation » et « ethnicisation », présentent certaines divergences [9], mais ils relèvent d’une même finalité.

8 Le concept de « race », généralement associé à l’idée de donner un ancrage biologique aux différences identifiées chez un groupe, implique l’assignation d’une identité dans une perspective de domination. Il est associé à des mécanismes dévalorisants profondément dépendants d’un inéquitable ordonnancement des sociétés. L’ethnicité, quant à elle, concernerait plus exclusivement les différences culturelles et renverrait à l’ascendance des membres du groupe différencié. Associée à la notion de multiculturalisme, elle supposerait par ailleurs des relations plus favorables et serait le résultat d’une identité choisie et non assignée. Dans cette optique, la racialisation apparaît comme la « biologisation de certaines différences », alors que l’ethnicisation relèverait de la « construction d’une identité de groupe » [10]. Si l’on s’en tient à ces éléments, ces notions se distinguent par les différences qui sont mises en exergue et par la manière dont elles adviennent. Race et racialisation relèveraient d’une attribution exogène, alors qu’ethnicité et ethnicisation seraient une appropriation endogène.

9 Interroger le choix des concepts appropriés revient indirectement à poser la question de la portée heuristique des termes, mais aussi celle de l’impact public des sciences sociales.

10 Du point de vue de la compréhension des phénomènes, « la race du militantisme » et « la mobilisation de l’ethnicité » sont à notre sens deux expressions synonymes. Les nuances précitées n’enlèvent rien au fait que la race et l’ethnicité, tout comme la racialisation et l’ethnicisassions, relèvent, dans le cadre d’un rapport social de pouvoir, d’un seul et même mécanisme visant à identifier, classer et hiérarchiser les membres d’un groupe en s’appuyant sur des traits spécifiques, phénotypiques ou socioculturels.

11 Du point de vue de l’impact public des sciences sociales, la première formule résonne pourtant différemment. Le mot « race » choque car il est encore empreint de la charge dantesque qu’il porte dans sa version essentialiste, c’est un mot armé. Si l’on doit se placer dans cette optique, en considérant que les phénomènes doivent être expliqués afin d’être socialement utiles, alors nous préférerons le terme « ethnicité » à celui de « race », l’ethnicité étant ici entendue comme l’artéfact d’une construction sociale, comme l’outil d’un processus de racialisation.

12 Ce processus recouvre l’ensemble des opérations par lesquelles des stigmates tribaux [11] sont assignés, éventuellement réappropriés et invalidés afin de participer à un système de différenciation et de hiérarchisation des groupes sociaux [12].

13 Dans le cadre de ce procédé, les catégorisations ethnoraciales [13] qui incarnent la première de ces opérations sont inscrites dans de puissants rapports de domination historiquement situés tels que l’esclavagisme, la colonisation ou les migrations. Ces derniers ont vu l’émergence de marqueurs, le phénotype, la religion, la nationalité, l’origine, la langue ou encore la culture, qui se reformulent au gré des contextes et qui visent à identifier les membres du groupe altérisé. D’après Erving Goffman, ces marqueurs agissent comme des stigmates. Les individus ciblés sont différenciés et minorisés sur la base de traits sélectionnés et investis d’une valeur négative.

Construction et atavisme du “problème immigré”

14 En France, la repolitisation de l’immigration entre les années 1960 et 1980 a contribué à actualiser une catégorisation ethnoraciale. Patrick Weil a montré qu’à compter de 1945, la politique migratoire française, qui accordait implicitement la préférence aux migrations intra-européennes, a été contrariée par les dispositions de la loi du 20 septembre 1947 « portant statut organique de l’Algérie » et proclamant « l’égalité effective entre tous les citoyens français », puis par les accords d’Évian de 1962 qui permettent aux Algériens de circuler librement entre la France et l’Algérie [14]. À partir des accords d’Évian, un effort soutenu sera entrepris pour tenter d’aligner le statut des Algériens sur celui prévu par les ordonnances de 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers en France. Sylvain Laurens a par ailleurs mis en évidence le fait que l’immigration est à nouveau devenue un sujet central dans le contexte particulier qui émerge avec l’instauration de la v e République puis la fin des trente glorieuses et les conséquences de la décolonisation sur l’administration. Afin de favoriser une limitation des flux migratoires, l’immigration a alors été instituée en un problème social [15].

15 Ainsi, entre les années 1970 et 1973, la Direction de la réglementation envoie plusieurs notes au Premier ministre pour le tenir informé du « problème posé par l’immigration étrangère ». Ces notes posent indirectement la question de l’inassimilabilité de migrants ayant historiquement fait l’objet d’une catégorisation ethnoraciale.

