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Article de revue

Comment les années 1968 ont traversé la Fondation Hellénique

Pages 46 à 54

Notes

  • [1]
    Je tiens à remercier pour leurs commentaires les membres du GERME et les historiens Matthieu Gillabert et Nicolas Manitakis, ainsi qu’Alban Jacquemart pour son aide dans la révision du texte.
  • [2]
    Archives de la CIUP aux Archives nationales de France, et autres archives publiques ouvertes dans le délai de 50 ans après les « événements ».
  • [3]
    Voir Kostis Kornetis, Children of the Dictatorship : Student Resistance, Cultural Politics and the “Long 1960s” in Greece, New York et Oxford, Berghahn Books, 2013, p. 39-42.
  • [4]
    Appel. « Le fascisme frappe en Grèce ! », 23 avril 1967.
  • [5]
    Lettre de Pierre Marthelot à Constantin Georgoulis, datée de façon erronée du 1er avril 1977, au lieu de 1967. Toute la documentation de la correspondance entre Georgoulis, Marthelot et l’Ambassade grecque est conservée aux Archives nationales, 20090013 1148 (2/5), « Relations Cité/Maisons. Fondation Hellénique. Gestion/Finances ».
  • [6]
    G. Christopoulos, Ambassade Royale de Grèce, lettre adressée à Constantin Georgoulis, 2 mai 1969.
  • [7]
    Constantin Georgoulis, lettre adressée à G. Christopoulos, ambassadeur et président du Conseil d’administration de la Fondation Hellénique, 30 avril 1969. Il n’est pas facile d’identifier les films en question, mais une affiche similaire de 1973, plaquée dans la Fondation Hellénique, listait, entre autres, les films Z et État de siège de Costa-Gavras, Face à Face de Roviros Manthoulis et Les Patres du Désordre de Nikos Papatakis.
  • [8]
    Traduction du tract, 30 mars 1968.
  • [9]
    Entretien avec Angelos Elephantis, Athènes, février 2007.
  • [10]
    Entretien avec Anna Frangkoudaki, Athènes, février 2007.
  • [11]
    Témoignage de Paraschos Karavatakis dans Μαρτυρίες φοιτητικών χρόνων. Το Ελληνικό Ίδρυμα στη Διεθνή Πανεπιστημιούπολη στο Παρίσι. Τρόποζ ζωής – τόπος μνήμης [Témoignages des années estudiantines. La Fondation Hellénique dans la Cité Internationale. Voir aussi geliτικών χρόνων. Το Εστημιοnes, fevrier 2007. how lost voices are recovered in these performances through orality, mo de Paris. Style de vie - lieu de mémoire], edité par Eleftheria Fili, Paris, Fondation Hellénique, 2007, p. 91.
  • [12]
    Voir Giulia Albanese, La Maison de l’Italie : Storia della residenza italiana alla Cité Universitaire di Parigi, Milan, Franco Angeli, 2004.
  • [13]
    Nikos Koundouros, ‘Μνήμες του ’68’ [Mémoires de ’68], I Lexi, 63-64, avril-mai 1987, p. 387-391.
  • [14]
    Ibid. La traduction est de l’auteur.
  • [15]
    Décisions prises par le Conseil d’administration de l’EPES le 10/6/68, dans Poreia, n°8, avril-juin 1968, p. 57-58.
  • [16]
    Voir Konstantinos Kornetis, “‘Les premiers mètres carrés de territoire grec libéré’” : La Fondation Hellénique pendant la dictature des Colonels (1967-74)”, in Maria Gravari - Barbas (ed.), Histoire de la Fondation Hellénique de Paris, Paris, Kallimages, 2015, p. 120-145 (132).
  • [17]
    Témoignage d’Evgenios (Venios) Angelopoulos dans Μαρτυρίες φοιτητικών χρόνων. Το Ελληνικό Ίδρυμα στη Διεθνή Πανεπιστημιούπολη στο Παρίσι. Τρόποζ ζωής – τόπος μνήμης [Témoignages des années estudiantines. La Fondation Hellénique dans la Cité Internationale ; Voir aussi : geliτικών χρόνων. Το Εστημιοnes, fevrier 2007. how lost voices are recovered in these performances through orality, mo de Paris. Style de vie - lieu de mémoire], edité par Eleftheria Fili, Paris, Fondation Hellénique, 2007, p. 83-84 (84).
  • [18]
    État de la situation à la Cité Internationale le 6 juin 1968, Confidentiel, dans ASG, b. 26 (001-010).
  • [19]
    To Vima, 23 mai 1968.
  • [20]
    « Ένα διάβημα » [Une démarche], Eleftheros Kosmos, 8 septembre 1968.
  • [21]
    D. C. Velissaropoulos, Chargé d’affaires, Ambassade Royale de Grèce en France, lettre adressée au délégué général, Paris, le 24 mai 1968.
  • [22]
    Pierre Marthelot, lettre adressée à l’ambassadeur de Grèce, 4 juin 1968.
  • [23]
    R. Beaumier, Huissier de Justice, « Procès – Verbal de Constat », 3 juillet 1968.
  • [24]
    Voir État de la situation à la Cité Internationale, op. cit.
  • [25]
    Poreia, 18 août 1971, p. 69.
  • [26]
    Parallèlement, le Mouvement Franco-Hellénique publiait le bulletin Athènes Libre, et le Comité français pour une Grèce démocratique faisait paraître le bulletin du même titre.
  • [27]
    Vassilios C. Markopouliotis, Ambassade Royale de Grèce en France, Paris, le 22 janvier 1971. Lettre adressée à Constantin Georgoulis, Directeur de la Fondation Hellénique.
  • [28]
    Pierre Marthelot, délégué général, Fondation nationale, lettre adressée à André Saint-Mieux, ministre plénipotentiaire, ministère des Affaires étrangères, 23 novembre 1971.
  • [29]
    Pierre Marthelot au Recteur Chancelier des Universités La Sorbonne, « Note sur les problèmes posés par le remplacement éventuel de M. Georgoulis, directeur de la Fondation hellénique », 29 septembre 1971.
  • [30]
    Le vice-président, Conseil d’État, lettre adressée à Pierre Marthelot, 18 octobre 1971.
  • [31]
    Constantin Georgoulis, lettre adressée au délégué général, 21 octobre 1971.
  • [32]
    Pierre Laurent, directeur général des relations culturelles, scientifiques et techniques du ministère des Affaires étrangères, lettre adressée à Pierre Marthelot, 17 décembre 1971.
  • [33]
    Voir sa lettre à Constantin Georgoulis, 10 juillet 1972.
  • [34]
    Voir sa lettre au directeur général du ministère des Affaires étrangères, 26 juillet 1972.

