Notes
-
[1]
Maître-assistant en histoire contemporaine occidentale, Université de Tunis.
-
[2]
Cf. SCHOR, Ralph, “L’arrivée des Juifs dans les Alpes-Maritimes (1938-1940)”, in : DUROSELLE, Jean-Baptiste ; SERRA, Enrico (a cura di), Italia, Francia e Mediterraneo, Milano : Franco Angeli Editore - Istituto per gli Studi di Politica Internazionale, 1990, pp. 96-111 ; VEZIANO, Paolo, Ombre di confine : l’emigrazione clandestina degli ebrei stranieri dalla Riviera dei fiori verso la Costa Azzura (1938-1940), Pinerolo : Alzani Editore, 2001, 355 p. ; VOIGT, Klaus, “‘Les naufragés’ : l’arrivée dans les Alpes-Maritimes des réfugiés allemands et autrichiens d’Italie (septembre 1938-mai 1940)”, in : GRANDJONC, Jacques ; GRUNOTNER, Thérèse (sous la direction de), Zones d’ombre, 1933-1944, Aix-en-Provence : Éd. Aliéna et Erca, 1990, pp. 93-112 ; BEN KHALIFA, Riadh, “L’Italie fasciste et l’émigration clandestine des réfugiés juifs en France (1939-1940)”, Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 27, n° 3, 2011, pp. 165-176.
-
[3]
Le Monde du 26-4-2011.
-
[4]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 1 : rapport du commissaire principal, chef de la circonscription départementale de la paf au préfet des Alpes-Maritimes, 10 janvier 1970.
-
[5]
Cf. PAVLOWITCH, Stevan K., Tito : Yugoslavia’s great dictator : a reassessment, Columbus : Ohio State University Press, 1992, 119 p.
-
[6]
Cf. SCHOR, Ralph ; MOURLANE, Stéphane ; GASTAUT, Yvan, Nice cosmopolite, 1860-2010, Paris : Éd. Autrement, 2010, 224 p. (voir p. 120).
-
[7]
Cf. RINAURO, Sandro, Il cammino della speranza : l’emigrazione clandestina degli italiani nel secondo dopoguerra, Torino : Einaudi Editore, 2009, 435 p.
-
[8]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131W3 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au commandant de gendarmerie du 5 mai 1952.
-
[9]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131W3 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur du 27 janvier 1955.
-
[10]
Ibidem.
-
[11]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159W 31 : rapport sur les clandestins yougoslaves, 10 juin 1958.
-
[12]
. Ibidem.
-
[13]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131W 3 : rapport du commissaire principal au préfet des Alpes-Maritimes, 10 janvier 1972 ; rapport du commissaire principal au préfet des Alpes-Maritimes, 10 janvier 1970 ; rapport du commissaire principal au chef du secteur frontière des Alpes-Maritimes, 18 janvier 1968 ; rapport du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur, 22 janvier 1960.
-
[14]
Nice Matin du 27-2-1959.
-
[15]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport du commissaire principal au préfet des Alpes-Maritimes, 9 février 1966.
-
[16]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport du commissaire principal au préfet des Alpes-Maritimes, 10 janvier 1972.
-
[17]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 295 : procès-verbal du 2 novembre 1954.
-
[18]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : rapport du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur, 12 février 1959.
-
[19]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 432 : procès verbal du 1er octobre 1962.
-
[20]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 297 : procès verbal du 14 décembre 1954.
-
[21]
Nice Matin du 27-2-1959.
-
[22]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 297 : procès verbal du 5 janvier 1957.
-
[23]
Nice Matin du 28-2-1959.
-
[24]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 297 : procès verbal du 8 janvier 1957.
-
[25]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au commandant de gendarmerie du 5 mai 1952.
-
[26]
Nice Matin du 28-2-1959.
-
[27]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport du commissaire principal au directeur des Renseignements généraux, 9 février 1966.
-
[28]
Nice Matin du 27-2-1959.
-
[29]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 342 W 4 : rapports du comité départemental de la surveillance de la frontière.
-
[30]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : rapport du commissaire divisionnaire de Menton au préfet, 25 avril 1959.
-
[31]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 307W12 : procès-verbal du 9 août 1954.
-
[32]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 297 : procès-verbal du 14 janvier 1957.
-
[33]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 295 : procès-verbal du 8 novembre 1954.
-
[34]
Ibidem.
-
[35]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 607 : procès-verbal du 23 novembre 1966.
-
[36]
Nice Matin du 28-8-1965.
-
[37]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport du commissaire principal au directeur des Renseignements généraux, 9 février 1966.
-
[38]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : procès-verbal du 10 juin 1966.
-
[39]
Ibidem.
-
[40]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 558 W 217 : procès-verbal du 14 juin 1966.
-
[41]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur du 12 février 1959.
-
[42]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : instructions pour l’Italie sur le passage de la frontière franco-italienne.
-
[43]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : note sur les clandestins yougoslaves, 10 juin 1958.
-
[44]
Ibidem.
-
[45]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 536 : procès-verbal du 12 novembre 1964.
-
[46]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 558 : procès-verbal du 20 décembre 1965.
-
[47]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 432 : procès-verbal du 1er octobre 1962.
-
[48]
Nice Matin du 20-10-1970.
-
[49]
Nice Matin du 19-9-1964.
-
[50]
Nice Matin du 29-9-1962.
-
[51]
. Nice Matin du 20-10-1970.
-
[52]
Alpiniste, guide de montagne, journaliste et photographe italien (22 juin 1930 - 13 septembre 2011).
-
[53]
Le Patriote du 18-8-1964.
-
[54]
Cf. BEN KHALIFA, Riadh, “L’Italie fasciste et l’émigration clandestine des réfugiés juifs en France (1939-1940)”, art. cité.
-
[55]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 432 : procès-verbal du 1er octobre 1962.
-
[56]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 295 : procès-verbal du 8 novembre 1954.
-
[57]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport de l’officier de police principal au commissaire principal, 23 novembre 1966.
-
[58]
Nice-Matin du 4-3-1959.
-
[59]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : note sur les clandestins yougoslaves, 10 juin 1958.
-
[60]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : physionomie de l’immigration clandestine yougoslave, s. d. [fin 1958].
