Notes
-
[*]
Doctorante en sociologie, Université Paris VII-Denis Diderot.
-
[1]
Voir, parmi d’autres références, SAYAD, Abdelmalek, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris : Éd. du Seuil, 1999, 448 p. (préface de Pierre Bourdieu).
-
[2]
Cf. STEINBERG, Stephen, The ethnic myth : race, ethnicity and class in America, Boston : Beacon Press, 2000 (1re édition 1989), 317 p.
-
[3]
« They came not as migrants entering an alien society, forced to acquire a new national identity, but as a colonial vanguards that would create a New England in the image of the one they had left behind », in : STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 7.
-
[4]
MENZIES, Gavin, 1421 : the year China discovered America, New York : William Morrow Press, 2003, 552 p.
-
[5]
« […] with Northern European if not English ancestry ; with Christianity, especially dissenting Protestantism, and its message for the world ; with the white race, with patriarchal familial leadership and female domesticity ; and with all the economic and social arrangements that came to be seen as the true traditional American way of life », Lawrence FUSCH, cité par YANOW, Dvora, Constructing “race” and “ethnicity” in America : category-making in public policy and administration, Armonk, N. Y. : M. E. Sharpe, 2003, 252 p. (voir p. 36).
-
[6]
« They will infuse into it their spirit, wrap and bias its directions and render it a heterogeneous, incoherent, distracted mass », in : The writings of Thomas Jefferson, Taylor and Maury, 1854, cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 12.
-
[7]
« There is no need of encouragement [of immigration] [… because the immigrants] retain the language, habits or principle (good or bad) which they bring with them », cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 12.
-
[8]
« What then is this American new man…? Here in America individuals of all nations are melted into a new race of men, whose labors and posterity will one day cause great changes in the world », cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 39.
-
[9]
« There she lies, the great melting pot –listen ! Can’t you hear the roaring and the bubbling ? », in : ZANGWILL, Israel, The melting pot : drama in four actes, New York : Macmillan Company, 1909, 200 p.
-
[10]
Cf. GANS, Herbert, “Symbolic ethnicity : the future of ethnic groups and cultures in America”, Ethnic and Racial Studies, vol. 2, n° 1, January 1979, pp. 1-20.
-
[11]
Voir WATERS, Mary C., Ethnic options : choosing identities in America, Berkeley : University of California Press, 1990, 197 p.
-
[12]
« The Mexicans and Indians […] they do not possess the element of an independent national existence. The Aborigines of this country have not attempted and cannot attempt to exist independently alongside of us. Providence has so ordained it, and it is folly not to recognize the fact. The Mexicans are Aboriginal Indians, and they must share the destiny of their race », cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 22.
-
[13]
« It is facile to think that blacks were enslaved because they were seen as inferior ; it would be closer to the truth to say that they were defined as inferior so that they might be enslaved », cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 30.
-
[14]
Cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit.
-
[15]
« In the nineteenth century, in the age of expanding European colonies, the black becomes the primitive per se, a primitivism mirrored in the stultifying quality of his or her dominant sense, touch, as well as the absence of any aesthetic sensibility », Sander L. GILMAN, cité par BACK, Les ; SOLOMOS, John (Eds.), Theories of race and racism : a reader, New York : Routledge Press, 2000, 646 p. (voir p. 20).
-
[16]
FANON, Frantz, Peau noire masques blancs, Paris : Éd. du Seuil, 1971 (1re édition 1952), 191 p. (voir p. 88).
-
[17]
Cf. BHABHA, Homi, “Race, time and the revision of modernity”, in : BACK, Les ; SOLOMOS, John (Eds.), Theories of race and racism, a reader, New York : Routledge Press, 2000, pp. 354-373.
-
[18]
Cf. SAÏD, Edward, Orientalism, New York : Vintage Books, 1979, 368 p.
-
[19]
Cf. OMI, Michael ; WINANT, Howard, Racial formation in the United States : from the 1960s to the 1980s, New York : Routledge & Kegan Paul Publishers, 1986, 201 p.