1 Le présent article a pour but d’analyser pas tant les activités des étudiants grecs qui vécurent à Paris pendant la dictature (1967-1974) que celles de l’administration même de la Fondation Hellénique [1]. En particulier, les archives récemment ouvertes au public [2] nous aident à comprendre certaines des questions centrales qui ont préoccupé les autorités françaises au sujet des étudiants grecs gauchistes à Paris, les relations de ces derniers avec le mouvement français de Mai 68 et surtout la relation tendue entre le directeur de la Fondation et l’ambassade grecque.

ÉTUDIANTS GRECS À PARIS

2 De nombreux étudiants grecs sont en France au moment du coup d’État du 21 avril 1967. Ils sont environ huit cents à être inscrits dans des établissements universitaires. La présence de la junte militaire en Grèce fait fuir un nombre plus importants de personnes à l’étranger, principalement en France. Le coup a eu lieu après que le pays a été déclaré en état de siège, par la mise en œuvre du plan militaire inspiré de l’OTAN « Prométhée », établi afin d’empêcher une attaque communiste par le nord du pays. Le parlement est dissout, la loi martiale déclarée et la censure préventive imposée à la presse, ordonnant aux journaux d’imprimer uniquement ce qu’ils reçoivent de l’agence de presse gouvernementale. Toutes les dispositions de la Constitution de 1952 sur la liberté de pensée, d’expression et de la presse sont suspendues. La junte militaire et autoritaire met immédiatement en place un système de répression et d’exclusion afin de s’assurer le contrôle du pays. Les principaux articles de la loi martiale du 27 avril 1967 interdisent ainsi les réunions de plus de cinq personnes en plein air, les rassemblements dans des salles autres que des cinémas et théâtres, et la propagande « antinationale » relayant toute information susceptible de perturber l’ordre public. L’idéologie des colonels est une version extrême de l’idéologie adoptée par l’État grec juste après la guerre civile contre les communistes (1946-49), fondée sur l’anticommunisme et une glorification mystique de « l’esprit grec ». Une version ultra nationaliste de « la Grèce des chrétiens helléniques » est exaltée comme moralement, culturellement et socialement supérieure à toute autre dans le monde occidental. Dans le même temps, l’utilisation systématique de la torture est devenue une pratique courante, assurée par l’unité spéciale d’interrogatoire de la police militaire (EAT-ESA) [3].

3 L’association historique EPES (Association des étudiants hellènes à Paris) est le moteur essentiel de la coordination d’actions dirigées contre la junte, comme la collecte de fonds et l’organisation de marches de protestation ou de soutien. Dès le soir du coup d’État, une assemblée réunissant cinq cents personnes est organisée et aboutit à une marche de plusieurs milliers de manifestants en direction de l’ambassade grecque. Trois jours plus tard l’association lance un appel :

4

« VENEZ TOUS MANIFESTER DEVANT L’AMBASSADE DE GRECE
17 RUE AUGUSTE VACQUERIE PARIS 16e
Métro KLEBER
DEMAIN LUNDI 24 AVRIL A 11h30
POUR SOUTENIR LE PEUPLE GREC EN LUTTE [4] »

5 Le monde des étudiants grecs à Paris se trouve en ébullition, cherchant à développer des formes de résistance active contre la dictature. Le centre d’opérations des étudiants membres de l’EPES se trouve à la Fondation Hellénique de la Cité Internationale, lieu de rencontre historique des étudiants grecs à Paris. Son directeur Constantin Georgoulis, Grec d’Égypte, soutient certains des locataires de la Fondation considérés comme des ennemis au régime par l’ambassade de Grèce, alors placée sous le contrôle direct de la junte d’Athènes. Comme le dit très significativement Constantin Despotopoulos, alors jeune maître de conférences qui, après avoir fui la Grèce en juillet 1967, avait été accueilli à la Fondation, Georgoulis « risquait en (l)’hébergeant de s’exposer auprès du gouvernement illégitime d’Athènes ».

Affiche manuscrite de soutien au peuple grec (en deux feuilles), Coll. La contemporaine.

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Affiche manuscrite de soutien au peuple grec (en deux feuilles), Coll. La contemporaine.

6 Si, selon le statut de l’association, le siège social de l’organisation est la Fondation, la situation change à partir d’avril 1967. Selon le témoignage d’Angelos Elephantis, secrétaire de l’association à l’époque, les étudiants grecs ont décidé de changer l’endroit de leurs réunions, car ils ne voulaient pas mettre Georgoulis dans une position difficile. Néanmoins, un document conservé aux Archives nationales révèle la vraie raison de cette décision : le délégué général de la Fondation nationale, Pierre Marthelot, écrit à Georgoulis qu’« aucune association extérieure ou comportant des membres extérieurs à la Cité ne peut avoir une adresse postale. C’est ainsi qu’aucune association d’étudiants n’a reçu l’autorisation de fixer son siège social dans une maison ou, d’une façon plus générale, à la Cité. S’il était besoin ce point de notre règlement serait rappelé à la Préfecture de Police afin que l’article incriminé des statuts de l’Association hellène soit supprimé. Mais je pense que les étudiants hellènes seront suffisamment raisonnables pour modifier eux-mêmes cet article[5] ». La différence entre le témoignage d’Elephantis et ce qui s’est déroulé (du moins d’après les documents) est donc évidente.