-
[61]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur du 29 novembre 1962.
-
[62]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport de l’officier de police principal au commissaire principal du secteur frontière des Alpes-Maritimes, 10 juin 1966.
-
[63]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport de l’officier de police principal au commissaire principal du secteur frontière des Alpes-Maritimes, 23 novembre 1966.
-
[64]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport du commissaire principal au directeur des Renseignements généraux, 9 février 1966.
-
[65]
. Ibidem.
-
[66]
Nice Matin du 10/11-11-1962.
-
[67]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur du 18 décembre 1962.
-
[68]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : lettre du ministre de l’Intérieur au commandant de gendarmerie du 12 novembre 1954.
-
[69]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : circulaire du ministre de l’Intérieur du 22 avril 1959.
-
[70]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur du 12 février 1959.
-
[71]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : note sur les clandestins yougoslaves, 10 juin 1956.
-
[72]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : circulaire du ministre de l’Intérieur du 22 avril 1959.
-
[73]
Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers ; groupe d’information et de soutien des immigrés, L’Europe vacille sous le fantasme de l’invasion tunisienne : vers une remise en cause du principe de libre circulation dans l’espace “Schengen” ? Paris : ANAFÉ – GISTI, Expressions II, juin 2011, 64 p., http://www.gisti.org/IMG/pdf/hc_2011-06-17_rapport_vintimille_anafe-gisti.pdf
1 La frontière franco-italienne est un baromètre des crises politiques, économiques et sociales en Europe et en Méditerranée puisque les moments de tension dans ces espaces s’accompagnent généralement de flux migratoires vers la France, en particulier via la frontière du département des Alpes-Maritimes. En ce qui concerne les deux derniers siècles, sur le plan local, le lien entre crise et immigration a été principalement étudié pour la période de l’entre-deux-guerres [2].
2 L’arrivée récente des Tunisiens et des réfugiés de Libye suscite également un intérêt particulier pour les chercheurs, car ce phénomène, préoccupant pour l’opinion publique européenne, met à l’épreuve la gestion communautaire de l’immigration [3]. Parmi les vagues de migrants irréguliers les plus importantes et les moins étudiées entre ces deux périodes, celle en provenance des Balkans retient particulièrement notre attention. L’analyse de l’arrivée irrégulière des Yougoslaves dans les Alpes-Maritimes permet d’observer le fonctionnement de trois variables dépendantes : l’application de la législation sur la police des étrangers ; la politique du voisin transalpin vis-à-vis des migrants et la situation politique, économique et sociale dans les foyers de départ.
3 Jusqu’au printemps 1969 [4], les Yougoslaves étaient soumis à l’obligation de visa consulaire pour entrer en France. Or l’affermissement de la dictature titiste [5] et les difficultés économiques poussent nombre d’entre eux à quitter leur pays. Aussi, entre 1950 et 1970, le pourcentage de migrants irréguliers d’origine balkanique est-il estimé à 75 % des entrées irrégulières dans le département des Alpes-Maritimes [6].
4 La frontière traversée se présente à la fois comme un espace géographique qui délimite un territoire et comme une barrière juridique puisque l’entrée irrégulière est, au demeurant, un délit. Dans cette recherche, nous étudierons d’abord l’évolution de l’immigration irrégulière yougoslave grâce à l’analyse des données statistiques recueillies dans les archives. Ensuite, nous exposerons les mécanismes du franchissement clandestin de la frontière du département des Alpes-Maritimes avec l’Italie. Enfin, nous mettrons l’accent sur les difficultés de l’application des mesures restrictives par la France à un moment où l’Italie témoigne d’un manque de rigueur, voire de complicité avec les migrants yougoslaves, et refuse de les réadmettre automatiquement en cas d’expulsion ou de refoulement.
Aperçu général de l’immigration irrégulière yougoslave
5 Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au début des années 1950 une assez importante circulation de migrants irréguliers, pour la plupart Italiens, a existé entre l’Italie et la France en raison des conditions économiques extrêmement défavorables qui régnaient dans la Péninsule [7], l’immigration yougoslave pendant cette période étant très rare. Le premier rapport mentionnant l’accroissement de l’immigration balkanique dans les Alpes-Maritimes remonte au 5 mai 1952. Le préfet écrit alors au commandant de gendarmerie : « Il m’a été donné de constater, depuis quelque temps déjà, une certaine recrudescence d’immigrants clandestins originaires des pays d’Europe centrale ou balkanique qui prétendent chercher refuge dans notre pays en se réclamant du droit d’asile » [8]. Effectivement, les entrées irrégulières de migrants en provenance des Balkans dans le département se sont succédé à un rythme quasi régulier pratiquement depuis l’été 1949 [9].
6 Il est très difficile de brosser un tableau précis de la fréquence des entrées irrégulières de migrants yougoslaves dans les Alpes-Maritimes, car de nombreuses personnes réussissent leur traversée sans être inquiétées par les services de surveillance de la frontière. De plus, ce département est souvent considéré par les migrants irréguliers plus comme un lieu de transit qu’un lieu d’installation. En outre, les lacunes documentaires ne nous permettent pas d’établir des séries continues. Les archives de la préfecture des Alpes-Maritimes offrent toutefois des indicateurs précieux sur l’évolution de ce phénomène. Selon un rapport du préfet des Alpes-Maritimes, entre 1949 et 1955, le nombre de Yougoslaves interceptés pour motif d’immigration irrégulière est de 200 personnes [10]. En 1956, le nombre de migrants irréguliers en provenance des Balkans arrêtés reste relativement bas, soit 85. L’année suivante, le chiffre grimpe d’une façon spectaculaire pour atteindre 1 769 [11]. Pour l’année 1958, nous ne disposons de données que sur les cinq premiers mois, soit 1 024 personnes [12]. En revanche, le croisement des sources [13] nous permet d’établir une série continue pour les années 1959 et 1970.