1 La comparaison entre les situations française et américaine dans le domaine de l’immigration et par rapport au statut d’extranéité a souvent été effectuée. En France et aux États-Unis, le statut d’étranger est différent, le terme utilisé dans le cadre des migrations diffère : parler d’immigrés ou de migrants n’a pas exactement la même connotation. L’immigré semble en effet être en situation temporaire et il est courant d’entendre parler d’immigrés, même dans le cas de personnes nées en France, le “i” conférant au mot un statut indélébile de venu à l’intérieur, c’est-à-dire venant de l’extérieur. Le passage reste un stigmate, collant à la peau de celui auquel le terme est appliqué. Aux États-Unis, on parle de migrants pour ceux qui ont véritablement accompli la migration, alors que leurs descendants ne sont plus des migrants ou des immigrés, même s’ils appartiennent à un groupe ethnique. En d’autres termes, immigré semble faire référence à la situation après la migration, situation immuable de non-appartenance, alors que migrant renvoie à la migration elle-même, au voyage physique et logistique et non pas à la condition à l’arrivée.
2 À tous les niveaux l’immigration est pensée différemment aux États-Unis et en France. Dans le premier cas elle est pensée comme un système de peuplement, alors qu’en France l’immigration n’a historiquement pas eu un tel objectif puisqu’elle a été perçue comme permettant de combler un manque de main-d’œuvre après la révolution industrielle, même si de nombreux chercheurs, comme Abdelmalek Sayad, ont montré qu’il était illogique de parler d’immigration de travail car en définitive toute immigration est une immigration de peuplement [1].
3 Outre l’objectif — de peuplement ou de travail — la manière dont le facteur “immigration” ou “migration” est positionné dans le contexte social est différente. Aux États-Unis, il s’agit d’une question “interne” ; les migrants entrent sur le territoire américain et c’est là que tout commence : qu’il s’agisse d’acculturation, de refus d’acculturation, de conflit ou de lobbying politique, le migrant est “intégré” à la société, même de façon négative. La non-intégration est dans ce cas un exemple d’intégration, non pas comme une “intégrité”, mais en tant que relation. Dans le cas de la France, du moins jusqu’à l’heure actuelle, il s’agit d’une question “externe” : l’immigré est un apport externe à la société française, et son extranéité, perçue comme indélébile, “se transmet” fréquemment aux générations suivantes. En France, les relations interethniques et les conflits ethniques furent longtemps confinés hors du territoire national ; l’anthropologie coloniale inventa les “groupes ethniques” en en faisant des ennemis, des groupes intrinsèquement irréconciliables et séparés par des frontières ethniques rigides, souvent dans une logique de domination, puisque ce domaine de la recherche s’intéressa principalement aux conflits racialisés et perçus comme tribaux et primitifs.
4 Cependant, même si la société américaine, contrairement à la société française, intègre en apparence plus facilement les étrangers, elle n’est pas exempte de certaines barrières. La “race” est l’une d’entre elles, la plus puissante, agissant comme un voile qui permettrait aux individus de se trouver physiquement dans le même lieu, tout en étant séparés, servant de clivage entre les différents groupes racialisés. La “race” aux États-Unis est ce séparateur qui permet de protéger une identité dominante en créant de la différence par rapport aux autres. D’un côté il y a la “race blanche”, qui n’a cessé de se modifier, d’incorporer différentes teintes (Italiens, Polonais, Arabes), et de l’autre les “races non blanches”, auxquelles l’accès au statut majoritaire a toujours été strictement refusé. Les personnes appartenant à ces catégories constitueront toujours une minorité, un groupe ethnique, des Autres ethniques, c’est-à-dire que même si on ne les appelle pas immigrés pendant plusieurs générations, ils demeurent néanmoins séparés du reste de la société en étant confinés dans un groupe ethnique ou racial aux frontières imperméables.
5 Pour mieux comprendre ces phénomènes, il importe de revenir sur certains aspects de la construction de la société américaine : en premier lieu sa genèse identitaire anglo-saxonne, puis la manière dont les Blancs ethniques — c’est-à-dire ceux qui sont blancs mais ethnicisés car non Anglo-Saxons — ont évolué sur l’échelle des couleurs, et enfin comment cette intégration octroyée aux Blancs ethniques a été refusée à d’autres groupes qui furent racialisés de façon permanente.