7 Cependant, une recherche dans les fonds des Archives nationales françaises laissent clairement entrevoir que Georgoulis et le délégué général ont souvent usé de prétextes bureaucratiques de confidentialité interne pour protéger les étudiants grecs qui avaient des problèmes avec l’ambassade grecque en raison de leurs convictions et de leur action politique. En mai 1969, par exemple, l’ambassade dépose une demande de renseignements concernant certains étudiants qu’elle soupçonne d’être mêlés à des activités « antigrecques » – parmi eux, Stelios Ramfos [6]. Georgoulis demande à Marthelot ce qu’il doit faire et Marthelot lui répond qu’il est interdit de fournir des informations sur ces étudiants pour des raisons de confidentialité (un leitmotiv pendant toute la durée de la junte). Dans un cas analogue, un mois plus tard, en réponse à une lettre de l’ambassade, Georgoulis nie que les films projetés par des locataires de la Fondation soient orientés à gauche et que les affiches placardées dans l’espace du Foyer aient un contenu provocateur :

« Grèce. 30 ans de luttes populaires », affiche pour une exposition et un meeting à la CIUP, 1975, Coll. La contemporaine

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« Grèce. 30 ans de luttes populaires », affiche pour une exposition et un meeting à la CIUP, 1975, Coll. La contemporaine

8 « L’affiche concernant la projection des films grecs au Théâtre de la Cité Universitaire a été effectivement posée – celle que vous m’avez montrée ou une autre identique – au panneau d’affichage de notre Fondation. Toutefois, ni l’Administration de la Fondation Hellénique, ni ses Résidents, ne sont les auteurs de l’affiche ni les organisateurs de cette projection de films. Les autres affiches que vous m’avez montrées, constituées, l’une d’une page d’un quotidien du matin, surchargée de graffiti, l’autre d’un simple dessin avec une légende concernant un cinéaste français, ne provenaient absolument pas du panneau d’affichage de la Fondation Hellénique[7] ».

9 Dès lors, ses relations avec l’ambassade ne vont cesser d’empirer. Évidemment, l’ambassade grecque a tenté de trouver des moyens de s’infiltrer et de se tenir au courant des événements. Divers documents internes de la Fondation révèlent que beaucoup de résidents grecs de la Fondation ou des autres maisons de la Cité ont été accusés par leurs condisciples d’être des informateurs de la police, mettant en lumière la tension qui régnait entre les étudiants grecs. Un tract envoyé par la poste aux résidents juste un mois avant les événements de mai 68 disait : « Il y a quelques jours a fait son apparition l’Antiassociation fasciste, payée et entretenue par la junte des dictateurs pour moucharder et terroriser les Étudiants démocrates grecs de Paris […] Nous devons les affronter avec dédain, dégoût et détermination. Nous devons les isoler. Tout contact avec eux facilite leur sale boulot[8] ».

LES LIENS AVEC LE MAI FRANÇAIS

10 Au cours des événements de Mai 68, les membres de la Fondation Hellénique participent au mouvement d’occupations. Pour les étudiants grecs de Paris opposés au régime, c’est l’occasion d’exprimer de la façon la plus marquante leur protestation. Le 22 mai 1968, cent vingt étudiants grecs occupent la Fondation Hellénique, profitant du climat insurrectionnel et s’inspirant dans une large mesure des mobilisations françaises et des formes de lutte qu’elles adoptaient. La décision a été prise après une réunion houleuse dans la Sorbonne occupée le 21 mai, contre l’avis des responsables officiels de l’EPES, qui refusaient toute opération au nom et sous le sceau de l’Association, afin de ne pas « compromettre » son fonctionnement à l’avenir [9]. L’occupation de l’Église orthodoxe et de l’ambassade grecque avait été proposée, mais c’est celle de la Fondation Hellénique qui l’emporte, entre autres raisons parce qu’au même moment, la plupart des maisons de la Cité universitaire étaient déjà occupées, y compris la Fondation américaine – bien que nombre d’étudiants grecs de l’époque se souviennent aujourd’hui du contraire. En tout cas, la Fondation Hellénique est occupée au nom de la solidarité entre étudiants originaires de pays vivant sous des régimes autoritaires, qui avaient trouvé un « asile » à Paris. Notons que parmi les initiateurs de l’occupation, seuls Vasia Karkagianni-Karampelia et Sophoklis Theodoridis, présidents du comité des résidents, Georgios Kouroupos, le vice-président, et quelques autres étaient logés à la Fondation Hellénique. La majeure partie des locataires n’avaient en effet pas d’activité politique particulière et craignaient vivement d’être renvoyés du foyer qui leur garantissait un loyer à un montant privilégié. Comme le rappelle Anna Frangkoudaki :

11 « C’étaient des jeunes qui étaient venus pendant la dictature [...] pour faire des études et ils avaient peur, à juste titre, d’avoir des ennuis quand ils rentreraient si on apprenait leur nom, qu’ils étaient mêlés à des étudiants gauchistes. D’ailleurs, on nous avait aussi retiré nos passeports, et moi, je n’en ai pas eu jusqu’en 1974[10] ».

12 Parashos Karavatakis, logé à la Fondation, revient aussi sur un cas typique :

13 « Je me souviens qu’un matin, descendant comme d’habitude, je constate que la Réception était occupée par des individus (des inconnus, des étudiants) qui me demandèrent de leur remettre ma clé pour que d’autres (des étudiants) s’installent dans ma chambre. Bien entendu, j’ai refusé une telle chose, mais ils ont insisté et m’ont fixé un délai, sinon ils allaient rentrer de force dans la chambre, avec tout ce que cela entraînait. Au début, je n’ai pas accordé d’importance à leurs menaces, mais chaque soir en rentrant, ils m’attendaient, réclamant la clé (que désormais je ne laissais plus à la Réception)[11] ».