16 Une note datant du 29 août 1973 présente la situation migratoire et dresse la liste des problèmes posés par « l’immigration du Maghreb et de l’Afrique noire » [16]. En 1973, les ressortissants étrangers présents en France sont au nombre de 3 700 000, soit 7 % de la population. Parmi les nationalités les plus représentées on relève les Algériens (760 000), les Portugais (695 000), les Espagnols (630 000), les Italiens (588 000), les Marocains (195 000) et, enfin, les Tunisiens (110 000). Alors que l’auteur établit une comparaison avec d’autres pays européens, il ajoute : « Il faut aussi observer que l’origine ethnique des immigrés est différente. Seule la France aurait une forte immigration du Maghreb et de l’Afrique Noire ; un problème sensiblement analogue se pose en Grande-Bretagne avec l’immigration indienne, pakistanaise et jamaïcaine ».

17 La liste des « difficultés rencontrées » renvoie au développement du biopouvoir décrit par Michel Foucault [17]. Les migrants en provenance du continent africain posent en effet problème, car ils sont considérés comme dangereux pour l’ordre et la santé publics. Ainsi, la délinquance est régulièrement signalée comme étant « un phénomène supérieur en milieu étranger que dans la population française ». Sur le plan sanitaire, « certaines colonies étrangères sont dans des situations critiques, surtout parmi les Africains et les Algériens où la tuberculose atteint des proportions assez inquiétantes ». Cette analyse complète les propos : « Les conditions plus que médiocres d’existence découragent la venue des immigrants d’un certain niveau et notre pays risque en contrepartie de drainer vers lui le sous-prolétariat le moins évolué et le plus déficient au point de vue sanitaire et le moins adaptable » [18].

18 Enfin, si l’on s’en tient à ces notes, les migrants en provenance d’Afrique posent problème car ils peuvent générer un climat de racisme. Ainsi, ils ne seraient pas les victimes du racisme, mais les responsables. Dans cette logique, il conviendrait de s’en tenir à la raison statistique pour résoudre la question : « Au cours de la dernière décennie, la nature de l’immigration a considérablement changé avec l’arrivée massive de Portugais souvent moins évolués et surtout de Nord-Africains puis d’Africains se groupant près des grands centres urbains et vivant sans contact avec leur voisinage. Il en est résulté une réserve et une inquiétude certaine [...]. Sans qu’une règle fixe puisse être établie, il apparaît cependant qu’à partir d’un certain pourcentage d’immigrés (environ 15 %), des difficultés surgissent inévitablement. Elles sont d’autant plus vives que la colonie étrangère est constituée d’originaires d’une même ethnie » [19].

19 Ces notes ont servi à démontrer la nécessité d’instaurer des mesures d’urgence visant à revenir à un strict contrôle de l’immigration. Au cours de cette démarche de politisation de l’immigration, on constate que les Maghrébins, les Africains a fortiori, mais aussi les Portugais ont été perçus selon des critères ethniques. Les corps, la précarité, les origines, les nationalités, les modes de vie agissent ici comme autant de stigmates tribaux par lesquels des migrants ont été identifiés et infériorisés.

20 Les stigmates ont ceci de particulier qu’ils peuvent être à la fois contagieux et héréditaires [20]. Ainsi, les descendants d’un groupe catégorisé sur la base d’un critère ethnique sont susceptibles de subir le même discrédit que les générations précédentes. Les termes « Nord-Africains », « immigrés », « jeunes issus de l’immigration » relèvent en substance d’une même catégorie au sein de laquelle se dessine incessamment la figure de l’« Arabe ».

La racialisation comme mobile des violences à l’encontre des Maghrébins

21 Les quelques mois qui précèdent les mobilisations de septembre 1973 et d’octobre 1983 ont été décrits comme des « étés meurtriers » [21]. Les acteurs impliqués dénoncent le fait que les personnes touchées ont été victimes de violence en raison de leur appartenance au groupe social que constituent alors « les Arabes ». Ces deux années font effectivement partie des périodes pour lesquelles nous recensons le plus grand nombre d’agressions et de crimes commis à l’encontre des Maghrébins [22]. En revenant sur quelques-unes de ces affaires, il s’agit ici de mettre en évidence le deuxième aspect du processus de racialisation : les actes de violences qu’il peut engendrer.

Les violences de 1973 et la grève générale contre le racisme

22 Sur les 335 affaires dénombrées dans les années 1970, près d’un tiers d’entre elles (105) ont eu lieu en 1973. Une succession de violences a notamment marqué la région marseillaise.