Identité anglo-saxonne
6 Stephen Steinberg est l’un des auteurs les plus provocateurs de ces dernières décennies. Dans son ouvrage The ethnic myth, il explique que la diversité culturelle, ethnique ou raciale des États-Unis est relativement récente et que le pays s’est construit non pas comme résultant d’un mélange de cultures, mais bien sous l’influence d’une identité anglo-saxonne et que le processus d’américanisation a participé à ce phénomène [2]. Les premiers migrants, principalement anglais, imposèrent leur identité de gré ou de force en premier lieu aux Indiens, puis aux migrants arrivés par vagues successives : « Ils ne vinrent pas comme des migrants pénétrant une société étrangère, forcés d’acquérir une identité nationale, mais comme des explorateurs coloniaux dont le but serait de créer une Nouvelle Angleterre, à l’image de celle qu’ils avaient laissée derrière eux » [3].
7 En effet, la colonisation des États-Unis diffère des autres expériences colonisatrices européennes : les colons ne rencontrèrent pas une population indigène suffisamment importante et exploitable, si bien qu’ils se comportèrent comme s’ils arrivaient en terre vierge et créèrent — ou plutôt recréèrent — un pays à l’image de celui qu’ils avaient laissé derrière eux : l’Angleterre. Le terme de « découverte » de l’Amérique est d’ailleurs significatif, suggérant que le continent était vierge avant l’arrivée des Européens. Un eurocentrisme similaire est perceptible dans l’emploi des expressions « Vieux Monde » et « Nouveau Monde » : en effet pour qui le monde est-il vieux ou nouveau ? À l’heure actuelle, il y a d’ailleurs une certaine remise en question du passé et la « découverte » tend à être moins idéalisée. Certains ouvrages ont été publiés récemment, qui expliquent que ce ne sont pas les Européens mais les « Chinois qui ont découvert l’Amérique » [4]. Néanmoins l’équivoque subsiste, et qu’il s’agisse de Chinois ou d’Européens, on reste dans le déni de l’existence d’autres populations précédant l’arrivée des “découvreurs”. Il est intéressant également de remarquer que même si ces termes dérangent et sont perçus comme ethnocentriques, ils continuent à être couramment employés. Il est difficile de changer les habitudes langagières ancrées dans l’usage courant.
8 Aux États-Unis, les pères fondateurs souhaitaient avant tout avoir une population homogène. S’étant échappés d’une Europe déchirée par les conflits religieux et les guerres entre différents États, ils désiraient maintenir l’unité linguistique, religieuse et culturelle de leur Nouveau Monde, une unité naturellement basée sur leurs propres normes. Ils y parvinrent initialement, puisque au moment de l’indépendance des États-Unis en 1776, la population y était encore relativement homogène : 61 % de la population était d’origine anglaise et 17 % d’origine écossaise ou irlandaise, le reste étant principalement composé d’individus d’origine allemande, hollandaise ou suédoise. L’homogénéité existait au niveau religieux également, puisque 99 % des colons étaient protestants : « Des Nord-Européens, si ce n’était des Anglais, [arrivèrent] avec le christianisme et spécialement le protestantisme et son message particulier adressé au monde avec la race blanche, avec une structure familiale patriarcale et la soumission féminine, avec toute l’organisation sociale et économique qui sera perçue comme composant le vrai mode de vie traditionnel américain » [5].
9 Un problème se posa cependant touchant à la taille du territoire à peupler. Le territoire américain était tout simplement trop étendu pour ne le peupler que d’Anglais, surtout que les Anglais manquaient singulièrement d’enthousiasme face à l’expatriation vers les États-Unis. Ce fut donc par nécessité économique que les nouveaux Américains durent faire appel à d’autres peuples que les peuples anglo-saxons pour peupler leur trop vaste pays. Ils en furent réduits à devoir briser l’harmonie culturelle, ce qui ne se fit pas sans amertume. L’auteur de la déclaration d’Indépendance, Thomas Jefferson, à propos des nouveaux arrivants non anglo-saxons, remarqua qu’« ils y apporteront leur esprit, modifieront son orientation et en feront une masse hétérogène, incohérente et instable » [6]. Et George Washington ajouta qu’« il n’est pas nécessaire d’encourager [l’immigration] […] [parce que les immigrants] conservent le langage, les habitudes, les principes (bons et mauvais) qu’ils apportent avec eux » [7].
10 Tous deux font preuve des mêmes inquiétudes : trop de diversité entraîne de l’incohérence, et les migrants ont la fâcheuse tendance d’amener avec eux leur langue, leurs “habitus”, bons ou mauvais, mais surtout différents.