14 D’autres maisons occupées de la Cité universitaire, comme par exemple la Maison de l’Italie ont connu des situations similaires ou encore plus tendues [12]. Mais certains résidents se montraient amicaux envers les occupants et les hébergeaient dans leurs chambres. Dans une lettre adressée à l’ambassade de Grèce, Georgoulis insiste sur le fait que les résidents de la Fondation n’avaient aucun rapport avec les occupants, essayant une nouvelle fois de protéger ceux mêmes qui faisaient très clairement partie des meneurs ; et même là, le directeur grec soulignait le fait que l’occupation ne s’accompagnait pas de violences. Quant aux occupants, ils formaient un ensemble politiquement hétéroclite composé de partisans du centre, de gauchistes et d’anarchistes, d’individus inorganisés ou intégrés dans des groupuscules et participant peu aux principaux groupes politiques actifs au sein de la jeunesse, à savoir les deux partis communistes de Grèce.

15 Étant donné le rôle symbolique de la Fondation Hellénique comme actrice de la culture grecque, qui avait des connexions politiques et économiques avec l’État grec dans cette conjoncture, la maison hellénique est proclamée « premiers mètres carrés du sol grec libre ». Les étudiants grecs ont ainsi conçu l’occupation comme un acte de résistance contre les colonels mais aussi comme une façon de participer activement au mouvement français de Mai qui « luttait pour une nouvelle société d’égalité, de liberté et d’humanité ». Selon le manifeste publié par le comité d’action qui a pris la responsabilité de l’occupation, celle-ci est « autant un acte de résistance au fascisme grec qu’un acte de participation au mouvement populaire français ». Comme l’écrit le réalisateur Nikos Koundouros, « là-bas donc, sur les deux arpents de terre grecque, le pouvoir des dictateurs fut dissout et une poignée de Grecs libres se rangea aux côtés des démocrates français qui luttaient pour préserver leur propre démocratie[13] ».

16 En outre, les liens mutuels unissant les différentes parties du monde sont soulignés et les étudiants grecs expriment leur solidarité avec d’autres peuples vivant sous des régimes oppressifs : « Nous, les étudiants et ouvriers grecs de Paris, nous croyons en la lutte du peuple français et nous participons à celle-ci par des liens fraternels avec nos camarades, les étudiants et ouvriers d’Espagne et du Portugal. Si le régime fasciste en Grèce est dangereux pour l’Europe, les batailles dans les rues de Paris constituent l’espoir de tout le monde ». Selon le communiqué du « comité de contact » qui s’est constitué, toujours sur le modèle des pratiques d’occupation en France, « la lutte de la jeunesse française est en même temps, une lutte de tous les gens. Si le régime fasciste en Grèce est dangereux pour l’Europe, les batailles dans les rues de Paris constituent l’espoir pour tout le monde. […] On essayera d’utiliser notre expérience de cette lutte, sa problématique, son enthousiasme, ses inspirations, pour la résistance populaire contre la junte[14] ».

17 Suivant l’exemple de la Sorbonne, des comités pour le nettoyage, la distribution des repas, les renseignements, la surveillance, l’art, etc. sont constitués. La grande question posée, et qui se fait l’écho des problématiques soulevées par Mai 68, est de savoir dans quelle mesure la Fondation fonctionnerait « en autogestion », avec les étudiants, ou « en cogestion », c’est-à-dire en incorporant les formes d’administration antérieures. Le 10 juin 1968, selon une résolution proposée en assemblée générale de l’EPES, la première solution est adoptée, avec les principes suivants :

18 « 1. La maison grecque appartient aux étudiants grecs de Paris, dans le cadre de l’Université française, à l’exclusion de toute dépendance par rapport aux autorités grecques.

19 2. C’est un lieu de rencontre, de libre discussion, de circulation des idées liées à la problématique politique, culturelle, artistique et scientifique des étudiants grecs et des travailleurs étrangers.

20 3. La maison est gérée par les résidents grecs de la Cité universitaire ainsi que par les résidents grecs de la Fondation hellénique.

21 4. La Fondation est administrée par un Conseil d’administration élu par l’Assemblée générale des résidents à laquelle participe aussi un nombre égal de représentants de l’EPES élus directement par l’Assemblée de ses membres.

22 5. Les résidents sont choisis exclusivement sur la base de critères sociaux [15] ».

23 L’administration de la Fondation ayant été déchue, l’argent des loyers est allé pour un temps à la nouvelle administration « libre ». Cependant, l’un des éléments les plus frappants à la lecture des archives est le fait que les étudiants grecs parlaient d’autogestion depuis 1963, c’est-à-dire quatre ans avant la dictature et cinq ans avant Mai-68. Dans des documents de cette année-là, un certain nombre de passages exige le départ du directeur de la Fondation hellénique de l’époque, Fountoukidis, après la tentative de suicide d’un résident. Aussi curieux que cela puisse paraître au regard du fonctionnement de la Cité, cet objectif est finalement atteint. Cet événement modifie notre perspective concernant les événements insurrectionnels de 1968, où Georgoulis est assigné à résidence, rendant plus facile « l’autogestion » ou la « cogestion » par les occupants [16]. En d’autres termes, depuis le début des années soixante, il existe un précédent très important, qui crée une sorte de modèle d’action. Un tract du Comité des Résidents de 1963 stipule en effet : « Chers Camarades !

24 Le dimanche 3 février nous avons déclaré le directeur M. Foundoukidis déchu de ses fonctions, que nous avons assumées provisoirement. De plus, nous réclamons la COGESTION, pour la fondation Hellénique ».