23 Cette série commence par un fait divers qui a lieu à Marseille en août 1973. Suite à une altercation avec le chauffeur d’un tramway au sujet de son titre de transport, un passager algérien est pris d’un accès de démence. Une fois que le bus reprend sa course, il poignarde et égorge le conducteur, puis blesse sept personnes sur la dizaine de passagers. Le lendemain, l’affaire fait la une des trois principaux quotidiens marseillais. Le Méridional publie notamment un éditorial qui sonne comme un appel à l’expédition punitive. L’épisode est commenté pendant plusieurs semaines par les camps opposés qui se forment.

24 Parallèlement, dans les pages de ces mêmes quotidiens, des paragraphes de quelques lignes signalent que des « Nord-Africains » ont été agressés ou que l’un d’entre eux a été retrouvé mort. Durant les quatre mois qui suivent, au cours desquels on recense 19 morts et 54 blessés, ce type de titres scandent des brèves dans la rubrique des faits divers : « Un cadavre découvert dans une carrière à l’Estaque » [23] ; « Un homme trouvé mortellement blessé près de l’autoroute Nord » [24]; « Dans une mare de sang sur la voie ferrée » [25] ; « Cette nuit à La Calade, un jeune Algérien abattu de trois balles de pistolet » [26] ; « Coup de feu à la cité nord-africaine de la Pioline, à Aix » [27], ou encore « Un noyé retiré du Vieux Port » [28]. On compte un mort par jour dans la semaine qui suit le meurtre du traminot. Cette série atteint son point culminant au mois de décembre 1973, alors que le consulat d’Algérie est la cible d’un attentat à la bombe qui fait quatre morts et 22 blessés.

25 Ces violences sont dénoncées par les membres du mta, qui tentent de mobiliser les travailleurs immigrés en mettant en place des commissions d’enquête populaires pour élucider les crimes, des groupes d’autodéfense, des stages nationaux, le journal La voix des travailleurs arabes, des manifestations et en appelant à des arrêts de travail. L’appel à la grève générale contre le racisme lancé le 3 septembre par les membres du mta de Marseille est relayé dans plusieurs villes de France et donne naissance à des comités locaux dans différentes villes : Montpellier, Bordeaux, Sochaux, Saint-Étienne, Grenoble, Lyon, Clermont-Ferrand, Mulhouse, Nancy, Strasbourg et Lille [29]. Localement, le mouvement du 3 septembre est suivi par « 60 % des 30 000 travailleurs nord-africains des Bouches-du-Rhône » [30].

26 Cela étant, les violences prenant pour cible des Maghrébins ne sont pas circonscrites à cet épisode. Sur les 105 affaires recensées au cours de l’année 1973, on dénombre 32 morts et 111 blessés. La plupart des affaires ont eu lieu dans la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur (50), en Île-de-France (18) et en Rhône-Alpes (14).

Les violences de 1983 et la Marche pour l’égalité et contre le racisme

27 Pour ce qui est des années 1980, 321 affaires prenant pour cible des Maghrébins ont été dénoncées par les militants ou rendues publiques par la presse. 67 affaires ont lieu en 1983. À nouveau, ces violences ont servi d’éléments déclencheurs à la mobilisation qu’incarne la Marche de 1983 : « On n’a pas marché pour la carte, on a marché pour les morts » [31], témoigne une marcheuse, propos qui rejoignent les motifs de la manifestation énoncés dans les tracts de l’année 1983. Dans l’appel à la Marche, les membres de sos Avenir Minguettes déclarent qu’ils appellent à marcher en raison des inégalités auxquelles ils sont confrontés et « parce que se multiplient les attentats, crimes, agressions racistes [...]. Abdelkader (17 ans), assassiné ; Abdennbi G. (19 ans), assassiné ; Nacer M. (18 ans), blessé et paralysé à vie ; Moussa M. (19 ans), assassiné ; Yazid G. (23 ans), assassiné ; Toumi D. (20 ans), blessé ; Toufik O. (9 ans) assassiné... » [32].

28 Parmi les 67 affaires recensées au cours de l’année 1983, on dé-nombre 31 morts et 70 blessés. À nouveau, la plupart des affaires ont eu lieu en Île-de-France (23), dans la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur (16) et en Rhône-Alpes (7).