11 Bien que l’histoire des migrants européens ne soit pas liée à un déracinement forcé comme dans le cas de l’esclavage ou à une extermination comme pour les Indiens, les règles migratoires ont toujours été motivées par les besoins en main-d’œuvre du pays. Les politiques d’immigration furent gouvernées par des politiques utilitaristes et la diversité ne naquit pas uniquement du bon vouloir des migrants qui migraient ni de celui des autochtones anglo-saxons qui les accueillaient, mais elle découla en grande partie du fait que les pays de prédilection en tant que “source” des populations destinées à emplir les territoires américains ne disposaient pas d’un nombre suffisant d’habitants prêts à tenter leur chance en Amérique, tout en essayant de “pervertir” le moins possible le modèle dominant anglo-saxon. Il fallut alors faire appel à des personnes venant d’autres pays et qui souhaitaient émigrer car elles ne pouvaient subvenir à leurs besoins dans leur pays d’origine.
12 L’identité dominante de base aux États-Unis est donc une identité anglo-saxonne, et si l’on parle de multiculturalisme ou d’assimilation, cela se fait toujours par rapport à cette identité dominante, en cherchant à incorporer certains groupes ethniques à cette identité, dans un déni de leur propre identité, ou en cherchant à en isoler d’autres, en créant de la différence, même si, bien évidemment, l’identité anglo-saxonne se trouva également modifiée par les apports externes.
Racialisation et déracialisation des migrants européens
13 Pendant deux siècles, les Européens migrant aux États-Unis furent donc principalement anglo-saxons. Cependant, après une arrivée massive de Britanniques, d’autres Européens pénétrèrent sur le territoire américain, des Allemands, des Français huguenots, des Suédois et des Hollandais, c’est-à-dire des individus perçus comme ethniquement proches des Anglais. C’est à ce moment que ces différents individus se mélangèrent dans une sorte de melting pot, comportant néanmoins des ingrédients relativement similaires. À cet égard, J. Hector St. John de Crèvecœur dira : « Qui est donc ce nouvel homme américain ? Ici en Amérique les individus de toutes les nations sont fondus en une nouvelle race d’hommes dont les travaux et la postérité vont un jour entraîner de grands changements dans le monde » [8].
14 On voit dans cette déclaration un embryon d’idée de melting pot composé d’« individus de toutes les nations [qui] sont fondus en une nouvelle race d’hommes », idée développée au XIXe siècle par le dramaturge Israel Zangwill : « Le voilà le melting pot ! Écoutez ! L’entendez-vous gronder et bouillir ? » [9].
15 Le melting pot, ou l’idée de faire fondre les hommes pour créer une nouvelle “race”, fut idéalisé tout au long de l’histoire des États-Unis. Cependant, même à l’époque où les nouveaux arrivants non anglo-saxons étaient culturellement et historiquement semblables aux Anglo-Saxons, ils furent perçus comme différents. L’immigration européenne fut divisée en deux catégories : la vieille immigration (Écossais, Allemands et Scandinaves) et la nouvelle immigration, venant du sud et de l’est de l’Europe (Italiens, Polonais, Slaves, Grecs, Russes, Hongrois, Tchécoslovaques et Lituaniens).
16 À l’exception des Irlandais catholiques, la vieille immigration était presque uniquement protestante. La nouvelle immigration, qui se fit par vagues successives entre 1890 et la Première Guerre mondiale, commença à introduire des nuances d’hétérogénéité, notamment au niveau de la religion. Un grand nombre de juifs et de catholiques arrivèrent en terre protestante. Les différences furent culturelles également, et l’arrivée des migrants correspondit aux débuts du racisme scientifique fleurissant en Europe, qui attribuait des qualités morales et mentales inférieures aux “races” qui n’étaient ni anglo-saxonnes ni teutonnes. Rapidement des quotas furent mis en place afin de limiter l’arrivée des Européens “ethniques” qui menaçaient la pureté de la “race” anglo-saxonne. Les frontières raciales et l’accès à la blancheur évoluaient souvent en fonction de facteurs politiques : pour restreindre l’immigration en provenance d’un pays donné, il fallait racialiser ses habitants et établir des quotas pour limiter les entrées de cette “race”. Les Italiens, les Turcs ou les Grecs furent tous racialisés à un moment donné de l’histoire des États-Unis, et en 1929, par exemple, la Grande-Bretagne se vit allouer un quota de 65 000 personnes, alors que l’Italie en obtint 6 000 et la Grèce 1 000.