25 On assiste alors à une répétition des événements de 1963, mais dans un style plus radical cette fois, ce changement qualitatif étant dû en partie à la junte grecque, en partie au mouvement français. En tout cas, les plus radicaux des étudiants grecs de 1968 veulent que Georgoulis soit chassé de la maison qu’il habitait derrière la Fondation, comme cela avait été le cas pour Fountoukidis en 1963, mais cette position n’a pas pu s’imposer. D’ailleurs, comme l’écrit significativement Venios Angelopoulos :

26 « Ce qui allait devenir par la suite le Parti communiste de Grèce de l’intérieur (force alors dominante au sein de l’association estudiantine) participa les premiers jours, mais se retira en protestant quand l’assemblée des occupants décida de fouiller le bureau du directeur de la Fondation, Constantin Georgoulis (pour être exact, la décision étaitde prendre tout le pouvoir entre nos mains, et elle fut interprétée comme une recherche d’éventuels liens coupables du directeur avec l’ambassade, favorable à la junte)[17] ». Dans un document administratif de la Cité universitaire, bien que l’occupation de la maison grecque ait été organisée par des individus venus de l’extérieur, ces derniers sont qualifiés de « progressistes » et non d’« anarchistes », comme mentionné dans le cas des occupations des maisons portugaise, espagnole et brésilienne [18]. Autrement dit, les autorités de la Cité universitaire ont interprété le fait que le directeur grec conservait le droit de rester chez lui, à l’intérieur de la Fondation, malgré « l’autogestion » imposée, comme le signe que les occupants n’étaient pas anarchistes mais progressistes. Des années plus tard, Georgoulis lui-même déclarait encore que l’occupation était superflue parce qu’à la Fondation, lui-même respectait totalement la liberté d’expression et d’opinion.

27 Les nouvelles de l’occupation n’ont pas tardé à arriver dans la Grèce des colonels. Le reportage du journal censuré To Vima du 23 mai, intitulé « Il y a aussi des Grecs anarchistes ! », en témoigne. L’article illustre bien la terminologie alors utilisée par les médias grecs à propos de la situation à Paris, opposant le chaos et l’anarchie à l’ordre et à la sécurité qui régnaient dans la « Grèce des Grecs chrétiens » :

28 « Des étudiants grecs anarchistes de la Fondation estudiantine hellénique de Paris ont occupé le bâtiment aujourd’hui à 7 heures du matin. Selon leur communiqué, il s’agit d’un acte de résistance dirigé contre le gouvernement grec et d’un signe de participation au mouvement populaire français. Cet acte des étudiants grecs anarchistes confirme leur complet alignement sur le mouvement anarchiste international qui en ce moment bouleverse l’Europe entière[19] ».

29 Quant au journal Eleftheros Kosmos [Monde Libre], favorable à la junte, il fait état d’éléments anarchistes, étudiants à vie « qui restent là non pour faire des études, mais pour déployer une activité antigrecque » et qui « ont joué un rôle prééminent pendant les troubles récents en France ». L’article évoque le fait que le directeur de la Fondation « suit une ligne politique plutôt suspecte », qu’il convient de demander son remplacement et que si cela n’est pas accepté, les autorités grecques devront se retirer du Conseil d’administration de la Fondation [20]. Tout cela, naturellement, est répercuté par l’ambassade de Grèce, très inquiète de l’occupation. De nombreuses lettres de l’ambassadeur au délégué général expriment son inquiétude : « Monsieur le délégué général. C’est avec une vive inquiétude que j’ai appris l’occupation des locaux du Pavillon Hellénique de la Cité Universitaire de Paris par un groupe d’éléments extrémistes et irresponsables, étrangers d’ailleurs à la Cité[21] ». En juin 1968, Marthelot lui répond : « Malheureusement les derniers jours n’ont pas permis d’enregistrer un changement sensible de la situation. La Maison reste occupée, cependant qu’un groupe encore important de résidents grecs et non grecs continue à habiter dans le pavillon. Je dois dire que nous n’avons rien fait pour encourager ces résidents, afin de ne pas agrandir les vides qui seraient immédiatement comblés par des apports extérieurs[22] ». Il convient de noter que le secrétariat général de la Cité universitaire a empêché les gouvernements étrangers et les ambassades d’intervenir dans la question des occupations, alors qu’ils étaient nombreux à exiger la prise de mesures et l’emploi des forces de police pour rétablir l’ordre.

Hap Griephaber, « Soutenons les combattants de la liberté », Gravure sur bois, Coll. La contemporaine, DR.

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Hap Griephaber, « Soutenons les combattants de la liberté », Gravure sur bois, Coll. La contemporaine, DR.

30 Notons qu’après l’évacuation des occupants, un huissier de justice a établi un inventaire précis des dégâts réalisés pendant l’occupation. C’était une façon d’estimer l’état de la Maison, jugé « abominable » après l’occupation, mais aussi de justifier la demande d’aide financière pour la rénovation. L’inventaire s’accompagnait d’images qui ne sont pas disponibles aux Archives nationales – contrairement à celles de l’occupation du Colegio de España, dont l’inventaire est illustré par des images frappantes. La suite de l’inventaire nous aide à imaginer l’atmosphère pendant l’occupation et son empreinte dans l’espace de la Fondation : « BIBLIOTHEQUE [de la Fondation] : Un buste d’un souverain grec a été peint en noir, sur le coté droit du visage une inscription ‘à bas tous les rois’ en violet est inscrite, sur le coté gauche du visage les cheveux, les yeux ainsi que les moustaches ont été dessinées en violet, sur le corps ont été dessinées des croix gammées dont une dans un cœur, sur le mur une inscription ‘à bas la junte nous resterons’ a été inscrite à la peinture[23] ».

31 A l’image d’autres épisodes contestataires dans le monde des années 1968, l’occupation de la Fondation Hellénique permet aux étudiants grecs opposants à la junte d’incorporer de nouvelles expériences : la vie en communauté, des pratiques de solidarité et de confraternité et une nouvelle forme de sociabilité via la mixité femmes/ hommes des lieux de vie et de luttes. Mais l’expérience est aussi marquée par les querelles entre les différentes organisations politiques. Alors que les fondations voisines se vidaient les unes après les autres sous la crainte croissante d’une intervention policière [24], l’occupation prend fin au bout de presque six semaines, laissant la communauté estudiantine grecque plus divisée que jamais. Sur le plan organisationnel, le groupe du Parti communiste de Grèce de l’intérieur va rapidement perdre la maîtrise de l’EPES, contrôlée à partir de 1971 par des gauchistes dont l’objectif est de la transformer en organe de masse à vocation antifasciste, anti-impérialiste – « pas seulement en paroles[25] ».