7 Le point culminant de l’immigration clandestine yougoslave se situe en 1964. À partir de cette année-là les chiffres ont régulièrement baissé pour atteindre 26 personnes en 1971. 70 % des immigrés irréguliers d’origine balkanique ont franchi la frontière du département entre 1962 et 1966. Le rythme des entrées irrégulières durant ce laps de temps rappelle l’intensité des entrées durant les années 1957 et 1958. Puisqu’une réserve de migrants yougoslaves se trouve en Italie, notamment dans la région de Trieste [14], le principal facteur de variation des interceptions est surtout lié à la politique italienne de contrôle des migrants. Citons cet extrait d’un rapport daté du 9 novembre 1966 où la baisse de 37 % des interceptions observée entre 1965 et 1966 est expliquée ainsi : « L’année écoulée (période de pointe estivale exceptée), l’Italie a renforcé les contrôles de police dans la région frontière, notamment aux abords du village de Grimaldi et dans certains moyens de transport » [15].
Graphique 1 : Interception des migrants irréguliers yougoslaves dans les Alpes-Maritimes, 1959-1971
Graphique 1 : Interception des migrants irréguliers yougoslaves dans les Alpes-Maritimes, 1959-1971
8 La chute spectaculaire des interceptions à partir de 1969 est également liée à d’autres facteurs : d’une part, la situation économique en France ne permet plus aux Yougoslaves de trouver à s’employer de façon avantageuse ; d’autre part, depuis le 10 mars 1969, les Yougoslaves peuvent entrer légalement en France s’ils ont un passeport en cours de validité, le visa consulaire n’étant plus exigé. Enfin, l’ouverture d’un bureau de l’Office national d’immigration en Yougoslavie facilite l’immigration légale [16].
9 Les Yougoslaves traversent la frontière aussi bien pour des raisons politiques qu’économiques. Il est très difficile de procéder à une approche quantitative pour étudier cette question, parce que les motifs de la migration sont souvent complexes. Pero Miki répond ainsi au policier qui l’a arrêté le 2 novembre 1954 : « J’ai quitté ma patrie pour échapper à la rigueur du régime qui y sévit actuellement. Je désire me fixer en France pour y chercher du travail » [17]. Par ailleurs, on conseille aux migrants de mettre en avant la situation politique de leur pays et de demander l’asile afin d’éviter un refoulement immédiat ou une expulsion, une pratique dénoncée dans les rapports de police. Aussi le préfet des Alpes-Maritimes écrit-il au ministre de l’Intérieur : « Je crois de mon devoir d’appeler une fois encore votre attention sur la présence, parmi ces prétendus réfugiés politiques, d’éléments tout à fait indésirables dont le cas ne relève pas de la compétence de l’Office de protection des réfugiés et apatrides mais de la police et des tribunaux » [18].
10 Il faut dire toutefois que certains migrants irréguliers ne cachent pas leurs véritables intentions. C’est pour cette raison d’ailleurs que nous trouvons leurs traces dans les archives pénales pour inculpation d’entrée clandestine en France. Dragomir Jevedic répond au gendarme qui l’interrogeait : « J’exerce la profession de peintre, et ne trouvant pas à m’employer dans mon pays, je suis venu en France dans le but de me faire une situation » [19]. Quant à Soif Nehic, il justifie son entrée irrégulière en France ainsi : « J’ai décidé de franchir clandestinement la frontière par la montagne dans la région de Menton (A.-M.) [Alpes-Maritimes] avec l’espoir de trouver du travail » [20].
11 La situation humanitaire très difficile dans les camps italiens pousse des Yougoslaves à tenter l’aventure d’une entrée clandestine en France : « Inutile de songer à se fixer sur place en Italie. Sur cette terre latine d’émigration économique, on estime avoir fait largement son devoir en assurant deux repas par jour et un lit aux réfugiés politiques. Ne m’a-t-on pas cité le cas de ce patron triestin qui avait embauché des Yougoslaves et pour ce mis à l’index par les syndicats locaux ? » [21]. Maric Dusci Risto, qui était placé au camp de Crémone (Lombardie), justifie son entrée irrégulière en France par l’incertitude sur son avenir en Italie : « Voyant que cette détention allait se prolonger sans résultat, j’ai décidé de partir pour immigrer en France » [22], et ce, bien évidemment comme bon nombre de ses compatriotes pour s’y installer et y chercher du travail.
12 Certains indicateurs donnent à penser que jusqu’à la fin des années 1950 les irréguliers Yougoslaves étaient principalement des réfugiés qui souffraient de la répression du régime de Tito. Ils étaient « socialistes, radicaux, indépendants, anciens de Mihaïlovich, paysans, monarchistes... d’autres ingrédients se sont ajoutés à cette très compliquée salade balkanique » [23]. Les rapports de police et les archives de la justice regorgent d’exemples de Yougoslaves ayant choisi la voie de l’exil pour échapper à la répression du régime en place. Citons le cas de Dragica Zechovic et son époux, arrêtés pour entrée irrégulière en France. Elle se défend ainsi lors de son interrogatoire : « À la suite de l’établissement du régime communiste dans mon pays, la vie était devenue intenable pour nous. Mon mari ayant été condamné à 18 mois de prison pour avoir manifesté des sentiments hostiles au régime communiste, nous avons donc quitté subrepticement la Yougoslavie, en franchissant clandestinement la frontière italienne [...]. Mon mari ayant un frère à Paris depuis deux ans, nous avons décidé de venir nous installer en France pensant que nous pouvions y travailler plus facilement » [24].
13 Une correspondance entre le préfet des Alpes-Maritimes et le commandant de gendarmerie du secteur de Menton, datant du 5 mai 1952, présente même les migrants irréguliers yougoslaves comme étant des « inassimilables pour un pays d’accueil, en raison des professions exercées par eux (ce sont presque tous des intellectuels) » [25]. Il est évident que la nature de cette immigration a changé notamment à partir de 1957, quand elle a connu une forte croissance des flux de migrants irréguliers d’origine balkanique. Les propos d’un certain Marko interviewé par le journaliste Serge Nicola en février 1959 corroborent cette constatation : « Ces moins de vingt-cinq ans, que le titisme renie et que vous accueillez à Menton à leur arrivée d’Italie, sont trop souvent d’une autre race que nous, les “vrais” réfugiés politiques. En les laissant partir dans la nature, vous lâchez sans vous en rendre compte des loups dans votre bergerie. Ne leur a-t-on pas appris que l’Ouest est pourri et que seuls les “durs” sans état d’âme peuvent y vivre et y prospérer ? » [26].