17 Cependant, ces migrants quittèrent peu à peu le domaine de la différence pour pénétrer celui de la “blancheur”. Tout au long du XXe siècle, les Italiens, les Polonais, les catholiques et les juifs devinrent graduellement “blancs”. À l’heure actuelle, leur ethnicité appartient au domaine de ce qu’Herbert Gans appelle « l’ethnicité symbolique », ethnicité basée principalement sur des rituels et des choix précis et subjectifs (fêter Saint Patrick Day pour les Irlandais, manger des lasagnes pour les Italiens ou des pierogis pour les Russes) [10] : les Blancs ethniques ont la possibilité de faire des choix ethniques et d’ethniciser certains aspects de leur vie [11]. Il fut possible pour les Européens-Américains de sortir de leur ethnicité ou de leur “race”, et cela était même recommandé pour ceux qui se trouvaient au plus bas de l’échelle sociale, le seul espoir d’ascension sociale passant par une étape d’assimilation, d’américanisation. En effet, le statut de migrant étant intimement lié à la pauvreté, sortir de l’extranéité semblait aller de pair avec une évolution sur le plan social, les stigmates de l’étranger et du pauvre étant trop intrinsèquement liés pour se défaire de l’un sans se défaire de l’autre. Il importait, pour que l’enracinement sur le nouveau sol soit un succès, de se débarrasser des racines, ce qui fut perceptible dans les cas de changements de noms, de rejet de ce qui était “trop ethnique” et d’idéalisation de ce qui était américain. Pour pouvoir devenir des Américains, pour vivre le rêve américain, les migrants devaient estomper leurs différences culturelles stigmatisantes et se rapprocher du modèle américain.
18 Cependant, le passage des frontières ethniques ne fut pas possible pour tout le monde. Alors que les Européens “ethniques” et les Moyen-Orientaux devinrent blancs, les Indiens, les Noirs et par la suite d’autres migrants ne purent jamais être déracialisés, leur appartenance raciale était réifiée.
Une terre de conquête : relation entre “race”, conquête et esclavage
19 La “race” fut un outil de domination fort utile. Elle fut en effet présentée comme justification des mauvais traitements infligés à certains groupes et emprisonna ceux qui y étaient associés dans des stéréotypes. Les conquêtes et l’asservissement des peuples, justifiés sur la base des caractéristiques physiques, permirent d’installer la domination d’un groupe puis de la rendre légitime. Les Indiens américains et les Mexicains par exemple furent à une époque présentés comme appartenant à des “races” empreintes de traits de caractère indélébiles. Le concept de “race” appliqué aux Indiens en fit des êtres essentiellement sauvages, violents et nomades, incapables de créer une culture stable et n’ayant donc pas besoin des terres que les Blancs sauraient si bien cultiver. Et selon ces mêmes théories, les Mexicains possédaient une mentalité spécifique qui les empêchait d’avoir une existence nationale, ce qui justifia leur soumission à une autre “race” plus civilisée et capable d’établir une véritable nation. Un éditorial du New York Evening Post de 1948 exprimait de façon troublante ce sentiment : « Les Mexicains et les Indiens […] ne possèdent pas un seul élément d’existence nationale indépendante. Les Aborigènes de ce pays n’ont jamais cherché et ne peuvent pas chercher à exister à nos côtés de façon indépendante. C’est la Providence qui l’a voulu ainsi et il serait insensé de ne pas le reconnaître. Les Mexicains sont des Indiens aborigènes et ils doivent avoir le même destin que leur race » [12].
20 Mais la principale division raciale aux États-Unis est celle qui fut créée entre les Noirs et les Blancs. En effet, depuis l’arrivée du premier Africain à Jamestown en 1619 jusqu’à l’époque actuelle, la racialisation des Noirs a été totale, et qu’on leur ait attribué des qualificatifs négatifs ou positifs, leur apparence physique et la couleur de leur peau furent toujours associées à des “traits moraux” précis. Aucun groupe n’a enduré autant de discriminations violentes ou latentes — allant de l’esclavage aux discriminations dans le cadre de l’emploi, de l’éducation ou du logement, en passant par la ségrégation ou la ghettoïsation — que le groupe afro-américain. Dès le départ, la “race” justifia la réduction en esclavage des Noirs plus qu’elle n’en fut à l’origine. En effet, s’ils avaient été des hommes blancs et libres, les réduire en esclavage n’aurait pas été moralement acceptable, mais si on reconnaissait leur appartenance à une autre “race” le problème moral ne se posait plus : « Il est facile de penser que les Noirs furent réduits en esclavage car ils étaient perçus comme inférieurs ; il serait plus exact de dire qu’ils furent définis comme inférieurs afin de pouvoir être réduits en esclavage » [13].