29 En mars 1983, un attentat est commis à la cité de La Cayolle à Marseille le jour du deuxième tour des élections municipales qui voit la première percée électorale du Front national à Dreux. Deux frères de 5 et 12 ans sont touchés, l’un est grièvement blessé, le second décède. Toujours à Marseille, les locaux d’Air Algérie sont la cible d’un attentat. Au mois d’août, Selim G., 18 ans, est tué par balle lors d’une expédition punitive à Aix. L’affaire du Bordeaux-Vintimille a également été retentissante. Alors que les marcheurs poursuivent leur route, au mois de novembre 1983, un touriste algérien de 26 ans est frappé à mort et jeté d’un train en marche par quatre candidats à la Légion étrangère. Citons enfin l’affaire Taoufik O. et l’affaire Kamel L. à La Courneuve. Taoufik O., 9 ans, est mort d’une balle tirée par un voisin qui, d’après les motifs rapportés par la presse, ne supportait pas le bruit que faisait un groupe d’enfants en jouant avec des pétards. À Meudon, Kamel L., 17 ans, a été grièvement blessé par trois individus armés de serpes et de haches [33].

30 Les Maghrébins ont été identifiés et infériorisés en vertu de ce que nous nommons ici leur arabité. Plusieurs conséquences procèdent de cette attribution catégorielle. En créant des groupes, l’ethnicité participe à la stratification sociale, à l’établissement de frontières et à une inégale répartition des ressources socioéconomiques, politiques et symboliques. Les groupes sociaux émergents présentent ainsi des divergences d’intérêt et sont placés dans des situations conflictuelles. Dans ce cadre, les membres du groupe minorisé peuvent être confrontés à des actes de discrimination dans les démarches d’accès à l’emploi, au logement ou à la citoyenneté. Ils peuvent également faire l’objet d’agressions ou d’homicides. Par-delà le contexte dans lequel a lieu l’acte de tuer, qu’il soit spontané ou qu’il advienne suite à une confrontation, la racialisation des rapports sociaux est à même de créer un terrain propice à l’apparition d’une violence spécifique.

31 Cela étant, l’attribution catégorielle que constitue l’arabité a aussi provoqué des réactions. En construisant la catégorie de crimes racistes [34] pour dénoncer les violences dont des Maghrébins ont été les victimes, les militants des années 1970 et les marcheurs des années 1980 ont précisément été amenés à s’autoethniciser, à se définir en tant qu’« Arabes ».

Dénoncer une condition de racialisé : réappropriation et mobilisation du stigmate

32 Cette réappropriation de l’ethnicité met précisément en scène la race du militantisme, autrement dit, la saillance de cette catégorie au sein des luttes sociales. Elle révèle le troisième aspect du processus d’ethnoracialisation, l’opération par laquelle les membres du groupe altérisé se saisissent des stigmates afin de dénoncer une condition de racialisé. Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart ont développé l’idée selon laquelle « l’ethnicité est un mode d’identification parmi d’autres possibles ; elle ne renvoie pas à une essence qu’on possède, mais à un ensemble de ressources disponibles pour l’action sociale » [35]. Tout comme pourrait l’être la classe, le genre, l’âge ou encore la religion, l’ethnicité est donc le résultat d’une sélection et d’une valorisation. Il s’agit ici de mettre en évidence la manière dont l’ethnicité a été mobilisée dans les années 1970, puis au début des années 1980.

Être ouvriers et arabes dans les années 1970

33 Dans les années 1970, la saillance de l’ethnicité apparaît à travers les actions du mta et de la Gauche arabe, mais aussi à travers la volonté d’autonomie annoncée. Elle émerge dans le cadre d’une lutte visant à dénoncer les inégalités ethnoraciales et à revendiquer une meilleure distribution des ressources.

34 À travers l’étude des archives, on note qu’il s’agit de défendre les travailleurs migrants contre « les mesures discriminatoires et arbitraires », mais aussi d’affirmer l’arabité du mouvement, l’accent étant porté sur le fait de donner « un caractère, une personnalité, un visage arabe aux luttes menées localement par les travailleurs immigrés » [36].

35 Dans un document de travail interne qui revient sur le développement des luttes, les militants font le bilan des actions menées pour l’augmentation des salaires, l’obtention de la carte de travail, amélioration des conditions de travail, de logement et contre le racisme. Ils constatent que la stabilisation des comités locaux du mta n’a été possible que dans quelques régions, « autour d’Aix-en-Provence, Marseille, Paris et dans une moindre mesure à Toulouse », et seulement en des endroits où s’est créé « un cadre autonome de réflexion propre aux travailleurs arabes : la Gauche arabe » [37].