14 En 1966, le commissaire principal, chef du secteur frontière des Alpes-Maritimes, considère l’immense majorité des migrants irréguliers d’origine balkanique comme étant des « éléments indésirables » qui présentent « de toute évidence un danger certain [...]. Rappelons qu’il ne s’agit plus ici que très exceptionnellement de réfugiés politiques et que l’immense majorité de ces clandestins est poussée, soit par la recherche d’un emploi plus rémunérateur, soit — trop souvent hélas — par la perspective de trouver en France, le moyen de vivre au détriment de la société » [27]. Même si ce discours est fait pour défendre une politique de rigueur à l’égard des migrants irréguliers, la situation économique dans les Balkans pousse incontestablement un bon nombre de Yougoslaves à quitter leur pays. C’est ce que le journaliste Serge Nicolas confirme grâce à des enquêtes de terrain : « Ils ne croyaient plus, disent-ils, en l’utilité des sacrifices demandés par un État autoritaire qui pour “le bonheur de demain impose aujourd’hui a abandonner toute liberté politique et de vivre en carême perpétuel”. La foi communiste tombée, l’ouvrier yougoslave sans spécialité réalise alors qu’il gagne 7 à 8 000 dinars par mois (un dinar vaut une lire), qu’un costume en vaut 30 000, une paire de chaussures entre 4 et 6 000 et un vélo “Partisan” 30 000 » [28].
15 Cette quête d’une vie meilleure pousse certains Yougoslaves à commettre des délits, mais il faut toujours se méfier du discours des autorités. En 1958, 85 Yougoslaves ont été déférés au parquet de Nice pour des affaires de vol, recel, détention d’armes, outrage public à la pudeur et violence, ce qui ne représente pas en soi un chiffre exceptionnel. Les Yougoslaves présentent-ils un taux de criminalité plus important que celui des autres nationalités ou sont-ils devenus interlopes à cause de leur entrée irrégulière massive en France ? Cette question mérite d’être éclairée dans un autre cadre grâce à une étude approfondie des archives pénales.
La traversée de la frontière
16 Les passages clandestins des Yougoslaves en France se faisaient uniquement par voie terrestre. En fait, après la guerre, le Comité départemental de surveillance de la frontière a débloqué des crédits pour renforcer le contrôle de la frontière maritime [29]. Dans un rapport adressé par le commissaire divisionnaire de Menton au préfet le 25 avril 1959, il est souligné que les investigations n’ont pas permis de déterminer l’existence « d’une filière de passages clandestins de Vintimille en France par voie maritime » [30]. La consultation des sources confirme cette constatation. Effectivement, pendant la période étudiée, nous n’avons trouvé aucune trace de Yougoslaves entrés en France illégalement par la frontière maritime.
17 Les trajectoires des migrants irréguliers en provenance des Balkans sont définies dans les procès-verbaux. D’aucuns entrent en France après un bref séjour en Italie ; c’est le cas de Pavle Spasic, artiste scénographe, arrivé à Cannes le 9 août 1954 : « J’étais en vacance à Pola [Pula, Croatie]. Il y a 6 ou 7 jours, j’ai quitté cette localité avec l’intention de me rendre en France. Je me suis embarqué clandestinement à Pola à bord d’un petit cargo italien. Je suis arrivé jusqu’à Venise, camouflé dans un chargement de bois. J’ai pris ensuite le train jusqu’à San Remo. Enfin, j’ai pris l’autocar jusqu’à Vintimille. De là et à pied en passant par la montagne, je suis arrivé dans votre pays à Sospel. J’ai à nouveau pris le train jusqu’à Drap. Au moyen d’un camion, je suis finalement arrivé à Cannes ce soir et me suis présenté à vous » [31]. D’autres franchissent clandestinement la frontière après un séjour dans un camp d’hébergement qui peut durer parfois des années. C’est le cas de Nicolas Milos, qui déclare : « N’ayant aucun espoir de pouvoir travailler en Italie, j’ai décidé de quitter le camp de Crémone et de me rendre clandestinement en France où j’espérais trouver du travail. Hier matin, vers 8 h, j’ai donc pris à Crémone un autobus pour Gênes, puis pour Bordighera. De Bordighera, ville située près de la frontière, je suis parti à pied et j’ai franchi clandestinement la frontière italo-française en passant par la montagne » [32].
18 Les lieux de passage à travers la frontière franco-italienne sont évoqués avec des termes vagues par les migrants interceptés, ce qui témoigne d’un manque de connaissance effectif de la toponymie de cet espace. En outre, les services de police et de gendarmerie précisent rarement ce détail, car les migrants irréguliers sont arrêtés après avoir franchi la frontière. Il faut également rappeler que la définition du lieu de passage ne change pas la nature du délit commis. Voici quelques formules utilisées dans les procès-verbaux. Dragen Mijevic explique : « J’ai gagné ainsi la frontière franco-italienne que j’ai traversée ce jour, 8 novembre 1954, dans les montagnes des environs du village de Breil » [33]. Maria Savar, arrêtée le 5 janvier 1957, déclare : « J’ai traversé l’Italie et finalement la frontière franco-italienne au nord de Menton » [34]. Parfois les formules sont encore plus vagues. Radomir Dubrovic répond tout simplement à l’officier de police qui l’interroge : « J’ai franchi la frontière par la montagne » [35].
19 Les lieux d’arrestation des clandestins laissent entendre que les voies de passage privilégiées se situent principalement dans les alentours du pont Saint-Louis et vers la frontière nord du côté de Breil. En fait, les autres points de la frontière, de par leur morphologie, sont soit difficilement franchissables, soit impossibles à franchir. Selon Nice Matin, « l’itinéraire le plus aisé reste celui du col de la Giraude [au nord de Menton] et il semble qu’il soit bien connu des Yougoslaves » [36]. De ce fait un rapport considère « qu’en fonction des seuls cheminements qui paraissent empruntés par les clandestins, il semble que la simple surveillance de la montagne dans les environs de Menton (jusqu’au pas de la Veille) devrait soit interdire tout passage irrégulier, soit conduire les clandestins à de lointains détours qui en diminuerait très fortement le nombre » [37].