21 Des caractéristiques propres à la “race noire” furent ensuite établies de façon pseudo-scientifique. Dans l’Encyclopédie Britannica les “Noirs” furent décrits comme « très vifs lorsqu’ils sont enfants, mais devenant léthargiques à l’age adulte et restant enfantins par certains côtés. Travaillant assidûment, mais parfois capables de crises de colère incontrôlables » [14]. Cette définition donne les éléments principaux du “caractère noir” : enfantin, travailleur et parfois en proie à des crises de colère inexplicables. Ces éternels enfants n’ayant pas une nature indépendante, il importait de les maintenir dans un état de tutelle permanent. Ils travaillaient durement, ce qui était leur principale qualité, dont il importait logiquement de tirer profit. On mit cependant en garde contre leur tempérament colérique pour expliquer les révoltes d’esclaves, qui trouveraient ainsi leur origine non pas dans l’aspect insupportable des traitements infligés, mais tout simplement dans la nature du “caractère noir” et dans sa supposée tendance à l’irascibilité et à l’instabilité.
22 Cette création raciale ne fut pas l’apanage des esclavagistes américains ; les colons européens eurent une attitude tout à fait similaire envers les peuples qu’ils souhaitaient coloniser et soumettre à leur domination. Le primitivisme et le développement inférieur de certaines “races” furent soulignés : « Au XIXe siècle, à l’époque de l’expansion des colonies, le Noir devint le primitif par excellence, un primitivisme perçu dans les qualités abêtissantes liées à son sens principal, le toucher, et dans l’absence de toute sensibilité esthétique » [15].
23 Les images du « continent noir » circulèrent dans les métropoles et l’expansion colonialiste au XIXe siècle contribua à renforcer les catégorisations de “race”, de classe et de genre. L’un des thèmes du travail de Frantz Fanon fut que le colonialisme représentait une relation de domination et de subordination, l’oppression du groupe racialisé par un autre groupe et la production de sens racialisé par rapport à la fois au “colonisateur” et au “colonisé”. La célèbre phrase d’ouverture du chapitre 5, “L’expérience vécue du Noir”, de Peau noire masques blancs de F. Fanon, « “Sale nègre !” ou simplement : “Tiens, un nègre !” » [16], fut reprise — parmi d’autres — par Homi Bhabha, pour qui elle symbolise non seulement « ce que signifie être un Nègre », mais aussi l’état d’un membre d’un groupe marginalisé, déplacé, diasporique, c’est-à-dire appliqué non seulement à un Noir, mais à toute personne “racialisée”, cette racialisation l’empêchant à jamais d’être une personne normale, d’avoir un caractère précis autre que celui défini par sa “race”, “race” qui est comme un voile, une infranchissable barrière qui va influencer les rapports sociaux au niveau collectif et au niveau individuel [17].
24 Le thème de la création d’une identité collective et individuelle fut repris par Edward Saïd dans son célèbre ouvrage Orientalism, qui analyse la création de l’Orient par l’Occident et de l’enfermement de “l’Autre” dans une catégorie raciale biologique, qui expliquerait l’intégralité de son comportement [18]. À chaque fois il s’agit de contenir un groupe, un pays ou un continent pour le dominer, en le faisant un, prévisible et construit. Edward Saïd et Homi Bhabha montrent dans leur étude du colonialisme et de l’orientalisme que la construction de stéréotypes est cruciale pour l’accomplissement du projet hégémonique.
25 La “race” aux États-Unis a donc permis de créer des relations de domination sociale. Elle fut un marqueur évident au moment de l’esclavage et devint de plus en plus subtile, servant parfois des causes perçues comme nobles dans le cas des “discriminations positives”. Les questionnaires du recensement sont un indicateur pertinent de la manière dont fonctionne la société. Avant l’abolition de l’esclavage, les questionnaires proposaient deux types de catégories : « homme libre » et « esclave ». Par la suite, ces catégories se transformèrent naturellement en « Noir » et « Blanc ». C’est-à-dire que même si l’esclavage a disparu, la “race” perdure et continue d’influencer la société. Cette division entre les groupes humains, qui trouve son origine dans des fondements politiques plus que dans des fondements scientifiques, sait s’adapter aux situations historiques, et surtout rester prévalente, ce qui fait dire à Michael Omi et Howard Winant que les États-Unis sont passés d’un stade de « dictature raciale » à celui de « démocratie raciale » [19].