36 Ce cadre est constitué d’un noyau de militants dont la tâche est d’édifier le mta et d’assurer la continuité et le développement des luttes. « C’est donc un rôle de direction et d’orientation que joue la Gauche arabe ». Sa principale fonction réside dans sa capacité à « convertir l’objet des luttes en une forme nouvelle », en adéquation avec l’évolution de la situation. Ainsi, les têtes pensantes de la Gauche arabe estiment avoir été en mesure de passer de la lutte contre les circulaires Marcellin-Fontanet [38] à la lutte contre la campagne raciste et déclarent avoir sciemment importé la grève générale de 1973 de Marseille à Paris « alors qu’il n’y avait pas d’incidents de ce type dans la capitale à ce moment ». Ils décident de la cristallisation ou de la transformation des luttes et se chargent de « nouer des alliances stratégiques avec les mouvements de masse démocratiques en France (intellectuels, jeunes, chômeurs) ».

37 Un second constat est posé par les militants : ils observent et précisent qu’à travers les luttes menées « une conscience nationale arabe (qui est aussi une conscience ouvrière) s’est formée chez les travailleurs arabes de France ». L’ethnicité s’additionne ici à la classe en tant que catégorie usuelle de la différenciation sociale. Cette formation d’une conscience arabe a été portée par les mobilisations menées qui visaient explicitement à constituer un mouvement autonome. Durant les années 1970, le mta a cherché à imposer des revendications spécifiques au sein des revendications portées par les syndicats, mais également en dehors. Ces derniers insistaient par là sur le fait qu’à la condition d’ouvrier dont ils dépendaient s’ajoutait une condition de racialisé.

Être jeunes et arabes dans les années 1980

38 Dans les années 1980, l’ethnicité est à nouveau investie pour servir de base aux revendications. L’arabité est également réappropriée bien que d’autres expressions se substituent au terme « arabe ». Quant à la question de l’autonomie, elle semble transparaître à travers l’asyndicalisme, l’apolitisme et les défiances à l’encontre d’éventuelles récupérations.

39 En 1984, les membres du Collectif Jeunes de Paris et de la région parisienne dressent un bilan de la Marche de 1983 dans lequel ils réaffirment en ces termes leur identité : « Nous, jeunes issus de l’immigration, revendiquons le droit à l’intégrité physique, morale, politique et sociale » [39]. Les témoignages des acteurs de l’époque apportent des précisions sur les modes d’identification. Un militant marseillais indique que lui et le groupe de marcheurs auquel il appartenait s’autodésignaient comme « des jeunes issus de l’immigration », mais aussi comme « des Arabes » [40]. Une marcheuse indique, quant à elle, avoir eu conscience du fait que les discriminations et les violences étaient dirigées contre eux parce qu’ils étaient « arabes », et en tant que tels « des victimes potentielles » [41]. Il semble que l’expression « jeune issu de l’immigration », tout comme le terme « Beur », aient remplacé la catégorie « travailleurs arabes ». Ces substitutions ont alors permis une inversion du stigmate que constitue l’arabité, mais aussi le fait de se présenter comme un « Arabe ». On note également que la consubstantialité [42] entre les catégories ethniques et générationnelles prend ici le dessus sur les identités multiplicatives que constituaient l’ethnicité et la classe durant la période précédente.

40 Cette ethnicité, qui apparaît sous des termes différents, a également servi à rendre publiques les violences spécifiques, mais aussi les aspérités socioéconomiques. Les membres de sos Avenir Minguettes dénoncent l’inégal accès aux biens et aux services publics, la précarisation de la situation administrative des migrants et de leurs enfants, les discriminations à l’embauche, les difficultés d’accès au logement, à la scolarité ou encore à la formation professionnelle et, enfin, « l’inégalité devant la police, la justice et la loi » [43]. Ils mettent ainsi en opposition la mise en surveillance dont ils font l’objet et le fait qu’eux-mêmes n’entrent pas dans la catégorie des justiciables [44].

41 Un dernier parallèle peut-être établi avec les contours qu’a prise l’ethnicité dans les années 1970. La Marche, les grèves de la faim et les émeutes [45] qui ont marqué le début des années 1980 ont pu être présentées comme différentes formes d’autonomie. L’enquête dirigée par François Dubet offre des témoignages situés qui permettent d’éclairer ce point. Lors d’une rencontre avec les enquêtés qui a lieu suite à la Marche de 1983, les sociologues posent la question de l’autonomie du mouvement. Une frange des jeunes présents considère « qu’il faut d’abord se constituer en force autonome capable de faire reconnaître une identité ». F. Dubet précise que cette volonté est dictée par la conviction que les alliances avec les syndicats ou les partis politiques est impossible, ces derniers étant considérés comme des ennemis œuvrant en réalité pour des intérêts particuliers [46]. Dans la même optique, dans un communiqué de presse rédigé en novembre 1983 par le Comité de soutien et d’accueil à la Marche pour l’egalité, à Paris, l’auteur du texte introduit son propos en rappelant qu’« à la suite d’un combat de 29 jours [...] les grévistes de la faim lyonnais dessinèrent les contours d’un combat de plus longue haleine, celui qui pourrait conduire la jeunesse immigrée elle-même à travers sa propre organisation et selon ses formes d’expression spécifiques ». Et d’ajouter : « On pourrait considérer les rodéos en voiture dans les banlieues du mal-vivre comme un moyen d’expression, mais le message ne semble pas avoir été reçu par l’opinion et les médias dans sa dimension sociologique » [47].