20 Les migrants irréguliers yougoslaves franchissent la frontière soit seuls, soit avec l’aide de passeurs. Ce qui attire particulièrement notre attention, c’est la circulation de l’information sur les itinéraires et sur les passeurs entre des Yougoslaves installés en France et leurs compatriotes réfugiés en Italie. À l’intérieur des camps d’hébergement, des réseaux de solidarité communautaire et des passeurs opèrent pour faciliter le franchissement de la frontière franco-italienne par les Yougoslaves. Une fouille de Deda Gojecevic, qui s’est présenté au poste de Saint-Louis afin de régulariser sa situation après son entrée clandestine en France, le 10 juin 1966, a permis de découvrir dans son portefeuille une carte « sur laquelle est tracé l’itinéraire Trieste-Vintimille et de façon plus détaillée l’itinéraire Vintimille-Menton » [38]. De ce fait, l’inspecteur Henry Gendey conclut « qu’il semble donc bien que Gojecevic Deda a été renseigné sur l’itinéraire à suivre soit par un compatriote l’ayant utilisé avant lui et le lui ayant adressé par voie postale, soit par un passeur habituel » [39]. Effectivement, les plans et les consignes circulent dans le milieu des réfugiés. Viado Karlovic, appréhendé le 14 juin 1966 à Menton, déclare : « J’ai quitté la Yougoslavie le 1er juin 1966, en compagnie des nommés Pavic et Vratanic. Ensemble nous sommes sortis clandestinement de Yougoslavie et nous avons gagné Trieste où un compatriote dont j’ignore l’identité nous a indiqué l’itinéraire à suivre pour nous rendre à Vintimille, pour passer clandestinement la frontière italo-française. Il nous a même donné un plan que je vous remets » [40].
21 Le Comité national croate joue d’ailleurs un rôle très important pour faciliter les passages clandestins en France. La découverte par les services de surveillance de la frontière, en février 1959 dans la montagne, d’un papier perdu par un nommé Mida Knezevic démontre que « l’évasion d’Italie et le franchissement clandestin de la frontière sont remarquablement mis au point » [41]. Ce document mentionne la trajectoire à suivre depuis Trieste vers Nice, les moyens de transports à emprunter, les contacts, les lieux d’hébergement à Nice et l’attitude à adopter vis-à-vis des autorités [42]. Il est évident que des « chaînes d’évasion se sont constituées avec des passeurs » [43] professionnels ou occasionnels. Ces derniers facilitent le passage clandestin de la frontière par leurs compatriotes soit dans un but lucratif, soit par solidarité communautaire. « Certains Yougoslaves font de véritables va-et-vient, entrant seuls en France. Ils s’y installent, vont chercher leurs familles en Yougoslavie ou en Italie et reviennent sur notre sol toujours clandestinement » [44]. Milos Giorgievic est arrêté avec ses amis par la police italienne le 12 novembre 1964 et remis à la police française : « Giorgievic reçut une lettre lui apprenant que son frère qui avait quitté la camp de San Sabba tentait de gagner la France en passant par Vintimille. Il décida d’aller le chercher en compagnie de ses deux camarades, et c’est ainsi que tous trois furent arrêtés par la police italienne » [45].
22 Les réseaux de passeurs opèrent dans la zone frontalière et disposent de contacts très étendus, depuis les camps d’hébergement en Italie jusqu’à Paris. Vinko Vlasic, interpellé le 20 décembre 1965, déclare : « Depuis le 23 novembre 1965, je n’ai plus travaillé régulièrement [à Périgueux]. Je me suis même rendu à Paris où j’ai vécu quelque temps. Le 15 décembre 1965, vers 16 heures, j’ai franchi clandestinement la frontière franco-italienne dans la région de Menton. Je suis ensuite allé à Trieste pour voir plusieurs de mes compatriotes qui voulaient venir. Le 19 décembre j’ai de nouveau franchi cette frontière pour revenir en France en compagnie de deux autres Yougoslaves » [46]. Certains migrants irréguliers disposent de moyens suffisants pour payer les passeurs grâce à la liquidation de leur patrimoine avant le départ ou grâce au soutien familial ; d’autres, démunis, trouvent des arrangements avec les passeurs. Meriam Krslovic déclare lors de son arrestation : « J’ai franchi ce jour, à 15 heures, la frontière franco-italienne par un sentier de montagne dans la région de Menton en compagnie de 2 autres compatriotes. Nous avons été assistés et guidés par un Yougoslave résidant en France et pris en charge par cet homme sur la ligne de crête séparant les deux pays. Étant sans ressources et ne pouvant m’acquitter de ma quote-part, j’ai remis au passeur ma montre et mon bracelet en métal jaune pour l’aide qu’il m’a apportée » [47].
23 Certains migrants irréguliers connaissent des mésaventures qui mettent leur vie en péril et parfois les conduisent vers un destin tragique. Le Pas de la mort en est souvent le théâtre. Il s’agit d’une faille dans une falaise qui domine le pont Saint-Louis : « Il est facile de s’y prendre la nuit. Plus difficile hélas de s’en sortir » [48]. Dans la rubrique “faits divers”, Nice Matin rappelle en particulier l’héroïsme des pompiers mentonnais qui « sont passés maîtres dans ce genre d’opération » [49]. Voici un extrait d’un article intitulé Un jeune clandestin yougoslave égaré dans la nuit au “Pas de la mort” est sauvé par les pompiers de Menton : « La nuit les surprit à la Giraude. Ils se perdirent et Kavasovic s’engagea vers la terrible faille, attiré sans doute, comme tant d’autres avant lui par les lumières d’apparence si proches. Franchir les barbelés ne fut qu’un jeu. Descendre le “Pas” l’était moins. Il s’y engagea pourtant. Bientôt pendu au bord d’un vide qu’il devinait profond, déchiré et transis, Kavasovic appela à l’aide après avoir vainement tenté de rejoindre le haut du roc. Ses appels furent heureusement entendus en dépit du mauvais temps au poste frontalier » [50]. Entre 1963 et 1970 les pompiers mentonnais ont dû intervenir plus de 20 fois avec succès et deux fois pour ramener des corps sans vie [51]. Le Patriote évoque le cas d’un migrant irrégulier yougoslave, Slobodan Kersek, qui avait passé miraculeusement la frontière par le Pas de la mort : « Il avait réussi à descendre la difficile paroi rocheuse sans encombre comme un “varappeur” chevronné, une paroi que n’eut pas désavoué Walter Bonatti [52] ! Cet exploit sportif ne lui a pas valu la moindre indulgence. Au bas de la falaise, il a été “cueilli” tout bêtement par les CRS du Pont Saint-Louis qui n’avaient pas reçu d’ordre pour récompenser ce genre d’exploit » [53].