Notes
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[*]
Doctorante en sociologie, Université Paris VII-Denis Diderot.
-
[1]
Voir, parmi d’autres références, SAYAD, Abdelmalek, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris : Éd. du Seuil, 1999, 448 p. (préface de Pierre Bourdieu).
-
[2]
Cf. STEINBERG, Stephen, The ethnic myth : race, ethnicity and class in America, Boston : Beacon Press, 2000 (1re édition 1989), 317 p.
-
[3]
« They came not as migrants entering an alien society, forced to acquire a new national identity, but as a colonial vanguards that would create a New England in the image of the one they had left behind », in : STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 7.
-
[4]
MENZIES, Gavin, 1421 : the year China discovered America, New York : William Morrow Press, 2003, 552 p.
-
[5]
« […] with Northern European if not English ancestry ; with Christianity, especially dissenting Protestantism, and its message for the world ; with the white race, with patriarchal familial leadership and female domesticity ; and with all the economic and social arrangements that came to be seen as the true traditional American way of life », Lawrence FUSCH, cité par YANOW, Dvora, Constructing “race” and “ethnicity” in America : category-making in public policy and administration, Armonk, N. Y. : M. E. Sharpe, 2003, 252 p. (voir p. 36).
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[6]
« They will infuse into it their spirit, wrap and bias its directions and render it a heterogeneous, incoherent, distracted mass », in : The writings of Thomas Jefferson, Taylor and Maury, 1854, cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 12.
-
[7]
« There is no need of encouragement [of immigration] [… because the immigrants] retain the language, habits or principle (good or bad) which they bring with them », cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 12.
-
[8]
« What then is this American new man…? Here in America individuals of all nations are melted into a new race of men, whose labors and posterity will one day cause great changes in the world », cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 39.
-
[9]
« There she lies, the great melting pot –listen ! Can’t you hear the roaring and the bubbling ? », in : ZANGWILL, Israel, The melting pot : drama in four actes, New York : Macmillan Company, 1909, 200 p.
-
[10]
Cf. GANS, Herbert, “Symbolic ethnicity : the future of ethnic groups and cultures in America”, Ethnic and Racial Studies, vol. 2, n° 1, January 1979, pp. 1-20.
-
[11]
Voir WATERS, Mary C., Ethnic options : choosing identities in America, Berkeley : University of California Press, 1990, 197 p.
-
[12]
« The Mexicans and Indians […] they do not possess the element of an independent national existence. The Aborigines of this country have not attempted and cannot attempt to exist independently alongside of us. Providence has so ordained it, and it is folly not to recognize the fact. The Mexicans are Aboriginal Indians, and they must share the destiny of their race », cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 22.
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[13]
« It is facile to think that blacks were enslaved because they were seen as inferior ; it would be closer to the truth to say that they were defined as inferior so that they might be enslaved », cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit., p. 30.
-
[14]
Cité par STEINBERG, Stephen, The ethnic myth, op. cit.
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[15]
« In the nineteenth century, in the age of expanding European colonies, the black becomes the primitive per se, a primitivism mirrored in the stultifying quality of his or her dominant sense, touch, as well as the absence of any aesthetic sensibility », Sander L. GILMAN, cité par BACK, Les ; SOLOMOS, John (Eds.), Theories of race and racism : a reader, New York : Routledge Press, 2000, 646 p. (voir p. 20).
-
[16]
FANON, Frantz, Peau noire masques blancs, Paris : Éd. du Seuil, 1971 (1re édition 1952), 191 p. (voir p. 88).
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[17]
Cf. BHABHA, Homi, “Race, time and the revision of modernity”, in : BACK, Les ; SOLOMOS, John (Eds.), Theories of race and racism, a reader, New York : Routledge Press, 2000, pp. 354-373.
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[18]
Cf. SAÏD, Edward, Orientalism, New York : Vintage Books, 1979, 368 p.
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[19]
Cf. OMI, Michael ; WINANT, Howard, Racial formation in the United States : from the 1960s to the 1980s, New York : Routledge & Kegan Paul Publishers, 1986, 201 p.