32 Après Mai 68 et « le retour à la normale », un nouveau noyau grec se crée autour de « l’enfant spirituel » de Mai-68, l’université de Vincennes, et Nikos Poulantzas. Au cours de ces années-là, les actions des Grecs de Paris dirigées contre la dictature s’intensifient, organisées désormais autour de l’émission radiophonique grecque de Paris, qui diffusait les dernières nouvelles de Grèce, et de Richard Someritis et Aris Fakinos, qui publiaient la feuille d’information Athènes, Presse-libre[26], en liaison avec les agences de presse les plus fiables concernant la junte et la résistance. Au cours de cette période, on assiste à des tentatives d’intervention directe du gouvernement de la junte, via le ministère des Affaires étrangères, dans l’acceptation de certains candidats à la Fondation Hellénique. Le moyen de pression privilégié du gouvernement grec était le financement que le gouvernement grec devait verser à la maison grecque pour sa rénovation – des fonds dont le versement était repoussé depuis trois ans et que les autorités consulaires liaient, dans une sorte de chantage, à la manière dont la fondation était dirigée.

L’AMBASSADE GRECQUE CONTRE GEORGOULIS

33 En janvier 1971, le général Vassilios Markoupouliotis, ambassadeur de Grèce en France depuis 1969, adresse à Constantin Georgoulis une lettre dans laquelle il déclare que le gouvernement grec se propose de prendre en charge l’entretien et la restauration de la Fondation et de verser les fonds dus depuis 1967. Mais il y met une condition : que Georgoulis collabore étroitement avec l’ambassade au sujet des étudiants hébergés à la Fondation. « Il n’est pas concevable que l’édifice en question soit appelé Fondation Hellénique et qu’une contribution y afférant soit versée par la Grèce sans que ce pays sache quels sont les Grecs qui en bénéficient. […] Je vous invite, donc, à vous conformer aux exigences précitées de fonctionnement normal de la Fondation, car dans le cas contraire, vous mèneriez l’existence de la Fondation vers des solutions non désirées », menace l’ambassadeur en guise de conclusion [27]. Georgoulis communiquera cette lettre au délégué général Marthelot (19 février 1971) mais aussi au président du Conseil d’administration de la Fondation nationale, Bernard Chenot. À l’ambassadeur lui-même, il répondra en ces termes : « J’ai été très sensible aux autres remarques que vous formulez dans votre lettre », sans toutefois rien ajouter d’essentiel (22 février 1971).

34 L’ambassade grecque, encore plus « militarisée » après l’arrivée du général Markopouliotis, intervient même, au moins à une reprise, auprès du ministère des Affaires étrangères français pour plaider sa cause. Dimitris Psychoyos, boursier du gouvernement français, est étudiant en physique théorique, mais aussi membre de l’organisation clandestine du 20-Octobre. L’organisation était impliquée dans des actions contre la dictature grecque, elle posait des bombes dans des endroits symboliques, comme le Confédération Générale des Travailleurs Grecs (GSEE) ou la statue du Président américain Harry Truman. Suite à des pressions de l’ambassade de Grèce, André Saint-Mieux, du ministère français des Affaires étrangères, demande à Pierre Marthelot, le délégué général de la Fondation nationale, des explications concernant les activités politiques de Psychoyos. Marthelot déclare qu’il s’agit d’un boursier du gouvernement français, d’un niveau d’études assez élevé, qui n’a jamais donné prétexte à une quelconque procédure disciplinaire. « Je pense que ces quelques indications vous permettront d’éclairer l’ambassade de Grèce sur ces divers faits. Elle pourra ainsi juger de la parfaite régularité des décisions prises », conclut Marthelot [28].Notons qu’ici, Marthelot en personne couvre Georgoulis, malgré les pressions subies de la part du ministère français des Affaires étrangères cherchant à obtenir de sa part des révélations qui auraient exposé le directeur grec. Ajoutons que toute cette agitation du côté grec concernant Georgoulis incite les autorités de la Cité à discuter de l’éventualité d’éloigner ce dernier si l’ambassade l’exige, via le Comité général d’administration de la Fondation. Cependant, un document de septembre 1971 considère qu’une telle décision prouverait « l’incapacité de l’Université française de protéger les étudiants contre les intrusions de services étrangers dans une institution dépendant d’elle ». Marthelot prévient que dans un tel cas, le risque d’un soulèvement étudiant au sein de la Cité serait très élevé : « Des troubles graves sont à prévoir dans la Maison elle-même qui sera vraisemblablement occupée et où le nouveau directeur ne parviendra pas à trouver sa place. L’ensemble de la Cité ne manquera pas de se solidariser avec le Pavillon Hellénique puisque l’on aura donné ainsi une arme terriblement efficace aux éléments révolutionnaires. » Et il ajoute : « On peut présumer que la ‘majorité silencieuse’ qui, grâce à la politique que nous avons suivie et, il faut le dire, grâce à notre prudence, s’est constamment tenue a l’écart de la contestation l’an passé, basculera vers ces éléments révolutionnaires [… ][29] ». Dans une lettre du 18 octobre 1971 adressée à Marthelot, le vice-président du Conseil d’État partage l’avis de ce dernier selon lequel une éventuelle mise à l’écart de Georgoulis provoquerait des troubles graves au sein de la Cité. Mais il ajoute qu’il est inacceptable de sa part de « mett[re] en cause le représentant d’une puissance étrangère avec laquelle le Gouvernement français entretient des relations diplomatiques normales. Sur le plan politique, la moindre indiscrétion risquerait de provoquer un incident diplomatique qui placerait notre Gouvernement dans une position désagréable. Sur le plan personnel, vous risqueriez d’être poursuivi en diffamation par l’ambassadeur, s’il lui en prenait la fantaisie, et d’être condamné par les tribunaux français[30] ». La réponse du vice-président démontre, d’une part, les risques encourus par Marthelot pour son soutien à Georgoulis dans ce bras de fer avec l’ambassadeur grec et, d’autre part, la prudence de l’État français vis-à-vis du régime d’Athènes.