Les pouvoirs publics italiens et français et l’immigration irrégulière des Yougoslaves
24 Nous avons des indicateurs qui donnent à penser que les autorités italiennes font preuve d’un laxisme volontaire en matière de contrôle des flux migratoires des Yougoslaves vers la France. Il faut souligner toutefois que leur implication n’est pas aussi directe que durant les années 1939-1940 à l’égard des réfugiés juifs d’Europe centrale et orientale [54]. Les moyens de transport entre les camps d’hébergement et la frontière ne sont pas rigoureusement contrôlés. Meriam Privlaka déclare lors de son arrestation, le 1er octobre 1962 : « À aucun moment pendant le trajet en territoire italien je n’ai été contrôlée par la police de ce pays » [55]. Majevic Dragen, arrêté à Breil le 8 novembre 1954, témoigne quant à lui : « J’ai traversé l’Italie soit en faisant l’auto-stop, soit à pied sans être inquiété par la police italienne » [56]. De ce fait, l’officier de police principal, Henry Gendey, considère qu’il paraît pour le moins difficile de croire que tous puissent « traverser la péninsule sans attirer l’attention des services de police » [57].
25 Le journaliste Serge Nicolas parle dans son enquête de carabiniers en paix avec leur conscience quand ils ferment les yeux sur les passages clandestins en France : « Il y a quelques semaines environ donc “quelque part du côté de Vintimille” dans la campagne frontalière, trois Yougoslaves firent une rencontre désagréable en la personne de deux Carabiniere bourrus. Leur affaire était claire et l’un des policiers questionna d’emblée, sans tendresse dans la voix : “Vous salvo hein ?”. “Va bene... vous allez Francia hein ?”. “Ho capito” [...]. Les deux carabiniers, sur un demi-tour presque réglementaire, plantèrent soudain là nos Yougoslaves. D’un pas égal, ils s’éloignaient dans le sentier bordé d’oliviers. Les policiers étaient déjà loin lorsque l’un d’eux se retourna en tendant le bras en direction d’une colline proche, cria aux Yougoslaves médusés : “Francia, sempri avanti, tout droit !” » [58]. Cette attitude n’est pas un comportement isolé. En effet, dans une note sur « les clandestins yougoslaves » on considère même que « les autorités italiennes facilitent ces évasions » [59]. C’est ce que confirme d’ailleurs le témoignage de Rudolf Maraschi : « À Vintimille nous avons été interpellés par des policiers italiens, lesquels après avoir connu nos intentions, nous ont indiqué un chemin de montagne pour pénétrer en France sans être inquiétés » [60].
26 Les Italiens n’acceptent pas facilement les migrants irréguliers refoulés par les autorités françaises. Un rapport du préfet des Alpes-Maritimes datant du 29 novembre 1962 souligne les faits suivants : « Les autorités italiennes se refusent toujours à réadmettre en leur pays les clandestins démunis d’un document pouvant établir la preuve de leur séjour dans la péninsule. Il en est de même lorsqu’ils déclarent avoir séjourné dans un camp italien, mais ne sont pas en mesure de justifier de leur état civil par la production d’une pièce d’identité nationale » [61]. Les Yougoslaves bien informés sur ces pratiques se débarrassent généralement de leurs papiers avant de franchir la frontière franco-italienne, ce qui donne aux transalpins des arguments pour refuser leur réadmission en Italie. Un rapport accuse d’ailleurs les fonctionnaires italiens « de conseiller aux Yougoslaves désireux de gagner la France de déchirer leurs passeports, afin de pouvoir bénéficier de la qualité d’immigrants clandestins » [62]. En tout cas, les Yougoslaves savent bien qu’« il y a un intérêt évident à se présenter à la frontière démuni de ce document » [63].
27 Les autorités françaises sont conscientes que l’étanchéité de la frontière ne peut être assurée sans « la mise en œuvre d’effectifs de quelque 350 hommes disposant d’un matériel approprié » [64]. Or en 1966, seuls 32 fonctionnaires des Renseignements généraux et un personnel supplétif d’une cinquantaine de gardiens crs assurent le contrôle de 146 km de fontière [65]. C’est probablement à cause de cette situation que les services de surveillance réagissent parfois violemment contre les tentatives de passages clandestins. Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1962, la brigade de Menton, qui avait dressé un barrage à Riva Bella, sur le territoire de la commune de Roquebrune à l’embranchement de la route de la Basse Corniche et de la Nationale 7, a tiré des rafales sur « une voiture occupée par quatre jeunes gens [Yougoslaves] arrivant à vive allure et n’obéissant pas à leur injonction d’arrêt » [66], blessant gravement deux d’entre eux. Ce fait divers en rappelle un autre de même nature ayant lieu à La Turbie le 18 décembre 1962 [67].
28 Les ministres français de l’Intérieur successifs ont pris des mesures en vue de faire face à l’afflux des migrants irréguliers yougoslaves en France. Les circulaires du 25 avril 1951 et du 5 mai 1952 « prescrivent de refouler immédiatement sur l’Italie, sans aucune formalité, les immigrants clandestins originaires de l’Europe centrale ou balkanique découverts à proximité de la frontière franco-italienne, même lorsqu’ils se réclament du droit d’asile » [68]. Comme les opérations de refoulement et d’expulsion ne peuvent être réussies que si les Italiens acceptent de réadmettre les migrants irréguliers transitant par leur pays, les autorités françaises se trouvent dans l’obligation de forger une politique qui prenne en considération la complexité de la réadmission des clandestins yougoslaves en Italie ou leur renvoi dans leur pays d’origine. Ainsi, dans la circulaire du 28 février 1957, le ministre de l’Intérieur rappelle que « tout en maintenant le principe du renvoi de réfugiés dans leur pays de premier asile, il était apparu possible tant pour des raisons humanitaires que du fait des besoins en main-d’œuvre qui se manifestaient alors, d’intégrer dans notre économie ceux qui ne faisaient pas l’objet de renseignements défavorables plutôt que de les renvoyer en Italie où ils seraient regroupés dans des camps d’hébergement » [69].