42 Cette saillance de l’ethnicité dans les mobilisations des années 1970 et 1980 met donc en scène un effet latent du processus de racialisation. Elle indique que les catégorisations ethnoraciales peuvent être maintenues par les membres du groupe racialisé. Le stigmate est réapproprié et chargé d’une valeur positive. Les théories de l’ethnicité mobilisationniste [48] ont mis en évidence qu’il devient alors un élément fédérateur, favorisant la solidarité autour d’intérêts communs. Lors des luttes du mta ou de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, l’ethnicité apparaît bien comme une identité choisie, politisée et mobilisée pour servir de base aux revendications.

Conclusion

43 Appréhender l’action collective que constitue la Marche pour l’égalité et contre le racisme sous l’angle de l’ethnicité présente plusieurs intérêts. Cette approche oblige à quitter la notion médiatico-politique de racisme pour aller vers des concepts opératoires permettant de mettre en évidence l’ethnicité en tant qu’outil d’organisation sociale, mais aussi en tant que mode d’identification et ressource mobilisable. Elle permet de saisir les différentes facettes du processus de racialisation tel qu’il se présente dans le contexte français.

44 Entre les années 1960 et 1980, la première opération de ce processus a consisté à réactualiser une catégorisation ethnoraciale, à apposer l’arabité comme stigmate aux membres d’un groupe identifié sur la base de critères ethniques. En participant à la stratification sociale, ce stigmate a pu dans un deuxième temps induire des violences spécifiques ou désinhiber un passage à l’acte, en raison de l’appartenance réelle ou supposée des victimes au groupe social que constituaient alors les Arabes. Enfin, dans un troisième mouvement, le stigmate a pu être réapproprié et mobilisé par les migrants maghrébins, puis par les générations suivantes pour servir de base à une lutte sociale.

45 La race du militantisme est donc le produit de ce processus, elle dépend du rapport de pouvoir fondé sur l’ethnicité dans lequel elle s’inscrit. Un point reste néanmoins en suspens. Lorsque ces trois aspects sont advenus, la race comme outil des clivages sociaux a-t-elle pour autant été épuisée ? Poursuivre la réflexion exigerait que l’on s’interroge sur le dernier aspect du processus de racialisation. Celui-ci met en scène le mécanisme par lequel les stigmates apposés, mais aussi les luttes qu’ils engendrent, peuvent être invalidés.