35 Quelques jours plus tard, Georgoulis informe les autorités de la Cité qu’une résidente de la Fondation, Zoé Christofidou, vient tout juste d’être arrêtée à Athènes, et il leur assure que cette étudiante avait un caractère et un comportement irréprochables et réussissait parfaitement dans ses études : « J’ignore les motifs qui ont été retenus contre cette résidente mais je peux témoigner que pendant les deux années de son séjour à la Fondation Hellénique, elle n’a jamais fait l’objet d’une procédure disciplinaire quelconque, qu’elle a toujours été extrêmement correcte et aimable avec tout le monde et que sur le plan de ses études, elle a toujours été parfaite[31] ». De son coté, Pierre Laurent, directeur général des relations culturelles, scientifiques et techniques du ministère des Affaires étrangères, répond à une question de Marthelot sur les chances de libération de Christophidou et sur la possibilité que l’État français exerce des pressions pour sa libération, puisqu’elle est une ancienne étudiante dans une université française : « En raison du caractère particulier de cette affaire qui concerne la souveraineté interne de l’État grec, je n’ai pu toutefois que laisser à notre ambassade le soin d’apprécier la suite qui pourrait être donnée à la recherche d’informations sur le sort de cette résidente de la Fondation Hellénique[32] ».

36 En même temps, la tension avec les informateurs – réels ou pas – au sein de la Fondation empire. Le cas de Basile Simantirakis, un nouveau résident, qualifié par les anciens locataires de « fasciste » et de « mouchard », bref d’agent de l’ambassade de Grèce à Paris, est représentatif. Après avoir été expulsés de la Fondation dans la nuit du 30 juin 1972 par un groupe de résidents, Simantirakis et sa femme obtiennent une indemnisation de la Fondation Hellénique [33]. Marthelot lui-même a fait remarquer que cette intervention imprévisible a été organisée par « un commando composé d’éléments révolutionnaires extérieurs à la maison », protégeant ainsi ses résidents contre les actions disciplinaires menées par la Direction de la Cité. Marthelot fait référence à l’« équilibre psychologique et politique si difficile à préserver [dans la Maison], malgré l’autorité très éclairée du directeur, M. le Professeur Georgoulis[34] ».

37 Au moment des événements de la faculté de droit et de Polytechnique en Grèce en 1973, à l’origine du renversement de la junte, les étudiants qui vivent à la Fondation Hellénique semblent désormais extrêmement politisés, contrairement à la génération précédente de locataires, qui étaient « en dehors du coup » quelques années auparavant. Un communiqué du Comité des Résidents de la Fondation Hellénique de janvier 1972 sur le nouveau statut de la Maison, fondé sur le principe de la cogestion affirme que « Nous ne croyons pas que l’adoption et l’application de la cogestion, telle qu’elle est prévue par le présent projet de statut, résoudra tous les problèmes concernant le fonctionnement normal et démocratique de la Maison. […] Ce projet n’est qu’une application élémentaire, mais nécessaire, de la Loi Faure, concernant la participation des étudiants à la gestion des Établissements Universitaires ».

38 Au même moment néanmoins, les étudiants exilés reconnaissent pour la première fois que le centre de la résistance au régime du 21 avril s’est déplacé en Grèce. Ils créent ainsi un système d’information quotidienne sur les événements qui secouent la Grèce pendant les jours de l’occupation de l’Ecole Polytechnique d’Athènes, du 14 au 17 novembre 1973. La radicalisation des étudiants grecs conduit à de nombreuses manifestations à Paris, dont le sommet est l’occupation du consulat grec le 17 novembre, en signe de soutien à leurs condisciples grecs et de protestation contre l’issue sanglante des événements de Polytechnique.

39 Le contact entre les étudiants grecs de Paris opposés à la junte et le mouvement radical de Mai 68 a modifié les conditions de la politisation au sein de la petite communauté grecque, mais aussi à la Fondation Hellénique, faisant émerger de nouveaux sujets, de nouveaux groupes et de nouveaux comportements. Il est sans aucun doute intéressant de suivre la politisation des générations successives de résidents de la Fondation au fil du temps, c’est-à-dire depuis le début des années soixante avec leur mobilisation pour l’expulsion de Fountoukidis, jusqu’à la période de la dictature, l’occupation de 1968 et enfin les mobilisations de 1973, synchrones avec les événements survenus en Grèce.

40 De même, on voit clairement apparaître les contacts de Constantin Georgoulis et de l’administration de la Cité avec les agents de la junte, ainsi que leur résistance aux pressions insupportables exercées par ces derniers pour obtenir des noms et des informations, une résistance qu’ils opposent en prétextant la plupart du temps des obligations de confidentialité et des obstacles bureaucratiques. C’est ici l’imagination bureaucratique qui a pris le pouvoir, protégeant de nombreux étudiants opposés à la junte.