29 La situation économique en France en général et dans le département des Alpes-Maritimes en particulier n’est alors pas favorable à l’emploi des migrants irréguliers yougoslaves, et le préfet des Alpes-Maritimes le rappelle sans ambages à son ministre de tutelle : « Je signale que, au moins dans mon département, les services de la main-d’œuvre s’inquiètent depuis quelque temps des difficultés qui risquent de s’aggraver en raison d’un ralentissement d’activité dans le bâtiment où étaient jusqu’alors placés environ 75 % des immigrants. Pour ces raisons il apparaît donc de plus en plus nécessaire de prendre des mesures propres à arrêter cet exode » [70]. Et de préciser dans une note : « L’hébergement et la subsistance de ces étrangers, avant que du travail leur soit fourni, nous coûte cher » [71]. Le ministre de l’Intérieur répond par une circulaire durcissant la politique d’accueil des Yougoslaves : « Dans ces conditions, la procédure particulière prévue par ma circulaire du 28 février cessera d’être applicable à compter du premier mai prochain aux Yougoslaves entrés irrégulièrement sur notre territoire. À partir de cette date il vous appartiendra de notifier une décision de refus de séjour à ceux dont la présence serait constatée dans votre département » [72]. Sans la coopération des autorités italiennes, toute mesure restrictive reste inopérante. Une grande partie des réfugiés en provenance des Balkans se trouve dans la précarité, ce qui explique la création d’associations de soutien aux immigrés yougoslaves comme l’Union catholique des Croates de la Côte d’Azur à la fin de 1960 et la société croate Ante Stracevic en 1962.
En guise de conclusion
30 L’étude de l’arrivée irrégulière des migrants yougoslaves dans les Alpes-Maritimes nous a permis d’observer l’évolution du phénomène, de définir ses principaux acteurs et de saisir ses mécanismes. La situation politique, économique et sociale dans les Balkans a poussé plusieurs milliers de Yougoslaves à quitter leur pays pour se réfugier ailleurs. Parmi les trajectoires suivies par ces migrants, celle transitant par l’Italie et passant par la frontière du département des Alpes-Maritimes a été mise en lumière. Puisque la France a maintenu sa rigueur en matière d’attribution des visas consulaires aux migrants yougoslaves, des réseaux de passeurs se sont formés, et ce dans un but lucratif ou par solidarité communautaire. Même ceux qui franchissent la frontière sans faire appel aux services d’un passeur trouvent dans les camps de réfugiés en Italie et dans les réseaux communautaires des informations sur les trajectoires à suivre et sur l’attitude à adopter lorsqu’ils sont interceptés en France. L’échange de lettres et les allers-retours des Yougoslaves en situation régulière au regard du séjour en France permettent aux réfugiés installés en Italie d’être à jour sur l’évolution de la politique d’accueil française.
31 Face à l’Italie qui semblait “indifférente” à la maîtrise de la migration irrégulière yougoslave, les autorités françaises ont forgé une politique de contrôle de la frontière franco-italienne en fonction des moyens disponibles et des données de terrain. En outre, devant l’impossibilité de refouler ou d’expulser massivement les migrants irréguliers yougoslaves, des solutions ont été envisagées afin de les intégrer dans l’économie nationale et de les orienter vers les départements de l’intérieur.
32 La thématique que nous avons développée dans cette contribution embrasse une problématique actuelle, celle de la nécessité d’une gestion plus humaine de l’immigration qui prenne en considération le codéveloppement, la solidarité avec les peuples soumis à des dictatures et le droit des individus à la mobilité, sans pour autant provoquer une situation de désordre dans les pays d’accueil. Rappelons d’ailleurs que les facilités accordées aux Yougoslaves pour entrer en France à partir de 1969 ont considérablement limité les flux irréguliers en provenance des Balkans, mais le durcissement de la politique migratoire vis-à-vis d’autres groupes nationaux, comme les Maghrébins, à partir de 1974, était de nature à engendrer d’autres entrées irrégulières sur le territoire français. On croyait que l’élargissement de l’espace Schengen en 1991 allait mettre un terme à ce phénomène, mais l’arrivée massive des Tunisiens et des réfugiés de Libye dans la Péninsule après le 14 janvier 2011 a poussé les autorités françaises à reprendre un contrôle strict de la frontière franco-italienne [73] : le mécanisme surveillance, refoulement, expulsion, passages irréguliers a repris son fonctionnement pour un moment.
Notes
-
[1]
Maître-assistant en histoire contemporaine occidentale, Université de Tunis.
-
[2]
Cf. SCHOR, Ralph, “L’arrivée des Juifs dans les Alpes-Maritimes (1938-1940)”, in : DUROSELLE, Jean-Baptiste ; SERRA, Enrico (a cura di), Italia, Francia e Mediterraneo, Milano : Franco Angeli Editore - Istituto per gli Studi di Politica Internazionale, 1990, pp. 96-111 ; VEZIANO, Paolo, Ombre di confine : l’emigrazione clandestina degli ebrei stranieri dalla Riviera dei fiori verso la Costa Azzura (1938-1940), Pinerolo : Alzani Editore, 2001, 355 p. ; VOIGT, Klaus, “‘Les naufragés’ : l’arrivée dans les Alpes-Maritimes des réfugiés allemands et autrichiens d’Italie (septembre 1938-mai 1940)”, in : GRANDJONC, Jacques ; GRUNOTNER, Thérèse (sous la direction de), Zones d’ombre, 1933-1944, Aix-en-Provence : Éd. Aliéna et Erca, 1990, pp. 93-112 ; BEN KHALIFA, Riadh, “L’Italie fasciste et l’émigration clandestine des réfugiés juifs en France (1939-1940)”, Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 27, n° 3, 2011, pp. 165-176.
-
[3]
Le Monde du 26-4-2011.
-
[4]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 1 : rapport du commissaire principal, chef de la circonscription départementale de la paf au préfet des Alpes-Maritimes, 10 janvier 1970.