Notes

  • [1]
    Doctorante en sociologie, Université d’Aix-Marseille, cnrs, Laboratoire méditerranéen de socio-logie (lames), umr 7305, Aix-en-Provence - Financement de la Région paca.
    L’auteure prépare actuellement une thèse intitulée Crimes racistes et racialisation. Processus de différenciation et d’universalisation des groupes ethniquement minorisés dans la France contemporaine, 1971-2003. Ce travail repose sur une enquête par entretiens menée auprès de militants associatifs issus de l’immigration maghrébine ainsi que sur un corpus d’archives provenant de la presse, d’associations, de la Préfecture de police des Bouches-du-Rhône, du ministère de l’Intérieur, du ministère de la Justice et du Parlement.
  • [2]
    Cf. DUBET, François, La galère : jeunes en survie, Paris : Éd. Fayard, 1987, 503 p.
  • [3]
    Cf. BOUBEKER, Ahmed ; HAJJAT, Abdellali (sous la direction de), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France 1920-2008, Paris : Éd. Amsterdam, 2008, 317 p.
  • [4]
    Cf. MUCCHIELLI Laurent, “Les émeutes urbaines dans la France contemporaine”, in : CRETTIEZ, Xavier ; MUCCHIELLI Laurent (sous la direction de), Les violences politiques en Europe, Paris : Éd. La Découverte, 2010, pp. 141-176.
  • [5]
    LIAUZU, Claude, “Jalons pour une histoire des sciences sociales face au racisme ”, Cahiers de la Méditerranée, n° 61, décembre 2000-juin 2001, pp. 11-24 (voir p. 13).
  • [6]
    Nous tenons ici pour acquis que l’innéisme associé à la notion a été invalidé. Le terme “race” est ici employé dans une perspective constructiviste. Il est donc retranscrit, comme ses corollaires, la classe et le genre, sans guillemets.
  • [7]
    Cf. FILLIEULE, Olivier ; ROUX, Patricia (sous la direction de), Le sexe du militantisme, Paris : Presses de Sciences Po, 2009, 368 p. Bien que le titre de cette contribution fasse écho à cet ouvrage, la finalité est différente. Il ne s’agit pas ici d’étudier la manière dont les inégalités de race imprègnent le militantisme, mais de rendre compte de la mobilisation des catégories ethnoraciales dans les mouvements militants.
  • [8]
    Cf. HAJJAT, Abdellali, “L’expérience politique du Mouvement des travailleurs arabes”, Contretemps, n° 16, mai-septembre 2006, pp. 76-85.
  • [9]
    Pour une distinction plus précise entre ces termes, voir CORNELL, Stephen ; HARTMANN, Douglas, “Conceptual confusions and divides : race, ethnicity and the study of immigration”, in : FONER, Nancy ; FREDRICKSON, George. M. (Eds.), Not just Black and White : historical and contemporary perspectives on immigration, race, and ethnicity in the United States, New York : Rusell Sage Foundation, 2004, 390 p. (voir pp. 23-41).
  • [10]
    SAFI, Mirna, Les inégalités ethno-raciales, Paris : Éd. La Découverte, 2013, 125 p. (voir p. 9).
  • [11]
    Concernant les éléments avancés sur la notion de stigmate, voir les travaux d’Erving Goffman. Ce dernier a notamment identifié la race, la nationalité et la religion comme étant des stigmates tribaux. GOFFMAN, Erving, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris : Éditions de Minuit, 1975, 176 p.
  • [12]
    L’accent est ici mis sur l’ethnicité ; cela étant, différents critères, qui peuvent par ailleurs agir simultanément, participent à cette division du monde social. Parmi eux, on relève le genre, la classe, l’âge ou encore les orientations sexuelles.
  • [13]
    Le terme “ethnoracial” est notamment employé par Mirna Safi. L’auteure précise que cette formule est employée de manière croissante dans la littérature anglo-saxonne. Voir SAFI, Mirna, Les inégalités ethno-raciales, op. cit.
  • [14]
    Cf. WEIL, Patrick, La France et ses étrangers : l’aventure d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, Paris : Éd. Gallimard, 2005, 579 p.
  • [15]
    Cf. LAURENS, Sylvain, Une politisation feutrée : les hauts fonctionnaires et l’immigration en France (1962-1981), Paris : Éd. Belin, 2009, 348 p.
  • [16]
    Note de la Direction de la réglementation, ministère de l’Intérieur (Raymond Marcellin), adressée au Premier ministre, Pierre Messmer, Paris, le 29 août 1973. Archives nationales, Bureau des étrangers relevant des régimes spéciaux, Direction des libertés publiques et des affaires juridiques, ministère de l’Intérieur, 19960134/6.
  • [17]
    FOUCAULT, Michel, 1975-1976 : il faut défendre la société, Paris : Éd. Gallimard, 1997, 283 p.
  • [18]
    Note de la Direction de la réglementation, ministère de l’Intérieur (Raymond Marcellin), adressée au Premier ministre (Pierre Messmer), Paris, le 20 avril 1970. Archives nationales, Bureau des étrangers relevant des régimes spéciaux, Direction des libertés publiques et des affaires juridiques, ministère de l’Intérieur, 19960134/6.
  • [19]
    Ibidem.
  • [20]
    Cf. GOFFMAN, Erving, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, op. cit.