Mots-clés éditeurs : Cité internationale universitaire de Paris, Grèce, Années 68, Mouvement étudiant

Date de mise en ligne : 11/12/2018.

https://doi.org/10.3917/mate.127.0046

Notes

  • [1]
    Je tiens à remercier pour leurs commentaires les membres du GERME et les historiens Matthieu Gillabert et Nicolas Manitakis, ainsi qu’Alban Jacquemart pour son aide dans la révision du texte.
  • [2]
    Archives de la CIUP aux Archives nationales de France, et autres archives publiques ouvertes dans le délai de 50 ans après les « événements ».
  • [3]
    Voir Kostis Kornetis, Children of the Dictatorship : Student Resistance, Cultural Politics and the “Long 1960s” in Greece, New York et Oxford, Berghahn Books, 2013, p. 39-42.
  • [4]
    Appel. « Le fascisme frappe en Grèce ! », 23 avril 1967.
  • [5]
    Lettre de Pierre Marthelot à Constantin Georgoulis, datée de façon erronée du 1er avril 1977, au lieu de 1967. Toute la documentation de la correspondance entre Georgoulis, Marthelot et l’Ambassade grecque est conservée aux Archives nationales, 20090013 1148 (2/5), « Relations Cité/Maisons. Fondation Hellénique. Gestion/Finances ».
  • [6]
    G. Christopoulos, Ambassade Royale de Grèce, lettre adressée à Constantin Georgoulis, 2 mai 1969.
  • [7]
    Constantin Georgoulis, lettre adressée à G. Christopoulos, ambassadeur et président du Conseil d’administration de la Fondation Hellénique, 30 avril 1969. Il n’est pas facile d’identifier les films en question, mais une affiche similaire de 1973, plaquée dans la Fondation Hellénique, listait, entre autres, les films Z et État de siège de Costa-Gavras, Face à Face de Roviros Manthoulis et Les Patres du Désordre de Nikos Papatakis.
  • [8]
    Traduction du tract, 30 mars 1968.
  • [9]
    Entretien avec Angelos Elephantis, Athènes, février 2007.
  • [10]
    Entretien avec Anna Frangkoudaki, Athènes, février 2007.
  • [11]
    Témoignage de Paraschos Karavatakis dans Μαρτυρίες φοιτητικών χρόνων. Το Ελληνικό Ίδρυμα στη Διεθνή Πανεπιστημιούπολη στο Παρίσι. Τρόποζ ζωής – τόπος μνήμης [Témoignages des années estudiantines. La Fondation Hellénique dans la Cité Internationale. Voir aussi geliτικών χρόνων. Το Εστημιοnes, fevrier 2007. how lost voices are recovered in these performances through orality, mo de Paris. Style de vie - lieu de mémoire], edité par Eleftheria Fili, Paris, Fondation Hellénique, 2007, p. 91.
  • [12]
    Voir Giulia Albanese, La Maison de l’Italie : Storia della residenza italiana alla Cité Universitaire di Parigi, Milan, Franco Angeli, 2004.
  • [13]
    Nikos Koundouros, ‘Μνήμες του ’68’ [Mémoires de ’68], I Lexi, 63-64, avril-mai 1987, p. 387-391.
  • [14]
    Ibid. La traduction est de l’auteur.
  • [15]
    Décisions prises par le Conseil d’administration de l’EPES le 10/6/68, dans Poreia, n°8, avril-juin 1968, p. 57-58.
  • [16]
    Voir Konstantinos Kornetis, “‘Les premiers mètres carrés de territoire grec libéré’” : La Fondation Hellénique pendant la dictature des Colonels (1967-74)”, in Maria Gravari - Barbas (ed.), Histoire de la Fondation Hellénique de Paris, Paris, Kallimages, 2015, p. 120-145 (132).
  • [17]
    Témoignage d’Evgenios (Venios) Angelopoulos dans Μαρτυρίες φοιτητικών χρόνων. Το Ελληνικό Ίδρυμα στη Διεθνή Πανεπιστημιούπολη στο Παρίσι. Τρόποζ ζωής – τόπος μνήμης [Témoignages des années estudiantines. La Fondation Hellénique dans la Cité Internationale ; Voir aussi : geliτικών χρόνων. Το Εστημιοnes, fevrier 2007. how lost voices are recovered in these performances through orality, mo de Paris. Style de vie - lieu de mémoire], edité par Eleftheria Fili, Paris, Fondation Hellénique, 2007, p. 83-84 (84).
  • [18]
    État de la situation à la Cité Internationale le 6 juin 1968, Confidentiel, dans ASG, b. 26 (001-010).
  • [19]
    To Vima, 23 mai 1968.
  • [20]
    « Ένα διάβημα » [Une démarche], Eleftheros Kosmos, 8 septembre 1968.
  • [21]
    D. C. Velissaropoulos, Chargé d’affaires, Ambassade Royale de Grèce en France, lettre adressée au délégué général, Paris, le 24 mai 1968.
  • [22]
    Pierre Marthelot, lettre adressée à l’ambassadeur de Grèce, 4 juin 1968.
  • [23]
    R. Beaumier, Huissier de Justice, « Procès – Verbal de Constat », 3 juillet 1968.
  • [24]
    Voir État de la situation à la Cité Internationale, op. cit.
  • [25]
    Poreia, 18 août 1971, p. 69.
  • [26]
    Parallèlement, le Mouvement Franco-Hellénique publiait le bulletin Athènes Libre, et le Comité français pour une Grèce démocratique faisait paraître le bulletin du même titre.
  • [27]
    Vassilios C. Markopouliotis, Ambassade Royale de Grèce en France, Paris, le 22 janvier 1971. Lettre adressée à Constantin Georgoulis, Directeur de la Fondation Hellénique.
  • [28]
    Pierre Marthelot, délégué général, Fondation nationale, lettre adressée à André Saint-Mieux, ministre plénipotentiaire, ministère des Affaires étrangères, 23 novembre 1971.
  • [29]
    Pierre Marthelot au Recteur Chancelier des Universités La Sorbonne, « Note sur les problèmes posés par le remplacement éventuel de M. Georgoulis, directeur de la Fondation hellénique », 29 septembre 1971.
  • [30]
    Le vice-président, Conseil d’État, lettre adressée à Pierre Marthelot, 18 octobre 1971.
  • [31]
    Constantin Georgoulis, lettre adressée au délégué général, 21 octobre 1971.
  • [32]
    Pierre Laurent, directeur général des relations culturelles, scientifiques et techniques du ministère des Affaires étrangères, lettre adressée à Pierre Marthelot, 17 décembre 1971.
  • [33]
    Voir sa lettre à Constantin Georgoulis, 10 juillet 1972.
  • [34]
    Voir sa lettre au directeur général du ministère des Affaires étrangères, 26 juillet 1972.
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