-
[5]
Cf. PAVLOWITCH, Stevan K., Tito : Yugoslavia’s great dictator : a reassessment, Columbus : Ohio State University Press, 1992, 119 p.
-
[6]
Cf. SCHOR, Ralph ; MOURLANE, Stéphane ; GASTAUT, Yvan, Nice cosmopolite, 1860-2010, Paris : Éd. Autrement, 2010, 224 p. (voir p. 120).
-
[7]
Cf. RINAURO, Sandro, Il cammino della speranza : l’emigrazione clandestina degli italiani nel secondo dopoguerra, Torino : Einaudi Editore, 2009, 435 p.
-
[8]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131W3 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au commandant de gendarmerie du 5 mai 1952.
-
[9]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131W3 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur du 27 janvier 1955.
-
[10]
Ibidem.
-
[11]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159W 31 : rapport sur les clandestins yougoslaves, 10 juin 1958.
-
[12]
. Ibidem.
-
[13]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131W 3 : rapport du commissaire principal au préfet des Alpes-Maritimes, 10 janvier 1972 ; rapport du commissaire principal au préfet des Alpes-Maritimes, 10 janvier 1970 ; rapport du commissaire principal au chef du secteur frontière des Alpes-Maritimes, 18 janvier 1968 ; rapport du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur, 22 janvier 1960.
-
[14]
Nice Matin du 27-2-1959.
-
[15]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport du commissaire principal au préfet des Alpes-Maritimes, 9 février 1966.
-
[16]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport du commissaire principal au préfet des Alpes-Maritimes, 10 janvier 1972.
-
[17]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 295 : procès-verbal du 2 novembre 1954.
-
[18]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : rapport du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur, 12 février 1959.
-
[19]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 432 : procès verbal du 1er octobre 1962.
-
[20]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 297 : procès verbal du 14 décembre 1954.
-
[21]
Nice Matin du 27-2-1959.
-
[22]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 297 : procès verbal du 5 janvier 1957.
-
[23]
Nice Matin du 28-2-1959.
-
[24]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 297 : procès verbal du 8 janvier 1957.
-
[25]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au commandant de gendarmerie du 5 mai 1952.
-
[26]
Nice Matin du 28-2-1959.
-
[27]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport du commissaire principal au directeur des Renseignements généraux, 9 février 1966.
-
[28]
Nice Matin du 27-2-1959.
-
[29]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 342 W 4 : rapports du comité départemental de la surveillance de la frontière.
-
[30]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : rapport du commissaire divisionnaire de Menton au préfet, 25 avril 1959.
-
[31]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 307W12 : procès-verbal du 9 août 1954.
-
[32]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 297 : procès-verbal du 14 janvier 1957.
-
[33]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 295 : procès-verbal du 8 novembre 1954.
-
[34]
Ibidem.
-
[35]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 607 : procès-verbal du 23 novembre 1966.
-
[36]
Nice Matin du 28-8-1965.
-
[37]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport du commissaire principal au directeur des Renseignements généraux, 9 février 1966.
-
[38]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : procès-verbal du 10 juin 1966.
-
[39]
Ibidem.
-
[40]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 558 W 217 : procès-verbal du 14 juin 1966.
-
[41]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur du 12 février 1959.
-
[42]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : instructions pour l’Italie sur le passage de la frontière franco-italienne.
-
[43]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : note sur les clandestins yougoslaves, 10 juin 1958.
-
[44]
Ibidem.
-
[45]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 536 : procès-verbal du 12 novembre 1964.
-
[46]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 558 : procès-verbal du 20 décembre 1965.
-
[47]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 432 : procès-verbal du 1er octobre 1962.
-
[48]
Nice Matin du 20-10-1970.
-
[49]
Nice Matin du 19-9-1964.
-
[50]
Nice Matin du 29-9-1962.
-
[51]
. Nice Matin du 20-10-1970.
-
[52]
Alpiniste, guide de montagne, journaliste et photographe italien (22 juin 1930 - 13 septembre 2011).
-
[53]
Le Patriote du 18-8-1964.
-
[54]
Cf. BEN KHALIFA, Riadh, “L’Italie fasciste et l’émigration clandestine des réfugiés juifs en France (1939-1940)”, art. cité.
-
[55]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 432 : procès-verbal du 1er octobre 1962.
-
[56]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 228 W 295 : procès-verbal du 8 novembre 1954.
-
[57]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport de l’officier de police principal au commissaire principal, 23 novembre 1966.
-
[58]
Nice-Matin du 4-3-1959.
-
[59]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : note sur les clandestins yougoslaves, 10 juin 1958.
-
[60]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : physionomie de l’immigration clandestine yougoslave, s. d. [fin 1958].
-
[61]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur du 29 novembre 1962.
-
[62]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport de l’officier de police principal au commissaire principal du secteur frontière des Alpes-Maritimes, 10 juin 1966.
-
[63]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport de l’officier de police principal au commissaire principal du secteur frontière des Alpes-Maritimes, 23 novembre 1966.
-
[64]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : rapport du commissaire principal au directeur des Renseignements généraux, 9 février 1966.
-
[65]
. Ibidem.
-
[66]
Nice Matin du 10/11-11-1962.
-
[67]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur du 18 décembre 1962.
-
[68]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : lettre du ministre de l’Intérieur au commandant de gendarmerie du 12 novembre 1954.
-
[69]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : circulaire du ministre de l’Intérieur du 22 avril 1959.
-
[70]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : lettre du préfet des Alpes-Maritimes au ministre de l’Intérieur du 12 février 1959.
-
[71]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 159 W 31 : note sur les clandestins yougoslaves, 10 juin 1956.
-
[72]
Archives départementales des Alpes-Maritimes, 131 W 3 : circulaire du ministre de l’Intérieur du 22 avril 1959.
-
[73]
Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers ; groupe d’information et de soutien des immigrés, L’Europe vacille sous le fantasme de l’invasion tunisienne : vers une remise en cause du principe de libre circulation dans l’espace “Schengen” ? Paris : ANAFÉ – GISTI, Expressions II, juin 2011, 64 p., http://www.gisti.org/IMG/pdf/hc_2011-06-17_rapport_vintimille_anafe-gisti.pdf