  • [21]
    Tract Manifeste du Collectif Jeune, 1984. Association Génériques, Délégation à la politique de la ville et à l’intégration, Fonds Bouziri.
  • [22]
    Il n’existe pas de sources officielles sur la question. Ce recensement a donc été entrepris afin de donner, dans la mesure du possible, un ordre de grandeur du nombre d’affaires dé-noncées entre les années 1970 et 1997. Il a été effectué à partir de différents fonds d’archives susceptibles d’alimenter une telle base de données. Les affaires dénoncées par les militants ou rendues publiques par voie de presse ont été relevées dans les archives associatives — Génériques, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (mrap) — et dans la presse, marseillaise et nationale. Ces éléments ont été complétés par les affaires répertoriées et discutées au sein de la Préfecture de police des Bouches-du-Rhône et du ministère de l’Intérieur. Trois années se distinguent : les années 1973, 1983 et 1971, cette dernière comptant 69 affaires.
  • [23]
    Le Méridional du 26-8-1973.
  • [24]
    La Marseillaise du 28-8-1973.
  • [25]
    Le Provençal du 30-8-1973.
  • [26]
    Le Provençal du 29-8-1973.
  • [27]
    Le Provençal du 9-9-1973.
  • [28]
    Le Provençal du 21-9-1973.
  • [29]
    Un stage national des travailleurs arabes, Document de travail, 1974. Association Génériques, Fonds Bouziri, Mouvement des travailleurs arabes 1973-1977.
  • [30]
    Sur ce point les chiffres varient : selon Témoignage Chrétien, près de 30 000 ouvriers de la région marseillaise se sont mis grève ; selon L’Aurore, ils étaient 18 000. Voir HAJJAT, Abdellali, “Le MTA et la ‘grève générale’ contre le racisme de 1973”, Plein Droit, n° 67, décembre 2005, pp. 36-39.
  • [31]
    Entretien avec H. T., militante associative, réalisé à Marseille le 25 novembre 2014.
  • [32]
    Tract Première Marche pour l’égalité des Droits et contre le Racisme, 1983. Association Génériques, Délégation à la politique de la ville et à l’intégration, Fonds Bouziri.
  • [33]
    Association Génériques, Fond Bonneau, articles de presse de l’année 1983.
  • [34]
    En France, dans les années 1970, 1980 et 1990, le crime raciste n’existe pas d’un point de vue juridique. La loi reconnaissant le mobile raciste est votée en 2003.
  • [35]
    POUTIGNAT, Philippe ; STREIFF-FÉNART, Jocelyne, Théories de l’ethnicité, Paris : Presses universitaires de France, 1995, 272 p. (voir p. 182).
  • [36]
    Ils doivent se dissoudre dans les masses, pourquoi ?, Document de travail, 1972. Association Génériques, Fonds Bouziri, Comités Palestine 1969-1973.
  • [37]
    La Gauche Arabe, sa formation historique, son rôle, Document de travail, 1973. Association Génériques, Fonds Bouziri, Mouvement des travailleurs arabes, 1973-1977.
  • [38]
    Publiées en 1972, ces circulaires visent à contrôler et à limiter les flux migratoires en mettant un terme aux procédures de régularisation a posteriori.
  • [39]
    Tract Manifeste du Collectif Jeunes, 1984. Association Génériques, Délégation à la politique de la ville et à l’intégration, Fonds Bouziri.
  • [40]
    Entretien avec S. B., militant associatif, réalisé à Marseille le 19 février 2015.
  • [41]
    Entretien avec Y. B., militante associative, réalisé à Marseille le 29 mai 2013.
  • [42]
    Ce concept, développé par Danièle Kergoat, met en évidence la manière dont les rapports sociaux s’engendrent mutuellement. Voir KERGOAT, Danièle, Se battre, disent-elles..., Paris : Éd. La Dispute, 2012, 353 p.
  • [43]
    Tract Manifeste de soutien à la Marche Marseille-Paris, 1983. Association Génériques, Délé-gation à la politique de la ville et à l’intégration, Fonds Bouziri.
  • [44]
    Durant ces années, par-delà les crimes racistes, c’est l’impunité dont jouiraient les auteurs des faits qui est désignée.
  • [45]
    Pour dénoncer les expulsions d’enfants d’Algériens nés en France et accusés d’infractions, le pasteur protestant Jean Costil, le prêtre catholique Christian Delorme et Hamid Boukhrouma, lui-même en sursis d’expulsion, entament une grève de la faim illimitée le 2 avril 1981 à Lyon. Des émeutes ont par ailleurs lieu à Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise, en 1981, puis en 1983.
  • [46]
    DUBET, François, La galère : jeunes en survie, op. cit., p. 457.
  • [47]
    Communiqué de presse, Comité de soutien et d’accueil à la Marche pour l’égalité, Paris, 1983. Association Génériques, Délégation à la politique de la ville et à l’intégration, Fonds Bouziri.
  • [48]
    Pour une présentation de ces théories voir VERMEERSCH, Peter, “Theories of ethnic mobilization : overview and recent trends”, in : BROWN, Graham ; LANGER, Armin (Eds.), The Elgar companion to civil war and fragiles states, Cheltenham : Edward Elgar Publishing, 2012, 586 p.
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